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L’Orfeo MONTEVERDI Opéra

Du 30 septembre au 4 octobre 2016

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Présentation

Distribution

EN ITALIEN, SURTITRÉ EN FRANÇAIS

L’Orfeo, favola in musica

LIVRET Alessandro Striggio
MUSIQUE Claudio Monteverdi

ENSEMBLE ASSOCIÉ
LES TRAVERSÉES BAROQUES

DIRECTION MUSICALE Étienne Meyer
MISE EN SCÈNE Yves Lenoir
ASSISTANAT À LA MISE EN SCÈNE Marcin Lakomicki
CHORÉGRAPHIE Emilie Bregougnon
SCÉNOGRAPHIE Céline Perrigon
COSTUMES Marie La Rocca
LUMIÈRES Victor Egéa
MAQUILLAGES | COIFFURES | PERRUQUES Isabelle Lemeilleur
CHEF DE CHANT Pierre Gallon

ORFEO Marc Mauillon
EURIDICE Marine Chagnon
MUSICA Emmanuelle de Negri
MESSAGGIERA Eva Zaïcik
NINFA Capucine Keller
PROSPERPINA Claire Lefilliâtre
SPERANZA Kangmin Justin Kim
PLUTONE Frédéric Caton
CARONTE Renaud Delaigue
APOLLO Tomáš Král
PASTORE 1 Antonio Giovannini
PASTORE 2 & SPIRITO 1 Benjamin Alunni
PASTORE 3 & SPIRITO 2 Vincent Bouchot
SPIRITO 3 Guilhem Worms

CHŒUR Marie-Frédérique Girod, Cécile Granger, Cécile Dalmon, Alice Kamenezky (soprani), Sophia Patsi, Josquin Gest (alti), François Roche, Olivier Fichet (ténors), Thomas van Essen (baryton), Sydney Fierro (basse)

DANSEURS Farid Ayelem Rahmouni, Marc Brillant, Onofrio Zummo

RÉALISATION DES DÉCORS Ateliers de l’Opéra de Dijon & Prelud
RÉALISATION DES COSTUMES Ateliers de l’Opéra de Dijon

PRODUCTION Opéra de Dijon
AVEC LE MÉCÉNAT du Crédit Agricole de Champagne-Bourgogne

PROLOGUE

La Musique paraît, fait louange à la noble assistance et présente l’étendue de ses pouvoirs, qui peuvent apaiser ou au contraire enflammer les cœurs les plus secs. Elle annonce la fable d’Orphée qui va suivre.

ACTE I

C’est le jour des noces d’Orphée et d’Eurydice. Nymphes et Bergers se réjouissent de voir un terme aux souffrances amoureuses d’Orphée, qui a longtemps langui après Eurydice. Une Nymphe invite les Muses à se joindre à leurs chants de grâce à Hyménée, dieu du mariage. À la prière d’un Berger, Orphée exprime alors par un chant les sentiments qui habitent son cœur : après un hymne à son père le Soleil (Apollon), il se tourne vers Eurydice, qui est son seul bonheur. Eurydice lui répond : son cœur ne lui appartient plus, il est désormais à Orphée. Nymphes et Bergers entonnent un hymne à Hyménée.

ACTE II

Pastorale. Orphée exprime sa joie de se voir de retour, cette fois dans l’allégresse, dans la forêt qui abritait jadis sa douleur. Survient une messagère qui apporte une terrible nouvelle : Eurydice, piquée par un serpent alors qu’elle cueillait des fleurs, est morte. Pris d’abord de sidération et de désespoir face au récit de la Messagère, Orphée décide soudainement de se rendre aux Enfers, où son chant saura peut-être émouvoir Pluton et obtenir de lui qu’il ramène Eurydice. S’il échoue, il restera alors avec elle parmi les ombres. Désespérée d’avoir été celle qui porta une si triste nouvelle, la Messagère se retire, tandis que Nymphes et Bergers se désolent de la cruauté d’un jour où la joie s’est changée en douleur extrême.

ACTE III

Accompagné de l’Espérance, Orphée arrive à la porte des Enfers. Après lui avoir prodigué ses derniers encouragements, l’Espérance, qui ne peut y pénétrer, le laisse seul. Caron, le nocher infernal qui conduit les âmes défuntes au-delà du fleuve Achéron, lui enjoint de faire demi-tour : il ne peut laisser passer aucun vivant sur l’autre rive. Orphée entame alors un chant sublime, dans lequel il supplie Caron de lui laisser passage : il n’est pas vivant, puisque sa vie, Eurydice, lui a été ravie. Après un dernier refus, ensorcelé par la lyre d’Orphée, Caron s’assoupit. Orphée peut désormais franchir le fleuve, alors que résonne le chœur des Esprits Infernaux.

ACTE IV

Émue par le chant d’Orphée, Proserpine prie son époux Pluton, maître des Enfers, d’accéder à la demande du poète. Pluton, par amour pour Proserpine et dans l’espoir qu’elle ne déserte plus le lit conjugal pour les plaisirs de l’Olympe, accepte d’enfreindre les lois immuables qui régissent le monde des morts et de rendre Eurydice à Orphée. Il y met cependant une condition : que jamais Orphée ne se retourne avant d’avoir quitté le monde souterrain. Entouré des Esprits Infernaux, Orphée remonte lentement des Enfers, suivi d’Eurydice. L’inquiétude le saisit soudain : comment être sûr qu’elle le suit bien ? Alarmé par un bruit derrière lui, il se retourne brusquement. Eurydice est contrainte de s’enfoncer à nouveau, tandis qu’un charme empêche Orphée de la suivre et le pousse irrésistiblement vers la lumière. « Orphée a triomphé de l’Enfer, et a ensuite été vaincu par ses passions » chantent les Esprits Infernaux.

ACTE V

De retour dans la campagne de Thrace, Orphée chante sa douleur éternelle, repris par l’Écho. Il jure de ne plus aimer aucune femme, aucune autre n’étant digne de son amour. Descendu du ciel pour lui venir en aide, son père Apollon lui reproche à la fois ses excès de joie et de douleur. Il l’invite à regagner le ciel avec lui, « où la véritable vertu obtient comme juste récompense la douceur et la paix. » Un chœur de Bergers salue l’ascension d’Orphée. 

Yves Lenoir, metteur en scène

L’histoire de l’opéra est liée de manière essentielle à l’histoire d’Orphée et d’Eurydice. Ainsi L’Orfeo de Monteverdi en 1607 succède chronologiquement à une première Euridice de Jacopo Peri en 1600 et une seconde de Giulio Caccini en 1602. À croire donc qu’au début du XVIIe siècle, on ne connaît pas d’autres histoires que celle-là. Si cette histoire paraît incontournable à ce moment charnière qui voit la naissance de l’opéra en même temps que celle du baroque, c’est parce que le personnage d’Orphée interroge la question de l’énonciation et de la rhétorique, le caractère performatif de la parole et de son efficience ; plus généralement parce qu’il pose des questions esthétiques, qu’il réfléchit à la problématique même de l’artiste face à son art et à sa place dans la société.

Ce qui est intéressant dans ce personnage d’Orphée, c’est qu’on ne peut pas dire qu’il est comme ci ou comme ça. La psyché d’Orphée est liée aux vicissitudes de la vie, aux rencontres qu’il fait : « Les femmes et les hommes sont le résultat de relations»[1]. Orphée est tour à tour héros et transgresseur, viril et efféminé, rationnel et fou. Ses passions, ses amours, ses émotions sont excessives, contradictoires, changeantes. Il est tiraillé entre ses doutes et un élan poétique irrépressible. Chaque étape répond à un besoin de transformation, de métamorphose, chaque étape engendre une modification. Figure de l’artiste insubordonné, Orphée interroge le genre et la sexualité, il remet en cause l’autorité, la tradition, l’ordre moral. Mais sa soif de révolte, de provocation et de transgression trouve aussi ses limites dans son aspiration à la reconnaissance sociale.

J’ai écrit ma mise en scène autour du personnage même d’Orphée à la manière d’une biographie. Je l’ai imaginé dans une chambre d’hôtel, une chambre de tournée impersonnelle qui pourrait être une des chambres du Chelsea hotel, comme si Orphée avait précédé les Dylan, Cohen et Sid Vicious qui ont ensuite habité les lieux. Nous sommes ainsi invités à partager l’intimité et la vie intérieure d’un artiste en permanence en proie à des moments exaltés et des moments introspectifs où tout semble s’effondrer. Chaque étape est l’occasion de découvrir rétrospectivement un aspect du personnage, non pas comme dans un roman initiatique mais à travers des chapitres de sa vie jalonnés par quelques airs emblématiques, des pop songs qui ont marqué la carrière de cet Orphée, auteur compositeur.

«L’Orfeo de Monteverdi est construit selon une structure en arche qui converge vers l’anéantissement»[2]. Et de fait, rejeté par la société pour avoir voulu bouleverser les codes, Orphée perd au dernier acte toute puissance d’agir et décide finalement de renoncer au monde. Le personnage abandonne sa propre quête et sa démarche d’artiste. Mais il reste la musique et la confiance d’un compositeur qui vient de prouver sa capacité à réécrire les affects humains par son propre langage : « La fin de toute bonne musique est de toucher l’âme »[3]. Et un compositeur qui vient de créer un genre : l’opéra.

