
Épisode 6 : La littérature tchèque de l’entre-deux-guerres Jan Rubeš
Avril 2015
Jan Rubeš, professeur à l’Université libre de Bruxelles
« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »
L’effondrement de l’Empire austro-hongrois en 1918 ouvre de nouvelles perspectives au peuple tchèque. Ses aspirations à une plus grande autonomie manifestées depuis une quarantaine d’années, et à l’indépendance politique depuis le début de la guerre, peuvent enfin se réaliser. Le nouvel État sera jusqu’aux Accords de Munich en 1938 une démocratie moderne et unique dans son genre en Europe centrale. Cependant, il sera confronté à une série de problèmes : la continuité historique et institutionnelle, les relations diplomatiques avec les pays issus de l’Empire, les frontières, les symboles étatiques... Nombre de ses problèmes viennent du fait que le nouveau pays de 14 millions d’habitants est multiethnique : composé des Tchèques et Slovaques, il compte des minorités ukrainienne et juive en Ruthénie, une autre hongroise au sud de la Slovaquie, une polonaise au nord de la Moravie. À cette complexité ethnique de la nouvelle République tchécoslovaque s’ajoute sa plus importante minorité, qui est germanophone, de plus de trois millions de personnes. Elle se considère aussi bien « allemande » qu’« autrichienne », juive que tchèque. Toutes ces composantes ethniques vont développer des cultures différentes qui évoluent dans un certain isolement. C’est flagrant notamment dans le cas des Tchèques et des Allemands qui vivent dans les villes comme Prague ou Brno, les uns à côté des autres, sans se fréquenter.
Le cas le plus connu de cette fracture est sans doute Franz Kafka (1883-1924) : né au centre même de Prague, il y passe pratiquement toute sa vie. Il est, comme ses compatriotes, citoyen autrichien d’abord (jusqu’à 1918), tchécoslovaque ensuite. Certes, il parle tchèque mais n’écrit qu’en allemand et vit dans un milieu intellectuel juif germanophone. Qu’il s’agisse des cafés, des maisons d’éditions, de son travail ou de ses amis, son univers est presque exclusivement allemand. De l’autre côté, son contemporain et pragois comme lui, Jaroslav Hašek (1883-1923), auteur du Brave soldat Chveik, qui est considéré comme un des plus grands romans tchèques du XXe siècle, n’a aucun rapport avec les écrivains germanophones pragois et ne saura d’ailleurs jamais qu’un Kafka existe. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de la diversification des milieux intellectuels tchèques au lendemain de la grande guerre.
Les vingt années de la Première république (1918-1938) sont une période relativement courte par rapport au long chemin que la culture y a parcouru. Au-delà de la littérature, qui va être au centre de notre intérêt, il faut aussi mentionner la peinture (Alfons Mucha, František Kupka, les artistes d’avant-garde), l’architecture (Josef Gočar, le rondocubisme, le fonctionnalisme), les débuts éclatants de la cinématographie (on construit des ateliers modernes à Barrandov, dans la banlieue de Prague), la musique (Leoš Janáček) ou la photographie (Drtikol, Sudek). Comment expliquer ce bouillonnement culturel qui inspira les Tchèques pendant de longues années encore ?
Un rapide retour en arrière permettra d’éclairer mieux ce phénomène. En 1867, l’empire des Habsbourg est réformé. Il aura dorénavant deux entités politiquement, socialement et culturellement distinctes, qui seront l’Autriche (la Cisleithanie) et la Hongrie (la Transleithanie). Les Tchèques, se croyant plus loyaux envers le pouvoir viennois que les Hongrois mêmes, se considèrent comme oubliés, voire trahis dans ce réaménagement. Dorénavant, ils vont réclamer une plus grande autonomie, tout en sachant qu’ils n’atteindront pas celle qui est accordée aux Hongrois. Ils mènent différentes actions politiques (boycotté des institutions centrales, revendications linguistiques) mais aucune n’aboutira. Par conséquent, le seul domaine qui leur reste pour exprimer leur fierté et leur identité sera la culture. C’est donc elle qui va mobiliser l’énergie de la nation dans un grand élan patriotique. Les dernières décennies du XIXe siècle voient naître une longue série d’institutions culturelles tchèques, de musées, d’associations, d’archives, et même l’université de Prague se scinde en université allemande d’un côté et tchèque de l’autre. On construit des salles de concert et des salles d’exposition (Rudolfinum), l’opéra (le Théâtre national), des bâtiments représentatifs (la Maison de la municipalité). Cet élan intellectuel va être certes interrompu pendant les quatre années de guerre mais ne pourra que redémarrer avec plus de force et énergie encore au moment de la création de la Tchécoslovaquie, un nouvel État indépendant, qui est un aboutissement correspondant à ces aspirations culturelles.
