
Épisode 1 : Comment la musique est devenue tchèque… Petr Kadlec
Septembre-Octobre 2014
Petr Kadlec, département éducation de la Philharmonie tchèque
« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »
La musique tchèque possède sa « Sainte Trinite » incontestée : Bedřich Smetana, Antonin Dvořak et Leoš Janaček. Dvořak et Janaček font partie des compositeurs tchèques qui trouvèrent leur place dans la vie musicale internationale. Les onze œuvres de Dvořak, ainsi que les quatorze composées par Janaček, qui vont dominer la « Saison tchèque », à Dijon, sont un nombre suffisamment éloquent. Et ceci n’est certainement pas le fruit du hasard. En revanche, la notoriété dont jouit Smetana en dehors de la République tchèque est beaucoup moins importante.
Tous les trois ont composé au cours de l’une des étapes les plus captivantes de l’histoire tchèque contemporaine : à l’époque d’une renaissance de l’identité nationale tchèque, période qui débute au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et qui s’achevé avec la création de la Tchécoslovaquie, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Une époque qui partit à la recherche de ce qui est Tchèque, même si, à proprement parler, il ne s’agissait pas toujours d’une recherche véritable, mais plutôt d’une forme de fascination pour ce concept, pour l’idée d’«identité nationale», qui a traversé une grande partie de l’Europe post-romantique à cette époque.
La quête de soi-même est, à juste titre, egocentrique, et signifie également, tout aussi légitimement, de chercher à définir ses limites vis-à-vis du monde extérieur, avec la volonté de déterminer sa propre place et d’en circonscrire les pourtours. Pourtant, une telle recherche ne peut, en aucun cas, être une quête véritable si l’on ne parvient pas à prendre le recul nécessaire et à se penser soi-même dans un monde plus large. Au cours du XIXe siècle tchèque, nous retrouvons ces deux pôles. Le pole egocentrique, que le proverbe : « Tout ce qui est Tchèque est beau » caractérise encore aujourd’hui, et le deuxième pôle, qui illustre la pensée du philosophe, sociologue (et, à partir de l’année 1918, premier Président de la Tchécoslovaquie indépendante), Tomaš Guarrigue Masaryk, formulée justement il y a 120 ans : « … La question tchèque est la question du destin de l’humanité … »
C’est dans un espace délimité d’un côté par un fort égocentrisme, et de l’autre par un penchant pour l’universel, que se sont déroulées les plus intéressantes histoires de la musique tchèque.
Smetana ou : « je ne contrefais personne »
A propos de Bedřich Smetana (1824-1884), les enfants tchèques apprennent encore aujourd’hui, à l’école, qu’il fut le « fondateur de la musique nationale tchèque «, l’auteur d’un célèbre poème symphonique : Vltava (La Moldau) ... avant de devenir sourd. Les professeurs les plus actifs s’efforcent d’inciter les petites têtes tchèques à se souvenir des titres des neuf opéras de Smetana, à l’aide de moyens mnémotechniques. Bien que sa musique retentisse en République tchèque, et que le cycle de poèmes symphoniques Ma vlast (Ma patrie), ouvre chaque année le festival international de musique Pražske jaro (Le printemps musical de Prague), l’œuvre de Smetana n’en attend pas moins sa renaissance.
Cela est peut-être lie au fait que c’est durant la période totalitaire (1948-1989) que l’héritage de Smetana fut le plus politise et réduit à un symbole populaire, voire à une œuvre paysano-ouvriere. Ce n’était pas là, loin s’en faut, la seule tentative pour faire entrer ce compositeur dans des modèles préétablis. La richesse de l’histoire de Smetana et de sa musique laisse pressentir, cependant, dans quel mouvement (et dans quel foisonnement) se trouvait l’époque à laquelle il vécut, et qui engendra tant d’œuvres sublimes.
