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Épisode 2 : L’aventure moderniste Max Noubel

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Max Noubel, maître de conférences à l’Université de Bourgogne, chercheur & spécialiste de la musique du XXe siècle

« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »

 

New York se lève, New York s’élève

            Au début du vingtième siècle, New York s’était imposée comme un centre économique et culturel d’envergure internationale. Établie sur un port naturel au débouché de l’Hudson ses activités portuaires avaient permis un important développement industriel et commercial qui faisait d’elle la métropole la puis puissante des États-Unis. Riche, dynamique, la ville affichait avec fierté sa nature à la fois ambitieuse et optimiste dans des constructions toujours plus hautes à la technologie novatrice et à architecture audacieuse. Le Chrysler Building et l’Empire State Building, dont la construction avait été entreprise à la fin des années 1920, s’imposaient comme les symboles de la puissance de New-York, mais aussi de sa modernité. Mais les gratte-ciels étaient loin d’être les seules manifestations des aspirations modernistes de la ville. La littérature et les arts y apportaient aussi une généreuse contribution.

Les ultramodernes

            Dans le domaine musical, la modernité la plus radicale était représentée par un groupe restreint de compositeurs autoproclamés « ultramodernes ». Ils s’étaient tournés vers des options résolument expérimentales tant dans les techniques de composition que dans les formes d’expression. Si l’on excepte le cas particulier de Charles Ives, avec qui ils entretinrent des rapports étroits, et l’expérience tout à fait singulière de Leo Ornstein, les ultramodernes représentèrent véritablement la première génération de compositeurs américains à créer une musique consciemment indépendante. En moins de deux décennies, ils allaient incarner une avant-garde ambitieuse, parfois sectaire, mais sans compromission.

Carl Ruggles, le radical

            Carl Ruggles (1876-1971) fut l’un des plus éminents représentants du courant ultramoderne. Sa pensée musicale se situe à l’opposé d’un américanisme cherchant son enracinement dans les musiques indigènes et populaires ou flirtant avec les tendances européennes. Son langage se fonde sur une écriture contrapuntique rigoureuse qui inverse les règles académiques de la musique tonale en faisant de la dissonance la norme et de la consonance l’exception. Ruggles appliquait aussi une règle de non répétition des notes avec des séries de sept à huit sons, ce qui le rapprochait des recherches de Schoenberg à la même époque sur la série dodécaphonique, tout en gardant son originalité. Victime d’un certain enfermement créatif, compte tenu du peu de liberté et de souplesse que laissaient ses techniques de composition, Ruggles souffrait d’une insatisfaction permanente qui ralentissait considérablement sa production et le poussait à remettre sans cesse ses pièces sur le métier pour tenter de les améliorer. Il n’en laissa pas moins des œuvres d’une grande puissance d’inspiration comme Angels (1921), pour ensemble de cuivres, et les pièces pour orchestre Men and Mountains (1924), Portals (1925) ou encore Sun-Treader (1931) qui pouvaient rivaliser avec ce qui se faisait de plus avant-gardiste en Europe.

Varèse, le conquérant

            Le français Edgard Varèse (1883-1965), naturalisé américain en 1927, fut le chef de file de l’ultramodernisme américain. Il avait débarqué à Ellis Island le 29 décembre 1916 avec, comme des milliers d’immigrés, la ferme intention de faire carrière dans cette Amérique de tous les possibles. Varèse intégra rapidement les milieux musicaux américains. Il se fit d’abord connaître comme chef d’orchestre et créa son propre orchestre, le New Symphony Orchestra, avec l’ambition de diriger des œuvres contemporaines européennes et américaines. Mais l’expérience fut de courte durée et Varèse s’imposa finalement sur la scène musicale new-yorkaise comme compositeur d’avant-garde tout en continuant à défendre farouchement la musique de son temps. Particulièrement critique à l’égard du conservatisme des institutions musicales américaines, il fonda en mai 1921, avec le harpiste et compositeur français Carlos Salzedo (1865-1961), l’International Composer’s Guild (ICG) qui avait l’ambition de faire de New York la capitale mondiale de la musique moderne. Durant ses six années d’existence, l’ICG organisa de nombreux concerts où furent représentés pas moins de cinquante-six compositeurs de quatorze nationalités. S’il programma de façon plutôt parcimonieuse un certain nombre de compositeurs américains au modernisme quelque peu timide comme Louis Gruenberg (1884-1964) ou Frederic Jacobi (1891-1952), Varèse soutint avec plus de conviction les « frères d’arme » ultramodernes comme Wallingford Riegger (1885-1961), Adolph Weiss (1891-1971), Dane Rudhyar (1895-1985) et surtout Carl Ruggles qu’il programma aux côtés des grands noms de la modernité européenne comme, entre autres, Igor Stravinsky, Béla Bartók, Arnold Schoenberg ou Maurice Ravel. Il n’oublia pas non plus les jeunes pousses américaines comme Henry Cowell (1897-1965), Ruth Crawford (1901-1953), le Canadien Colin McPhee (1900-1964) et bien d’autres encore. Mais Varèse se donna incontestablement la part du lion en programmant à l’ICG quatre de ses propres œuvres : Offrandes (1922), Hyperprism (1923), Octandre (1924) et Intégrales (1925) qui sont à compter parmi les partitions majeures de la première partie du vingtième siècle.

