Présentation
Distribution
MUSIQUE Giuseppe Verdi
LIVRET Francesco Maria Piave & Arrigo Boito
ORCHESTRE DIJON BOURGOGNE
CHOEUR DE L’OPÉRA DE DIJON
DIRECTION MUSICALE Roberto Rizzi Brignoli
MISE EN SCÈNE Philipp Himmelmann
SCÉNOGRAPHIE Etienne Pluss
COSTUMES Kathi Maurer
LUMIÈRES Fabrice Kebour
ASSISTANAT A LA MISE EN SCÈNE Ludivine Petit
CHEF DE CHOEUR Anass Ismat
CHEF DE CHANT Emmanuel Olivier
SIMON BOCCANEGRA Vittorio Vitelli
AMELIA GRIMALDI Keri Alkema
JACOPO FIESCO Luciano Batinić
GABRIELE ADORNO Gianluca Terranova
PAOLO ALBIANI Armando Noguera
PIETRO Maurizio Lo Piccolo
UN CAPITAINE Stefano Ferrari*
UNE SERVANTE Sarah Hauss*
*Solistes du Choeur de l’Opéra de Dijon
FIGURANTES Delphine Beaulieu, Sidney Cadot-Sambosi,
Sarah Gfeller, Malika Hsino, Maëliss Le Bricon,
Séline Mila, Mathilde Meritet, Adélaïde Pornet
ÉDITEUR DES PARTITIONS éditions Kalmus - Version 1881 ( Version de Milan )
CRÉATEUR DES SURTITRES Richard Neel
RÉALISATION DES DÉCORS Ateliers de l’Opéra de Dijon
& Ateliers de l’Opéra de Rouen Haute-Normandie
RÉALISATION DES COSTUMES Ateliers du Stadttheater Klagenfurt
PRODUCTION Opéra de Dijon
COPRODUCTION Stadttheater Klagenfurt, Opéra de Rouen Haute-Normandie
AVEC LE MÉCÉNAT du Crédit Agricole de Champagne-Bourgogne
Synopsis
Prologue
À Gênes, sur une place. L’élection du nouveau Doge doit avoir lieu le soir-même. Le parti des Nobles et le parti de la Plèbe sont en lutte pour le gouvernement de la cité. Paolo Albiani, un plébéien ambitieux, obtient de Pietro le soutien populaire sur la candidature du corsaire Simon Boccanegra, qui par ses ca mpagnes a rétabli l’autorité génoise sur la Méditerranée. Resté seul, Paolo rumine sa haine des nobles et son désir de pouvoir. Arrive Simon Boccanegra, revenu de Savone à l’appel de Paolo. Ce dernier lui suggère de se porter candidat à la dogature. Sans ambition politique, Simon refuse, jusqu’à ce que Paolo lui fasse entrevoir à quel point cette situation servirait son amour pour Maria, la fille du noble Fiesco : on ne refuse rien à un Doge. Par amour pour Maria, Simon accepte. Pietro et Paolo s’affairent alors à détourner le suffrage populaire vers Simon. Jacopo Fiesco, un des leaders du parti des Nobles, s’apprête à fuir la ville. Il adresse un dernier adieu à sa demeure et pleure la perte de sa fille Maria, que des lamentations provenant de la maison annoncent morte. Il est surpris par Simon, qui cherche à obtenir son pardon et lui avoue n’avoir cherché la gloire militaire que dans l’espoir d’être digne d’obtenir sa fille. Il lui propose de faire la paix. Fiesco se dit prêt à accepter à une seule condition : que Simon lui rende la fille que Maria a donnée au corsaire et qu’il n’a jamais vue. Simon lui répond ne pas être en mesure d’accéder à sa demande : lors de son dernier voyage à Pise, où l’enfant était confié à une vieille femme, il a trouvé la maison vide, la femme morte et l’enfant disparu. Refusant paix et pardon, Fiesco s’éloigne. Pénétrant alors dans la demeure de Fiesco, Simon découvre avec horreur le cadavre de Maria, tandis que le peuple en liesse l’acclame comme nouveau Doge de Gênes.
Acte I
Environ 25 ans plus tard. Dans le jardin des Grimaldi.
Premier tableau
À l’aurore, face à la mer, la jeune Amelia Grimaldi attend avec de sombres pressentiments celui qu’elle aime, Gabriele Adorno, un jeune noble qu’elle devine comploter avec son propre tuteur Andrea contre le Doge Boccanegra. À l’arrivée de Gabriele, elle lui fait part de ses inquiétudes quant aux dangers qu’il court. Tandis que ce dernier cherche à la rassurer, on annonce la visite inopinée du Doge. Amelia croit connaitre la raison de sa venue : c’est pour demander sa main au nom de son favori Paolo Albiani. Elle presse alors Gabriele d’obtenir le plus vite possible de son tuteur la permission de l’épouser, tout en lui jurant de s’opposer à toute union que lui imposerait le Doge. En sortant, Gabriele tombe sur Andrea, qui n’est autre en réalité que Jacopo Fiesco revenu à Gênes sous un faux nom. Ce dernier lui accorde la main d’Amelia, non sans lui avouer qu’elle n’est en rien Amelia Grimaldi, mais une jeune orpheline recueillie dans un couvent de Pise le jour-même où la vraie Amelia y mourrait. Elle lui fut alors substituée pour éviter que les biens des Grimaldi, opposants politiques du Doge, ne soient confisqués par ce dernier. Au même moment, le Doge et Amelia sont en présence l’un de l’autre. Simon commence par lui annoncer qu’il vient de signer la réhabilitation des Grimaldi et leur accorde son pardon. En toute franchise, Amelia lui répond que Paolo ne la convoite que dans l’espoir de faire main basse sur la fortune des Grimaldi. Poursuivant, elle lui confesse ne pas être une Grimaldi, mais une orpheline de Pise. Elle fut élevée par une vieille femme et recevait souvent la visite d’un marin dont elle ignore qui il fut. À la mort de la vieille femme, elles se trouva seule et abandonnée, et fut recueillie comme orpheline dans un couvent. À ces mots, Simon reconnaît sa fille disparue vingt-cinq ans auparavant. Il lui montre alors un portrait de sa mère Maria Fiesco, dans lequel elle reconnaît celui que lui montrait souvent la vieille femme de son enfance. Enfin rendus l’un à l’autre, père et fille s’embrassent. Au sortir de la pièce, Simon exige de Paolo qu’il renonce au mariage, sans lui donner d’explication. Ce dernier convient alors avec Pietro de faire enlever Amelia par leur complice Lorenzino.
Deuxième tableau
Dans la salle du Conseil du Palais des Abbés. Au cours d’une séance du Conseil agitée, le Doge Simon tente en vain de concilier les intérêts opposés des Conseillers des Nobles et des Conseillers de la Plèbe, et de faire accepter l’idée d’une paix avec Venise. Un tumulte se fait alors entendre de la place : Gabriele Adorno y est poursuivi par le peuple en colère. Simon fait ouvrir les portes du palais et affronte la foule qui pousse Gabriele et Andrea / Fiesco devant elle. Interrogé, Gabriele avoue le meurtre de Lorenzino pour avoir enlevé Amelia. Avant de mourir, ce dernier a confessé avoir agi sur ordre d’un personnage puissant. Persuadé qu’il s’agit de Simon, Gabriele se rue vers lui son épée à la main. Au moment où il s’apprête à le frapper, Amelia s’interpose. Elle implore ensuite le Doge d’accorder son pardon à Gabriele, puis explique comment elle a pu échapper à ses ravisseurs, avant d’accuser Paolo du regard. Après avoir sermonné les Génois trop prompts aux luttes fratricides, Simon ordonne à Gabriele, qui lui tend son épée, et à Andrea / Fiesco de se laisser emprisonner pour la nuit, jusqu’à ce que lumière soit faite sur les évènements. Puis il exige que Paolo, en tant que représentant du peuple, maudisse devant tous « l’inconnu » qui a commandité le forfait.
