Présentation
Distribution
Der Traumgörge
Opéra en deux actes avec épilogue
MUSIQUE Alexander Zemlinsky
LIVRET Leo Feld
CRÉÉ Opéra de Nuremberg le 11 octobre 1980 (œuvre posthume)
SPECTACLE EN ALLEMAND SURTITRÉ EN FRANÇAIS
ORCHESTRE & CHŒUR DE L’OPÉRA NATIONAL DE LORRAINE
CHŒUR DE L’OPÉRA DE DIJON
DIRECTION MUSICALE Marta Gardolińska
ASSISTANAT À LA DIRECTION MUSICALE Michal Juraszek
MISE EN SCÈNE Laurent Delvert
DÉCORS Philippine Ordinaire
COSTUMES Petra Reinhardt
LUMIÈRES Natalie Perrier
ASSISTANAT À LA MISE EN SCÈNE Sophie Bricaire
GÖRGE Peter Wedd
GERTRAUD | LA PRINCESSE Helena Juntunen
GRETE Susanna Hurrell
LE MEUNIER Andrew Greenan
LE PASTEUR | MATTHES Piotr Lempa
HANS Allen Boxer
ZÜNGL Alexander Sprague
KASPAR Wieland Satter
MAREI Aurelie Jarjaye
L’AUBERGISTE Kaëlig Boché
FEMME DE L’AUBERGISTE Amandine Ammirati
UNE VOIX Aline Martin
COPRODUCTION
Opéra de Dijon
Opéra national de Lorraine
AVEC LE MÉCÉNAT DU Crédit Agricole de Champagne-Bourgogne
Synopsis
Acte I
Fils de pasteur et propriétaire d’un moulin reçu en héritage, Görge est le seul homme de son village à savoir lire. Il est rejeté par ses co-villageois et vit absorbé par les
livres de contes qu’il passe son temps à dévorer. Grete, la fille de l’actuel meunier, est promise à devenir sa fiancé. Mais alors que leur union doit être célébrée, la fête est
perturbée par le retour de Hans, l’amour de jeunesse de Grete. Lorsqu’une princesse apparaît en rêve à Görge et le presse de visiter le monde et de vivre ses rêves, le jeune
homme quitte son village pour fuir dans la forêt.
Acte II
Trois ans plus tard, Görge n’a pas trouvé la princesse de ses rêves. Ruiné., alcoolique, il vit avec Marei, fille d’aubergiste, dans un village où les paysans affamés projettent
de se rebeller contre les seigneurs qui se font la guerre. Görge est choisi pour guider les insurgés. Mais pour investir ce rôle, il lui est demandé d’abandonner son amie
Gertraud, sorcière accusée d’avoir incendié. la maison d’un fermier responsable de la mort de son père. Görge refuse et promet à Gertraud de l’épouser. Marei, jalouse,
excite la rage des villageois qui brûlent la maison de la sorcière, obligeant Görge et Gertraud à prendre la fuite.
Postlude
Un an plus tard, Görge et Gertraud sont revenus au village et ont repris le moulin. Hans et Grete sont désormais mariés et les villageois voient en Görge et Gertraud leurs bienfaiteurs. Un soir, au clair de lune, Görge reconnaît en Getraud la princesse de ses rêves d’antan.
Laurent Delvert
Entretiens
Entretien avec Laurent Delvert
La Traversée du temps
Görge le rêveur de Zemlinsky est une oeuvre méconnue sinon inconnue du public. Comment l’avez-vous découverte ?
Lorsque le Directeur de l’Opéra national de Lorraine, Matthieu Dussouillez, m’a dit qu’il aimerait me confier la mise en scène d’un opéra, il a évoqué quelques titres dont Görge le rêveur, que je ne connaissais pas. Je me suis donc plongé dans le livret. Lorsque je découvre un opéra, j’ai pour habitude de commencer par lire le livret, parce que je viens du théâtre et que c’est pour moi un matériau précieux. À sa lecture, j’ai été frappé par sa qualité littéraire, par sa richesse et par sa force : pour moi, il aurait pu être monté tel quel en pièce de théâtre. Par la suite, la découverte de la musique m’a totalement conquis.
Vous avez déjà travaillé sur plusieurs opéras - dernièrement sur Don Giovanni de Mozart et El Prometeo d’Antonio Draghi. Comment percevez-vous la musique si singulière de Zemlinsky ?
La musique de Zemlinsky ne ressemble à aucune autre. Pelléas et Mélisande, pour lequel j’ai collaboré avec Eric Ruf, serait peut-être ce qui s’en rapprocherait le plus. En écoutant Zemlinsky, j’ai pensé à Mahler, que j’ai beaucoup fréquenté à une certaine époque. J’ai aussi pensé aux dessins animés de Walt Disney que je regardais quand j’étais petit, à la scène cauchemardesque de Blanche-Neige : elle fuit dans la forêt pour échapper au chasseur et se retrouve poursuivie par les arbres qui prennent vie et deviennent des créatures monstrueuses. Je pense que ces souvenirs ont été réactivés par l’idée du conte, de la fable initiatique, du Bildungsroman ( roman d’apprentissage), qui est fortement ancré dans la musique de Görge le rêveur : ces légendes de princes exilés qui reviennent dans leurs pays pour en devenir les rois. C’est une musique qui nous emmène loin, dans un pays merveilleux.
Quand vous parlez de dessins animés, on entend le mot "enfance". Ce "pays merveilleux" a-t-il quelque chose à voir avec celui de l’enfance ?
Les contes ne sont pas réservés aux enfants : ils portent en eux une lecture du monde profonde. Mais j’aime l’idée que Görge soit un jeune homme qui aurait refusé de grandir. Il y a quelque chose du Peter Pan de Robin Williams ( Hook ou La Revanche du Capitaine Crochet de Steven Spielberg ), dans lequel le héros a vieilli et doit renfiler son costume pour retourner au Pays Imaginaire. C’est un opéra d’adultes que l’on peut voir avec des yeux d’enfant. Et, comme souvent dans les contes, il y a beaucoup de cruauté.
Comment cette forme du conte vous a-t-elle inspiré ?