« Avec l’aide et la grâce de Dieu, je serai un jour Liszt dans la technique et Mozart dans la composition », écrivit Smetana, en 1843, a l’âge de 19 ans. Celui qui deviendra plus tard le « plus tchèque « des compositeurs, confiait encore à son journal intime ses pensées et ses souvenirs en allemand, langue qui faisait partie intégrante du monde intellectuel tchèque de l’époque.
Ses tentatives pour s’imposer à Prague se heurtèrent aux limites d’un monde musical relativement restreint à quelques institutions, dont les postes de direction étaient déjà occupés. (Rappelons que la première scène tchèque, le Théâtre national provisoire, n’inaugura son activité qu’à l’automne 1862 et le Théâtre National, sous sa forme définitive, qu’en 1881 ; le premier orchestre symphonique réellement « national », la Philharmonie tchèque, ne vit le jour qu’en 1896.)
Dans l’espoir d’attirer l’attention et d’accéder à un certain rang, de s’imposer, Smetana composa, a trente ans, La Symphonie triomphale, qu’il dédicaça à la cour impériale autrichienne, a l’occasion du mariage de François Joseph 1er avec Elisabeth de Bavière. Sa dédicace ne fut pas acceptée par la Cour, le manuscrit y fut même égaré, quand bien même les nombreuses variations de l’hymne autrichien de Haydn y figuraient en bonne place. Les défenseurs et les interprètes du « caractère national » de l’œuvre de Smetana eurent fort à faire pour que la Symphonie triomphale fut oubliée et absente des programmations. Cette œuvre ne correspondait pas, tout simplement, à l’image du compositeur « le plus tchèque «, celui que l’on considérait pratiquement comme un héros national.
« Prague a refusé de me reconnaitre, je l’ai quittée », écrivait Smetana a ses parents, a l’âge de 39 ans, depuis son nouveau lieu d’activité, à Göteborg, en Suède. Il y enseignait la musique, dirigeait, jouait du piano, mais en comparaison avec Prague, ou durant les années 1850, Berlioz, Liszt ou les époux Schumann donnaient des concerts, ce port nordique devint vite une voie sans issue. « Je ne peux m’enterrer à Göteborg » nota finalement Smetana, en 1861, avant de retourner en Bohème, avec, cependant, une idée beaucoup plus précise de ce qu’il voulait réellement réaliser en tant que compositeur. Il résida deux fois chez Liszt, à Weimar, et accueillit avec enthousiasme des idées musicales novatrices, concrétisées, entre autres, par une forme musicale nouvelle : le poème symphonique. « Considérez-moi comme le plus fervent partisan de cette nouvelle voie artistique, un partisan qui, par la parole et le geste, se tient derrière sa vérité absolue » écrivit- il a Liszt.
A Prague, ou Smetana revint après son séjour en Suède, s’ouvrait, justement, au début des années 1860, un nouvel espace pour le développement de la vie culturelle. Cet essor, bien entendu, était place sous la bannière nationale, qui en représentait le lien et la motivation les plus fortes. Smetana devint le référent musical de journaux tchèques renommés, le Président de la section musicale de la Umělecka beseda (Cercle artistique regroupant les artistes tchèques dans toutes les disciplines), l’une des institutions culturelles nationales les plus remarquables et, en 1866, il fut élu chef de l’orchestre du Théâtre national provisoire. Il accomplit ainsi un pas de plus vers la solution à l’une des questions du moment, question qui revêtait pour lui une portée significative : Prague s’était, certes, déjà dotée d’une scène de théâtre en langue tchèque, mais dont le répertoire souffrait d’un déficit de créations originales tchèques. Smetana vit en cela son devoir de compositeur.
Avec les huit opéras qu’il acheva au cours de sa vie, Smetana s’efforça d’apporter à la culture tchèque un large spectre de genres obéissant à la tradition européenne. Sitôt qu’il eut terminé un opéra-comique : La fiancée vendue, il se tourna vers l’opéra tragique : Dalibor, avant de composer un opéra pour célébrer un couronnement : Libuše, ou bien encore un opéra de chambre : Les deux veuves.