[1] La Persée straight, Monique Vitty
[2] Le Langage musical, André Boucourechliev (Fayard, 1993, p.78-84)
[3] Préface du huitième livre de madrigaux, Claudio Monteverdi (1638)

Entretiens

On observe souvent dans les mises en scène de L’Orfeo une tendance à la « reconstruction » plus ou moins historique et stylisée de la pastorale à l’imitation de l’antique, avec toges greco-romaines, prairie de Thrace, etc., une esthétique très distanciée et en trompe-l’oeil. C’est une direction que vous n’avez visiblement pas voulu suivre…

Je voulais en effet m’éloigner de cette sorte d’imagerie d’Épinal d’Orphée avec sa lyre, qui va épouser une nymphe au milieu de bergers tout droit sortis d’une peinture académique. C’est une matière avec laquelle je ne me sentais pas de travailler, qui ne m’inspire pas vraiment. D’ailleurs, si on reprend la première des sources du mythe d’Orphée, chez Pindare au VIIe siècle av. J.-C., il n’est pas du tout question de bergers ou de nymphes, mais d’un héros qui accompagne Jason et les Argonautes et par son chant sert de chef de nage, en rythmant les coups de rames. Cette image idyllique de la pastorale est bien plus tardive, elle date de Virgile, ou plutôt de la redécouverte de Virgile à la Renaissance italienne, c’est-à-dire peu avant la création de L’Orfeo. C’est un cadre esthétique dans lequel on a inscrit la source virgilienne, c’est-à-dire déjà une relecture ! Ce qui m’a plus intéressé, c’est ce moment de rupture et de bascule que Monteverdi opère avec ce personnage, qui pour la première fois exprime ses sentiments directement à la première personne, sans passer par la diffraction et la distanciation de la polyphonie, comme c’était le cas dans les madrigaux de l’époque. Ce moment où l’on cesse de parler des émotions comme venant d’une cause extérieure - la flèche qui vient percer le coeur - mais comme un mouvement intérieur, l’affect. Toute l’esthétique baroque en découle.

C’est pourquoi vous avez choisi de situer cette action dans un univers particulier, celui de la pop culture des années soixante et soixante-dix, cette période où les artistes cherchaient en permanence à expérimenter et à repousser toute forme de limites, que ce soit celles de l’art comme celles assignées au comportement social et individuel, à l’image du « dérèglement de tous les sens » de Rimbaud ?

L’univers du rock ou de la pop culture ne m’est a priori pas particulièrement familier. La filiation avec Rimbaud, ou avec Antonin Artaud, est pour moi plus essentielle. Simplement, on peut constater que dans la pop culture des années soixante et soixante-dix, s’est construite une image de l’artiste en rupture, comme un individu essentiellement subversif, impulsif, en contact immédiat et excessif avec ses émotions, dans son art ou dans sa vie, les William Burroughs, Allen Ginsberg et toute la Beat Generation qui a suivi jusqu’au Velvet Underground et Andy Warhol. Cela m’a semblé une figure particulièrement intéressante à confronter au mythe d’Orphée et à ce moment de rupture esthétique que constitue L’Orfeo. Orphée fait figure pour moi de précurseur de ce type d’artistes, qui sont dans une sorte de quête ultime de la vérité, à laquelle ils sont prêts à sacrifier leur âme et leur corps. Il y a quelque chose de faustien chez Orphée. C’est un cadre à l’intérieur duquel il m’a semblé possible de construire quelque chose. Un mythe étant constitué de toutes ses variantes, passées et présentes, je me suis senti libre d’en écrire une nouvelle.

Cette référence à la pop music semble d’autant plus pertinente si l’on se souvient que la musique monodique qui se développe à la fin du XVIe siècle est issue de la frottola, musique populaire en opposition à la polyphonie sérieuse et institutionnelle… Une musique monodique « moderne » qui choque et est dénigrée par les compositeurs de l’ancienne génération.

Ce qui me semble fascinant avec Monteverdi, c’est justement qu’il se sert et défend cette musique « moderne », mais sans la déconnecter complètement du style et des conventions antérieures, il fait oeuvre de synthèse pour porter son art plus loin.

 

Vous avez souvent dans votre travail émis l’idée « d’écrire une biographie d’Orphée »…

C’est une direction qui m’est venue en observant la structure dramaturgique de l’oeuvre, où tout tourne autour d’un Orphée constamment en scène, et qui n’est somme toute qu’une succession d’instants de sa vie et de relations qui le traversent et le modifient, le font entrer en résonance et le révèlent progressivement aux autres et peut-être à lui-même. Orphée est le seul personnage à évoluer, les autres ne sont que des moments de son parcours. Lui seul - si l’on excepte le choeur, qui par définition n’est pas individualisé - passe par des états émotionnels différents, d’une manière extrême et excessive qui le rapproche des figures de la pop culture que nous évoquions. Il peut être extrêmement rationnel et l’instant d’après complètement fou, viril et aussi efféminé. Chaque acte semble un nouveau chapitre de son parcours, un nouvel instantané de sa vie et de ses émotions. Chacun de ses airs fait l’effet d’une sorte d’accouchement émotionnel après une rencontre ou un évènement décisif, d’une étape dans son développement. D’où l’idée d’en faire des sortes de pop songs, de poèmes qui viendraient cristalliser, extérioriser et sublimer ses émotions comme autant de feuillets épars laissés sur sa route.

Dans cette biographie, quelle place occupe Eurydice, motivation principale de l’action, mais à laquelle Monteverdi ne consacre que dix-huit mesures ?

Je crois qu’elle est dans la position d’une muse ou d’une égérie, d’une icône pop-rock comme ont pu l’être Edie Sedgwick ou Nico dans les années soixante-dix. Le texte le dit : c’est une relation qui poursuit Orphée, il a longtemps soupiré après elle, elle s’est longtemps refusée à lui. Leur relation est compliquée. Elle est une source d’inspiration pour lui, mais c’est aussi une femme réelle, qu’il doit épouser et regarder comme une personne en soi, indépendamment de sa création artistique personnelle, ce qui le met dans un état de tiraillement. Une égérie est une figure immatérielle que l’on se construit et dans laquelle on se mire, mais derrière laquelle il y a une femme réelle, et c’est cette dernière qu’on épouse ! L’amour exige autre chose que le narcissisme nécessaire du créateur. Le drame d’Orphée, c’est qu’il n’a pas su regarder Eurydice lorsqu’elle était vivante - ce que j’ai mis en scène concrètement lors de sa mort - et qu’il l’a regardée lorsqu’il aurait pu la ramener à la vie. Orphée est éperdument amoureux, mais sans doute se préoccupe-t-il plus de sa musique que de sa femme.

Biographie ne veut pas dire hagiographie : on a le sentiment que dans votre travail le personnage d’Orphée est désacralisé, rendu à une humanité complexe faite de sentiments et de désirs ambigus et troubles. Je pense notamment à l’intérêt qu’il semble éprouver pour le monde du pouvoir politique et de la richesse représentés par Pluton et Proserpine…

Orphée n’est pas un ange, il est transgressif, mais a aussi besoin de reconnaissance sociale. Cela se sent déjà dans la véritable scène de séduction avec Caron, où Orphée déploie consciemment et de manière très calculée tous ses artifices rhétoriques pour amadouer cette sorte de dealer qui trafique sur le dos des morts au bénéfice de Pluton. Orphée s’y fait flatteur, voire flagorneur, pour arriver à ses fins. On pourrait presque dire qu’il lèche les bottes du pouvoir. Derrière Pluton, on peut clairement apercevoir la figure du commanditaire de L’Orfeo, Vincent de Gonzague, prêt à dépenser des fortunes pour son plaisir, et à ce titre mécène, puisque les arts faisaient partie de ses plaisirs et du rayonnement de son pouvoir. Dans ma mise en scène, on voit Pluton payer grassement Orphée. Il y a cette question du rapport de l’Art à l’argent - et à ceux qui en ont - qui se profile, un rapport qui marque profondément l’histoire de l’opéra comme genre.

Votre mise en scène suggère clairement que Pluton et Proserpine ne sont pas entièrement étrangers à la mort d’Eurydice… Ce sont eux qui provoquent la situation qui va amener Orphée à leur quémander le retour à la vie de son égérie.

Lorsqu’on outrepasse les limites qui garantissent sa puissance, le pouvoir sait toujours remettre les choses à leur place.

Le pouvoir instrumentalise et admet la subversion, mais jusqu’à un certain point…

C’est exactement ça. Le pouvoir a besoin des Orphées, des artistes qui jouent avec la liberté et remettent les valeurs en cause. Mais si cela va trop loin, il y met un terme. Et pour cela, le sacrifice d’une personne n’est pas vraiment un problème. Comme Monteverdi à Mantoue, Orphée est un instrument du pouvoir politique, dont les oeuvres servent la gloire et sont sous sa tutelle. On sait que les relations entre Monteverdi et Vincent Ier étaient compliquées, le Prince ne payait pas toujours et pas souvent. L’Orfeo se compose dans une année difficile du compositeur, dont la femme Claudia était gravement malade. Derrière les derniers mots d’Eurydice, comme derrière le récit halluciné de la Messaggiera, il y a cette présence de la mort concrète qui arrive dans son foyer. Et puis j’imagine qu’il y a peut-être chez Pluton et Proserpine à ce moment-là une forme de cynisme : tuer une égérie, c’est créer pour le poète les conditions affectives de la création, peut-être de son chef-d’oeuvre… Un poète heureux est un poète qui ne crée plus. C’est ce que disent les bergers à la fin de l’acte premier : « Il [Orphée] est devenu si heureux qu’il ne désire plus rien au monde ».

Il y a également ces deux personnages allégoriques que Monteverdi et Striggio introduisent : Musica et Speranza. Comment les abordez-vous ?

Musica est le personnage qui nous plonge véritablement dans la fable, puisque la toccata n’est qu’une page d’apparat que je traite d’ailleurs comme telle. Elle introduit et nous présente chaque personnage. J’ai voulu que ce personnage revienne sur toutes les ritournelles qui lui appartiennent. Je crois que c’est en fait le seul personnage positif. Orphée, à la fin, disparaît du monde, que ce soit par la mort, le silence ou en devenant constellation. Ce qui reste, c’est la musique. L’oeuvre survit à son auteur et se poursuit sans lui. Au moins pour un temps.