Dans cette fable initiatique qui rappelle Candide de Voltaire, il m’est apparu qu’il y avait trois états successifs : le rêve, le cauchemar et, au final, la réalité qui se pose comme la synthèse du rêve et du cauchemar. De ce point de vue, Görge est un enfant de la dialectique hégélienne. Pour autant, la fin, qui voit Görge revenir chez lui après avoir comme déchiré le voile qui lui obscurcissait la vue, n’a rien d’univoque : quatre années ont passé et le couple formé par Hans et Grete laisse entrevoir un bonheur fissuré, une possible usure de l’amour lorsque le quotidien succède à l’exaltation des d.buts. Et la nouvelle position de pouvoir occupée par Görge dans le village n’est peut-être pas du goût de tous. La fin n’est ni naïve ni idyllique, comme si notre regard de spectateur avait évolué en même temps que celui de Görge : on quitte l’univers du conte pour entrer dans la complexité du réel, ou la réussite individuelle d’un seul ne saurait éclipser les voix discordantes du choeur.
À la fin de l’opéra, Görge reconnaît en Gertraud la princesse qu’il cherchait autrefois dans ses rêves. Vous avez fait le choix de faire jouer Gertraud et la princesse par la même interprète - Helena Juntunen. Pourquoi ce choix ?
Depuis la récente redécouverte de Görge le rêveur, deux écoles se sont affrontées : faire jouer ces deux figures par deux chanteuses distinctes ou par la même chanteuse - comme ce fut le cas lors de la création tardive de l’œuvre en 1980. À la lecture du livret, il m’a paru évident que la princesse qui l’attire dans ses rêves et la sorcière-repoussoir n’étaient rien d’autre que les deux faces d’une même médaille. C’est l’une des clefs de l’alchimie de l’ouvrage : dans le frottement du rêve et du cauchemar jaillit l’étincelle qui fait naître la réalité complexe.
Lorsqu’il quitte son village à la fin de l’acte I, Görge proclame : "Il faut que les contes deviennent la vie, qu’ils soient vivants, réels, qu’ils respirent et qu’ils règnent." Comment comprenez-vous ce cri du coeur ?
On peut le comprendre de plusieurs façons. Ce peut être le cri désespéré de quelqu’un qui se condamne à rester prisonnier de ses illusions parce qu’il ne parvient pas à distinguer la réalité de ses fantasmes. Mais il y a une autre manière d’entendre ces mots : ils expriment le chemin que l’on doit parcourir pour passer de l’enfance à la maturité, ce trajet au cours duquel nous essayons de mettre en adéquation notre monde intérieur avec le monde extérieur. Dans mon cas, ce chemin part de ma petite ville natale de 15 000 habitants, Bar-le-Duc, où je rêvais de faire du théâtre et m’a conduit à tenter de faire de ce rêve une réalité. Le cri de Görge est plein de rage et l’on peut sentir dans cette rage les obstacles dont sont jonchées nos routes, les déterminismes qui nous emprisonnent et auxquels il faut nous arracher. Peut-être qu’à l’image de Görge, il faut oser crier ses rêves à la face du monde pour y trouver sa place.
Dans Görge le rêveur, cette violence du monde à laquelle nous devons nous confronter est vue comme un principe fondateur...
Oui, l’opéra de Zemlinsky ne cesse de nous le répéter avec force : il faut chercher les princesses sous les roses et ne pas avoir peur des épines. Vous voyez ces tableaux hypnotiques que le peintre David Hockney consacre aux piscines californiennes ? On dirait qu’il faut plonger et toucher le fond pour remonter à la surface. Görge ne dit pas autre chose lorsqu’il déclare : "La rue est ma maison. " Il faut aller plus bas que terre, au fond du réel, pour se relever et devenir soi-même.
Pour Don Giovanni, vous aviez fait le choix de l’actualisation en transposant l’action dans les bas-fonds d’une mégalopole anonyme. Qu’en est-il de Görge le rêveur ?
Il est vrai que d’habitude, je travaille dans des cadres plutôt définis. Mais l’opéra de Zemlinsky résiste à une actualisation contemporaine : la fable se situe au d.but du xixe siècle, elle fait référence aux guerres napoléoniennes. À l’image de Görge qui traverse le monde, je voulais que le spectacle traverse le temps. Non pas nommer une époque mais donner à voir les scories et les cicatrices du temps. Un peu à la manière d’un Claudel qui, dans L’Annonce faite à Marie, reconstitue un Moyen Àge rêvé. Avec mon équipe artistique, nous avons travaillé à la frontière du rêve et du réel, à la limite du réalisme et du fantastique. Nous nous sommes employés à effacer, à épurer, à instiller le doute, à la manière de ces légendes où l’on croit apercevoir des trésors au pied des arcs-en-ciel. Du moulin cité dans le livret, nous n’avons gardé qu’un champ de blé vaste, immense, infini, intemporel, hanté par d’étranges apparitions, qui ondule au gré du vent entre fantasmes et réalité.
Que l’ouvrage soit rarement donné constitue-t-il pour vous une liberté ou une responsabilité supplémentaire ?
Un peu des deux. C’est vrai que quand on monte Don Giovanni, on est hanté par l’idée que tout a déjà été dit. Dans le cas de Görge, je me suis beaucoup demandé quelle vision j’allais donner de cet ouvrage, comment j’allais le faire découvrir à un public qui ne le connaîtrait vraisemblablement pas. Cette absence de références vaut aussi pour moi. Je n’ai trouvé que peu d’images de mises en scène et aucune qui ne me parlait. Je suis en terrain vierge et c’est un cadeau magnifique, une liberté comparable à un geste de création.
Propos recueillis par Simon Hatab
Entretien avec Marta Gardolińska
Directrice musicale
Le monde extérieur
Zemlinsky est viennois dans l’âme : musicalement et humainement, son nom s’est lié à cette ville à une époque où elle était sans doute la plus fascinante de toute l’Histoire de l’art. Görge le rêveur est le fruit de ces années d’apprentissage dans la Vienne du tournant du siècle : c’est l’opéra d’un compositeur d’une trentaine d’années, qui a fréquenté le cercle artistique de Brahms, assisté aux premières représentations des oeuvres de Richard Wagner, collaboré avec Hugo von Hofmannsthal. Il était le meilleur ami et compagnon artistique d’Arnold Schoenberg et a entretenu une liaison passionnée avec Alma Schindler qui n’a pris fin que lorsqu’Alma l’a quitté pour Gustav Mahler.