Une telle diversité dans son œuvre suscita souvent un certain embarras. Il devenait, en effet, difficile de toujours l’évaluer à l’aune des critères nationaux correspondant au développement de la singularité nationale, de la « tchequite ». Smetana fut donc loué pour certaines de ses œuvres, critiqué pour d’autres. On lui reprocha d’accueillir de manière exagérée les idées de Wagner, tout autant que sa compréhension incomplète des idées de Wagner... Quel était son credo en tant que compositeur ? « Je ne contrefais aucun compositeur de renom, je ne fais qu’admirer la grandeur de chacun, et je prends ce que je reconnais de bien et de beau dans son art, et avant tout de vrai »
A l’automne 1874, Smetana fut frappe par un évènement violent. Il devint sourd, et dut renoncer à exercer son activité de chef d’orchestre. Au cours des années qui suivirent, il se concentra davantage sur la composition. Il composa des œuvres symphoniques : le cycle Ma Patrie, de la musique de chambre : deux quatuors à cordes, des opéras : Hubička (Le Baiser), Tajemstvi (Le secret) ... En dépit de l’incompréhension dont il continuait à faire l’objet, il devint, en tant que compositeur, une personnalité de plus en plus respectée de la vie musicale tchèque moderne. Comme le font observer certains musicologues tchèques : la société tchèque commença à s’approprier plus largement le style personnel de Smetana, comme un style qui accomplissait l’idée d’une musique nationale. Après sa mort, Smetana devint, pour beaucoup de partisans et de critiques musicaux, la personnification de l’idéal de la musique tchèque, ainsi que du sentiment national tchèque, vers lesquels tendaient tous les autres compositeurs. Inutile de rappeler que même au cours du siècle suivant, cette simplification fut souvent admise et perpétuée, permettant à de nombreux stéréotypes de perdurer jusqu’à nos jours. Cette œuvre vivante et riche fut, par la suite, fréquemment étudiée selon des approches très diverses... en fonction de celle qui convenait au moment. Paradoxalement, il demeure encore aujourd’hui difficile de revenir à une interprétation « authentique » de l’œuvre de ce compositeur tchèque.
À propos d’une tension
Les pays tchèques étaient, depuis deux siècles (à partir de la Guerre de Trente ans), d’un point de vue politique et culturel, une province mineure de la monarchie habsbourgeoise. Les efforts d’émancipation des Tchèques, au XIXe siècle, découlent d’une vague romantique qui submergea pratiquement toute l’Europe, celle-ci venant renforcer le caractère et la conscience nationale. Le pays avait, en effet, connu au XVIIe et au XVIIIe siècle, une catholisation brutale, une émigration massive des élites et, jusqu’au XIXe siècle, la langue tchèque fut considérée comme un dialecte rural, tandis que les érudits qui recherchaient la notoriété étaient tenus, avant tout, de lire et d’écrire en allemand. La renaissance concerna donc, en priorité, la langue.
Cet élément-là n’était pas le seul à alimenter la tension qui existait entre le monde tchèque et ce qui l’encerclait, en menaçant de l’absorber, à savoir le monde culturel germano-autrichien. Cette tension se manifestait aussi au niveau de la société, de la politique, de l’économie et bien sûr, de la culture.
La lutte pour un changement de statut du peuple tchèque, dans le cadre de la monarchie austro-hongroise (lutte pour un rétablissement des droits du royaume de Bohème), mit en évidence cette rivalité, que l’on retrouvait aussi dans les relations qui existaient entre les Tchèques et les Allemands, qui occupaient ensemble les terres tchèques depuis le Moyen-âge, les Allemands ayant acquis un statut politique et économique plus favorable que les Tchèques.