acte II
La chambre du Doge dans le Palais ducal. Paolo demande à Pietro de faire amener devant lui les deux prisonniers, Gabriele et Andrea. Resté seul, il médite sa vengeance contre le Doge qui l’a obligé à se maudire lui-même et par qui il s’estime trahi. Il offre à la mort un double chemin pour atteindre le Doge : le bras de l’assassin - Andrea, en qui il a reconnu Fiesco, s’il accepte - ou le poison, qu’il verse dans la coupe destinée à Simon. Pietro lui amène Gabriele et Andrea. À ce dernier, il pro pose son soutien pour le complot en cours contre le Doge, à condition qu’il assassine Simon dans son sommeil. Le vieil homme refuse ce marché déshonorant et sort. Paolo annonce alors à Gabriele qu’Amelia est ici, objet des infâmes ardeurs du Doge, puis lui coupe toute possibilité de sortir de la pièce avant de disparaître. Une fureur jalouse s’empare de Gabriele envers celui qui a tué son père et maintenant lui prend la femme aimée. Survient Amelia, surprise de le trouver ici. À ses accusations, elle répond que l’amour de Simon est saint, mais refuse de lui confier le secret qui expliquerait tout. Arrive le Doge, tandis que Gabriele, résolu à le supprimer, se dissimule sur le balcon. De son père, Amelia cherche à obtenir le pardon pour Gabriele, dont elle avoue être éprise. Contrarié de la voir amoureuse de celui qu’il sait comploter contre lui, il lui promet cependant le pardon si Gabriele se repend, puis demande à sa fille de le laisser seul.
Épuisé tant par les conflits politiques incessants que par l’effort moral de toujours pardonner à ses ennemis, Simon boit une longue gorgée à sa coupe puis s’endort. Gabriele sort de sa cachette et, un moment hésitant, se décide à le frapper. Au moment où il lève le bras, Amelia s’interpose, tandis que Simon s’éveille et s’offre à ses coups. Le Doge avoue alors à Gabriele qu’il est le père d’Amelia. Une clameur monte soudainement dans la nuit : les troupes des conjurés encerclent et prennent d’assaut le palais. Lorsque Simon propose à Gabriele de le laisser les rejoindre, ce dernier déclare que désormais il se battra pour le Doge. Simon lui ordonne alors de d’abord leur porter un message de paix, et lui accorde la main d’Amelia.
acte III
À l’intérieur du Palais ducal. Au matin. Les troupes ducales ont vaincu. Conformément aux ordres du Doge, après une nuit passée en prison, Andrea / Fiesco est libéré. Il aperçoit alors Paolo que l’on mène aux geôles. À ses questions, celui-ci répond qu’il a été arrêté après avoir rejoint les conjurés. Condamné, il sait Simon lui aussi condamné : le poison fait son office. On entend alors les chants des noces de Gabriele et Amelia, dont Paolo avoue avoir la veille commandité l’enlèvement. De rage, Andrea / Fiesco tire son épée et se ravise, préférant le laisser au bourreau. Simon s’approche, ordonnant que les chants de victoire se taisent pour ne point offenser la mémoire des morts des deux camps. Il commence à suffoquer sous l’effet du poison. Andrea s’approche et se laisse peu à peu reconnaître comme Fiesco. Simon lui annonce alors pouvoir enfin accéder à sa demande et lui rendre sa petite-fille : c’est Amelia. Il sont bientôt rejoints par Gabriele et Amelia, à qui Simon, de plus en plus faible, révèle que Fiesco est son grand-père. Alors qu’il s’éteint, Simon désigne Gabriele comme son successeur…
Note d’intention
Philipp Himmelmann, Metteur en scène
Le Simon Boccanegra de Verdi est le voyage d’une vie pleine de souffrances. Cet opéra conte l’histoire d’un homme traumatisé par la mort de celle qui était l’amour de sa vie, une mort qui survient alors même qu’il obtient un pouvoir politique absolu qu’il ne cherchait pas. Une mort dont le souvenir et la blessure seront sans cesse présents sur le plateau, comme le sera le souvenir de la mer, symbole d’une vie où le poids de la responsabilité politique ne pesait pas encore.
Ainsi, sa vie privée et intime se meurt au moment où sa vie publique atteint son apogée. Sans cesse rattrapé par un lacis de traumatismes personnels et d’intrigues politiques, Simon s’obstine malgré tout dans sa quête de paix et de réconciliation. Mais les retrouvailles inattendues avec une fille qu’il croyait morte vont précipiter l’effondrement dramatique du personnage : son passé et sa vie intime ne peuvent plus être tenus à distance et viennent rompre le fragile équilibre politique que son autorité et son effort continuel imposaient. La lutte pour le pouvoir politique sera sans fin. Les protagonistes seront ici captifs d’un bâtiment labyrinthique sans issue, sorte de palais de Ceausecsu gris et froid dont les murs continuellement en mouvement, comme un corps lent et amorphe, évoqueront le monde instable et fuyant des intrigues politiques et des renversements d’alliances autant que la bureaucratie omniprésente qui étouffe nos sociétés au détriment de nos libertés fondamentales.
Entretiens
Entretien avec Roberto Rizzi Brignoli
La partition de Simon Boccanegra est un peu particulière dans la production de Verdi, dans la mesure où elle est à cheval sur deux époques très différentes de sa vie créatrice…
Vingt-quatre ans séparent en effet la première version de 1857 et la seconde de 1881. C’est justement la durée de l’ellipse entre le prologue et le premier acte de Simon. Vingtquatre ans, c’est énorme dans une vie, d’autant plus dans la vie d’un créateur, et je dirais d’autant plus pour Verdi, qui est un artiste toujours à la recherche de quelque chose d’original et de nouveau. Quelque chose de neuf qui lui permette de se détacher de la structure traditionnelle de l’opéra italien, avec ses numéros clos et ses divisions bien marquées. La première version de Simon est conçue en grande partie selon ce modèle, avec ses airs et ses ensembles bien délimités. Dans la deuxième, il a au contraire cherché la continuité maximale entre toutes les parties. Il a par contre maintenu, et c’est heureux, cette couleur sombre et cette tristesse qui étaient déjà dans la première version, et qui avaient contribué à son échec auprès du public et de la critique. C’est un aspect sur lequel il était lui-même sceptique en 1857, qu’il regrettait a posteriori dans sa partition. Mais, et c’est là bien sûr l’effet de la maturité, vingt-quatre ans plus tard, il a vu à quel point cette couleur était justement celle qui allait au drame. Il a donc maintenu, et même souligné cette noirceur. Loin d’être une version qui corrigerait les excès de la précédente, celle de 1881 est au contraire une version plus radicale. Et puis évidemment, entre 1857 et 1881, le contexte politique italien a radicalement changé. En 1857, Simon est l’une des dernières oeuvres données à la Fenice avant la fermeture pour cause de guerre entre l’Autriche, qui occupe la Vénétie, et le Piémont qui entreprend l’unité italienne. En 1881, cette unité est faite. C’est aussi un aspect qui constitue la maturité de l’oeuvre.
Entre les deux versions, l’Italie a changé, plus exactement même l’Italie s’est faite, mais Verdi lui-même a vécu entre les deux une expérience politique, puisqu’il a été député dans le premier parlement du royaume. Une expérience qu’il ne renouvellera pas…
C’est évidemment une expérience politique qui lui a donné une vision particulière et plus réaliste du pouvoir. On sent dans la version de 1881 une certaine désillusion quant à la vertu du politique. Verdi a toujours eu dans sa vie une certaine distance, une certaine méfiance à l’égard du pouvoir politique comme religieux. C’est seulement à la demande de son ami Cavour qu’il accepte de devenir député. Cette expérience directe de l’action politique est sans doute venue accentuer cette distance. Il est en réalité un peu dans la situation de Simon au prologue : le pouvoir ne l’intéresse pas, il n’en a pas l’ambition.