Comment situer Zemlinsky dans cette galaxie artistique ? Zemlinsky n’a ni la radicalité musicale de Schönberg ni l’esprit d’entreprise de Richard Strauss, ce qui n’ôte rien à la valeur artistique de ses compositions. Il a développé un style personnel et expressif, doublé d’un sens virtuose de l’orchestre et des voix. Görge le rêveur a des similitudes évidentes avec des oeuvres comme les Gurre-Lieder ou Pelleas und Melisande de Schönberg ou encore avec la musique de Gustav Mahler. On a tendance à y voir des emprunts de Zemlinsky à ces compositeurs plus connus, mais il ne faut pas oublier que toutes ces pièces ont été créées à la même époque par des compositeurs qui étaient constamment en contact : ils menaient dans les cafés viennois de longues discussions sur leurs approches respectives, ils partaient en vacances ensemble, ils se produisaient ensemble en concert... Zemlinsky se situait à l’avant-garde du développement musical au moment de la création de Görge le rêveur et il était très populaire auprès du public. Il a baptisé sa pièce Märchenoper - littéralement « opéra de conte de fées » : son objectif était de traduire en musique l’univers du conte, et je pense qu’il y parvient parfaitement.
Hélas, sa personnalité et les aléas de l’existence l’ont privé de la carrière qu’il méritait : l’annulation de la Première de Görge le rêveur en est sans doute la preuve la plus frappante. La partition était prête et les répétitions avaient déjà commencé lorsque Mahler a finalement décidé de quitter la direction de l’Opéra de Vienne pour être remplacé par Weingartner. Ce dernier entendait trop se démarquer de son prédécesseur pour maintenir Görge à l’affiche, et ce fut l’unique raison pour laquelle la pièce fut déprogrammée. Zemlinsky était trop abattu pour avoir l’énergie de remonter son opéra dans un autre théâtre.
Nous assistons aujourd’hui à une renaissance des oeuvres de Zemlinsky et je ne peux que m’en réjouir. Elle s’inscrit dans une tendance générale de redécouverte de compositeurs injustement oubliés au fil des siècles. Cette réparation est primordiale : nos salles de concert ont tendance à ronronner du même répertoire standardisé et je suis profondément convaincue que le public a soif d’entendre des oeuvres nouvelles, fussent-elles d’une époque dont les influences musicales lui semblent connues. Écouter Zemlinsky, c’est entreprendre un voyage en des terres qui nous semblent de prime abord familières mais qui nous réservent quelques heureuses surprises.
Au-delà des tensions qui traversent la société allemande de la première moitié du XIXe siècle, au-delà des guerres napoléoniennes qu’évoque le livret, Görge le rêveur décrit la lutte d’un individu pour trouver sa place dans le monde : un conte initiatique qui amène son héros à accepter le rôle qu’il doit jouer et à redéfinir sa relation au réel. C’était pour Zemlinsky un sujet intime : le compositeur s’identifiait à Görge, Alma Schindler étant à la fois à Gertraud et la Princesse. L’opéra de Zemlinsky met en question la réalité : le monde qui nous y est présenté est toujours sujet à interprétation. Le metteur en scène Laurent Delvert a pris le parti de représenter le premier acte comme un rêve et le second comme un cauchemar. La réalité, qui s’apparente à une synthèse des deux, ne nous est finalement donnée à voir que dans le postlude. Musicalement, le premier acte est magnifique et féerique alors que le second rompt avec ces impressions en présentant une forme de brutalité : le langage harmonique y devient plus complexe, les couleurs orchestrales plus brutes. Jadis rêveur et distrait, notre Görge perd ses illusions et développe une forme de haine de soi. Au fur et à mesure que son imagination se dégrade, le langage musical devient grossier, les lignes musicales s’obscurcissent. Görge se densifie. Le rôle lance à son interprète un défi à la fois musical, dramatique et vocal. Il nécessite une amplitude très large : l’interprète doit être doté d’une chaleur lyrique nécessaire aux séquences oniriques tout en possédant une force qui lui permet d’affronter l’imposant appareil orchestral.
Le dénouement ambigu de l’opéra dresse un pont entre l’esprit viennois fin de siècle et notre époque actuelle : Görge et Gertraud semblent avoir trouvé une certaine paix dans le monde réel, mais ils décident pourtant de continuer à rêver. Sont-ils vraiment heureux ou le rêve leur offre-t-il une ultime possibilité d’évasion hors de cette vie nouvelle et trop parfaite ? Sont-ils repus de rêver ou ont-ils fini par vivre ensemble après avoir constaté leur échec, après s’être rendu compte qu’ils ne seraient jamais capables de réaliser leurs rêves ? Chacun décidera lui-même de ce qu’il faut voir dans cette séquence finale. L’oeuvre de Zemlinsky est de celles qui provoquent des discussions passionnantes en rentrant du spectacle.
Dans les notes de Gustav Mahler pour la création avortée en 1906 figurent les noms de deux chanteuses qui ont préparé les rôles de Gertraud et de la Princesse. Mais il y a un point d’interrogation et une indication qui tend à suggérer que Mahler envisageait de n’en retenir qu’une pour assumer les deux rôles. Nous ne saurons jamais quelle aurait été sa décision finale. En choisissant de faire interpréter ces rôles à une même chanteuse, nous avons décidé de mettre en scène deux visages diamétralement opposés d’une même femme. Nous savons par sa correspondance que Zemlinsky composait Görge le rêveur en pensant à Alma Schindler. Avec son librettiste Leo Feld, ils ont choisi Le Chemin des chats, la nouvelle d’Hermann Sudermann, comme l’une des sources d’inspiration du livret. Il s’agissait du livre préféré d’Alma qui écrivit un jour à Zemlinsky : « J’aimerais tant avoir le caractère du personnage de Regine [ Hackelberg ]. Elle est si profondément humaine. » Quand, dans la scène 5 du deuxième acte de Görge, on rencontre Gertraud pour la première fois, la ressemblance avec ce personnage de la nouvelle de Sudermann est frappante : elle est au bord de la folie, pleine de haine envers la société qui la rejette tout en aspirant à construire des relations humaines authentiques. Elle se révèle finalement une nature généreuse doublée d’une forme d’innocence. Quant à la Princesse, elle est une incarnation idéalisée de la Muse. Görge rêve d’elle au début de l’opéra et, dans le finale, projette cet idéal sur Gertraud, comme s’il s’agissait de la même personne. Musicalement, les rôles sont très contrastés. La Princesse appartient à l’univers des contes de fées. Elle est sereine, détachée des affaires du monde. Gertraud, elle, est viscéralement humaine, en proie à de violentes passions : sa souffrance est physique, elle en devient presque animale. Le postlude lance un fantastique défi à l’interprète qui doit synthétiser ces deux facettes du personnage.