L’aspiration des Tchèques à être considérées comme une nation a part entière, dans le sens politique du terme, a égalité avec les autres nations européennes, connut une évolution différente selon s’il s’agissait des domaines politiques, industriels, économiques, sociaux ou culturels. Malgré un développement rapide dans le courant du XIXe siècle, la situation politique demeurait extrêmement instable et fragile, et beaucoup s’inquiétaient de voir disparaitre à tout moment les éléments d’émancipation et d’égalisation (par exemple, la mise à égalité des langues tchèque et allemande dans les administrations, ou encore la création, a l’université de Prague, en 1881, de départements allemands et tchèques). La culture fut l’un des domaines vers lequel se tournèrent les regards et les efforts des Tchèques. C’est grâce à elle, et par son truchement, qu’ils se devaient de montrer leur force et leur potentiel national.
Comme le remarque la musicologue Marta Ottlova : « … l’effort d’émancipation de la culture tchèque, qui aspire à une indépendance vis-à-vis de la culture allemande, du fait qu’elle définit ses problèmes en étroite relation avec elle est, en réalité, avant tout, dépendante d’elle. Ainsi, ce qui lui importe, c’est tout ce qui la relie à la musique allemande, dans laquelle le drame musical représente la forme la plus
évoluée. L’opéra tchèque se doit donc d’en créer une variante tchèque, capable d’être reconnue au même titre que la musique allemande, tout en se distinguant d’elle. Cette indépendance doit se manifester par ses qualités propres, distinctes de la culture allemande, en quête de sa propre spécificité nationale ».
C’est pourquoi Richard Wagner fut, durant la seconde moitié du XIXe siècle, si fortement présent dans la culture musicale tchèque (influence qui s’exerça aussi sur d’autres cultures), en tant que modèle, mais aussi de menace. C’est pourquoi, tant de polémiques se déployèrent à propos de sa musique et de son influence. Certains y décélèrent l’opportunité d’être progressiste et d’acquérir une place prépondérante dans la « compétition « des nations européennes. Dans le même temps, régnait la crainte, pour cette raison, d’une « germanisation « de l’opéra tchèque.
Otakar Hostinsky, un esthète influent de son temps, écrit que seul Wagner « est le plus sûr, la base la plus fiable, pour un développement de notre drame lyrique ». Certes, il ne suffit pas, a cet égard, d’emprunter les idées de Wagner et d’écrire, d’après elles, une musique tchèque. Pour Hostinsky, une personnalité de premier plan est indispensable, capable d’éviter l’écueil d’un emprunt pur et simple. Il attribue à Smetana une telle personnalité. Le danger d’une imitation peut être évité « si l’œuvre est saisie par une grande et forte personnalité, mue par l’esprit national, qui réussit parfaitement à maitriser, s’approprier et à adapter ce qui est emprunte ailleurs. Smetana fut sans aucun doute une telle personnalité, à travers son génie musical mais aussi par son sens éthique, ainsi que par son opiniâtreté. ».
Dvorák, ou un regard vers le lointain
« Il a des cheveux bruns, déjà clairsemes sur le sommet du crâne. Son visage est agrémenté d’une barbiche sombre, parsemée de fils d’argent. Ses yeux sont sombres et son regard, droit et joyeux, se perd parfois dans le lointain. Il y a dans ce regard un étrange pathos. Son visage est franc, aimable, il porte l’empreinte de la douceur et de l’honnêteté. (…) D’un geste de la main, qui tremble avec émotion, Dvořak adresse avec reconnaissance un signe en direction du chef d’orchestre, Anton Seidl, de l’orchestre et du public. Puis il disparait dans l’obscurité de sa loge tandis que son œuvre continue de retentir. »
Ce témoignage, au sujet d’Antonin Dvořak, date de décembre 1893. Il a été relaté par un reporter du New York Herald, a l’occasion de la Première de la Symphonie du Nouveau monde, au Carnegie Hall. A la différence de Smetana, l’œuvre de Dvořak (1841-1904) connut un écho exceptionnel, quasiment dans le monde entier, et cela du vivant de son auteur. Ce n’est pas là l’unique différence que l’on relève entre ces deux compositeurs, qu’une seule génération sépare. Smetana fut mis en avant par l’appel, qu’il accepta, de devenir pionnier dans le champ de la musique tchèque. Tous les compositeurs qui arrivèrent après lui pénétraient dans un espace ouvert par lui. Ils avaient à quoi et à qui se référer. Ce qui ne signifie pas que la voie était simple. Seul Dvořak s’éleva, par son travail, dans l’art de la composition, après deux décennies.