            La musique de Varèse reflétait pleinement l’esprit de l’époque. Comme ses amis artistes peintres immigrés Francis Picabia, Marcel Duchamp et Albert Gleizes, qu’il fréquentait alors à New York, Varèse s’enthousiasmait pour cette civilisation américaine qui célébrait la nouvelle ère technologique. Il considérait cette ville qu’il avait fait sienne non pas comme un corps étranger à la nature, mais bien comme la mutation de la nature elle-même. Cette nouvelle nature urbaine avait son propre monde sonore non plus fait du chant des oiseaux et du clapotis des ruisseaux, mais des rythmes répétitifs et obsédants des machines, des grondements des moteurs où encore des hurlements des sirènes de pompier que Varèse utilisa souvent dans ses œuvres. Varèse était assimilé, dans les années 1920, au mouvement futuriste avec lequel il avait pourtant pris ses distances dès 1917. S’il louait également l’extraordinaire richesse de cet environnement sonore urbain et industriel qui, selon lui, avait développé de nouvelles perceptions auditives, il rejetait l’utilisation abusivement imitative des compositions bruitistes car, selon lui, elles reproduisaient « servilement la trépidation de notre vie quotidienne en ce qu’elle n’a que de superficiel et de gênant. » Varèse écoutait les bruits et en nourrissait sa musique non pas avec un ravissement ingénu, mais avec le sérieux, l’inquiétude du créateur conscient d’avoir à lutter contre ce matériau précieux mais difficile à modeler, à transformer en matière musicale. Telle fut la supériorité mais aussi le drame de Varèse qui dut attendre des décennies avant que la technologie puisse lui permettre de réaliser l’alchimie sonore longtemps rêvée.

George Antheil, l’enfant terrible du machinisme

            Tout comme en Europe, le machinisme exerçait une grande fascination sur les artistes américains. Le peintre Morton Schamberg (1881-1918) peignait des formes de machine, Charles Sheeler (1883-1965) photographiait des usines et Paul Strand (1890-1976) des mécanismes de machine. Chez les compositeurs, c’est surtout George Antheil (1900-1959) qui allait s’imposait comme le porte-drapeau du machinisme musical. Antheil avait décidé de suivre la voie tracée par Leo Ornstein en partant en Europe faire une carrière de compositeur pianiste d’avant-garde. Ses concerts suscitaient des réactions passionnées qui dégénéraient souvent en bagarre, ce qui l’avait amené à calmer les ardeurs du public en posant un révolver bien en vue sur le piano avant d’entamer un récital. Dans des pièces comme la Sonate n° 2 « The Airplane » (1921), la Sonate Sauvage (1922-23), la Sonate n° 3 « Death of Machines » (1923) ou encore Mechanisms (1923), le piano est utilisé comme un instrument à percussion pour jouer des rythmes motoriques obsédants que viennent contrarier des fragments syncopés issu du ragtime ou des rythmes irréguliers influencés par Stravinsky. Mais celui qui s’était lui-même doté du surnom de « Bad Boy of the Music » (titre qu’il donna à sa savoureuse autobiographie) allait véritablement magnifier l’idéologie technologique dans son impressionnant Ballet mécanique (1923-25), conçu à l’origine pour accompagner un film expérimental réalisé par Fernand Léger et Dudley Murphy.