J’ai la chance d’habiter à Vienne depuis une dizaine d’années. C’est une ville pleine de nostalgie de l’époque impériale. L’esprit des années 1900 y est encore très présent. On a souvent l’impression de vivre à une autre époque. Je profite aujourd’hui de cette ville qui m’offre ce qu’elle a de meilleur. J’ai ainsi eu la chance de parcourir la partition manuscrite de Görge le rêveur, annotée de la main de Gustav Mahler : une expérience extraordinaire. Je suis heureuse d’avoir l’opportunité de donner vie à cette musique incroyable, de contribuer à sa renaissance. On lit parfois que Zemlinsky serait né trop tôt ou trop tard. À vrai dire, j’ai du mal à l’imaginer à une autre époque. Je pense qu’il était fait pour côtoyer la poésie de Maeterlinck et de Richard Dehmel, la psychanalyse de Freud et les peintures de Schiele ou de Gerstl.
Propos recueillis par Simon Hatab (extraits)
À propos de l’œuvre
Zemlinsky : une réhabilitation
Alain Féron, compositeur & musicologue
« Si on souligne, en toute impartialité, combien il y a au monde peu de bonne musique, qu’elle soit d’hier ou d’aujourd’hui, et si on se défait de toute illusion sur la quantité de ce qui, dans la réserve officielle des biens culturels, est objectivement condamné, tandis qu’au même moment les moyens de reproduction mécanique déversent sans discontinuer des torrents de musique, il sera permis de demander qu’on accorde également à Zemlinsky, qui était un maître, toute l’attention qu’il mérite, quand on sait les critiques dont il est assailli avant même d’avoir été écouté correctement, et qui ne reposent en réalité que sur la volonté de confirmer simplement, une nouvelle fois, un jugement de l’histoire, solidaire de la mauvaise contingence et de l’injustice du cours du monde, en art également. »
Théodor W. Adorno in Quasi una Fantasia, 1963.
Un faux procès
Le grief retenu contre Zemlinsky ( Vienne, 1871 - Larchmont, USA - 1942 ) pour maintenir ce compositeur dans l’ombre à l’orée du second mitan du XXe siècle semble, pour le moins, bien fallacieux. De quoi accusait-on réellement Zemlinsky ? D’avoir manqué de « modernité » face aux Trois Viennois ? Comment cela ! On lui reprochait de ne pas avoir été Schoenberg, Berg ou Webern ! La musique de Zemlinsky devrait-elle être disqualifiée parce que n’ayant embrassée ni l’atonalité, ni le dodécaphonisme, ni le sérialisme ?! Penserait-on seulement une seconde à faire un tel reproche à Strauss dont la musique cependant s’assagira bien plus avec les années que celle de Zemlinsky ? Certes, ce créateur ne put se résoudre à s’aventurer, à la suite de Schoenberg, dans les terres inconnues que ce dernier avait conquises… L’affaire est entendue. Mais, dans le même ordre d’idée, jetteriez-vous J. S. Bach aux orties parce qu’il n’a pas été suffisamment novateur ? Ou encore, ne garderiez-vous que l’oeuvre de Debussy pour la seule raison qu’il fut l’un de ceux qui révolutionna profondément la musique en son temps ?
Aussi, puisque l’Histoire a décrété que Schoenberg, Berg et Webern étaient les compositeurs référents dont il nous fallait en priorité retenir les noms pour cette période viennoise, je vous propose d’interroger ces mêmes créateurs afin d’apprendre ce qu’ils pensaient, pour leur part, de la musique de Zemlinsky. Après tout, ne sont-ils pas les mieux à même de remettre Zemlinsky à la place qu’il mérite ?
Et tout d’abord, voici le témoignage de Schoenberg recueilli en 1949 : « Alexander von Zemlinsky est celui à qui je dois presque toutes mes connaissances de la technique et des problèmes compositionnels. J’ai toujours cru fermement qu’il était un grand compositeur, et je le crois toujours aussi fermement. Son temps viendra peut-être plus tôt qu’on ne le pense. Pour moi, une chose, cependant, ne fait pas de doute : je ne connais aucun compositeur post-wagnérien qui a pu satisfaire avec autant de noblesse aux exigences du théâtre. Ses idées, sa forme, sa sonorité ainsi que chaque tournure viennent directement de l’action, de la scène et de la voix du chanteur, avec une netteté et une précision de la plus haute qualité. »
Force nous est ensuite de constater que Berg, de son côté, voua lui aussi une admiration profonde à Zemlinsky*. La plus belle preuve qu’il nous en laissa fut, en 1926, lorsqu’il lui dédicaça sa Suite Lyrique dans laquelle il cite ( au sein de son 4e mouvement ) l’idée principale de la troisième partie de la Symphonie Lyrique de Zemlinsky ( « Du bist mein Eigen… » ). Quant à T. W. Adorno, élève en composition de Berg, philosophe de l’Ecole de Francfort ( interrogeant la musique au sein même de son écriture propre afin d’en dégager sa portée sociologique ), mais aussi défenseur de la modernité portée par les trois Viennois ( et ce, contre tous les courants musicaux du néo-classicisme ), Adorno donc, nous livre ( en 1963 ), un magnifique texte sur la musique de ce compositeur. Un texte, dont l’importance dans la redécouverte de la musique de Zemlinsky au cours des années 70-80, fut des plus tangibles…
Mais que nous dit, plus précisément, cet élève de Berg en son essai** ?
Eh bien, à ses yeux, c’est dans cet entre-deux de l’Histoire, dans ce passage où rien n’était encore figé et décidé quant au chemin que prendrait désormais la musique, que se place l’oeuvre que nous lègue Zemlinsky et que se révèlent à la fois son originalité et sa vérité pleine et entière. Pour Adorno, la modernité de Zemlinsky est en effet incluse dans cette faculté syncrétique qu’il eût de percevoir, dans leur globalité, les éléments disparates du langage tonal en train de se décomposer. En assumant alors de composer avec ce « mélange d’éléments hétérogènes », et, en refusant, par là-même, de considérer que la perte de la tonalité était inéluctable, Zemlinsky se posait comme une individualité sans nul doute « tragique », mais, incontournable en son siècle. Et Adorno de nous faire remarquer que « l’héritage de Brahms et du chromatisme wagnérien a été réalisé à peu près au même moment par Zemlinsky et Schoenberg ». L’exemple qu’il donne vaut d’être cité. Il concerne les lieder de l’opus 7 de Zemlinsky***.