Verdi, au départ, était assez réticent à l’idée de retravailler Simon, un idée soumise par son éditeur Ricordi. Qu’est-ce qui, à votre avis, l’a décidé ?
On ne peut faire à ce propos que des conjectures. Verdi avait en effet au départ une résistance, une prévention très forte à l’égard de cette idée. Giulio Ricordi tentait de lui forcer un peu la main, il lui avait déjà envoyé la partition, etc. Verdi était déjà concentré sur Otello, à l’époque. Le fait est pourtant qu’il a mis Otello de côté, une oeuvre à laquelle il tenait absolument, pour finalement revoir Simon. Qu’est-ce qui a pu le décider ? Sans doute s’est-il aperçu à quel point il pouvait, avec la maturité qui était maintenant la sienne, porter cette oeuvre plus haut, faire de cette partition demi réussie un véritable chef-d’oeuvre. La confiance qu’il avait en Ricordi, la rencontre avec Boito sont venues également apporter un poids supplémentaire dans la balance. J’imagine qu’il a commencé juste pour voir ce que cela pourrait donner, pour tenter l’expérience sur quelques pages, et qu’il s’est pris au jeu. Quand il a vu que son art lui permettait désormais de pousser encore plus loin les aspects les plus radicaux de la partition, il n’a plus pu s’arrêter, la tentation était trop grande. Le chef-d’oeuvre l’appelait en quelque sorte. La seconde version me semble véritablement une confirmation de la première, et pas du tout un reniement. C’était une oeuvre ancienne, c’était un échec, il aurait pu en rester là. Mais sans doute la densité de cette histoire, son potentiel dramatique, ce qui a toujours été chez Verdi l’étincelle qui le porte à la composition, l’a à nouveau happé.
On cite souvent comme l’un des facteurs de cette décision le personnage de Paolo, qui lui est apparu comme une préfiguration de Iago, qui lui permettait en quelque sorte une forme de galop d’essai.
C’est absolument le cas : que ce soit en terme de théâtre ou de musique, il y a une connexion énorme entre les deux personnages. Paolo n’atteint sans doute pas la puissance et le développement de Iago, mais d’un point de vue technique, musical, scénique, harmonique - cette façon de chanter plusieurs fois sur la même note par exemple, comme une concentration du Mal - il l’annonce totalement. Comme Iago, il se révolte contre son allié parce qu’il n’a pas obtenu ce qu’il voulait.
On sait que Verdi n’a presque rien laissé en l’état dans sa révision, qu’il est intervenu quasiment sur chaque mesure. Mais parfois tout de même de manière très légère. Avez-vous le sentiment d’un déséquilibre entre les scènes totalement composées en 1881, comme la grande scène du Conseil, et celles issues de 1857 ?
Moi, je n’entends pas vraiment de différence très nette. On cite souvent en exemple la fin du prologue, avec cette musique un peu facile, un peu populaire. Ce sont des pages qui en réalité m’apparaissent comme totalement voulues et assumées par le Verdi de 1881. Dans cette fin de prologue, le contraste saisissant entre cette musique populaire - pour une liesse elle-même populaire - et la tragédie que vit Simon au même moment me paraît un effet théâtral extrêmement puissant et ingénieux. C’est l’ambiance réelle dans laquelle se passe son drame. Verdi vient d’un village, il connaissait ces musiques de fêtes un peu simples, il y était attaché, il en était touché. C’est un effet réaliste voulu où la vérité théâtrale prime sur l’esthétique musicale. De la même façon, la musique de Paolo n’est pas nécessairement compliquée ou développée. Elle est parfois très simple, mais toujours d’une grande justesse théâtrale : un simple petit geste peut dire beaucoup et être vrai. De 1857 à 1881, les changements sont parfois mineurs, mais toujours d’une incroyable efficacité. Regardez le nouveau « prélude », ces quelques mesures très courtes et presque pauvres, qui remplacent l’ancienne ouverture ! L’effet est absolument remarquable ! Otello fera de même : une plongée immédiate dans l’action. Cela ne se verra plus à l’opéra jusqu’à Salome ou Elektra de Strauss. D’ailleurs, l’orchestration dans Simon prend parfois un caractère presque expressionniste, la tonalité se perd, les couleurs se font par petite touches et par petits gestes très expressifs. Il a développé l’oeuvre - en six semaines - plutôt dans sa densité, dans sa profondeur, dans sa verticalité que dans son cours général.
C’est pour cela que le travail avec les solistes, le choeur et l’orchestre se fait avant tout sur la couleur du son. Cette musique, s’il l’on n’a pas une idée du son et de ce qu’il doit être, ne peut pas être jouée : cela veut dire travailler sur les coups d’archet, les articulations, sur la manière de former le son. C’est une oeuvre où la mélodie est en réalité peu présente. Il y a surtout des formes de récitatif, quelque chose qui ressemble au recitar cantando de Monteverdi : tout ce declamato, ce chant où une syllabe égale une note, etc. Verdi retourne ici à cette idée des débuts de l’opéra de faire chanter la parole, de trouver cette conjonction la plus totale entre le mot, le sens et la note. Ce que Verdi appelle dans ses lettres la parola scenica, la parole scénique. Simon Boccanegra, c’est l’Encyclopédie Universalis de la parole scénique. Il faut donc sans cesse trouver le bon phrasé, la bonne couleur pour la parole, y compris dans la musique même. Verdi ne cesse pas de fair parler la musique : une fois de plus, on peut prendre pour exemple les premières mesures du prélude, qui sont un véritable discours musical, on entend déjà parler Paolo et Pietro dans la musique. Verdi attachait une importance capitale à cette question de la parole, il faisait littéralement tourner ses librettistes en bourrique pour obtenir le mot exact qu’il voulait. Nous avons le devoir d’être aussi attentifs et intraitables que lui sur cette question, que ce soit pour les solistes ou l’orchestre !
On a le sentiment aujourd’hui d’une certaine standardisation dans l’approche de la musique de Verdi, on la dirige comme on dirige l’opéra italien en général. Avec vous, on a le sentiment à chaque fois d’un idiomatisme totalement propre à Verdi, d’une langue proprement verdienne qui ne ressemble à aucune autre, avec son style, ses inflexions et ses couleurs propres…
Je le dis toujours très humblement : je commence seulement, après toutes ces années à la diriger, à comprendre la musique de Verdi. J’ai le sentiment que c’est une musique qu’on ne comprend véritablement qu’avec l’âge, avec la pratique et l’expérience qu’il apporte. Il faut l’avoir beaucoup pratiqué pour commencer à la faire sienne. Il y faut une discipline, une force de travail très dure pour ne rien laisser passer, ne rien laisser dans un état « normal », car la normalité n’existe tout simplement pas dans cette musique. Il faut en permanence insister sur le moindre détail, de couleur, de son, d’articulation, pour obtenir cette langue verdienne. A jourd’hui nous avons peut-être, de manière générale, perdu cette discipline du travail, qui demande un temps de répétition long. Nous avons perdu en partie la discipline, le respect et le souci de recherche de la « vieille école » : travailler sur de longues périodes avec les solistes, chercher ensemble le bon style et la bonne couleur, se donner le temps de trouver. Il y trop de lieux aujourd’hui, en particulier dans les théâtres de répertoire, où le temps de répétition est réduit au minimum. Heureusement, il y a encore des maisons d’opéra, comme Dijon, Lille et d’autres, où l’on accorde encore ce temps nécessaire, et coûteux, qui seul permet d’atteindre une forme d’excellence.
Propos recueillis par stephen sazio,
Dramaturge de l’Opéra de Dijon
Entretien avec Philipp Himmelmann
C’est la première fois que vous mettez Simon Boccanegra en scène. Est-ce une oeuvre que vous aviez envie d’aborder ?