            Selon Antheil, le Ballet mécanique était « la première pièce de musique qui a été composée D’APRÈS des machines et POUR des machines, SUR TERRE » L’œuvre fut créée à Paris, en 1926, sans le film (la synchronisation image-son étant impossible), puis reprise au Carnegie Hall de New York, le 10 avril 1927. L’impressionnante formation comprenait pas moins de 10 pianos (dont l’un joué par Copland), 1 piano mécanique, 6 xylophones, des sonnettes électriques, des hélices d’avion, 4 grosses caisses, un grand gong et probablement aussi des sifflets, des crécelles et des moteurs de machine à coudre. La musique du Ballet mécanique se voulait volontairement agressive, souvent violente. Les pianistes avaient consigne de jouer toujours plus fort, toujours plus froid en frappant comme des dactylos avec une absence totale d’expressivité. Contrairement aux attentes du compositeur, la création américaine fut juste un scandale d’un soir, et suscita surtout de la consternation et de la déception. Antheil ne se remit jamais de cet échec cuisant. De retour aux États-Unis, en 1933, il tourna le dos à la musique d’avant-garde pour composer dans un style postromantique hybride marqué par son admiration pour les compositeurs allemands du dix-neuvième siècle, mais aussi pour Prokofiev et Chostakovitch. À partir de 1935, il travailla comme compositeur de musique de film à Hollywood où il réalisa une trentaine de films et collabora avec des réalisateurs prestigieux comme Cecil DeMille, Ben Hecht, Nicholas Ray ou John Huston.

Henry Cowell, l’infatigable inventeur

            Alors qu’Antheil n’avait pas encore quitté son New Jersey natal et commençait à peine à malmener son piano pour le faire gronder comme un moteur, de l’autre côté des États-Unis, un gamin du même âge sortait des sons inouïs d’un vieux piano droit désaccordé. Né à Palo Alto, en Californie, Henry Cowell (1897-1965) composa, d’abord en autodidacte, de nombreuses pièces pour piano dans lesquelles il explora toutes les possibilités de l’instrument, ceci en dehors de toutes contraintes académiques. Il entama lui aussi une carrière de pianiste compositeur qui le conduisit à travers les États-Unis et l’Europe. Il suscitait autant l’admiration que la stupéfaction du public grâce à une virtuose atypique fondée notamment sur l’utilisation des paumes de la main et des avant-bras pour jouer de larges clusters comme dans The Tides of Manaunaum (1912), Dynamic Motion (1914) ou The Tiger (1928) écrite dans un style atonal et dissonant férocement agressif. Il développa aussi un mode de jeu, le string piano, consistant à jouer directement sur les cordes avec les doigts comme dans Aeolian Harp (1923) ou The Banshee (1925), une des pièces les plus insolites et les plus envoutantes du répertoire pianistique du vingtième siècle.

            Mais Henry Cowell fit bien plus que de révolutionner la technique du piano. Il fut aussi un théoricien visionnaire. Dans son ouvrage New Musical Resources (1930), il développe ses recherches sur le rythme et l’harmonie et renouvelle l’approche du contrepoint grâce au concept d’harmonie rythmique dans lequel les vitesses des différentes lignes mélodiques sont définies par les rapports de fréquence des notes d’un accord. Pour réaliser ses polyrythmes complexes, il collabora avec le Russe Léon Theremin (1896-1993) à l’invention d’un instrument, le Rhythmicon (que l’on peut considérer comme l’ancêtre de la boîte à rythme), qui permettait de produire et de paramétrer simultanément seize rythmes périodiques. Cowell composa pour cet instrument insolite son Concerto pour rhythmicon et orchestre «Rhythmicana » (1931). Il envisagea aussi de remplacer les interprètes par des pianos mécaniques. Traversant infatigablement les États-Unis d’ouest en est, Cowell collabora avec Varèse à la fondation de la Pan American Association (PAA) pour promouvoir la musique moderne sur l’ensemble du continent américain. En même temps, il dirigea sa propre structure New Music avec laquelle organisa de nombreux concerts sur la Côte Ouest des États-Unis et édita (souvent avec le généreux soutien financier de Charles Ives) de nombreuses partitions de compositeurs américains avec une remarquable ouverture d’esprit.