Adorno écrit : « leur ton singulièrement passionné rappelle étonnamment les premiers lieder de Schoenberg, notamment dans « Anbetung » ( sur un texte de Dehmel ) qui, par ailleurs ne nie pas sa ressemblance avec le duo du second acte de Tristan. Mais le premier de ces lieder, « Da waren zwei Kinder » ( sur un poème de Morgenstern ), offre un modèle timide de cette tonalité « tardive » dans laquelle les douze demi-tons ont tous acquis une sorte d’égalité de droits, sans pour autant qu’on glisse chromatiquement de l’un à l’autre – préfiguration de cette conscience harmonique qui allait aboutir à l’idée de la composition avec douze sons. » Et Adorno de lister les éléments illustrant la modernité du langage de Zemlinsky : simplicité de l’écriture ; défaut de contrepoint ? oui, mais en regard, une homophonie transparente et particulièrement souple et plastique ; et puis, sens profond de la suggestion ( il sut se prémunir du pathos et entendre par exemple les leçons de Debussy sans en devenir l’épigone pour autant ) ; écriture accueillant une tonalité élargie ( usant de déplacements d’accords typiquement Debussystes, avec des secondes superposées mais aussi d’un chromatisme agressif ayant payé sa dette à Wagner ) ; goût prononcé pour l’individualité et la substantialité du détail ( refusant chez lui le conventionnel, ce qui rend son inflexion mélodique si expressive ) ; emploi de la technique Mahlérienne de la variante ( qu’il intègre à l’organisation harmonique ) ; imprévisibilité du discours ( fondé sur une diversité horizontale ) ; impulsions rythmiques le plus souvent irrégulières ; choix formels privilégiant l’esquisse ( quand ce n’est pas l’esquive ) ; mélange extrêmement personnel de légèreté et de rigueur dans l’écriture ( refus de l’emphase et de l’insistance ) ; tentative de simplification du langage se réappropriant ( en le revisitant ) le concept de musique « populaire »****…
Bref, Adorno nous démontre en ce texte à quel point les éléments disparates employés par Zemlinsky sont en réalité emplis de sens et « incorporés à la continuité de la musique ». Aux antipodes d’un Strauss, l’écriture de Zemlinsky découle, fonctionnellement, de sa conduite harmonique, évitant en cela « toute gesticulation crue et indiscrète ». Mais surtout, précise Adorno « le contenu expressif est animé lui-même d’un feu qui n’a rien de théâtral : il est communication immédiate, et non peinture du sentiment éprouvé. Dans cette mesure, Zemlinsky, bien qu’il emploie des moyens largement traditionnels, appartient déjà à la génération post straussienne ». À quoi il ajoute : « il se pourrait, paradoxalement, que l’orgueil même avec lequel sa musique renonce à se mettre elle-même en scène, c’est-à-dire ce qu’il y a en elle de proprement moderne, soit précisément ce qui entrave le plus aujourd’hui sa diffusion ».
J’ajouterai que l’un des éléments qui me rend ses oeuvres si fascinantes s’incarne dans le fait que Zemlinsky ( tout comme Schoenberg ) a fait passer le « flux intérieur » de la musique avant la pure linéarité du « flux extérieur »…la musique de ce créateur est ontologique ! Et c’est ce que démontre à merveille Adorno.
Enfin, pour répondre pleinement à la question de savoir si Zemlinsky est resté moderne malgré qu’il soit resté tonal, je vous propose de comparer maintenant quelques partitions de nos deux protagonistes ( Schoenberg et Zemlinsky ) en restreignant cependant notre étude dans le temps afin de nous focaliser sur deux courtes périodes : la première, qui précède l’abandon de la tonalité ( avant 1909 ), et la seconde, qui la suit dans un laps de temps assez court ( 1913 - 1915 ).
Héritier et précurseur
1908… Création du Deuxième Quatuor de Schoenberg dans lequel se dessine la rupture avec le système tonal. L’année suivante, le même Schoenberg signe ses Trois Pièces pour piano opus 11 ainsi que le monodrame Erwartung. La rupture avec la tonalité sera dès lors consommée.
Qu’écrit donc Zemlinsky dans le même temps, et quel est le stade d’évolution de son langage par rapport au cheminement du Schoenberg de ces années-là ?
Pour comprendre ces prémisses, remontons si vous le voulez bien jusqu’en 1902 - 1903, époque où Zemlinsky signait sa première oeuvre significative en composant sa vaste trilogie symphonique Die Seejungfrau ( d’après le conte de La Petite Sirène de Hans Christian Andersen ). À ce moment-là, Schoenberg, laissant pour un temps ses Gurrelieder de côté, écrivait quant à lui son poème symphonique op. 5 à la nomenclature, elle aussi, pléthorique : Pelléas et Mélisande… Ces deux œuvres, dirigées par Schoenberg, seront d’ailleurs crées au même concert.
Premières constatations : toutes deux s’affirment comme résolument post-wagnériennes et utilisent une harmonie aux riches et tortueux chromatismes. Toutes deux nous offrent un somptueux ( pour ne pas dire capiteux ) canevas timbrique à la densité impressionnante et aux conduites mélodiques exigeantes autant qu’expressives. Toutes deux, pour finir, répondent à l’esthétique d’un post-romantisme exacerbé ( dont témoigne l’importance de l’orchestre requis ) et nous offrent une thématique leitmotivique usant de nombreuses cellules brèves et identifiables, mises ici au service d’une volonté illustrative et descriptive soutenue.
Si la partition de Schoenberg emploie pour sa part des gammes par tons et des accords par superpositions de quartes ( ébauches d’une première avancée vers l’atonalité ), l’œuvre de Zemlinsky, elle, plus verticale d’écriture ( Pelléas et Mélisande est effectivement polyphonique avant tout ) explore des successions d’accords qui créent, en s’éloignant des lignes de basse, une perception harmonique résolument flottante. Ce, d’autant que les centres tonaux se trouvent alors déstabilisés par les incessantes transformations des cellules motiviques ( courtes ) auxquelles Zemlinsky fait appel pour assurer sa cohésion formelle.
1905… Schoenberg compose son post Brahmsien Quatuor à cordes n° 1 op. 7, Mahler sa 7e Symphonie, Strauss sa Salomé et Debussy met un point final à La Mer.