C’était en effet une oeuvre qui me faisait envie. Mais c’est une oeuvre rarement montée dans les théâtres, et la probabilité que je puisse l’aborder me paraissait faible. À vrai dire, dès mes études à Hamburg, je trouvais qu’elle faisait partie des plus intéressantes de Verdi, une de celles qui m’attiraient le plus avec Don Carlo et Otello, qui ont elles aussi cette profondeur psychologique. En particulier à cause de l’évolution du personnage de Simon, qui présente au début le caractère d’un homme libre centré sur sa vie personnelle et sa relation amoureuse avec Maria. À la perte de celle-ci, il devient un homme politique qui met de côté la part intime de sa vie comme si elle était morte avec Maria. Et 25 ans plus tard, il découvre, et nous avec lui, qu’en réalité, ces souvenirs et ces traumatismes anciens ne cessent jamais de nous hanter et ne disparaissent jamais. La musique de Verdi elle-même est, dans cette oeuvre, sans cesse à la recherche de l’âme de Simon. C’est une question qui m’intéresse beaucoup, et depuis toujours.
Le livret de Simon Boccanegra est souvent considéré, comme celui du Trouvère, comme difficilement compréhensible, avec une action touffue, avec ces personnages qui changent de noms, ce contexte historique et politique complexe. Quel est votre point de vue sur ce livret ?
Ce livret n’est en effet pas du tout évident, il ne suit pas une action linéaire. En réalité, il est presque impossible d’en raconter l’histoire avec une clarté totale. C’est un aspect qui a à voir avec Antonio García Gutiérrez, l’auteur de la pièce d’origine, et avec le genre du théâtre romantique espagnol du xixe siècle. C’est un théâtre dans lequel l’accent n’est pas mis sur la logique de l’histoire et des motivations, mais sur une succession de moments dramatiques et émotionnels, de coups de théâtres et de rencontres inattendues. On y cherche à créer un impact dramatique plutôt qu’à y raconter une histoire logique et linéaire. C’est quelque chose qu’il faut accepter. Dans Simon Boccanegra, l’ellipse de 25 ans qui sépare le prologue et le drame nous permet de montrer la courbe entière d’une vie. Cet aspect passe au premier plan, plus que les subtilités des intrigues politiques ou les rebondissements amoureux d’un ténor et d’une soprano. C’est pourquoi nous avons choisi de mettre le focus sur cet arc que dessine la vie de Simon, même si les autres personnages restent évidemment importants pour comprendre sa biographie et son chemin de vie.
C’est unique dans les opéras de Verdi. La politique est présente, et plus encore dans Don Carlo ou Otello, mais aucun n’offre cette focalisation sur l’histoire complète d’un personnage En tant que metteur en scène, Simon nous offre la chance de pouvoir faire ce travail de recherche archéologique ou psychanalytique : co prendre ce qui se passe dans un homme qui a vécu un tel trauma, non seulement la perte de sa fille, ce qui est déjà terrible, mais aussi la perte de l’amour de sa vie. À partir de ce moment, et de cette confrontation horrible et douloureuse avec Fiesco, le père de Maria, Simon cesse d’avoir une vie privée, et sa vie de politicien commence. C’est extrêmement intéressant et absolument différent de toutes les histoires qu’on rencontre à l’opéra.
Le moment du pouvoir arrive chez lui au moment où sa vie privée s’effondre. Mais c’est un pouvoir qu’il n’a par ailleurs pas cherché ! Paolo ne le convainc d’accepter qu’en lui faisant entrevoir à quel point il peut être utile à son amour pour Maria.
Exactement ! Simon n’a pas l’ambition du pouvoir. C’est alors d’autant plus intéressant qu’il ait pu y rester 25 ans. C’est une durée inhabituelle, même à l’époque. Cela est possible justement parce que sa vie privée et affective a disparu, il n’est plus qu’homo politicus, l’exercice du pouvoir constitue le total de sa vie, ce qui le rend en fait invulnérable. Dès que la vie affective revient dans sa vie, avec la découverte qu’Amélia est sa fille, il redevient vulnérable, et ses ennemis ne manquent pas d’en profiter. Avec l’entrée d’Amélia dans sa vie, tout change, il s’ouvre à nouveau au plan émotionnel, ce qui implique la faiblesse. C’est la découverte d’Amélia qui suscite la première crise avec Paolo, crise qui signera la perte de Simon. Dans la première rencontre de Simon avec Amélia, avant qu’il ne sache qu’elle est sa fille, nous le montrons comme un politicien efficace et froid, qui vient régler une affaire de manière très administrative et routinière, sans états d’âme. Simon est un homme dont le pouvoir s’appuie sur un intriguant comme Paolo, qu’il n’a jamais écarté. Leur alliance fonctionne pendant 25 ans, pendant 25 années où la guerre civile couve. Lorsqu’il propose, dans la scène du Conseil, de faire la paix avec Venise, ce qui suscite l’opposition de tous, amis et ennemis, il le fait probablement pour la première fois, et probablement à cause du changement opéré en lui par Amélia. Cette rencontre le fait passer à un plan politique supérieur.
La présence d’un homme comme Paolo au plus haut du système politique de Simon laisse en effet planer une ombre singulière sur les bas-fonds de son pouvoir. Comment voyez-vous cette relation avec Paolo ?
Le pouvoir de Simon dépend de lui. C’est Paolo qui l’a fait doge. Lorsque Simon lui refuse la main d’Amélia, toute la construction politique qu’ils ont mise en place s’effondre. Jusque-là, sans doute, Paolo a été celui qui prenait en charge les nécessités les moins reluisantes du pouvoir, celui qui se chargeait des basses-oeuvres impopulaires, et avec l’aval de Simon. Il est celui qui accepte d’avoir les mains sales. Paolo sait pertinemment qu’il ne sera jamais doge, qu’il n’en a pas le charisme, et que sa seule voie d’accès au pouvoir est cellelà. C’est l’homme de l’ombre qui est la clé du pouvoir et de son fonctionnement. Le portrait musical de Paolo que fait Verdi est lui-même tout à fait impressionnant et réussi. Chez Simon, musicalement, c’est seulement vers la fin qu’une certaine lassitude du pouvoir, une désillusion, se fait jour. Jusque-là, la musique le peint comme un homme d’action, plein d’énergie, qui exerce le pouvoir avec autorité et poigne.
Le type de pouvoir qui s’incarne dans votre scénographie est très marqué : un palais froid et anonyme, un pouvoir bureaucratique et écrasant. Cela correspond-il à la vision que vous avez du pouvoir aujourd’hui ? Est-ce un type de pouvoir que Simon a construit ou dont il a hérité et qu’il essaie de changer ?
Je ne suis pas sûr du tout qu’il essaie d’en sortir. C’est un mode de pouvoir qu’il utilise. L’information et les échanges d’informations sont à la base de ce type de pouvoir. Qui possède les informations possède le pouvoir. La bureaucratie d’aujourd’hui a bien sûr beaucoup à faire avec qui sait quoi et de qui. Aujourd’hui, les dossiers sont devenus informatiques, mais je crois que la base du pouvoir est la même, quel que soit par ailleurs l’usage qui en est fait. Cette bureaucratie, Simon ne l’a sans doute pas mise en place, mais c’est le pouvoir tel qu’il est donné et il l’utilise. Comme ceux qui lui succèderont.
On pourrait pourtant penser, à la fin de l’oeuvre, avec l’accession au pouvoir de Gabriele, qu’une lueur d’espoir apparaît. Après tout, il est celui qui a su se remettre en cause et changer de camp ?