L’aile modérée : The League of Composers et la « Boulangerie »

            Les ultramodernes des années 1920 étaient en concurrence avec des compositeurs plus attachés à la tradition et plus soucieux de maintenir un lien étroit avec l’Europe, sans pour autant abandonner leur désir d’émancipation et d’indépendance. Certains d’entre-eux, comme Aaron Copland, Virgil Thomson (1896-1989), Walter Piston (1894-1976), Roy Harris (1898-1979) ou Marc Blitzstein (1905-1964) avaient séjourné en France. Ils avaient étudié au Conservatoire de Fontainebleau (créé en 1921 pour intensifier les échanges artistiques entre la France et le États-Unis) ou à Paris, à l’École Normale, auprès de Nadia Boulanger, la célèbre pédagogue française proche du Groupe de Six et grande admiratrice de Stravinsky. De retour aux États-Unis, les compositeurs de cette « Boulangerie », comme ont les surnomma non sans une pointe d’ironie, furent les défenseurs d’un néoclassicisme de plus en plus influent et de son nouvel et génial adepte Stravinsky. On les trouvait surtout au sein de la League of Composers, une association de défense de la musique moderne qui avait été fondée à New York en 1923 et qui était la  rivale de l’ICG de Varèse. L’histoire montre que les membres de la « Boulangerie » et leurs sympathisants allaient étendre leur influence bien au-delà de la Seconde Guerre mondiale.

Crise de 1929 et fin de l’âge d’or du modernisme

            Au début des années 1930, l’action des ultramodernes s’éteignit rapidement. La crise de 1929 leur fut sans doute fatale. Dans un pays économiquement et socialement dévasté, il n’y avait plus de place pour une expression artistique que seule une élite pouvait comprendre. Le public réclamait une musique plus immédiatement accessible et se trouvait plus en accord avec les tendances populistes. Les compositeurs de l’avant-garde étaient confrontés à un douloureux dilemme : soit rester fidèle à leurs convictions artistiques et préserver leur indépendance en se tenant à l’écart des questions sociales, soit renoncer, dans la douleur, à une conception hautement élaborée de leur art pour se contraindre à produire une musique plus facile capable de fédérer tout un peuple, et contribuer ainsi à lui redonner espoir. La jeune Ruth Crawford finit par abandonner la composition ultramoderne pour élever ses enfants et se consacrer au collectage et à la préservation des musiques populaires américaines avec son mari le musicologue Charles Seeger (1886-1979). Elle était pourtant un des plus grands espoirs de la musique moderne américaine. Il suffit pour sans convaincre d’écouter son extraordinaire Quatuor à cordes (1930), une œuvre aussi puissante que les derniers quatuors de Bartók, et dont l’Andante annonce les musiques de texture de György Ligeti. Varèse, en proie à la dépression, cessa pratiquement de composer pendant des années. Cowell quant à lui, abandonna aussi le courant ultramoderne pour se tourner vers ce qu’il appelait un« néo-primitivisme » en cherchant à tirer des  matériaux communs aux musiques de tous les peuples de la terre pour construire une nouvelle musique particulièrement en rapport avec le siècle. Son aspiration sociale s’inscrivit alors dans une vision planétaire de la culture. Sa musique évolua vers une nouvelle approche du son à travers l’exploration des instruments à percussion non occidentaux, comme dans le minimaliste Ostinato Pianissimo (1934), et l’adoption d’un vocabulaire beaucoup moins sophistiqué, comme dans The Mosaïc Quartet (1936) — deux œuvres qui auront une influence décisive sur John Cage.

Célébration de l’Amérique profonde

            Les années 1930 furent donc, en raison de la Dépression, celles de la conscience sociale en même temps que celles de l’exaltation d’un sentiment national. Le redéploiement d’une partie de la population sur le vaste territoire fut accompagné par la redécouverte des racines américaines et de la ruralité. Alors que dans les grandes métropoles de la Côte Est, les orchestres de jazz New Orleans avaient fait place aux big bands de Duke Ellington (1899-1974), Count Basie (1904-1984) ou Benny Goodman (1909-1986) qui célébraient l’ère du swing, l’Amérique profonde se divertissait aux sons de ses musiques du terroir. Mais si la country music, alors en pleine expansion, était souvent l’expression de bonheurs simples et de modes de vie modestes, elle était déjà l’expression de la condition des laissés-pour-compte, de tous ces milliers de okies, ces ouvriers agricoles itinérants chassés de leurs terres par la misère, et dont le roman Les raisins de la colère (1939) de John Steinbeck raconte l’épopée. Woody Guthrie (1912-1967), le père spirituel de Bob Dylan, fut, dès cette époque, un des premiers à faire évoluer une partie de la country music vers la chanson contestataire.