Pour Speranza, on a l’impression que vous avez pris au sérieux toute l’ambiguïté de cette notion, à la fois vertu théologale et l’un des maux restés au fond de la boîte de Pandore…

Tout à fait. On ne sait pas trop ce qu’est l’espérance, ce ressort qui sauve certains de leur désespoir et y abandonne d’autres. C’est pourquoi j’ai voulu en faire ce personnage énigmatique et androgyne, qui accompagne et soutient Orphée, mais peut aussi l’aguicher de manière un peu vicieuse, et semble prêt à l’abandonner après un dernier clin d’oeil. Jusqu’au dernier acte, Orphée est le personnage qui avance toujours, qui remonte du fond de sa douleur, au bord du suicide, pour passer à l’action, une action que personne n’aurait imaginées. Speranza revient elle aussi au dernier acte, mais cette fois pour se faire tuer. Lorsqu’Orphée renonce à lui-même, à ses émotions et à ses instincts créateurs, il n’y a plus d’espoir.

Dans cette fin, comment voyez-vous Apollon ?

Je n’ai pas voulu en faire un deus ex machina, mais une sorte de compagnon de Musica et d’Orphée. Dans certaines variantes du mythe, il est son père. Pour moi, c’est une sorte de médium, peut-être celui qui publie la musique d’Orphée, son biographe bienveillant, tendre et compatissant, celui qui transmet sa musique et son histoire au monde. Un éditeur, mais au sens le plus noble de la fonction, qui est animé par une vraie vocation, comme ont pu l’être des gens comme François Maspero ou Maurice Nadeau. Un homme qui prend fait et cause pour l’art et l’artiste, en prenant des risques et en étant prêt à affronter le pouvoir politique et la censure. Quelqu’un qui préserve l’oeuvre pour la postérité.

La question que tout le monde se pose à propos des différentes versions de l’histoire d’Orphée, c’est évidemment : « Pourquoi se retourne-t-il ? »

On peut en donner trois ou quatre explications différentes qui toutes sont valables, des plus prosaïques aux plus intellectuelles : parce qu’il entend du bruit, par pulsion, par orgueil… Dans son voyage vers la mort, a-t-il vu le néant et l’absurdité de la vie et du monde ? « Vu du côté de la vie, tout est beau. Mais crois celui qui est allé parmi les morts… Ça ne vaut pas la peine.[1] » La véritable énigme, pour moi, c’est de comprendre pourquoi, lorsqu’il en revient, il n’est plus jamais le même et que l’oeuvre s’arrête. Cela a été mon point de départ. Et plus que d’y répondre, mon travail de metteur en scène vise à rendre cette énigme vivante. À chacun d’y trouver ses réponses.

Propos recueillis par Stephen Sazio, dramaturge de l’Opéra de Dijon


[1] Cesare Pavese, Dialogues avec Leuco, 1947

La dernière production des Traversées Baroques à l’Opéra de Dijon était La Pellegrina, une oeuvre de dix-huit ans antérieure à L’Orfeo et qui participe elle aussi de ce bouillonnement culturel et musical qui voit la naissance du baroque et de l’opéra au tournant du XVIIe siècle. Quel rapport entretiennent ces deux partitions, y a-t-il filiation ou rupture ?

E. M. : Lorsqu’on regarde les deux partitions, la première impression est qu’il s’agit de deux oeuvres radicalement différentes, avec d’un côté un style essentiellement polyphonique - même s’il laisse la place par moments aux premiers exemples d’aria accompagnée - et de l’autre un style monodique, le style « moderne » de l’époque. Au premier abord on pourrait donc parler de rupture. Mais d’avoir pu baigner dans La Pellegrina comme c’est notre cas nous permet peut-être de mieux voir à quel point le discours musical dans L’Orfeo respecte des conduites harmoniques qui viennent de la polyphonie, mais réduites à deux voix, ce qui donne une liberté plus grande au continuo. La présence de choeurs « à l’antique », qui commentent l’action principale, comme le choeur des Esprits aux troisième et quatrième actes, doit à mon avis être également lue en regard de la tradition polyphonique à l’oeuvre notamment dans La Pellegrina.

J. P. : L’ébauche de solo que l’on pouvait avoir dans La Pellegrina, avec ces airs qui venaient se superposer à la polyphonie réalisée par le continuo, en en reprenant la voix supérieure de manière extrêmement ornée, se retrouve en écho dans un air aussi important que le « Possente spirto » du troisième acte de L’Orfeo, qu’on peut facilement rapprocher de l’air d’Arion dans La Pellegrina. On est face au même principe de composition, adapté à la manière baroque avec basse continue et voix de dessus, cette seconda prattica qui s’impose progressivement à l’époque.

E. M. : Et du reste, on ne retrouvera plus chez le Monteverdi plus tardif une écriture vocale aussi ornée, avec autant de diminutions. Il y a donc bien une forme de continuité entre les deux oeuvres, associée chez Monteverdi avec une nouveauté radicale dans l’écriture des récits, une écriture d’une précision extrême pour permettre, justement, un jeu de décalages avec la basse, ou un jeu sur les dissonances et les accents qui se posent ou se lèvent, tout cela à des fins expressives.

J. P. : La dissonance intervient notamment de mille façons différentes, parfois anticipée, parfois sur le temps de manière très crue, parfois simplement sous la forme d’une note tournant autour de l’harmonie et qui vient la « frotter ». C’est un des aspects les plus impressionnants de son écriture. Par rapport à La Pellegrina, c’est une chose totalement nouvelle, inconcevable à l’époque, et contre laquelle partiront en guerre les tenants de la tradition comme Giovanni Artusi dans ses Imperfections de la musique moderne, qui corrige les « erreurs » harmoniques de Monteverdi.

E. M. : Et c’est aussi la première oeuvre qui est pensée du début à la fin sur un même sujet, avec la même histoire, la même trame et surtout sur un même texte, à l’opposé des intermèdes de La Pellegrina. C’est sans doute pourquoi Monteverdi peut aller aussi loin dans son travail sur la prosodie et sur la cohérence de l’architecture globale. Il ne laisse absolument rien au hasard, tout est écrit à la note près.

Vous disiez tout à l’heure que cette précision extrême, donc très contraignante, était au service d’une sensation, d’une impression de très grande liberté…

E. M. : C’est une forme de paradoxe : quelque chose d’hyper écrit, mais qui se veut complètement libre et imitant le mouvement naturel de la vie et des affects. C’est très sensible dans L’Orfeo, mais c’est aussi le propre de toute bonne musique.

J. P. : C’est exactement la notion de sprezzatura qui définit à l’époque à la fois un art de vivre aristocratique, une manière d’être et de se comporter entre nobles, et une manière de concevoir l’art : « le véritable art est celui qui ne paraît pas être de l’art, et on doit par-dessus tout s’efforcer de la cacher ». Quelque chose à la fois de très travaillé et de très naturel.

L’Orfeo est considéré comme le premier opéra de l’histoire, bien qu’il ait été précédé par les deux Euridice de Caccini et Peri, deux compositeurs qui avaient participé à La Pellegrina. Est-ce là un raccourci historique ou bien marque-t-il véritablement un saut qualitatif exceptionnel ?

E. M. : Il s’agit là de trois compositeurs chacun très typés dans leur langage, et donc difficiles à comparer. Mais il me semble que L’Orfeo se place très nettement au-dessus de ses deux prédécesseurs, que ce soit sur le plan de la construction et de la pensée musicale ou de la conception de la phrase et de la forme. Il y a chez lui une exigence artistique, une attention au moindre détail et une subtilité qui sont sans équivalent à l’époque.

Et par rapport aux oeuvres antérieures de Monteverdi, les cinq premiers livres de madrigaux ?

E. M. : Il y a là une progression remarquable, du Premier Livre de Madrigaux qui s’inscrit encore nettement dans le langage de la Renaissance, avec les prémices de ce qui sera l’évolution du langage musical ultérieur, jusqu’à l’apparition du continuo dans le Cinquième Livre. L’Orfeo vient en quelque sorte couronner et parachever cette évolution. Il y atteint à la maturité de son style, qui bien entendu continuera d’évoluer par la suite, mais pas dans les mêmes proportions : du point de vue du style et de la composition, la différence entre L’Orfeo et Il Ritorno d’Ulysse ou L’Incoronazione di Poppea est moins cruciale qu’entre le Premier Livre et L’Orfeo, même en prenant en compte la nouveauté majeure du stilo concitato, qui apparaît dans le Huitième Livre en 1638 mais dont les prémices sont déjà présentes au cinquième acte de L’Orfeo.

Il y a une unité de conception et une cohérence exceptionnelle dans L’Orfeo, mais l’on a aussi le sentiment d’une organisation séquentielle, par succession voire empilement de micro et de macrostructures musicalement relativement indépendantes, et dont l’enchaînement se fait parfois de manière abrupte ou avec solution de continuité.

J. P. : C’est pour moi directement issu de l’idée de théâtre en musique, un théâtre qui joue en permanence sur des effets de contrastes parfois extrêmes, en vrai manifeste de l’esthétique baroque. L’exemple le plus frappant en est bien sûr l’entrée de la Messaggiera, dont le prodigieux effet dramatique vient de la rupture la plus brutale et dissonante avec ce qui précède. Mais plus profondément, chaque nouvelle étape du discours musical correspond et suit l’évolution dramatique du récit.