Les emplois d’organiste étant rares, Dvořak, durant quelques années, trouva une place dans un petit orchestre qui jouait dans les cafés pragois, les tavernes et les guinguettes. Plus tard, il fut engagé dans l’orchestre du Théâtre national provisoire, sous la baguette de Bedrich Smetana. Seuls ses plus proches amis savaient que le silencieux et sombre jeune homme se consacrait aussi à la composition, ainsi qu’à l’étude d’autres compositeurs, a la compréhension des principes de la langue musicale de Beethoven, de Schumann, de Wagner. Il ne faut d’ailleurs pas voir en cela une éventuelle « influence » que ces créateurs auraient pu exercer sur Dvořak, mais plutôt le désir de se trouver lui-même, dans la confrontation avec les autres.
Si Liszt fut pour Smetana l’homme « du destin », Johannes Brahms joua ce rôle vis-à-vis de Dvořak. « C’est un très grand honneur pour moi que de vous avoir rencontre. Lors de cette réunion (…) une allocation artistique de 600 zlaty vous a été allouée », écrit à Dvořak, alors âge de 36 ans, à la fin de novembre 1877, Eduard Hanslick, un critique musical viennois particulièrement influent et redoute, et par ailleurs membre de la commission d’attribution des aides accordées aux artistes. Il poursuit ainsi : « Johannes Brahms qui, avec moi, a soumis cette proposition, s’intéresse beaucoup à votre beau talent… La sympathie d’un musicien aussi reconnu que Brahms, sera pour vous une chose certainement très plaisante, mais aussi fort utile… ». Brahms, sans l’ombre d’une hésitation, recommanda Dvořak a son éditeur berlinois, Simrock. Ce dernier publia ses Duos moraves et commanda au compositeur une œuvre dans le style des Danses hongroises de Brahms. Dvořak composa rapidement les Danses slaves. Le retentissement fut exceptionnel.
Ainsi commence l’un des articles du critique musical Louis Ehlert, date de 1878 : « J’étais assis, maussade, mon œil et mon esprit s’apprêtant à lutter contre l’engourdissement auquel on succombe sous l’effet d’une musique vide, sans intérêt, en bref, une musique sans aucune signification, lorsque cette œuvre d’un compositeur qui m’était jusqu’alors inconnu, a captive toute mon attention : Les Danses slaves, de Antonin Dvořak. Nous tenons-la un talent véritable, un talent naturel cependant. Cette musique est traversée par un naturel divin (…) ». L’espace germanophone s’ouvrit ainsi à Dvořak, puis l’ensemble du monde musical. Il fut invite de nombreuses fois en Angleterre, ou son œuvre fut reçue avec enthousiasme. La Philharmonie londonienne lui passa commande de sa Septième symphonie. Il fut considéré comme maitre dans la composition d’œuvres instrumentales (neuf symphonies) tout autant que d’œuvres vocales sacrées (Stabat mater, Requiem) qui portaient et portent en elles quelque chose d’universellement éloquent.