Je n’en suis pas totalement convaincu. L’expérience historique montre que l’on peut sans doute avoir des temps de paix et de pouvoir plus juste, mais le balancier repart ensuite dans l’autre sens. Je pense plutôt que l’espoir ne vient pas de Gabriele, mais d’Amélia, qui est un personnage très fort, qui a su s’imposer dans un monde masculin sans trahir ses sentiments et ses idéaux. Elle sait influencer son père, elle sait influencer son amant. Pour moi, elle est la nouvelle force qui peut changer les choses, qui peut continuer le travail de réconciliation de cette société en guerre civile larvée permanente entre peuple et noblesse. Mais on le sait, dans les sociétés qui ont vécu des guerres civiles, les blessures sont telles qu’elles ne s’effacent que difficilement. Ce qui est magnifique dans Simon, c’est que les grands bouleversements politiques et les révolutions se font hors-scène. On reste sans cesse focalisé sur les personnages et sur Simon, l’histoire n’y est qu’une trame de fond, un arrière-plan sur lequel se détachent les personnages. On pointe souvent dans ce livret une faiblesse dramatique : que toute l’intrigue de l’acte ii repose sur le fait que ni Simon, ni Amélia ne révèlent à Gabriele la nature véritable de leur relation.
Gabriele et toute sa famille sont des ennemis héréditaires de Simon. Comment prendrait-il le fait que son amour est la fille de celui qu’on lui a toujours appris à haïr ? Avant de pouvoir supporter cette vérité, il faut qu’il ait lui-même fait une partie du chemin. C’est une guerre civile, passer du côté opposé, pour lui, signifie être en guerre avec sa propre famille. Son chemin n’est pas simple. Une révélation brutale ne simplifierait rien. Il faut d’abord le convaincre que l’image qu’il a de Simon est en partie fausse. La façon dont Simon, à la fin du premier acte, protège Amélia - et dans notre mise en scène, il l’a fait même asseoir sur le siège du pouvoir - est sans doute insupportable et incompréhensible pour ses conseillers eux-mêmes : c’est une Grimaldi ! Cette fin d’acte se fait dans la confusion la plus totale, personne ne peut comprendre l’attitude de Simon. C’est Amélia, d’ailleurs, à la fin de sa première rencontre avec lui, qui l’incite au secret, elle a l’intelligence de percevoir avec une grande acuité la situation politique. Elle est un caractère très indépendant et libre, beaucoup plus que la plupart des autres personnages féminins de Verdi.
Une autre grande figure de l’oeuvre est Fiesco. Comment le voyez-vous ?
C’est le représentant d’une idéologie ancienne qui prétend savoir ce qui est bien et ce qui est mal, et qui surtout n’hésite pas à opprimer en raison de ses valeurs. Son pouvoir est fondé sur l’oppression des autres, non sur la capacité à convaincre. On découvre en lisant la pièce de Gutiérrez qu’en réalité, à la fin du prologue, il est ruiné. Il a donc perdu sa position sociale et son pouvoir. C’est pourquoi ici, à partir de l’acte i, il apparait en prêtre. On ne sait rien de la mère de Maria, il n’en parle jamais ; il a clairement opprimé sa fille et a sans doute provoqué sa mort. Enfin, il essaie de récupérer son pouvoir en manipulant, en instrumentalisant des jeunes gens comme Gabriele. Il est avant tout d’une grande vanité. Dans son premier air, il ne fait que pleurer sur son sort. Il en appelle à la Vierge non pour l’âme de sa fille, mais pour la sienne. Il ne dit pas adieu à sa fille, mais à son palais et à ce qu’il représente. À la fin, il prend un grand plaisir à humilier une dernière fois Simon, et lorsqu’il apprend qu’Amélia est sa petite-fille, il ne fait que pleurer une fois de plus sur lui-même. C’est un égocentrique. Je ne lui vois aucune évolution.
Que signifie pour vous ce cheval présent sur scène ?
Dans la littérature, dans les mythes, c’est le cheval qui accompagne souvent les âmes dans leur migration après la mort. C’est aussi une image de la force, de l’énergie vitale et animale. Nous voulions commencer par une image forte, une sorte d’emblème ou de blason qui représenterait l’état d’esprit de Simon, son traumatisme : Maria pendue, la transition de la mort à la vie, la force, et la mer. Simon le corsaire vient de la mer, de cet espace libre, et sa tentation est sans cesse d’y retourner. Mais ici, la mer est un tableau : l’image ou l’idée sublimée de la mer, comme un point de fuite dans l’esprit de Simon. Le cheval est l’aspect dynamique de cet emblème, un élément incontrôlable comme peut l’être Simon. Il reviendra à la fin pour fermer le cercle et connecter la mort de Simon à celle de son amour, 25 ans auparavant.
Propos recueillis par stephen sazio,
Dramaturge de l’Opéra de Dijon
À propos de l’œuvre
Simon Boccanegra, la politique de la vertu
Jean-François Lattarico, Professeur à l’Université de Lyon 3 Jean Moulin
« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »
Un parcours tortueux
Avec les Vêpres siciliennes et Don Carlos, Simon Boccanegra constitue un troisième opus à part dans l’immense production verdienne. Le premier pour sa thématique paradoxale qui met en scène le massacre des Français dans le premier Grand Opéra composé par Verdi et donné à Paris pour l’exposition universelle de 1855, le second pour ses nombreuses versions, sa longueur démesurée et l’épaisseur psychologique de ses personnages qui offre une vision désenchantée de la représentation du pouvoir, après la parenthèse optimiste du Risorgimento. Situé chronologiquement entre ces deux opéras, le Simon Boccanegra présente la même particularité d’être un drame éminemment politique qui s’inscrit dans une période d’intense activité du compositeur : après les Vêpres, Verdi se lance dans la composition du Roi Lear qui restera hélas lettre morte, ainsi que dans la révision de Stiffelio et de La battaglia di Legnano dans le but d’éviter les rigueurs de la censure.
C’est au mois de mai 1856 que le compositeur, après d’âpres négociations avec les théâtres de Florence et de Naples, est en mesure d’accepter la commande du théâtre de la Fenice pour son cinquième opéra vénitien ( après Ernani en 1844, Attila en 1846, Rigoletto en 1851 et La Traviata en 1853 ). Le livret de ce nouvel opus fut une nouvelle fois confié à l’infatigable Francesco Maria Piave qui pour l’occasion s’inspira d’un drame d’Antonio Garcia Gutiérrez représenté à Madrid en 1843 ( dramaturge qui avait déjà inspiré le librettiste pour le Trouvère trois ans auparavant ), centré sur l’élection du premier doge de la République de Gênes, le corsaire Simon Boccanegra. Verdi se met à la composition à partir du 13 janvier 1857, au lendemain de la première parisienne du Trouvère, un mois plus tard la partition est achevée et les répétions commencent dès le 18 février. L’opéra est représenté le 12 mars 1857, avec en guise d’intermède, le ballet Bianchi e Neri de Giuseppe Rota, dont l’action évoque les dissensions politiques des factions nobiliaires rivales. Mais l’opéra est un échec, et même, écrit Verdi au lendemain de la première, un fiasco aussi grand que celui de la Traviata donné dans les mêmes lieux quatre ans auparavant. La reprise en juin de la même année à Reggio Emilia fut mieux reçue. Verdi s’occupa personnellement de la « mise en scène » et l’accueil fut chaleureux sans être pourtant un triomphe, notamment à la faveur de quelques modifications apportées au livret comme à la partition ( ainsi le premier tableau du premier acte ne se déroule plus entièrement à l’intérieur du Palais des Grimaldi, mais, du moins pour les trois premiers numéros, en plein air, dans les jardins du palais, pour chasser « la monotonie des nombreuses scènes d’intérieur », comme l’écrit le compositeur dans l’une de ses nombreuses missives ). Et lors de reprises successives ( à Florence, à Naples puis à Milan ), l’opéra alterne succès relatif et échec complet.