Contrairement aux opéras suivants de Monteverdi, Il Ritorno et L’Incoronazione, pour ne rien dire de L’Arianna perdue à 99%, qui ne sont connus que par des copies parfois contradictoires, nous avons la chance pour L’Orfeo de posséder deux éditions de peu postérieures à la création. Quelles sont les informations capitales qu’elles fournissent et quelles sont les lacunes ?

J. P. : Elles fournissent par exemple beaucoup d’informations quant à l’instrumentation, mais pas comme on le ferait aujourd’hui sous la forme d’une portée par instrument, mais sous celle de didascalies. On trouve ainsi sous tel ou tel passage : « orgue de bois et chitarone » etc. Si ces indications sont très nombreuses, elles ne sont pour autant pas systématiques : bien des passages n’en comportent aucune, et il faut donc inférer, imaginer ou inventer. Ou bien l’indication existe, mais seulement sous la deuxième ou troisième occurrence d’une sinfonia ou d’une ritournelle… Faut-il en conclure qu’elles valent pour les précédentes ou indiquent-elles au contraire une modification par rapport à ces dernières ? L’enquête se corse d’autant plus que la liste des instruments donnée en tête de la partition ne correspond pas exactement à ceux que l’on trouve plus loin dans les didascalies… Si ces deux éditions de 1609 et 1615 sont donc précieuses à plus d’un titre, elles n’en offrent pas moins autant de problèmes que de solutions ! Et si l’on a le nom des instruments, leur nature est parfois problématique, comme ce flautino alla vigesima seconda qui est difficilement identifiable, sans doute une petite flûte en sol à l’octave supérieure de la flûte en sol qu’on connaît, ce qui fait un son vraiment très aigu et inhabituel, ou les deux violini piccoli alla francese qu’on suppose des violons accordés une quarte au-dessus.

E. M. : De la même façon, les indications d’instrumentation de la basse continue sont sources d’interrogations. Par exemple, la première mention de l’orgue apparaît à l’apparition de la Messaggiera : cela veut-il dire qu’il ne doit pas intervenir avant, pour créer un effet de surprise, ou seulement que Monteverdi tient à ce qu’il intervienne en particulier ici, en laissant libre l’interprète de l’utiliser ou non précédemment ? À cela s’ajoute que comme dans toutes les éditions italiennes du début du XVIIe siècle, il n’y a aucune indication de basse chiffrée, laissant un grand nombre de possibilités pour la réalisation de la basse continue. C’est évidemment un aspect très excitant du travail, car il offre la chance de pouvoir adapter la réalisation au caractère des instruments choisis.

J. P. : Sur la seconde édition, celle de 1615, un certain nombre de corrections sont apportées à la main, une main autre que celle de Monteverdi, qui ont tendances à atténuer les frottements et les âpretés de l’harmonie. Est-ce là la volonté de Monteverdi lui-même ? Mystère…

Yves Lenoir propose une lecture très radicale et inhabituelle de l’oeuvre, quel est votre sentiment face à son travail ?

J. P. : La première question que nous nous sommes posée en tant que musiciens, c’était : « Qu’est-ce qu’un metteur en scène pourra bien faire avec un o.v.n.i. pareil ? ». Yves en propose une lecture audacieuse, mais extrêmement respectueuse du texte, de la musique et de la dramaturgie. Si l’on accepte de ne pas chercher de faux bergers et une lyre en carton- pâte, comme on le voit souvent dans les mises en scène, on ne peut qu’être frappé par la justesse de la transposition. Les lieux et l’époque ne sont pas ceux du livret, mais les situations sont identiques et respectent le texte même : à aucun moment on a le sentiment qu’il faut oublier les paroles. C’est un nouvel éclairage extrêmement bien pensé et cohérent, qui analyse le texte et rend compte de sa modernité d’une manière absolument convaincante, en donnant toute sa place et toute sa force à la musique.

Propos recueillis par Stephen Sazio, dramaturge de l’Opéra de Dijon

À propos de l’œuvre

Denis Morrier, professeur d’Analyse au CNSMD de Paris et de Culture Musicale au CRD du Pays de Montbéliard

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Pendant les fêtes du Carnaval de l’année 1607, un spectacle « inhabituel » est donné au Palais Ducal de Mantoue. Il représente l’histoire d’Orphée, sa descente aux Enfers pour en ramener son épouse disparue, et l’échec tragique de son entreprise. S’il célèbre, à travers son héros antique, les pouvoirs de la musique, ce divertissement de cour d’un genre inédit doit avant tout magnifier la grandeur de la maison de Mantoue. « Demain soir, son Altesse Sérénissime le Prince fera exécuter, une autre [comédie] dans une salle des appartements de Son Altesse Madame de Ferrare. Ce spectacle sera inhabituel car tous les acteurs diront leur partie en musique. On pense que ce sera un grand succès. Nul doute que ma curiosité m’incite à y assister, à moins que je n’y sois empêché par l’exiguïté de la salle[1]. »

Datée du 23 février 1607, la lettre de l’Officier de Cour mantouan Carlo Magni, adressée à son frère Giovanni, nous offre l’un des plus précieux témoignages sur L’Orfeo qui nous soit parvenus. Grâce à elle, nous connaissons précisément la date de création de l’opéra (le 24 février) et l’identité de son véritable commanditaire : le prince Francesco Gonzaga, fils ainé du duc de Mantoue. Nous découvrons également l’endroit où l’opéra fut créé : dans les appartements privés de Margherita Gonzaga, soeur du duc Vincenzo et veuve du duc de Ferrare, Alfonso II d’Este. « L’exiguïté de la salle » désigne plus précisément l’une des camere lunghe, « chambres longues » et étroites, que son frère lui avait attribuées (cette partie du palais n’existe plus aujourd’hui dans son état d’époque). Enfin, ce document rend compte du caractère extraordinaire de cet événement, appréhendé dès sa création comme une expérience d’une nouveauté saisissante, absolument unique.

La singularité de l’avant-garde mantouane

En créant cet Orfeo fabuleux, mais aussi à travers l’ensemble de son oeuvre prodigieuse, Claudio Monteverdi marque l’Histoire de la Musique d’une empreinte aussi profonde qu’indélébile. Dès sa mort, le compositeur est désigné par son disciple Benedetto Ferrari comme « l’oracle de la musique ». De même, les musicologues modernes, à la suite de Leo Schrade, le considèrent comme le véritable « créateur de la musique moderne ». Il est né en 1567 à Crémone, en Lombardie, dans une famille bourgeoise aisée qui a engendré un autre musicien de talent : son frère cadet, Giulio Cesare. L’enfant reçoit sa première éducation musicale à la maîtrise de la cathédrale. Cette institution était alors placée sous la direction de Marcantonio Ingegnieri : un compositeur d’origine véronaise, connu dans toute l’Italie comme l’un des meilleurs contrapuntistes de son temps. Monteverdi publie dès l’âge de quinze ans ses premières compositions, les Sacrae Cantiunculae. En 1586 et 1590 paraissent ses deux premiers livres de madrigaux. Puis, vers 1591-92, sa carrière prend un tour singulier : il est alors engagé comme chanteur et violiste à la cour de Mantoue.

Son patron, le duc Vincenzo I (1562-1612) est une personnalité flamboyante : grand chef militaire, habile diplomate, et esthète raffiné, il accueille à Mantoue le poète Torquato Tasso, engage l’architecte Antonio Maria Viani, les peintres Jean Bahuet, Frans Pourbus et Pieter Paul Rubens. Il est surtout, comme son aïeule Isabelle d’Este et son père Guglielmo Gonzaga, passionné de musique. Pour ses deux chapelles, celle de la cour et celle de la basilique palatine Santa Barbara, il recrute les plus éminents apôtres de l’avant-garde musicale : Giaches de Wert, Benedetto Pallavicino, Giovanni Giacomo Gastoldi, Ludovico Viadana, ainsi que l’un des premiers virtuoses du violon, Salomone Rossi, issu de la communauté juive de sa cité.

Dans ce contexte riche et stimulant, le génie de Monteverdi s’affirme rapidement. Il consolide peu à peu sa position dans la hiérarchie des deux chapelles, accompagne le duc dans ses voyages, écrit à son intention des madrigaux, des ballets et lui dédie ses publications : au Troisième Livre de Madrigaux de 1592 succède un quatrième en 1602. Ces miniatures précieuses et raffinées présentent des expérimentations dissonantes et expressives de plus en plus radicales. Cette modernité « militante » a sans doute été stimulée par l’arrivée au Palazzo Ducale, à la fin de l’année 1597, de Margherita Gonzaga. La veuve d’Alfonso II avait été l’instigatrice, dans sa cour de Ferrare, du célèbre Concerto delle Donne : un ensemble musical féminin d’avant garde, animé par le compositeur Luzzasco Luzzaschi, qui s’adonnait à des expériences « secrètes » (ou du moins « réservées » au seul cadre princier) de musiques chromatiques et virtuoses.

En 1605, le Cinquième Livre de Monteverdi voit le jour : dans sa préface, le musicien revendique la création d’une Seconda prattica, livrant, en quelques sentences frappantes, un véritable manifeste en faveur de la liberté créatrice : « Voilà ce que j’ai voulu dire, parce que ces mots de Seconda Prattica n’ont jusqu’alors pas été employés par d’autres, mais aussi afin que les ingénieux puissent envisager d’autres considérations « secondes » au sujet de l’harmonie, et qu’ils puissent croire que le Compositeur moderne oeuvre sur les fondements de la vérité »[2].

1607 : Un contexte politique et artistique particulier

Depuis 1604, le Duc Vincenzo négociait une nouvelle alliance, de la plus haute importance stratégique : il souhaitait unir son héritier, le prince Francesco, à la fille du Duc de Savoie, Margherita. Mais les Habsbourg, l’Empereur Rodolphe II (suzerain de Vincenzo) et le roi d’Espagne Philippe III (protecteur du Milanais), ne sont pas favorables à l’union des deux duchés, craignant leur trop grande proximité avec le royaume de France. Alors que les pourparlers diplomatiques s’intensifient, les Gonzague s’engagent dans une véritable politique de propagande artistique pour célébrer la grandeur de leur illustre famille et infléchir le veto impérial.