La manière dont Smetana, certes de manière indirecte, mais avec une aigreur certaine, s’exprimait face au succès de Dvořak, devint, pour ce dernier, un sujet de tourment : malgré le respect et la reconnaissante dont il jouissait sur la scène internationale, et en tant que figure estimée de la scène tchèque (il enseignait la composition au Conservatoire de Prague et dirigea, par exemple, le premier concert de la Philharmonie tchèque, en janvier 1896), il n’était pas apprécié dans son propre pays comme il l’aurait souhaité. Et cela, plus particulièrement dans le domaine le plus apprécié et le plus prestigieux pour la nation, l’opéra. Les propos exacerbes de certains critiques musicaux contribuèrent à le provoquer, en l’opposant à Smetana, et en déclarant que ses opéras étaient « la négation de l’évolution de l’opéra tchèque apportée par Smetana ».
Il n’y a donc rien de surprenant à l’entendre déclarer, avant sa mort, dans un court entretien : « Au cours de ces cinq dernières années, je n’ai écrit que des opéras. Je souhaitais, tant que Dieu m’accordait la sante, me consacrer de toutes mes forces à l’opéra. Il ne s’agit en rien d’un désir vaniteux de gloire, mais parce que je considère que l’opéra représente, y compris pour la nation, la forme la plus propice : cette musique est écoutée par des couches très larges, et cela très fréquemment. Si je compose une symphonie, il me faudra attendre longtemps avant qu’elle ne soit jouée chez nous. On me considère comme un compositeur de musique symphonique, bien que j’aie proclame, il y a déjà de nombreuses années, mon penchant dominant pour les œuvres dramatiques. ».
Janácek ou une petite fenêtre sur l’âme
Leoš Janaček (1854-1928) est un exemple incroyable dans l’histoire de la musique. Si Smetana et Dvořak atteignirent leurs premiers succès, tant sur la scène nationale qu’internationale, peu avant leur quarantième année, Janaček dut attendre, quant à lui, ses soixante-deux ans ! Ce n’est qu’en 1916 que fut tardivement présenté son opéra Jenufa au Théâtre National de Prague, bien qu’achevé et créé plus de dix ans auparavant, à Brno. Ce compositeur, considère jusqu’alors comme une marginale curiosité de Moravie (il jouissait pourtant d’un certain respect en tant que collectionneur et connaisseur des chansons et des danses populaires), ne fut reconnu que plus tard, et déploya alors une force de création incroyable. Jusqu’à la fin de sa vie, il produisit une œuvre après l’autre, les unes toujours meilleures que les autres. Il convient d’ajouter qu’a cette allégresse créatrice est venu s’ajouter un amour platonique et passionne pour une jeune femme, mais aussi un intérêt important pour la politique. Le 28 octobre 1918, fut proclamée la République Tchécoslovaque indépendante. Tomaš Garrigue Masaryk en devint le Président, et pour lui, la question tchèque était une question mondiale. Janaček vécut ce moment-là avec une extrême euphorie.
Cette ardeur toute juvénile est perceptible dans le discours qu’il fit en Grande Bretagne ou il se rendit en avril 1926 : « J’arrive avec la jeune âme de notre patrie, une jeune musique, je ne regarde pas derrière, mais devant. Je sais que nous devons grandir et nous ne grandirons pas dans le souvenir des souffrances et de la domination. Débarrassons-nous de cela ! Considérons qu’il faut regarder devant nous. Nous sommes une nation qui signifie quelque chose dans le monde ! Nous sommes le cœur de l’Europe ! Ce cœur doit battre dans cette Europe ! ».
Le chemin que Janaček accomplit, en tant que compositeur, fut long et complique. Pourtant, dès l’âge de onze ans, il avait entrepris son apprentissage du chant, de l’orgue et d’autres instruments, au cloitre des Augustins. Il étudia ensuite à Prague, a l’école d’orgue, a l’instar de Dvořak avec lequel il se lia d’amitié. Durant les années 1879 - 80, il étudia la composition à Leipzig et à Vienne.
Il en arriva, cependant, à la conclusion que la voie académique n’était pas pour lui.