C’est le cas de la production milanaise de 1859, au cours de laquelle Verdi déplora l’attitude du public - qui ne sait pas ou « ne veut pas écouter » ( lettre à Ricordi du 4 février 1859 )-, production qui amorça le déclin de l’oeuvre. La dernière reprise, à Trani en 1871, relégua l’opéra dans un long purgatoire de dix ans, Verdi avait même déclaré qu’après Aida, en 1871, il voulait abandonner le théâtre : « Et puis, il vaut mieux finir avec Aida et avec la Messe, qu’avec un arrangement » ( Lettre à Ricordi, du 2 mai 1879 ).
La refonte de 1881
Le hasard de la chronologie fait qu’il aura fallu près d’un quart de siècle pour que Verdi, aidé d’une plume autrement plus experte et raffinée, celle d’Arrigo Boito, remanie substantiellement ce drame mal-aimé, exactement le laps de temps qui sépare le temps du prologue de celui de l’intrigue principale ( 1339 et 1362 ). D’abord réfractaire à un remaniement de la partition, le compositeur se laisse convaincre par son éditeur et par une collaboration avec Boito qui entretemps lui avait écrit le livret d’Otello dont il est très satisfait. Révisé en un peu moins de sept semaines ( entre fin décembre 1880 et mi-février 1881 ), le résultat révèle une conception formelle substantiellement modifiée, avec l’abandon de la forme close ( du « pezzo chiuso » ) et la recherche, en conséquence, d’un discours musical plus fluide et plus unitaire. L’opéra est représenté à la Scala le 24 mars 1881, avec le baryton français Victor Maurel dans le rôle-titre ( il sera Othello six ans plus tard ) et cette fois-ci c’est un triomphe.
Dans sa correspondance, Verdi évoque le parcours tortueux de son opéra, à l’image d’une intrigue alambiquée qui explique en partie l’échec relatif de sa réception. Comme pour d’autres opéras, en particulier quand il collabore avec le médiocre Piave, Verdi participe activement à l’élaboration du drame. On sait que conformément à une méthode de travail bien aguerrie, c’est le compositeur luimême qui rédigea un canevas assez précis, une sorte de « livret en prose » qu’il demanda ensuite à son librettiste de mettre en vers. Les premières lettres qu’il lui envoie sont très prescriptives, y compris à propos de la direction des acteurs, des aspects de la scénographie, des décors et de l’éclairage qui doivent suggérer le caractère sombre de l’intrigue. Dans la lettre qu’il écrivit au lendemain de la première, sa conclusion ( « Nous verrons qui a raison » ) semblait anticiper l’idée d’un remaniement de la partition et du livret, explicitement évoquée pour la première fois par l’éditeur Giulio Ricordi en 1868 qui était resté sur sa faim après l’échec de la reprise milanaise. Mais c’est bien Verdi qui a l’idée des modifications les plus importantes, notamment celle du conseil à la fin du premier acte, comme il le révèle dans une lettre à son éditeur, avec une remarque intéressante sur la dimension patriotique nouvelle que cette modification apporte à l’intrigue : « À ce propos je me souviens de deux lettres admirables de Pétrarque, l’une écrite au doge Boccanegra, l’autre au doge de Venise en leur disant qu’ils étaient sur le point d’entreprendre une guerre fratricide, et que tous deux étaient les enfants d’une même mère, l’Italie, etc. Sublime ce sentiment d’une Patrie Italienne à cette époque ! » Car dans la première version, la dimension politique est plus directement en lien avec le contexte particulier du Risorgimento. Les opéras patriotiques de Verdi, de Nabucco à La battaglia di Legnano, sont marqués par la présence récurrente des choeurs et des grandes scènes de masse, symboles de cette identité collective théorisée par Mazzini dans sa Philosophie de la musique : « Or pourquoi le choeur, individualité collectivité, ne recevrait-il pas comme ce peuple dont il est l’interprète naturel une vie propre, indépendante, spontanée ? ». Dans la version de 1857, quatre ans avant l’unification de la péninsule, la scène du Conseil est représentée de façon beaucoup plus concise et statique, choeurs et danses agrémentent l’éloge du corsaire qui triompha des Africains et dont le peuple célèbre le vingt-cinquième anniversaire de l’accession au trône. Verdi n’était pas complètement satisfait de cette scène qu’il jugeait creuse et bancale ( dans une lettre à son ami Arrivabene du 25 mars 1881, il évoque les « jambes brisées » de son opéra qu’il convient de « réparer », tandis que Boito évoque lui l’image d’une « table bancale » ) et qu’il fallait remplacer par une scène dramatiquement plus efficace.
Dans la version définitive en effet, c’est un doge pacifique qui apparaît face aux représentants des patriciens et des plébéiens, soulignant le danger délétère d’un conflit qui menace l’idée d’une appartenance à une même communauté nationale ( « Venise et la Ligurie / ont une patrie commune », I, 10 ).
Cette dimension - en 1881, l’unité du pays est enfin réalisée -, pouvait sembler quelque peu anachronique ( alors que cette allusion est paradoxalement absente de la première version ) ; le cri férocement guerrier de la foule ( « Guerre à Venise » ) est perçu par le Doge comme une allégorisation de l’épisode biblique de Caïn ( « Et avec ce cri atroce / Caïn dresse entre deux rives italiennes / sa sanglante massue ! » ). Mais le climat religieux dans lequel baigne l’appel fervent du doge a le même effet positif sur le choeur que dans les opéras patriotiques de jeunesse. Avec dignité, élégance et courage il fait face au soulèvement populaire qui menace l’intégrité de la République et celle de sa personne. Son attitude stoïcienne ( « Mort au Doge ! Soit, Héraut, ouvre / les portes du palais et annonce à la foule, / nobles et plébéiens, que je ne la crains pas » ), rappelle celle de Sénèque dans le Couronnement de Poppée, qui accepte l’annonce de sa mort prochaine avec sérénité et sans crainte aucune. Mais à une époque où l’Italie se lance dans une politique internationale hasardeuse pour se rapprocher des grandes puissances européennes et où une « piémontisation » excessive de l’État ont créé de fortes dissensions dans le sud du pays ( brigandage et naissance des organisations mafieuses ), cet appel à cimenter l’unité n’était pas si incongru. Simon Boccanegra est un opéra du désenchantement politique de Verdi, qui trouve ses racines dans les derniers opéras patriotiques, La battaglia di Legnano et les Vêpres, chant du cygne du Risorgimento musical.
Dans la Battaglia, seul opéra explicitement politique de Verdi, lié aux événements de 1848 ( représentée en janvier 1849, la République y sera proclamée quelques semaines plus tard ), la scène « politique » la plus réussie, aussi bien d’un point de vue dramatique que musical, est sans nul doute l’épisode du serment des Chevaliers de la Mort à la fin du second acte, sorte d’avatars kamikazes des Carbonari, prêts à mourir pour leur patrie. Mais à travers la tonalité sombre, l’austère prélude et l’introduction chorale non moins austère, qui rappelle les « scene d’ombra » des opéras sérias du siècle précédent, le discours désabusé des patriotes résonne comme un écho au désenchantement du compositeur qui associe l’exercice du pouvoir à l’action violente, notamment à travers le personnage de Jean Procida, double mazzinien du patriote conspirateur que Verdi appréciait moyennement. Dans les Vêpres justement, cette violence atteint son paroxysme dans la scène finale du massacre des Français, et on peut voir dans la relative concision avec laquelle l’épisode est représenté, une forme de dénégation paradoxale pour une oeuvre patriotique italienne composée pour l’opéra de Paris.