Monteverdi se voit donc confier par le prince Francesco la composition d’un divertissement de cour, dont l’écriture du livret est confiée à Alessandro Striggio jr (1573-1630) : un fin lettré, membre de l’Accademia degli Invaghiti (il y portait le nom d’Il Ritenuto), entré au service du duc Vincenzo, dont il deviendrait bientôt le Secrétaire Particulier, puis le Grand Chancelier, avant d’être anobli.

En décidant la création d’un tel spectacle, les Gonzague avaient sans doute l’ambition d’éclipser la gloire des Médicis. En effet, à la fin du XVIe siècle, Florence avait vu naître les premières expériences de théâtre entièrement chanté, à la manière des tragédies antiques. Le poète Ottaviano Rinuccini (1563-1621) avait ainsi conçu une Dafné (mise en musique par Jacopo Peri en 1597/8, aujourd’hui perdue) et une Euridice (avec des musiques de Peri et Caccini), représentée le 6 octobre 1600 au Palazzo Pitti, pour les fêtes du mariage de Marie de Médicis avec Henri IV. La vieille rivalité des Médicis et des Gonzague (les toscans n’avaient obtenus leurs titres de noblesse qu’en 1532, alors que celui des mantouans remontait à 1433) allait désormais se cristalliser autour d’une bataille artistique, sur le prétexte de la renaissance des arts antiques du théâtre.

De janvier à avril 1607, une dizaine de lettres sont échangées entre le prince Francesco et son frère Ferdinando, qui est alors à Pise, en ambassade auprès du Grand Duc de Toscane. Cette correspondance évoque, avec moult détails passionnants, la genèse de L’Orfeo. Le Prince Francesco déclare ainsi, le 5 janvier, à son frère :

« J’ai décidé de faire réciter une fable en Musique pendant la période de Carnaval. Et puisque nous n’avons ici que peu de sopranos, et de médiocre qualité, je serais reconnaissant à Votre Excellence de me faire savoir si les castrats que j’ai entendus avec le plus grand plaisir lors de mon séjour en Toscane et qui sont au service du Grand Duc, se trouvent toujours auprès de vous. Il me plairait de vous en emprunter un, le meilleur aux yeux de Votre Excellence, que le Grand Duc ne refusera pas de me prêter si vous intercédez. »

Ferdinando Gonzaga a jugé que Giovan Gualberto Magli serait « le meilleur » de ces castrats toscans. Ce sopraniste était l’un des plus célèbres disciples de Giulio Caccini et l’un des premiers chanteurs à s’être familiarisé avec le stile recitativo florentin. Dans L’Orfeo, les rôles de Musica, de Proserpina et peut-être celui de Speranza lui sont confiés. Il est aujourd’hui acquis que le ténor virtuose Francesco Rasi devait chanter le rôle titre. Ce « noble arétin », attaché à la cour de Mantoue depuis 1598, est également l’un des pionniers du nouveau « style récitatif » : en 1600, il avait déjà participé à la représentation florentine de l’Euridice. De même, il est désormais admis que le castrat soprano Girolamo Bacchini incarnait le personnage d’Eurydice.

L’art comme propagande princière

L’exiguïté des appartements de la Duchesse de Ferrare n’autorisait sans doute qu’un dispositif scénique assez modeste. Comme c’était déjà le cas pour l’Euridice, des toiles de fond devaient situer les trois lieux de l’action : les plaines de Thrace pour les actes I, II et V, l’entrée des enfers pour l’acte III et les enfers eux-mêmes pour l’acte IV. Dans cet écrin visuel prenait place la gestuelle des acteurs et surtout les mouvements des danseurs, présents dans chaque épisode choral. La veille de la création, le prince Francesco se félicite auprès de son frère pour l’excellence de leurs choix. Il nous révèle au passage que des programmes ont été imprimés à l’intention des spectateurs, donnant l’intégralité du texte chanté :

« Demain, la fable en musique sera représentée dans notre académie, car Gio. Gualberto (Magli) a travaillé fort bien depuis qu’il est là. Non seulement il a appris par coeur sa partie, mais il la chante avec beaucoup de grâce et d’effets : j’en suis moi-même très satisfait. Le texte de la fable a été imprimé de sorte que chaque spectateur puisse en suivre le déroulement. J’en envoie une copie à Votre Excellence. »

L’Orfeo fut ainsi créé devant la famille ducale et les membres, exclusivement masculins, de l’Accademia degli Invaghiti : un de ces cénacles d’érudits qui s’étaient multipliés dans l’Italie du XVIe siècle et où les débats théoriques faisaient souvent rage. Deux autres représentations sont organisées au mois de mars, pendant que le Duc de Savoie, Carlo Emmanuele, est en visite officielle à Mantoue. La première d’entre elles, le 1er mars, est ouverte aux dames de la cité, comme nous l’apprend le prince Francesco :

« La fable a été représentée pour le plus grand plaisir de chacun des spectateurs, si bien que Monseigneur le Duc, qui y assistait comme il a assisté à plusieurs répétitions, a ordonné qu’on la représente de nouveau. Il en sera fait ainsi aujourd’hui en la présence de toutes les dames de cette ville. Pour cette raison, Gio. Gualberto (Magli) prolonge son séjour ici : il a très bien interprété sa partie et a réjoui par sa manière de chanter tous les spectateurs, spécialement Madame [Margherita Gonzaga]. »

L’action de propagande politique des Gonzague se prolonge encore avec les deux impressions successives de la partition, en 1609 et 1615. Fait remarquable, ces deux éditions proposent, dans l’acte V, une conclusion qui n’a rien de commun avec celle du livret original (qui avait pourtant été gravé pour que le public puisse « le lire pendant [que la fable] est chantée »). Dans le livret imprimé, les représentations de 1607 s’achevaient par une longue Bacchanale (Evohe Padre lieo) où, conformément à la légende grecque, Orphée était lacéré par les Bacchantes thraces pour avoir refusé l’amour des femmes. En revanche, les deux partitions de 1609 et 1615 se détournent de la tradition mythique, et proposent une nouvelle apothéose d’Orphée : Apollon conduit son fils jusqu’au ciel, où il contemplera « l’image » de son épouse à travers les étoiles, tandis que sa lyre devient une constellation. La musique originale de la scène finale de 1607 semble donc perdue à jamais. Quant aux raisons de cette transformation radicale, elles demeurent soumises à conjectures : pour offrir une conclusion plus conforme à une lecture chrétienne du mythe ? Pour parachever la construction symétrique de la fable, entre la descente de la Musica sur terre, dans le prologue, et l’ascension finale d’Apollon et Orphée ? Pour offrir un happy end faisant écho aux noces finalement célébrées de Francesco Gonzaga avec la princesse savoyarde ? Le mystère demeure entier. Quoi qu’il en soit, ces deux partitions imprimées, exceptionnellement soignées et détaillées pour leur époque, révèlent à quel point Monteverdi et Striggio ont voulu léguer à la postérité plus qu’un testament : un véritable modèle ! La précision de la notation, l’abondance de didascalies et d’indications d’orchestration (toutes notées au passé) rendent compte des fastes déployés en 1607. Aujourd’hui encore, elles frappent les imaginations avec force. Grâce à elles, le Duc et le Prince de Mantoue sont pleinement parvenus à leur fins : la postérité admirerait à tout jamais la splendeur et l’audace artistique de la cour des Gonzague.

Un chef d’œuvre humaniste

Si L’Orfeo est à juste titre considéré comme le chef d’oeuvre fondateur du théâtre lyrique occidental, il est avant tout l’héritier d’une tradition et d’une époque : celles de l’humanisme.

En dénommant son poème favola in musica (« fable en musique »), Alessandro Striggio rend un hommage manifeste à la cité de Mantoue, laquelle avait vu naître, en 1480, la première tragédie moderne en langue vulgaire : la Fabula d’Orfeo d’Angelo Poliziano. Striggio convoque également les figures tutélaires de Pétrarque, souvent paraphrasé, et de Dante, textuellement cité : les impressionnants avertissements de Speranza (« Lasciate ogni speranza voi ch’entrate »), à l’acte III, sont directement tirés de L’Inferno, tout comme la structure en tercets des stances d’Orphée.

Le poème de Striggio est empli de références au néoplatonisme de l’Académie Florentine, fondée par Marsile Ficin à la fin du XVe siècle. Ainsi, la première intervention d’Orphée, Rosa del Ciel est un hymne au soleil, inspiré des chants orphiques de Ficin. De plus, à l’instar la Fabula de Poliziano (qui était lui-même un disciple de Ficin), L’Orfeo propose une relecture néo-platonicienne du mythe orphique. Pour Ficin, Poliziano et Striggio, le chanteur thrace et la figure du Christ se confondent : à la fois homme et fils d’un Dieu, venu parmi les bergers (Incarnation), Orphée descend par amour aux Enfers (Passion). Il en revient (Résurrection) pour monter ensuite au ciel avec son père (Ascension).

L’Orfeo est rigoureusement construit d’après les préceptes d’un des ouvrages antiques les plus étudiés par les humanistes de la Renaissance : la Poétique d’Aristote (384-322 av J.C.).