Zemlinsky travaille quant à lui à son troisième opéra ( Der Traumgörge, 1904 - 1906 ) dans lequel nous retrouverons, plus aiguisées, les caractéristiques relevées dans Die Seejungfrau. Ceci est en effet surtout frappant quant à la propension de cette œuvre lyrique à créer un thématisme total, presque étouffant tant il est densifié à l’extrême au sein d’une toile leitmotivique au matériau restreint ( pour ne pas dire ascétique ). Où l’on retrouve la rigueur d’une écriture poussée nettement plus loin que dans son oeuvre précédente, et pour laquelle le moindre intervalle, rythme ou glissement d’accord se trouve pensé, pesé par un discours musical dont la volonté affirmée est de maîtriser chaque détail en le rendant signifiant. Il est alors difficile de ne pas soupçonner que Zemlinsky ait voulu tirer ici ses propres leçons du Pelleas und Melisande de Schoenberg ( qui l’avait tant impressionné ) et qu’il ait ensuite éprouvé le désir de créer une tension accrue au sein de son écriture en lui conférant, cette fois-ci, un écrin harmonique et expressif d’une concentration maximale.
Il est à remarquer, paradoxalement, l’aisance avec laquelle la plume de Zemlinsky résout tous les problèmes compositionnels qu’il rencontre en relevant un tel challenge. D’autant que le compositeur déploie en ces pages une extraordinaire liberté concernant la mobilité et la rapidité des changements d’atmosphères et des situations psychodramatiques auxquels il parvient ( sans rompre pour autant l’unité thématique ). À ce propos, sa façon de structurer la dramaturgie s’apparente étrangement aux techniques du montage cinématographique, en quoi il serait alors un précurseur. Soulignons encore la somptuosité de l’orchestre mais, surtout, le rôle que les textures timbriques commencent à jouer en cette partition dans l’élaboration dramaturgique de l’écriture musicale. Un dernier mot enfin pour souligner l’ampleur de la veine mélodique déployée ici par Zemlinsky, ampleur grâce à laquelle il aboutit à une expressivité des plus personnelles dont la « couleur » post-wagnérienne annonce, déjà, l’Ariane à Naxos de Strauss ! Reste que nous ne pouvons passer sous silence, le fait que Zemlinsky, à côté de cela, nous propose ( justifié par la dramaturgie ) un modèle mélodique antithétique dont la veine populaire***** fera plus tard le succès de Kurt Weill.
Pendant ce temps-là, Schoenberg rend hommage à la structure formelle Lisztienne de la Sonate en si mineur avec sa Symphonie de chambre n° 1 op. 9. Là, il privilégie ( tout comme Zemlinsky le fait de son côté ) les mélodies instables aux résolutions impossibles. Là, il évite ( tel Zemlinsky encore ) toute prévisibilité ( marches harmoniques incluses évidemment ). Là, il développe un contrepoint où toutes les voix sont égales, ce qui a pour conséquence de créer ( avec sa prédilection avérée pour les gammes par tons ainsi que pour les empilements de quartes ) une harmonie capable de s’affranchir de la dualité tonale du Majeur-mineur. Zemlinsky privilégiera quant à lui la mélodie et la variation motivique pour parvenir à un résultat similaire. Et pour finir, si Schoenberg innove en introduisant dans sa Kammersymphonie les prémisses de sa future technique de la Klangfarbenmelodie ( mélodie de couleurs de timbre ), Zemlinsky montre, lui, une sensibilité au timbre qu’il mettra, fonctionnellement parlant, au service de sa veine dramaturgique.
Se dessinent alors à nos yeux les voies divergentes que prendront ces deux compositeurs. Mais, dans le même temps, si nous sommes forcés de remarquer leur originalité stylistique à tous deux, nous sommes aussi contraints de reconnaître qu’ils se posent les mêmes questions et qu’ils y répondent sans aucune compromission passéiste ! Il est de fait impossible d’accuser Zemlinsky de conservatisme tant ses préoccupations compositionnelles s’ancrent sans conteste dans la modernité de son époque.
Ce sera toujours le cas avec son second quatuor à cordes op. 15 ( 1913 - 1915 ) que nous allons aborder maintenant et qui va acter la scission entre Schoenberg ( abandonnant la tonalité ) et lui-même ( qui restera à la frontière, toujours reculée, de cette dernière mais dans l’incapacité – totalement assumée – de franchir le pas fatidique ).
1909… Schoenberg conquiert donc l’atonalité avec ses Drei Klavierstücke op. 11 tandis que Zemlinsky compose son opéra/comédie musicale Kleider machen Leute.
En 1910, Berg signe son Quatuor op. 3, Stravinsky son Oiseau de Feu, Zemlinsky ses Maeterlinck-Gesänge op. 13 ( orchestrés en 1913 ).
L’année suivante s’éteint Mahler alors que Bartók écrit son opéra Barbe Bleue et Strauss, Der Rosenkavalier.
1912 verra l’éclosion de Jeux de Debussy, du Pierrot Lunaire de Schoenberg, de Der ferne Klang de Schreker.
1913 entendra résonner Le Sacre du Printemps de Stravinsky ainsi que les 6 Bagatelles pour quatuor op. 9 de Webern alors que Zemlinsky débute son Deuxième quatuor à cordes.
Dédié à Schoenberg pour l’assurer de son indéfectible amitié ( les deux compositeurs s’étaient trouvés en désaccord lorsque Schoenberg, en se radicalisant, avait opté pour l’atonalité****** ! ) ce quatuor, lointainement mahlérien, démontre à l’envi qu’il est encore possible de retarder la mort de la tonalité sans pour autant utiliser ce langage tel un « réactionnaire » ! D’emblée, l’oeuvre se place d’ailleurs dans la descendance du Quatuor op. 131 de Beethoven quant aux problématiques formelles que ce dernier y soulevait. Beethoven y portait là son attention sur les transitions entre les différentes parties structurant sa partition. Son but avoué étant de cacher à l’entendement les coutures de ses articulations formelles*******. Pour sa part, Schoenberg rejoindra ces mêmes préoccupations ( déjà abordées dans son premier quatuor op. 7 ) en mettant sur le métier sa Symphonie de chambre op. 9… Le point commun de ce faisceau d’intentions compositionnelles se résume donc, entre autres, dans la problématique de la continuité du discours musical et de la grande forme ( en un seul mouvement ) dans lequel ce dernier doit s’insérer.
À la solution style « monobloc » prise par Schoenberg ( qui revisite la forme sonate en quatre mouvements et dont les thèmes successifs se déduisent les uns des autres pour créer une unité cyclique ), Zemlinsky propose une forme proche de la Suite ( Berg s’en souviendra dans sa Suite Lyrique ) et dont le thème central alterne avec divers épisodes qui, bien qu’affirmant leurs fort différentes caractéristiques se nourrissent tous des cellules thématiques extraites par Zemlinsky des dix-huit mesures de son exposition ! Ce faisant, Zemlinsky revisite aussi le rondo ! Et ses divers couplets sont alors traités comme des réminiscences ( au sens mahlérien ) tandis que les intermèdes s’avèrent totalement autonomes. Un tour de force !