La lutte désenchantée
La dimension politique dans Simon Boccanegra est la conséquence logique de la grande méfiance du compositeur envers les figures d’autorité. De tous les opéras verdiens, celui-ci est sans doute un des rares, sinon le seul, pour lequel le spectateur éprouve une réelle empathie pour celui qui exerce cette autorité. D’autres figures, qui l’ont précédé, pouvaient susciter en partie ce sentiment : c’est le cas d’Attila, figure peu téméraire, qui réagit positivement à la ferveur patriotique d’Odabella et éprouve un effroi peu idoine à sa réputation lors du fameux songe prophétique; c’est le cas aussi de Charles Quint dans Ernani qui fait preuve d’une belle magnanimité lors de la célèbre scène du Couronnement à Aix-la-Chapelle. Alors que la plupart des souverains se confondent avec l’expression de la tyrannie, id est la non maîtrise des passions ( ce que réussit à faire Charles Quint dans Ernani qui déclare explicitement : « J’ai dompté mes désirs » ), Simon échappe à cette emprise, sans toutefois parvenir à ses fins. Mais Simon Boccanegra est une figure unique de ce point de vue. L’un des plus beaux rôles de baryton verdien est aussi la figure idéalisée du souverain vertueux, d’autant plus exceptionnelle qu’il n’est en rien assoiffé de pouvoir. Pourtant, son origine plébéienne va le placer au coeur des manoeuvres de Paolo Albiani, chef de file du parti populaire, afin de le faire élire premier doge de la République de Gênes. Comme souvent chez Verdi, l’intrigue intime et privée s’entrecroise avec l’intrigue politique et publique, la première servant souvent de moteur au déroulement de la seconde.
C’est le cas ici avec le personnage d’Amelia ( la fille de la défunte Maria Fiesco et de Simon ) qui représente le pôle affectif de l’opéra, alors que Simon incarne le pôle politique. Si l’usage veut que l’intrigue politique serve de toile de fond à l’intrigue privée, dans Simon Boccanegra, c’est plutôt le contraire. Le vingtième opéra de Verdi est sans doute l’un des plus dramatiquement politiques de sa production, dont l’austérité semble faire écho aux voeux mazziniens de régénération du genre.
Les velléités de clémence portées par Charles-Quint sont ici pleinement actualisées. Porté au pouvoir par la faction populaire, les rivalités entre factions noble et plébéienne n’ont pas cessé un quart de siècle plus tard et Simon se rêve en pacificateur des luttes intestines, se faisant ainsi le porte-drapeau du rêve politico-littéraire de Pétrarque. Son comportement est digne du Titus de Métastase dont tout l’entourage, ou presque, complote contre lui. Mais celui du doge n’est guère plus recommandable.
Paolo Albiani est un ambitieux sans envergure qui recourt à la corruption et manipule Simon par vengeance sociale, souhaite séduire sa fille et trouve chez le docile Pietro un parfait exécutant. Boito, qui aime les personnages troubles et méphistophéliques, a accentué cet aspect du personnage dans sa révision. Fiesco, le père de Maria aimée de Simon, a également un profil monolithique, symbole d’une caste vieillissante, jalouse de ses prérogatives, opposant constant de Simon avec qui il ne se réconciliera qu’à la mort de ce dernier, même si les notes de Verdi, notamment lors de sa première apparition à la scène 5 du prologue, en affine quelque peu les contours. Le compositeur dit de lui qu’il doit « posséder une voix d’acier, profonde et sensible ( … ) avec quelque chose d’inexorable dans la voix, de prophétique, de sépulcral ». Même Gabriele Adorno, le gentilhomme génois, amoureux d’Amelia, entraîné par Paolo, complote à son tour contre le doge, qu’il soupçonne d’avoir enlevé Amelia ; mais son personnage est assez effacé ( comme Boccanegra, il obtient le pouvoir sans l’avoir demandé ) et Verdi n’y touchera guère dans sa révision de 1881. Boccanegra subit ainsi maints outrages et à chaque affront il répond par un geste de magnanimité. Et le contraste est d’autant plus saisissant qu’il partage avec ses adversaires le même registre vocal : l’opéra requiert, en effet, pas moins de quatre rôles graves, deux barytons ( Simon et Pietro ) et deux basses ( Fiesco et Paolo Albiani ), un ensemble vocal imposant plutôt rare dans l’opéra verdien qui privilégie plutôt le ténor ( ici incarné par un Gabriele Adorno en retrait ), conférant ainsi une tonalité sombre à l’opéra. Pour tous ces rôles, Verdi exige explicitement que les interprètes soient avant tout de bons et vrais acteurs.
La magnanimité du doge se révèle dès le début de l’intrigue : il commence ainsi par lever le décret de bannissement qui frappait les « frères » patriciens d’Amelia ( dont il apprendra par la suite qu’elle est sa propre fille ). La jeune femme est d’ailleurs à l’origine de cet acte de clémence alors qu’elle sait ne pas faire partie de la caste des Grimaldi. L’effet politique de ce geste s’en retrouve d’autant plus magnifié qu’il apparaît aux yeux des spectateurs et d’Amelia elle-même comme désintéressé. C’est également en souverain magnanime et généreux qu’il traite le guelfe Adorno qui l’insulte au premier acte ( « Impudent / ravisseur de jeunes filles ! » ) et qui se jette sur lui pour le tuer ; le sentiment de compassion prévaut sur celui de la rage et de la vengeance : « Que personne ne le touche. / Mon orgueil s’incline et quand je vois sa peine, / toute mon âme ne parle que d’amour… ». La clémence du doge se poursuit au second acte quand il pardonne à Adorno d’avoir voulu l’assassiner en lui offrant la main de sa fille, dans une scène pourtant de très forte tension entre les deux hommes, l’un plein de rage envers l’assassin de son père, l’autre non moins irascible envers celui qui veut ravir sa fille. Enfin, geste suprême de magnanimité, dans le dernier acte, alors que Simon agonise, empoisonné par un de ses partisans, il trouve encore la force morale de se réconcilier avec son ennemi héréditaire, d’unir sa fille à son potentiel assassin et de transmettre à ce dernier la couronne ducale.
Simon Le hapax
Simon Boccanegra est une sorte de hapax dans la galerie des souverains verdiens, la plupart marqués par le vice de la tyrannie conjugué à la violence qui permet à celui-ci de prospérer. Son discours politique, constamment traversé par le paradigme de la conciliation, est l’écho ( involontaire ? ) des échecs des politiques successives qu’a connu le royaume d’Italie nouvellement constitué, comme l’atteste, une fois de plus, la correspondance du compositeur. C’est le cas en particulier de la célèbre missive que Verdi envoie à son ami Arrivabene, en date du 27 mai 1881, dans laquelle il récuse l’idée d’une représentation parisienne de Simon Boccanegra après la déception causée par l’attitude de la France vis-à-vis de Rome ( marquée par l’abandon de l’éphémère république romaine et le retour de Pie IX ). Dans son invective plutôt sévère, il en vient à déplorer le traitement que subissent certaines personnalités de valeur, comme l’important ministre des finances Quintino Sella.
À la lecture de la lettre, on a l’impression que ce dernier constitue une sorte de double réel du doge de Gênes, prétexte pour fustiger plus globalement l’exercice contemporain de la politique : « Je désespère quand je vois un homme d’un esprit si élevé, d’une âme forte et de si grand savoir, d’une honnêteté à toute épreuve, comme Sella, moqué, calomnié, insulté, je désespère, je le répète, de mon pays. J’ai un triste pressentiment sur notre avenir ! »
Le comportement vertueux de Simon Boccanegra était déjà présent dans la première version de l’opéra, mais les transformations de Boito et Verdi ont gommé les allusions au chef de guerre ( comme dans la scène du Grand Conseil ) et accentué en contrepartie son rôle de pacificateur. Dans la version de 1857, au début du 3e acte, Simon a réussi à mater une révolte déclenchée à la fin de l’acte précédent. Le choeur le célèbre et le lexique que le doge emploie est empreint de cette tonalité guerrière : « Un glaive guerrier resplendit dans ma main ; / que votre main saisisse celui de la justice » ( III, 1 ), déclaration d’une justice expéditive qui invite les sénateurs à châtier les conjurés. Dans la version de 1881, l’acte débute par un prélude véhément qui reprend la musique de l’émeute de l’acte précédent, mais aussitôt après ( il ne s’agit que de huit brèves mesures ), le choeur célèbre la victoire du doge sur les Guelfes, et lorsque Fiesco fait son entrée en scène, Simon Boccanegra le libère et lui fait remettre son épée, modification signifiante qui accentue une nouvelle fois le rôle pacificateur du souverain et atténue conséquemment sa fureur guerrière, bien plus présente dans la version primitive.