« Voici les parties distinctes en quoi la tragédie se divise lorsqu’on la considère dans son étendue : le prologue, les épisodes, l’exode (sortie), le chant du choeur qui se divise à son tour en parodos (chant d’entrée) et stasimon (chant sur place) ; ces parties sont communes à toutes les tragédies, mais les chants venant de la scène et les kommoi sont propres à certaines d’entre elles. (....) Le kommos est un chant de lamentation commun au choeur et aux acteurs sur scène. »[3]

L’Orfeo est construit symétriquement en un prologue de cinq strophes, suivi de cinq actes (les episodoi, selon la terminologie aristotélicienne). Les interventions du choeur structurent toute la tragédie : au premier acte, le premier berger intervient, tel un coryphée, immédiatement suivi par l’entrée du choeur (Vieni Imeneo) chantant le parodos. Chaque acte s’achève par une conclusion chorale (stasimon). Au deuxième acte, la déploration Ahi caso acerbo, lancée par la Messagère, reprise et développée par le choeur des bergers, forme un kommos conforme au modèle classique. Les deux « morts d’Eurydice », à l’acte II et à l’acte IV, constituent deux péripéties : ce ressort dramatique essentiel à la tragédie et qu’Aristote définit comme le retournement de l’action en sens contraire ; et cela, selon la vraisemblance et la nécessité. Elles encadrent l’apogée central de la fable, l’acte III, au centre duquel les stances d’Orphée tiennent lieu d’axe de symétrie : l’aria Possente Spirto. Avec une virtuosité extraordinaire et le soutien d’éblouissantes parties instrumentales, Orphée doit alors faire la démonstration de pouvoirs de la musique, dont la triple nature est rappelée. En effet, conformément aux enseignements de Pythagore et de Boèce, la musique était, pour les musiciens du MoyenÂge et de la Renaissance, à la fois d’essence cosmologique (la Musica mundana, célébrant la perfection de « l’harmonie des sphères »), humaine (la Musica humana, faisant « se mouvoir les affects et les passions ») et instrumentale (la Musica instrumentalis : manifestation audible et imparfaite des deux autres musiques).

Une partition visionnaire

Si l’architecture monumentale du livret paraît aujourd’hui manifeste, c’est grâce à l’action particulière du compositeur. Monteverdi a souligné sa construction et amplifié les symétries du poème par le truchement des formes musicales, la disposition des récits, des arie et canzonette, des choeurs, l’organisation des pôles modaux, les retours des sinfonie et des ritornelli.

La partition de L’Orfeo revêt surtout un langage d’une richesse inouïe, dont la modernité naît de l’alliance de toutes les traditions et innovations de son époque. Monteverdi mêle le langage polyphonique ancien (ce qu’il dénomme sa prima prattica) et les techniques les plus modernes (la seconda prattica), comme la monodie accompagnée, les nouvelles formes instrumentales et les divers modes de chants ornés.

Pour la première fois dans son oeuvre, Monteverdi recourt au stile recitativo des monodistes florentins (Peri et Caccini), qu’il porte d’emblée à son point de perfection. Ce style vocal révolutionnaire remet en cause toute la plastique lyrique de la Renaissance. Les canons traditionnels de la beauté mélodique sont sacrifiés au profit de la vraisemblance dramatique et oratoire. Monteverdi soumet ainsi le chant aux exigences de la déclamation. Il use avec une extrême liberté des notes répétées et des plus diverses divisions rythmiques, afin d’illustrer au mieux le calme (débit lent) ou l’exaltation (débit rapide).

L’écriture vocale de Monteverdi fait apparaître une abondance inédite de formules mélodiques (intervalles caractéristiques, chromatismes), harmoniques (dissonances) ou rythmiques venant illustrer une idée ou souligner un mot : ces figures de rhétorique musicale, véritable clef de l’expression des passions en musique, confèrent à ses compositions une densité émotionnelle aujourd’hui encore inaltérée.

De plus, pour accompagner le stile recitativo, mais aussi dans certaines polyphonies vocales et instrumentales de L’Orfeo, Monteverdi recourt au basso continuo : un procédé d’écriture moderne, qu’il avait employé pour la première fois dans son Cinquième Livre (1605) ; une sorte de «sténographie musicale» où, de la seule partie de basse, parfois surmontée de rares chiffrages, on peut déduire un accompagnement improvisé sur un instrument polyphonique, tel de le clavecin, la harpe ou le chitarone.

Enfin, L’Orfeo se distingue, parmi toutes les compositions de son époque, par l’importance exceptionnelle accordée aux instruments. Dans ses deux éditions de 1609 et 1615, Monteverdi dresse une « table des instruments » à la profusion impressionnante. Elle requiert dix viole da braccio (soit deux instruments par pupitres de cordes), deux clavecins, deux contrebasses de violes, une harpe double, deux « petits violons à la française », deux chitarrones, deux « orgues de bois » (à tuyaux), trois violes de gambes, quatre trombones et un orgue « régale » (à anches), deux cornets à bouquin, une petite flûte à bec et quatre trompettes. Toutefois au fil de la partition, on découvre que des instruments supplémentaires s’avèrent encore nécessaires !

Les somptueux spectacles florentins de la Renaissance (comme les fameux intermèdes de la Pellegrina de 1589) faisaient déjà entendre des ensembles étoffés et colorés. Ils ont également introduit une typologie durable des instruments : les flûtes sont associées aux bergers, les cornets et les saqueboutes aux enfers, les cordes pincées à l’harmonie des sphères, etc. Dans son Orfeo, Monteverdi affine considérablement cet usage « signifiant » des instruments : les variations de coloris sont incessantes et, pour la première fois, elles servent l’expression changeante du texte.

La « juste prière » de Monteverdi

Plus d’un an après la création de L’Orfeo, le 24 mai 1608, le mariage tant attendu de Francesco Gonzaga et Margherita di Savoia est finalement célébré. Il donne lieu, pendant près d’un mois, à de somptueuses festivités. Monteverdi compose pour l’occasion trois nouveaux divertissements : la tragédie d’Arianna (créée le 28 mai), un prologue pour une comédie de Guarini, l’Idropica (le 2 juin) et le Ballo delle Ingrate (le 4 juin). À cette occasion, d’autres compositeurs sont invités, parmi lesquels Marco da Gagliano, qui produit, au grand dam de Monteverdi, une favola concurrente : La Dafné. Ces fêtes sont cependant auréolées de deuil. Claudia, la femme de Monteverdi, qui était tombée gravement malade pendant les répétitions de L’Orfeo, meurt finalement à Crémone le 10 septembre 1607. Pendant l’agonie de son épouse, le compositeur immortalisait le désespoir d’Orphée à l’annonce de la disparition d’Eurydice. Après son décès, en 1608, il laisse à la postérité la poignante lamentation d’Ariane, abandonnée par l’homme qu’elle aime. Le 9 décembre 1616, Monteverdi livre, dans une lettre à son fidèle collaborateur Alessandro Striggio, une clef de compréhension éminemment intime pour son Orfeo et son Arianna : « L’Arianna m’inspire une juste plainte, et L’Orfeo une juste prière »



[1] Les extraits de correspondances cités dans ce texte ont été traduits par Elisabetta Soldini, et sont extraits de L’Avant Scène Opéra n°207, L’Orfeo, réalisé sous la direction de Denis Morrier.
[2] Citation extraite de : Denis Morrier, Monteverdi et l’Art de la Rhétorique, Éditions de la Philharmonie de Paris, 2015. Traduction de Denis Morrier
[3] Aristote, Poétique, chapitre 12 : traduction de Michel Magnien, Paris, Le Livre de Poche, 1990.

Marion Lafouge, docteur en littérature comparée, Université de Bourgogne.

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Quel est le point commun entre un conducteur de tram pionnier de la bossa nova et une rock-star indienne des années 80 ? La réponse se trouve du côté de la mythologie et d’une même fascination pour la figure d’Orphée, que Vinícius de Moraes et Salman Rushdie ont chacun réinterprétée et réincarnée à leur manière dans Orfeu negro, magnifiquement porté à l’écran par Marcel Camus en 1949, et dans La terre sous ses pieds, publié quarante ans plus tard.

Les grands mythes se caractérisent, on le sait, par leur plasticité et leur productivité sémantique, qui les rend aptes à être réinvestis de significations toujours renouvelées et toujours actuelles. Ainsi chaque époque a-t-elle eu « son » Orphée, ou plutôt « ses » Orphées, décliné il est vrai à partir du noyau dur du mythe tel qu’a pu le mettre en évidence le grand anthropologue helléniste Marcel Détienne. Deux éléments semblent en effet caractériser ce mythe : d’une part le lien entre oralité et écriture, puisque la voix du héros se prolonge en écriture matérielle (l’important corpus d’hymnes et poèmes orphiques), elle-même prolongée par une chaîne ininterrompue de réécritures littéraires et musicales ; d’autre part la dimension politique du chant d’Orphée, appelant à régénérer et à purifier les lois de la cité. Ces deux constantes, auxquelles s’ajoute la réflexion sur les pouvoirs de la musique, suffiraient en soi à expliquer l’attrait particulier qu’il exerce à la Renaissance et au tournant du XVIIe siècle, lorsque les humanistes à l’origine de la naissance de l’opéra décident très naturellement de l’ériger en figure tutélaire du genre. C’est le cas de Peri et Caccini, qui créent chacun leur Euridice à Florence en 1600 et 1602, puis de Monteverdi, dont L’Orfeo, joué à Mantoue en 1607, apparaît comme le monument fondateur du nouveau siècle et plus largement du répertoire lyrique occidental.

De fait, sans minimiser son importance au Moyen-Âge, qui en propose une lecture essentiellement allégorique et morale, Orphée semble véritablement renaître à la Renaissance, à un moment où la redécouverte des textes antiques est indissociable d’un projet politique plus vaste et, du moins en Italie, largement tributaire du soutien des princes. Les interprétations dont il fait alors l’objet sont ainsi considérablement redevables des travaux des humanistes, à la recherche d’une union retrouvée entre poésie et musique, sur fond de syncrétisme philosophique.