            Dans la sphère de l’« Art music », Aaron Copland fut sans doute celui qui sut le mieux s’adapter au changement de mentalité. Ces ballets Billy the Kid (1938), Rodeo (1942) et Appalachian Spring (1944) s’accommodent merveilleusement du courant populiste en parvenant à allier élégance stylistique, accessibilité et enracinement dans l’Amérique profonde. Les compositeurs symphonistes s’attachèrent à célébrer la beauté des grands espaces américains en y mêlant parfois l’esthétique folkloriste comme Roy Harris (1898-1979) dans sa Symphonie n° 3 (1937-38) ou David Diamond (1915-2005) dans sa Symphonie n° 2 (1943). À Hollywood, les compositeurs de musique de Western contribuèrent quant à eux à magnifier les qualités de courage, de virilité et de persévérance du cowboy.

Immigration des grandes figures européennes

            Au plus profond de la Dépression, en 1933, l’année où Roosevelt prenait ses fonctions, fermait les banques et entamait la difficile reconstruction du pays, Hitler était nommé Chancelier (30 janvier). Face aux dangers que représentait pour eux la montée en puissance du régime nazi, les artistes et intellectuels européens se dispersèrent. En quelques années, plusieurs compositeurs européens de premier plan traversèrent l’Atlantique pour s’installer aux États-Unis. Parmi eux figuraient Arnold Schoenberg, Igor Stravinsky, Paul Hindemith, Béla Bartók, Kurt Weill, Ernst Krenek ou encore Stefan Wolpe. Un bouleversement se produisit alors. Ces grands noms de la musique moderne qui, jusqu’alors, vivaient loin des Américains, vivaient maintenant parmi eux. Inévitablement, ce changement eut des conséquences sur la musique américaine. Le compositeur Milton Babbitt a parfaitement résumé ce que signifiait ces nouvelles arrivées : « Ce n’était pas simplement que nous pouvions apprendre des Schoenberg, Hindemith et Bartók, c’était que, tout à coup, ils ne nous impressionnaient plus. Nous réalisions soudain qu’ils avaient leurs défauts. » Cependant, les deux plus granges figures de la modernité musicale européenne, à savoir Stravinsky et Schoenberg, finirent par s’imposer dès lors qu’ils furent installés sur le sol américain. Les compositeurs américains se divisèrent alors en deux camps antagonistes : les partisans de Stravinsky, qui conservèrent le plus souvent un langage plutôt tonal, et les partisans de Schoenberg, qui adoptèrent le langage dodécaphonique.

Hégémonie du sérialisme

            Si, dès le milieu des années 1930, les compositeurs ultramodernes avaient pratiquement perdu toute influence, les partisans du sérialisme schoenbergien allaient reprendre le flambeau de l’avant-garde. Les pionniers furent cependant deux sympathisants du courant ultramoderne : Adoph Weiss (1891-1971) et Wallingford Riegger (1885-1961).

            Riegger était sans doute le musicien américain le plus respecté en Europe. Il avait fait ses études musicales à l’Institute of Musical Arts de New York avant de les poursuivre à la Hochschule für Music de Berlin, avec Max Bruch, de 1907 à 1910. Admirateur de la musique de Schoenberg, dont il avait étudié de nombreuses œuvres, il s’essaya au langage dodécaphonique avec beaucoup de liberté. Weiss, quant à lui, avait décidé, en 1923, de partir pour l’Europe pour étudier avec Schoenberg, à Moedling puis, en 1925, à l’Akademie der Künste de Berlin. Il devint ainsi le premier disciple américain du maître. C’est alors qu’il commença à adopter la série, notamment dans son très contrapuntique et encore peu personnel Quatuor à cordes n° 1 qui semble cependant avoir reçu l’approbation de Schoenberg. De retour aux États-Unis, en mai 1927, Weiss contribua à répandre les principes de la composition dodécaphonique en Amérique à une époque où celle-ci était encore soit totalement ignorée, soit très mal comprise. Si Weiss fut un défenseur dévoué de Schoenberg, il utilisa ses idées sans dogmatisme.