Pourtant, en apparence, le schéma dramaturgique à l’oeuvre dans Simon Boccanegra reproduit assez fidèlement celui qui prévaut dans la plupart des opéras verdiens : l’entremêlement de l’intrigue politique et privée. Si les deux types d’intrigue sont nécessairement présents, à des degrés divers, et convergent pour réaliser l’idéal verdien de la « parola scenica », Simon Boccanegra illustre, plus que tout autre opéra, la sublimation théâtrale et musicale de l’idéal politique, absent de la scène politique véritable.
Et c’est d’ailleurs bien le terme de sublimation qu’emploie le doge dans le prologue en faisant s’entremêler justement l’amour et la gloire politique, avant que l’échec du premier ne coïncide précisément avec le triomphe de la seconde : « Sublimarmi a lei sperai / Sovra l’ali della gloria » ( « J’espérai me hausser jusqu’à elle / Sur les ailes de la gloire » ). La précellence de la composante politique prévaut en effet dès le prologue, mais sur le mode paradoxal d’une défaite annoncée, et de la manière la plus dramatique qui soit : c’est en apprenant la mort de sa bien-aimée qu’il apprend en même temps son élection comme premier doge de la République. Le traumatisme de l’échec privé cohabite un temps - le temps éphémère de la scène finale du prologue - avec le signal apparent du triomphe politique. Cet oxymore ( puisque les deux événements contradictoires sont concomitants ) a une incidence sur la relation sentimentale du doge : on passe de l’amour sensuel pour Maria à un sentiment de pure tendresse envers Amelia, cause du malentendu qui va provoquer sa mort, et alors même que la relation père-fille, traditionnellement marquée par la subordination de la seconde envers le premier, trouve ici une sorte de point d’équilibre : à l’amnistie accordée aux « frères » d’Amelia répond la révélation du secret de l’identité de celle-ci. La relative déperdition d’énergie de la sphère privée est ainsi compensée par un accroissement de cette même énergie du côté de la fonction politique. Mais cet oxymore fonctionne en réalité comme un paradigme signifiant et sert de grille de lecture pour le drame tout entier, jusqu’à son funeste dénouement : c’est un corsaire, et non un noble, qui accède à la plus haute dignité de l’État; sa bien-aimée, symbole de pureté, est pourtant née d’une caste monstrueuse, s’exclame Simon dans la scène 6 du Prologue ( « Et c’est parmi ces monstres / qu’est née cette pure beauté ? » ) ; les multiples affronts qu’il a eu à subir l’incite à réagir à contre-courant, en faisant preuve non d’esprit de vengeance, mais de clémence et de magnanimité. Et la malédiction ( thème verdien par excellence ) que Paolo, en tant que magistrat, se lance à lui-même ( puisque ce dernier ignore que Simon sait qu’il est le coupable ) à la fin du premier acte, n’est-elle pas elle aussi un bel exemple d’oxymore politique ?
Homo politicus in utopia
Le grand discours pacifique du Doge, lors de la scène du Grand Conseil, illustre à merveille l’utopie politique du personnage visant à concilier les contraires par le biais de la métaphore aquatique : son invocation à « la plèbe, aux patriciens, au peuple » qui, « frères d’un même foyer » ne font que « se dévorer », trouve la résolution de ses contradictions dans l’extase pacifiée qu’offre le vaste océan. Le solo de Simon est l’un des plus beaux airs « politiques » de Verdi et son rythme chaloupé et intensément nostalgique fait écho au poignant prélude de l’opéra qui distille, comme rarement chez Verdi, un sentiment d’intense nostalgie. La conscience patriotique non moins intense qui sourd de son discours a un effet immédiat sur l’assistance, sur Amelia d’abord, sur Fiesco ensuite ( qui exprime son admiration en aparté, presque honteux de ne pouvoir renverser cet audacieux corsaire ), et sur le choeur, symbole de l’expression populaire, qui évoque les « accents émus » du souverain qui calment leur colère, « comme l’aile d’une brise suave / qui apaise la mer ». En revanche, il semble imperméable sur les autres protagonistes masculins, sur Gabriele qui sachant sa bien-aimée saine et sauve, méprise toute autre passion ( « Mon coeur fidèle dédaigne / tout autre désir » ), sur Paolo qui ressasse sa colère ( « Non, le serpent qui me ronge / est gonflé de venin » ), sur Pietro qui incite vainement ce dernier à la fuite. Pourtant, à l’exception de Paolo, manifestement irrécupérable, les deux autres protagonistes masculins semblent infléchir leur position jusqu’alors intransigeante, non par le biais de la sphère politique, mais par celui de la sphère privée. Le personnage de Fiesco en particulier, pour ennemi qu’il soit du doge, garde une certaine droiture morale que la relative simplification eu égard à la source espagnole ( où il apparaissait beaucoup plus retors ) a permis de préserver. La gouvernance fragile de Simon s’inscrit dans l’ancienne tradition du « bon gouvernement » ( Buon governo ) que la pensée politique vénitienne ( c’est elle qui sous-tend implicitement l’idéologie du Doge ) n’a eu de cesse de théoriser et de pratiquer. L’esprit de conciliation évoque en effet l’équilibre des institutions au coeur du système politique de la République sérénissime, dont Simon est une sorte de double allégorique. Verdi l’évoque comme étant « une âme passionnée, très ardente et fière, avec une apparence calme et digne, solennelle » et qui doit faire preuve d’une « certaine autorité sur scène », car ajoute-t-il, « la voix et l’âme ne suffisent pas ». Le personnage, dans son comportement même, symbolise ainsi cet esprit de synthèse qui doit ensuite s’incarner dans l’exercice du pouvoir. Mais l’entremêlement des passions privées et des passions politiques signe au fond l’échec de cette gouvernance de la synthèse et de la pacification. C’est une cause intime et privée qui pousse l’un des siens, Paolo, à l’empoisonner et c’est ce paradoxe suprême, cet oxymore au coeur de l’intrigue qui symbolise la scission inévitable entre l’idéal politique tourné vers la concorde et la réalité du pouvoir soumis aux aléas des luttes sans merci. L’unification du pays en 1861 ( complétée en 1866 avec l’acquisition de la Lombardie- Vénétie, et en 1871 avec l’annexion de Rome ) n’a guère réglé les problèmes et les crises politiques se succèdent, provoquant d’immenses vagues migratoires de la population. Le nouveau Roi d’Italie, au lieu de concilier le Nord et le Sud, au lieu de maintenir au sud les fonctionnaires méridionaux, a imposé ses hommes de main, initiant une forme de « guerre de sécession » à l’italienne.
Le contexte politique contemporain de la refonte du Simon Boccanegra de 1881 éclaire ainsi rétrospectivement la lecture politique et allégorique de l’oeuvre. La morale de l’histoire est finalement donnée par Fiesco, dont la réponse au désenchantement de Gabriele Adorno ( « Comme il a passé vite / le temps de l’amour heureux ! » ) est le reflet du pessimisme du compositeur, plus qu’une simple réaction à l’agonie du Doge et au triste dénouement de l’intrigue : « Toute joie sur la terre / est un charme mensonger ; / le coeur humain est source de larmes infinies ». Les larmes infinies de l’assistance qui pleure la mort de Simon renvoie à celles que le doge versa à la fin du premier acte ( « Je pleure sur vous, sur la douce / lumière de vos collines / où bourgeonne en vain / le rameau d’olivier » ), expression émouvante et poétique d’une impossible conciliation.