Tout se passe dès lors comme si le mythe se faisait réentendre progressivement dans toute sa richesse, un peu comme lors du fameux épisode des «paroles gelées» raconté par Rabelais dans le Quart Livre : en voyage au pôle Nord où ils ne cessent d’entendre de mystérieuses voix, Pantagruel et ses compagnons se demandent ainsi s’ils n’ont pas retrouvé les restes du poète thrace dont le chant, emprisonné depuis l’Antiquité dans la glace, serait en train de se dégeler en leur présence. C’est bien en effet à un véritable dégel du mythe d’Orphée que l’on assiste alors, et ce dans tous les domaines, de la peinture à la musique en passant par la poésie et la philosophie. Aussi serait-il vain de prétendre généraliser ou réduire à l’unité les multiples avatars d’une figure dont les significations varient considérablement au cours de la période, d’un auteur à l’autre, voire au sein d’une même oeuvre. Le jeu sur les sources, variantes et exégèses du mythe s’avère parfois vertigineux, ce qui complexifie d’autant l’interprétation.

C’est plus que jamais le cas s’agissant de L’Orfeo de Monteverdi et Striggio, ce spectacle jugé « fort inhabituel » à sa création, au palais du duc de Mantoue, pendant le carnaval de 1607. Certes, le livret de Striggio suit assez fidèlement les sources classiques du mythe, à commencer par les Géorgiques de Virgile et les Métamorphoses d’Ovide. Striggio en propose par ailleurs un traitement dramatique respectueux des principes de la Poétique d’Aristote redécouverte à la fin du XVe siècle : le découpage en cinq actes, le respect des unités de temps et d’action, le rôle structurant du chœur, la référence récurrente aux émotions de terreur et pitié à l’origine de la catharsis aristotélicienne sont autant de preuves de déférence envers le maître, et tout autant de clins d’œil à ses amis lettrés de l’Académie des Invaghiti, qui composent le premier public, purement masculin, de l’œuvre. Aux sources littéraires antiques s’ajoute encore l’influence de la philosophie grecque telle que réinterprétée au XVe siècle par les néo-platoniciens, dans leur tentative de concilier l’héritage de Platon et la religion chrétienne. Parmi eux, le Florentin Marsile Ficin, protégé des Médicis, avait ainsi accordé une place particulière à Orphée, en qui il voyait une figure christique, à la fois homme et dieu, dont la descente aux Enfers et l’ascension vers le ciel figuraient la Passion suivie de la Résurrection. Dans L’Orfeo, l’introduction de Speranza - absente du mythe initial et allégorie de l’une des trois vertus théologales, avec la Foi et la Charité - ainsi que les références au soleil, central dans l’hymne « Rosa del Ciel », et l’intervention ultime d’Apollon prennent sens pour partie à la lumière de l’ambition philosophique de synthétiser la théologie platonicienne et la révélation chrétienne - nous y reviendrons. C’est d’autant plus vrai qu’un siècle plus tôt, en 1480, l’un des disciples de Ficin à Mantoue, Ange Politien, avait composé la célèbre Fabula di Orfeo à l’occasion des noces de Francesco Gonzaga, l’ancêtre du duc Vincenzo qui allait, plus d’un siècle après, passer commande à Monteverdi d’un nouvel Orphée.

Hommage aux Anciens, le livret de Striggio est donc tourné également vers les Modernes, à commencer, avant même toute référence humaniste, par le premier d’entre eux : Dante. Ce dernier est d’abord présent, littéralement, sous la forme de citations directes de la Divine comédie. Ainsi par exemple de la consigne rappelée au héros à l’entrée du royaume infernal, « Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate », ou de la promesse de celui-ci de ramener Eurydice morte « a riveder le stelle », expression calquée sur le dernier vers de l’Enfer. Et de même que Dante revoit Béatrice au Paradis, de même Orphée retrouvera-t-il la beauté d’Eurydice dans le soleil et les étoiles. Si Dante, dans son poème, ne cesse de citer Virgile, se comparant lui-même à l’Orphée des Géorgiques au moment où il le quitte au seuil du Paradis, Striggio s’amuse à citer Dante citant Virgile, dans un jeu intertextuel dont la virtuosité n’a d’égale que l’apparente simplicité de ses mots. D’autant qu’à côté du poète-prophète de la Comédie, Striggio introduit également le Dante de la Vita nuova, inventeur d’une nouvelle lyrique amoureuse. À l’instar du poète renaissant après la mort de Béatrice à une vie plus pure, illuminée par l’Amour, Orphée surmontera celle d’Eurydice en jouissant au ciel de l’éternité. S’il nous échappe aujourd’hui en partie, un tel raffinement dans le maniement des références se conformait évidemment aux attentes d’un public d’élite, rompu aux déchiffrements de ce genre. Public de courtisans, au sens positif que donne à ce terme Baldassare Castiglione qui, dans son Livre du courtisan (1528), le définit comme un idéal culturel et social proche de l’homme universel.

Quoi qu’il en soit, le livret se présente donc comme un véritable palimpseste, nourri de références en tous genres, plus ou moins codées. Sans rentrer dans une énumération fastidieuse, mentionnons néanmoins l’importance des allusions aux grands spectacles et nouvelles formes théâtrales du temps : tragicomédies pastorales peuplées de nymphes et de bergers, grands intermèdes chantés (ceux de la Pellegrina, donnés en 1589 et recréés à Dijon en 2014, culminaient déjà dans l’apparition d’Apollon accompagné de l’Harmonie) mais aussi, bien sûr, favole in musica florentines qui, les premières, avaient fait parler Orphée en musique.

À cet égard, la virtuosité déployée par Striggio n’a rien de gratuit. Elle répond en un sens à celle de Monteverdi lui-même - pensons au grand air « Possente spirto », où Orphée manifeste un sens consommé de la sprezzatura, ce génie d’allure naturelle et désinvolte qui est le signe même du courtisan selon Castiglione. Au-delà du jeu intellectuel, la virtuosité participe en effet d’une véritable stratégie de conquête, mise en place par les Gonzague de Mantoue pour reprendre la main sur Florence, berceau de l’opéra. On s’en souvient, l’Euridice de Peri avait été créée en 1600 au palais Pitti en l’honneur des noces de Marie de Médicis - d’où l’accent sur la protagoniste féminine dans le titre, ainsi que le choix d’une fin heureuse réunissant le couple. Or, parmi les nombreux invités, se trouvait Vincenzo Gonzaga, beau-frère de la mariée. Quelques années plus tard, le duc jaloux de sa gloire allait profiter des préparatifs du mariage de son fils avec Marguerite de Savoie pour commander à Monteverdi un nouvel Orphée, destiné à éclipser celui des Médicis. Le mariage en question sera finalement repoussé pour des raisons diplomatiques - il aura lieu l’année suivante, en 1608, et Monteverdi composera pour l’occasion son Arianna, dont ne nous est parvenu que le sublime lamento. Mais la commande et la représentation sont maintenues. D’abord créé dans l’intimité du palais pour le duc et ses amis académiciens, L’Orfeo bénéficiera grâce à son succès d’une seconde représentation, destinée aux « dames ». C’est donc dans ce contexte particulier que l’oeuvre voit le jour, dans une première version s’achevant sur l’annonce du démembrement dionysiaque du héros par les Bacchantes, comme chez Ange Politien. En 1609, lors de la publication de la partition, Monteverdi, qui de son propre aveu n’appréciait guère les dénouements tragiques, lui substituera une fin heureuse en forme d’apothéose apollinienne du héros, selon une variante du mythe empruntée à l’Astronomie du grammairien latin Hygin. Version retenue par la postérité et, conformément aux voeux du compositeur, la seule qu’il nous soit désormais donné d’entendre. On le voit, la modification est lourde de sens, et nous renvoie une fois encore à la difficulté d’interprétation d’une figure dont le sens n’est jamais fixe ou univoque, y compris au sein d’une même oeuvre.

Outre le goût personnel du compositeur, de nombreuses hypothèses ont été avancées pour expliquer le passage de la première à la seconde version. Parmi elles, les contraintes matérielles de la première représentation, donnée dans une salle trop exigüe pour accueillir les décors et mécanismes encombrants du deus ex machina, ou encore le caractère inapproprié du dénouement tragique au regard du projet matrimonial à l’origine de la commande. D’autant que si les Bacchantes s’en prennent à Orphée, c’est pour le châtier d’avoir voulu renoncer aux femmes, condamnant ainsi celui que déjà Ovide présentait non pas comme le symbole de la fidélité et de l’amour conjugal, mais comme l’initiateur de la pédérastie. Chez Politien, la référence à l’homosexualité est d’ailleurs explicite, et conforme à la misogynie propre à un certain humanisme renaissant. S’agissant de l’opéra cependant, et quoique compréhensible dans le contexte du carnaval et la configuration purement masculine de la création (distribution comprise, puisque les rôles féminins étaient chantés par des castrats), le dénouement dionysiaque s’avérait moins pertinent que le final spectaculaire choisi pour la publication officielle de 1609, destinée avant tout à marquer les esprits et témoigner de la munificence des Gonzague. Cette publication commémorative, assortie d’une dédicace de Monteverdi destinant l’oeuvre au « théâtre de l’univers », allait d’ailleurs rencontrer un succès inédit, d’où sa réimpression dès 1615, fait exceptionnel dans l’histoire de l’édition musicale. De toute évidence, les Gonzague avaient tout mis en oeuvre pour vaincre la bataille d’Orphée : Mantoue l’emportait sur Florence, du moins symboliquement.