            Au cours des décennies suivantes, l’influence de Schoenberg devint de plus en plus importante au détriment de celle de Stravinsky. Dans les années 1950, le dodécaphonisme connut un essor considérable et, la décennie suivante, il finit par imposer son hégémonie dans la sphère de la musique moderne américaine. Aaron Copland, Roger Sessions et Stravinsky lui-même, qui avaient défendu le néoclassicisme, se laissèrent séduire par les sirènes du dodécaphonisme. Mais si pour ces compositeurs l’intérêt pour les techniques de composition inventées par Schoenberg relevait de la curiosité artistique et de la séduction passagère, les véritables conversions furent nombreuses parmi les jeunes compositeurs américains. Pour Jacob Druckman (1928-1996),« ne pas être sériel sur la Côte Est des États-Unis dans les années 1960 était comme ne pas être catholique à Rome au treizième siècle. »

            L’hégémonie du courant sériel fut favorisé, en grande partie, par le contexte économique et sociologique. Après la guerre, on assistait aux États-Unis à un changement majeur dans la façon dont les compositeurs envisageaient de gagner leur vie. Jusqu’alors, un emploi à plein temps à l’université était considéré comme un moyen d’existence plutôt excentrique et méprisable. Mais, vers le milieu des années 1960, il devint la voie normale et même souhaitée pour bon nombre de compositeurs. Les universités montrèrent d’abord une résistance farouche et horrifiée à l’introduction de l’enseignement de la musique dodécaphonique qu’ils voyaient plus comme des mathématiques que comme de la musique. Mais une fois que les compositeurs sériels parvinrent à entrer dans leurs murs, elles finirent par trouver que leur musique était particulièrement adaptée à un discours  scientifique  et sérieux de type universitaire. Dès lors, les universités devinrent le havre et le champ d’action de ces compositeurs. Compte tenu du manque de commandes des institutions musicale en leur faveur et du manque d’intérêt général pour les débats critiques autour de la nouvelle musique, les compositeurs sériels américains trouvèrent dans l’enseignement supérieur un moyen de disséminer leurs idées, de faire jouer leur musique et d’assoir leur réputation.

Milton Babbitt, le rationaliste sensible

            Milton Babbitt (1916-2011) fut sans doute le compositeur américain qui, plus que tout autre, incarna les ultimes applications des théories de Schoenberg dans la musique américaine. Son univers musical avait d’abord évolué entre deux pôles : les mathématiques, qu’il enseigna à Princeton de 1942 à 1945, et la musique populaire américaine dont il avait une connaissance exceptionnelle. Il aimait à dire qu’il connaissait  les paroles de toutes les songs entre 1926 et 1935. Babbitt avait également une passion pour le jazz dont témoigne sa pièce All Set (1957) pour ensemble de jazz. L’échec de sa comédie musicale Fabulous Voyage, composée en 1946, fut sans doute une raison déterminante de sa conversation à la musique « sérieuse » et, plus particulièrement, à la musique sérielle. En 1947-48, il écrivit Three Compositions for Four Instruments dans lesquelles l’idée d’une série était appliquée pour la première fois, non plus seulement aux notes, mais aussi aux rythmes. Cette innovation majeure précédait la célèbre pièce Mode de valeurs et d’intensités (1949) dans laquelle le Français Olivier Messiaen appliquait le même principe sans avoir eu connaissance des trois pièces de l’Américain. Plus tard, Babbitt joua un rôle essentiel dans le développement de la musique électronique américaine. Son exceptionnel niveau scientifique et musical lui permirent de collaborer avec la firme RCA à la réalisation d’un synthétiseur (le RCA Mark II) au Centre de musique électronique de Columbia-Princeton. Ces recherches conduiront, en 1961, à la création de sa pièce Composition for Synthesizer. Au lieu de limiter l’usage du synthétiseur à la production de timbres nouveaux, il en exploita surtout le potentiel rythmique avec une grande précision. Babbit ne s’enferma pas pour autant dans l’univers clos de la musique synthétique. Il composa aussi des œuvres alliant synthétiseur et voix ou instruments comme Philomel (1964) pour soprano, soprano pré-enregistrée et sons synthétisés enregistrés, ou Correspondences (1967), pour orchestre à cordes et sons synthétisés enregistrés. À partir des années 1980, il abandonna l’usage du synthétiseur pour se consacrer pleinement à la musique instrumentale. Babbitt ne se souciait guère du public assumant le fait qu’il composait pour des musiciens cultivés capables de comprendre sa musique. Cette attitude lui valut d’être injustement considéré comme un musicien uniquement cérébral alors que sa musique est empreinte d’une fine sensibilité.