Ainsi Zemlinsky choisit-il le particulier et l’individuel contre la tyrannie du général. Mais, pour maîtriser le Temps dans sa continuité, Zemlinsky dut user d’un subterfuge en articulant chaque point de suture de sa forme par un lien thématique ( une sorte de « devise » capable de faire du liant sans s’évaporer dans l’entre-deux ) qui, quant à lui, jamais ne se transformera. Aux résultats obtenus par une telle « fragmentation » Zemlinsky surajoute ( pour faire naître et croître sa thématique ) l’emploi de sa technique de « variation évolutive » qui, définitivement, rompt ici avec le choix Schoenbergien du thème unique pour ses op. 7 et 9.
Différents épisodes s’enchaînent alors, agrégeant ou désagrégeant des cellules qui formeront elles-mêmes, par vagues successives, une thématique tortueuse de motifs aux rôles et fonctions changeants au sein du déroulement musical ! Nous entendrons par ailleurs une citation de la Nuit Transfigurée qui s’entrelacera avec une allusion au « chant d’action de grâces sacré d’un convalescent à sa divinité, dans le mode lydien » de l’opus 132 de Beethoven : un « message » ( adressé à Schoenberg ) qui n’est pas sans malice ! Et puis, de nouvelles variations ( travaillées avec le principe des variantes emprunté à Mahler ), un choral, un Adagio en guise de développement, des élans lyriques foudroyés. Arrivent deux quintes pizzicato au violoncelle et voici une troisième section qui s’ouvre ayant valeur de scherzo… Une alternance d’intervalles de secondes, de quartes et de quintes finit par paralyser une mélodie flirtant dès lors avec l’atonalité et dont l’inexpressive simplification populaire préfigure les Songs de Kurt Weill. Ici, Zemlinsky anticipe la distance émotionnelle qui sera prônée après la guerre par la Neue Sachlichkeit********. Les variations d’un nouveau développement se feront par la suite de plus en plus excentriques ( Zemlinsky va jusqu’à écrire des indications telles que : « avec expression banale et vulgaire » ou encore « effréné et excité ».
Survient la quatième et dernière partie. Celle-ci ne sera ressentie ni comme l’arrivée attendue de la courbe formelle, ni comme le point où se résoudront toutes les tensions, ni comme le résultat logique et rationnel d’un processus compositionnel ! Non, ce final sera le lieu********* où le Temps reviendra sur lui-même sans pour autant faire une boucle renouant avec son début. Car il n’y a plus de place pour l’éternité. Les croyances se sont effondrées comme les tables des lois tonales entraînant dans leurs débris la stabilité qu’elles représentaient. L’époque est, sans rémission possible, celle des remises en question, du doute absolu. C’est donc dans l’intranquillité que les fantômes de cette oeuvre s’effilocheront. Le matériau thématique ne fait dès lors plus écho. Il se livre maintenant, amorphe, vidé de la substance qui l’avait primitivement animé. Certes toujours présent, mais, plutôt comme une « mémoire involontaire » proustienne. L’ordre de succession de ces souvenirs thématiques nous est d’ailleurs offert dans l’ordre rétrograde de leur énonciation. La toute fin, ne concluant rien, nous laisse dans un temps tourbillonnant, suspendus.
Et c’est ainsi que Zemlinsky affirmera sa propre émancipation en explorant une voie réconciliant Mahler********** et Schoenberg sans pour autant s’engouffrer à la suite du second. Désormais, la musique de Zemlinsky ne serait donc jamais atonale, ni même dodécaphonique ou sérielle ! Mais on y entendrait résonner ses derniers combats ( les plus épiques ) avant qu’elle ne suffoque d’une pneumonie et disparaisse corps et biens un 15 mars 1942 aux USA.
Nous pourrions bien entendu, en égrenant toutes les oeuvres de ce compositeur, montrer en quoi et comment jamais Zemlinsky ne s’est laissé aller à la facilité, ni comment et en quoi les réponses apportées par lui aux questionnements posés dans sa part de siècle n’ont jamais été édulcorées. Que le cours de l’Histoire lui ait donné tort ne fait cependant que rendre sa musique plus précieuse tant il sut, contre la déferlante des « trois Viennois », y préserver sa sincérité, sa vérité mais aussi la noblesse, la cohésion et la rigueur de son écriture ainsi que son originalité de ton. Il n’y a d’ailleurs aucunement à choisir entre Zemlinsky et Schoenberg car l’un est indissociable de l’autre, et vice-versa. Aussi, l’un n’est-il pas plus « grand » que l’autre, ou plus « important » ! Ces questions n’ont même pas lieu d’exister : sans le premier, nous n’aurions pas les clés pour déchiffrer le second ! Ils furent, simplement, différents… Et tous deux nous ont laissé une oeuvre dont l’Histoire ne peut faire l’économie.
Un opéra sauvé de l’oubli
« En ce moment, je réfléchis à un nouvel opéra et je pense que cette réflexion va aboutir. Je n’ai pour l’instant qu’une idée et un personnage. Rien de plus. Pas vraiment d’histoire. En bref, le pauvre [ Görge ], jeune idéaliste, passionné, rêveur – je ne sais encore de quel milieu – brûle du désir d’aimer mais vit sa vie minuscule et sans amour. Il n’est pas seulement incompris des femmes : il vit avec ses rêves, incompris du monde entier tant il est différent de ses contemporains. »
Alexander von Zemlinski ( lettre à Schoenberg datée de 1902 )
Der Traumgörge, ( George le rêveur ) opéra en 2 actes et un épilogue, sur un livret de Leo Feld.
L’ouvrage s’inspire d’un cycle de trois poèmes d’Heinrich Heine et d’un conte ( Le Royaume invisible ) de Richard von Volkmann-Leander.