Car au-delà de l’opéra, c’est bel et bien d’une véritable bataille d’Orphée(s) qu’il s’agissait : l’une des clefs de lecture de l’oeuvre - si clef il y a - réside manifestement dans la dimension politique du mythe que nous évoquions plus haut, et dans l’investissement particulier dont il fait l’objet chez les ducs de Mantoue, alliés autant que rivaux des Médicis. Ces derniers avaient en effet exploité la figure d’Orphée pour illustrer l’action pacificatrice et civilisatrice de leur règne, par là-même assimilé aux effets divins de l’harmonie. Longuement analysé par Platon et ses lointains disciples néo-platoniciens, le pouvoir merveilleux de la musique sur les hommes trouvait ici un équivalent politique, en s’incarnant dans celui du prince sur ses sujets. D’où, en 1519, la commande du pape Léon X au sculpteur Bandinelli d’un Orphée de marbre exposé dans la cour du Palazzo Vecchio pour célébrer le retour des Médicis après leur exil forcé sous la République. D’où encore, vingt ans plus tard, le choix de Côme Ier de se faire représenter en Orphée sous le pinceau de Bronzino. D’où, enfin, parmi tant d’autres raisons, le retour d’Orphée en 1600 chez Peri et Caccini. Classique et quelque peu conventionnel, ce choix n’avait certes rien de révolutionnaire - après tout, la mythologie est à tout le monde. À ceci près qu’en s’assimilant au chantre légendaire, les Médicis venaient annexer un terrain symbolique occupé par les ducs de Mantoue depuis plus longtemps encore. On peut en effet suggérer l’existence, dans l’histoire des Gonzague, d’un véritable cycle d’Orphée, initié dès la seconde moitié du XVe siècle, avant même la rédaction en 1480 de la Fabula di Orfeo de Politien. La célébrissime Chambre des époux du Palais ducal, peinte par Mantegna entre 1465 et 1474, comprend ainsi trois médaillons représentant différents épisodes de la vie du héros, prolongés et développés au siècle suivant dans une pièce d’une autre aile du château qui lui est entièrement consacrée, le Camerino di Orfeo. Mais la présence d’Orphée ne se limite pas au palais : on le retrouve également au Palazzo Te, somptueuse résidence maniériste conçue par Giulio Romano au sud de la ville, dans la Loggia des Muses et encore dans la Chambre d’Ovide. Une omniprésence, sans comparaison avec celle des autres héros de la mythologie, qui ne peut s’expliquer que par un désir d’auto-représentation des Gonzague, mécènes protecteurs des artistes tout autant qu’artistes de leur propre destin, porteur d’harmonie et de paix.

On le voit, la commande du duc à Striggio et Monteverdi s’inscrit donc pleinement dans ce cycle d’Orphée. L’on comprend mieux, dès lors, la substitution de l’apothéose apollinienne au dénouement tragique : si l’on accepte de voir derrière le héros une image du prince, son statut de demi-dieu fils d’Apollon ainsi que son ascension finale vers le soleil apparaissent comme le signe que le pouvoir des Gonzague tire sa légitimité du ciel. L’interprétation allégorique qui voit dans le parcours d’Orphée celui de l’âme pécheresse rachetée par Dieu se double ainsi d’une dimension politique pour le coup beaucoup plus terre à terre : en accordant le mythe au christianisme, pilier du pouvoir des princes, le fonds néo-platonicien est ici combiné avec, pour ne pas dire mis au service de la célébration idéalisée de la famille régnante. N’oublions pas que la partition de Monteverdi s’ouvre sur une toccata éclatante, imitation des fanfares qui ouvraient les grandes cérémonies publiques et annonçaient l’arrivée des souverains sous la forme d’un emblème musical symbole de leur puissance… Ce qui n’est pas encore une ouverture d’opéra mais plutôt une sorte de portique nous introduit ainsi dans un autre type de palais.

On pourrait même aller plus loin et suggérer que l’image du pouvoir se diffracte dans l’oeuvre d’une manière complexe et instable. Le personnage d’Orphée est en effet traité sous la forme d’un portrait évolutif du bon souverain, à la manière d’un exemplum, modèle glorieux de victoire sur les passions et de conquête de la vertu. La mise en scène du parcours initiatique du héros vers la connaissance et le souverain Bien fonctionne en ce sens comme un véritable miroir du prince, que le puissant Vincenzo offrirait en cadeau de mariage au futur duc. Comme Apollon venant au secours d’Orphée pour le remettre dans le droit chemin, le père indique ici à son fils la voie à suivre, tout en affermissant sa propre image - Vincenzo avait en effet la réputation d’être sujet aux excès, d’un tempérament sensuel et fougueux.

L’image se dédouble d’ailleurs d’une certaine manière puisqu’à côté, ou plutôt en amont de sa version céleste, le prince apparaît tout d’abord dans sa version terrienne, sous les traits de Pluton. D’une manière plus générale, l’acte IV présente au public un tableau idéalisé de la cour, qui contraste avec la présentation effrayante qui est faite des Enfers à l’acte III. Ainsi, la tempérance alliée à la justice dont fait preuve le dieu de l’Hadès s’oppose à l’inflexibilité autoritaire et aveugle de Caron, signe de servilité et, finalement, de faiblesse. Là où le nocher succombe au sommeil, le vrai souverain écoute et ne craint pas d’être clément, aidé en cela par la galanterie. L’allusion au rapt de Proserpine n’a de ce point de vue rien d’étrange : les épouses Gonzague sont toutes, sans exception, des étrangères enlevées à leur cité ou patrie d’origine - Brandebourg, Ferrare, Vienne, Florence, Turin - pour donner corps aux alliances diplomatiques. En outre, l’audience publique à laquelle nous assistons en présence du roi, de son épouse, de ses ministres et de ses sujets rappelle, dans son dispositif et ses personnages mêmes, l’Allégorie du bon gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti au Palazzo Pubblico de Sienne. Il rappelle aussi, comme par hasard, la représentation de la cour de Ludovic Gonzague dans la Chambre des époux de Mantegna, située non loin de la salle où fut créé l’Orfeo. Cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant, si l’on a à l’esprit la remarquable analyse du chef d’oeuvre de Mantegna par le grand historien d’art Daniel Arasse. Selon Arasse en effet, Mantegna aurait repris avec les deux fresques principales de son cycle, connues sous le titre de La Cour et La Rencontre, un schéma et une disposition typique des arts de mémoire médiévaux, ceux-là mêmes qui sont à l’oeuvre dans les fresques siennoises, consistant à associer la représentation d’un principe - Le bon gouvernement, figuré de manière statique et incarné par son souverain - et celle de son application pratique - Les effets du bon gouvernement - sous la forme dynamique de personnages parcourant un royaume en paix et prospère. Sans rentrer dans les détails de l’analyse, on peut ainsi se risquer à appliquer ce même schéma à notre opéra. Si le début de l’Acte IV s’apparente au tableau du bon gouvernement, la suite peut se lire comme ses effets : accueilli et entendu dans son malheur, Orphée parcourt librement et en paix le royaume d’Hadès ; s’il chute, ce n’est que par sa faute, parce qu’il a désobéi et enfreint une loi pourtant juste, parce qu’il s’est révélé mauvais sujet, incapable de se vaincre lui-même. Ce n’est que sous l’effet d’un gouvernement meilleur encore, supérieur puisque céleste, et avec l’aide du souverain suprême qu’est le Soleil, qu’il pourra se relever et incarner lui-même le prince idéal. Image du prince en devenir tout autant que portrait en majesté du souverain, allégorie de l’âme à la recherche du salut autant que symbole de l’harmonie retrouvée entre les trois musiques mondaine, humaine et instrumentale, la figure obéit donc ici à un fonctionnement éminemment complexe, fondamentalement irréductible à une signification unique.

Tout à la fois monument à la gloire du duc et miroir du prince à destination de son fils, Orfeo prend ainsi place au sommet du cycle orphique des Gonzague, dont il constitue, c’est le cas de le dire, l’apothéose. On l’aura compris, les différentes lectures du mythe (philosophique, religieuse, politique et esthétique) se superposent ici sans s’exclure, en un édifice d’une rare sophistication. En avoir perdu les clefs n’empêche du reste pas de continuer à en être touché. Monteverdi avouait lui-même sa prédilection pour les sujets qui, par leur humanité même, permettaient d’« émouvoir les affects » par la musique. Et de citer l’exemple d’Orphée, sujet émouvant au sens fort du terme, surtout si l’on se souvient qu’au moment où il compose sa musique, son épouse est condamnée par une maladie incurable : elle mourra quelques mois après la création.

Ne nous méprenons donc pas : l’approche « sérieuse » proposée ici ne doit évidemment pas faire oublier la dimension avant tout émotionnelle de l’oeuvre, non plus que la part de jeu inhérente à toute construction virtuose. La Chambre des époux en est un bon exemple, elle dont le sommet de la voûte est percé en son centre d’une ouverture en trompe-l’oeil sur le ciel : nouvelle prouesse illusionniste, l’oculus est entouré d’une balustrade d’où nous regardent, comme au fond d’un puits, angelots et jeunes filles rieuses. Et l’on se prend alors à rêver que dans son ascension vers le ciel, possible clin d’oeil de Monteverdi à Mantegna, Orphée, pris de remords d’avoir voulu renier les femmes, s’arrête à mi-chemin, sur le rebord de l’oculus, converser avec une demoiselle en compagnie des anges musiciens.

Médias

L’Orfeo : Marc Mauillon (Orfeo), Les Traversées Baroques, Etienne Meyer

Extrait du spectacle de l’Orfeo à l’Opéra de Dijon

Timelapse du montage du décor de l’opéra L’Orfeo à l’Opéra de Dijon

L’Orféo à l’Opéra de Dijon

Photos du spectacle

Crédit photos : ©Gilles Abegg - Opéra de Dijon