A 31 ans, il note pour la première fois des danses populaires morave (danses de Lachie et danses Valaques). A 40 ans, il commence à travailler à son opéra Jenufa, qu’il achèvera après la mort de sa fille, Olga, neuf ans plus tard.
En 1897, alors âge de 43 ans, il commence à consigner les mélodies du langage populaire dont il tirera les principes fondateurs de sa pensée créatrice.
« Vous savez, cela peut paraitre étrange, mais il m’est arrivé que quelqu’un s’adresse à moi, je ne comprenais pas les mots, mais je savais exactement ce qu’ils contenaient : je savais ce que cet homme ressentait, s’il mentait, s’il était trouble, et tandis qu’il me parlait — c’était une conversation de convenance — je sentais, j’entendais qu’il pleurait peut-être en lui ».
Il écrit aussi : « La musique du langage humain, et plus largement celle de chaque créature vivante, recelait pour moi la plus profonde des vérités. Ces mélodies, vous savez, ce sont mes petites fenêtres vers l’amé, et je voudrais affirmer ceci : pour l’opéra, cela revêt justement une très grande signification. »
Max Brod, un allemand de Prague et ami intime de Franz Kafka, joua un rôle important dans la diffusion, a l’étranger, de la musique de Janaček, au cours des années 1920. C’est grâce à ses capacités d’organisation et de traduction, que Jenufa put être présente d’abord à Vienne, à Berlin, puis dans le reste du monde, en même temps que d’autres opéras de Janaček. Paradoxalement, Janaček est, de nos jours, davantage représente sur les scènes internationales que dans son propre pays.
Aller au plus profond de son être
L’epoque au cours de laquelle se sont developpees ces individualites les plus remarquables de la musique tcheque moderne fut marquee par la confusion et les conflits. Elles ont pourtant apporte quelque chose de novateur, par leur refus des conventions, des idees toutes faites et des cliches.
L’ecrivain et philosophe tcheque, devenu President, Václav Havel ecrivit, a l’occasion du 150e jubilee de la naissance d’Antonin Dvořak, en septembre 1991, quelques lignes en son honneur, en revenant sur ce theme, toujours d’actualite dans le contexte tcheque : le monde et nous. « Antonin Dvořak a apporte, autrefois, une reponse eloquente a cette question, qui entre d’une maniere etonnante dans nos discussions d’aujourd’hui : il a montre que nous sommes capables de nous integrer au mieux dans le vaste monde, dans la mesure ou nous sommes capables de rester nous-memes, que nous accomplissons bien notre propre travail.
Il n’a pas conquis l’Amerique et le monde parce qu’il avait decide de les conquerir, ou parce qu’il s’etait luimeme designe, en criant de toutes parts que sur la surface de la terre marchait aussi un natif de Nelahozeves, qui demandait a etre vu et entendu et respecte. Il les a conquis seulement parce qu’il composait une musique magnifique.
Il n’a pas clame au monde : Je suis la et j’existe ! Il a ete reconnu de tous, par son travail, ses capacites, la nature de sa spiritualite.
Je pense que celui qui le veut peut comprendre le message que nous donne a tous son destin personnel et artistique : ce message est qu’il suffit d’ecouter avec attention le commandement de son propre talent, tel que l’ont forme une experience personnelle irremplacable et un contexte, lui aussi immuable, dans lequel il s’est epanoui, qu’il suffit d’etre, en bref, ouvert, responsable, honnete avec soi-meme. Alors, on peut avoir l’espoir que ce talent sera percu et compris.
Il ne s’agit en rien d’un seul desir de reconnaissance, car avant toute chose, ce desir de plonger au plus profond de son etre, de se rapprocher de soi-meme et de se comprendre, conduit a l’espoir d’etre compris et accepte par les autres.»
Traduit du tchèque par Frederika Smetana et Alexandre Reznikov.