Le livret met en scène un personnage fuyant la réalité pour se réfugier dans ses songes où il poursuit la princesse de ses rêves. Entreprenant un voyage en forme de quête initiatique, il confrontera ses rêves à la violence d’un monde cruel mais réel. Un épilogue le montrera marié et heureux ( mais à une autre ), vivant une vie paisible et apaisée, ayant accompli ses rêves…
Acte 1
Le jeune Görge, qui a hérité d’un moulin, va se marier ce jour avec Grete ( la fille du meunier de son village ). Mais Görge est toujours perdu dans ses livres et semble bien absent alors que le mariage s’organise autour de lui. En fait, il vient d’avoir un rêve qu’il a du mal à quitter même éveillé. Grete, curieuse et quelque peu dépitée de l’attitude peu empressée de Görge vis à vis d’elle lui demande de s’expliquer. Görge commence à lui raconter son rêve mais est interrompu. Hans, l’ancien petit ami de Grete arrive sur ces entrefaites et se mêle aux villageois. Il entreprend alors Grete sans façon et tout en faisant l’article de ses qualités va jusqu’à lui déclarer qu’il se marierait bien avec elle. Mais Grete le remet à sa place non sans une certaine douceur cependant. Certes, elle aime Görge ! Seulement, elle ne veut point d’un « rat de bibliothèque » mais d’un homme qui assume ce rôle et celui d’époux dans la vie. Görge revient, croise Hans et Grete. C’est à peine s’il répond quand on lui parle. Il n’a rien d’autre en tête que son rêve. Il leur confie cependant la vision qu’il vient d’avoir d’une princesse venue à lui. Grete et Hans ne comprennent rien à ce qu’il leur raconte. Et le laisse dormir. Görge rejoint à nouveau son monde féérique. Suit une scène onirique dans laquelle il rencontre la princesse de ses rêves qui l’appelle auprès d’elle. Désormais le spectateur sait que le seul désir qui l’anime est de partir, dans la vie, à la recherche de son rêve. Mais voici Görge qui, reprenant pied avec la réalité de ce jour de mariage, prend enfin conscience que, la cérémonie achevée, il en sera irrémédiablement fini de ses rêves. Après un court monologue durant lequel il décide alors que les « contes doivent devenir la vie » et il s’enfuit dans la forêt à la recherche de la fille de roi.
Acte 2 ( trois années ont passé )
Nous retrouvons Görge dans la taverne d’un village. Züngl chante une chanson en s’accompagnant à la guitare devant une petite assemblée de fermiers. Nous comprenons rapidement qu’un vent de rébellion souffle en ce lieu et que le personnage de Kaspar est le porte-parole des paysans qui n’en peuvent plus d’être exploités par les propriétaires terriens. Mais il leur faut un chef, et celui qui en a les capacités intellectuelles ( il est le seul à savoir lire et écrire ) n’est autre que Görge dont nous apprenons qu’il est sans ressources et misérable. Nous ferons ensuite connaissance avec Gertraud, une autre miséreuse, traitée comme une paria par les villageois qui la soupçonnent d’être une sorcière. On apprend par la suite que Gertraud, aime Görge sans oser lui avouer ( car il est tendre à son égard et ne la traite point comme une pestiférée ). Kaspar décide d’embrigader Görge, il vient le voir et lui demande de prendre la tête de la révolte. Enthousiaste pour commencer, celui-ci refuse lorsqu’on lui dicte la condition de cette proposition : quitter Gertraud la… sorcière ! Voyant que Görge renonce à cet honneur, et, ne voulant pas l’empêcher de vivre son destin, Gertraud décide de partir. Coup de théâtre ! Görge s’aperçoit brutalement qu’il l’aime. Mieux encore, il lui demande de devenir sa femme… « ta présence me guérit » lui avoue-t-il. Ainsi réalise-t-il enfin que les « contes ne sont plus » et qu’il est temps d’accepter de « donner à la vie la paix ». Cependant, Marei ne l’entendra pas de cette oreille et, les découvrant ensemble, devient si folle de jalousie qu’elle décide d’entraîner les villageois derrière elle aux fins de brûler sa maison et cette fille du diable avec ! Görge, parviendra à contenir la foule hirsute et protègera à la fois sa promise et sa maison.
Postlude ( un an plus tard )
Görge est rentré avec sa femme ( Gertraud ) dans le village de sa jeunesse. Il a pris possession de son héritage ( le moulin ) et a créé une école. Gertraud s’occupe des pauvres et des nécessiteux. Hans est devenu quant à lui l’époux de Grete et, ainsi que tous les autres villageois ils expriment leur gratitude pour les bienfaits qu’ils ont reçus de ce couple. Le rêve de Görge s’est donc réalisé : il a trouvé sa fille de roi et vit paisiblement désormais. Finalement, il nous est offert de rêver tous, que… « nous jouons avec le soleil et l’univers, que les étoiles tombent à nos pieds et que soit englouti ce qui nous retenait prisonniers ».
*L’admiration fut réciproque. Ainsi, à la mort de Berg, Zemlinsky écrivit son 4e quatuor à cordes ( qu’il lui dédia ) afin de lui rendre hommage.
**p. 128-144, article « Zemlinsky », in Quasi Una Fantasia, T. W. Adorno, Éditions Gallimard, Paris, 1982
*** Il s’agit de Irmelin Rose und andere Gesänge op. 7, pour voix basse avec piano ( 1901 ). Une œuvre que Zemlinsky dédia à Alma Schindler alors qu’il était encore question qu’ils se fiancent.
**** On trouve en effet chez Zemlinsky des traces du réalisme socio-musical prôné par la « Nouvelle Objectivité » ( Hindemith ) et quelques effluves de cabaret dont Weill déduira son esthétique de music hall.
*****Cf. Chanson de Züngl s’accompagnant à la guitare (début acte 2).
******Si Zemlinsky refusa de suivre la voie prise par Schoenberg, il n’en déclara pas moins que, s’il avait l’admiration la plus « illimitée » pour Mahler, même s’il « n’éprouvait pas toujours le même amour face aux dernières oeuvres de Schoenberg ( il ) gardait à ce dernier un respect infini » et qu’il savait, « par expérience ( que ) même avec ces oeuvres qui aujourd’hui étaient encore pour ( lui ) muettes, il pouvait avoir dès demain d’affectueux rapports. »
******* Ce à quoi il parvint puisque personne ne s’entend sur le nombre de parties à donner à ce quatuor. Les uns en dénombrent cinq, les autres, six. Et d’autres encore, sept !
********Signifiant « Nouvelle Objectivité », il s’agit d’un mouvement artistique post-expressionniste dont les adeptes désiraient revenir à une vision réaliste du monde en assumant, à travers leur art, leur responsabilité politique. Cette vision sociologique entraîna à Berlin un courant artistique qui se donna comme tâche de tendre un miroir cynique à la société corrompue de l’après-guerre.
*********Comme il le sera à nouveau dans sa Symphonie Lyrique de 1922.
********** La solution formelle de Zemlinsky vient en effet de la Sixième symphonie de Mahler mais remodelée et marquée dès lors de son propre sceau indélébile.