Alors que les pays voisins, l’Allemagne en particulier, souffrent des conséquences dramatiques de la guerre et d’instabilité politique, la Tchécoslovaquie connait un rapide développement économique (Batá, Škoda) et on peut estimer que dans les villes notamment, le niveau de vie est comparable à celui des autres capitales occidentales. Ces conditions, plus la démocratie instaurée avec, il faut le rappeler, l’aide de la France et inspirée par son modèle (la Constitution, l’organisation de l’armée), forment une excellente base à son développement culturel. La méfiance à l’égard de l’avenir, le scepticisme ou la nostalgie du « monde d’hier » disparu, cher à Stefan Zweig, qui se répandent à travers l’Europe, n’ont pratiquement aucun écho en Bohême. Bien au contraire, l’heure est à l’optimisme, à la joie de vivre d’un côté, à la responsabilité pour la « respublica » de l’autre. Si le cri d’une foule a pu faire tomber un mur, il ne peut rien construire, dira Karel Čapek (1890-1938).
Lui, précisément, est un écrivain de « responsabilité » parmi d’autres intellectuels qui défendent la nouvelle démocratie. Optimiste modéré, il est conscient de la fragilité du monde à cause des dérives qui le menacent, qu’elles soient technologiques ou politiques. Elles sont d’ailleurs presque toujours interdépendantes et provoquées par les hommes : le désir de domination chez les puissants ne connait aucune limite et peut tout détruire, tant qu’ils ne deviennent, eux-mêmes, victimes de leur propre folie ou tant qu’on ne réussit pas à leur opposer la raison, souvent trop tard.
Karel arrive à Prague à 17 ans avec ses parents et son frère Josef qui restera tout au long de sa vie la personne la plus proche de lui. Ils signent d’ailleurs ensemble plusieurs livres et pièces de théâtre. Josef se fait connaître comme peintre cubiste, illustrateur et critique d’art, Karel comme auteur de nouvelles, dramaturge et traducteur. Karel a prolongé ses études de lettres par des séjours à Berlin et à Paris. Au lendemain de la guerre, il publie son anthologie de la poésie française[1] que la jeune génération de poètes et d’artistes va considérer pendant de longues années comme son livre de chevet.
Cependant, c’est le théâtre qui attire Karel Čapek. Son premier succès international est dû à une pièce, au titre énigmatique — mais bien dans l’air du temps — R.U.R.[2] Il s’agit d’une pièce « d’anticipation », qui se déroule sur une île où sont fabriques les robots, tellement ressemblants aux hommes que l’héroïne de la pièce ne les distingue plus de ses semblables. Les robots connaissent un énorme succès commercial, leur production augmente et, puisqu’ils sont doués d’intelligence, ils se révoltent contre les hommes pour les dominer. La guerre éclate, l’humanité est décimée, mais les robots ignorent le secret de leur propre fabrication. Ainsi, ils risquent de disparaitre à leur tour. C’est alors qu’on voit naître entre un robot « homme » et un autre robot « femme » le sentiment qu’on pourrait appeler l’amour.
Orwellienne, la pièce a certes quelque peu vieilli, mais on en garde toujours le néologisme « robot » que Čapek y a utilisé pour désigner les êtres artificiels, des machines douées d’intelligence. Ses autres pièces sont également prémonitoires, comme La Maladie blanche, sur une épidémie contre laquelle seul un médecin connait le remède mais ne veut le livrer qu’à condition que le régime dictatorial de son pays change, ou psychologiques, comme L’Affaire Makropoulos, sur l’immortalité, si désirée et pourtant impitoyable lorsqu’on n’arrive pas à mourir. Cette pièce fut certes un échec mais cédée à Leoš Janaček, elle l’inspira pour un de ses plus saisissants opéras.
Tout au long de sa vie, Čapek fut lié à un grand quotidien libéral La gazette populaire (Lidove noviny) auquel collaboraient un grand nombre d’intellectuels tchèques de l’entre-deux-guerres. Ainsi, beaucoup de ses livres, comme ses récits de voyage, y paraissent avant d’être publiés chez d’autres éditeurs. Čapek y commente aussi l’actualité, qu’elle soit culturelle, sociale, politique ou internationale. Il est perçu par les Tchèques aussi bien comme écrivain que comme journaliste et personnalité publique. Son amitié, au-delà du respect mutuel qu’ils se vouent, avec le président tchécoslovaque Tomaš Garrigue Masaryk (1850-1937)[3], et les réunions amicales hebdomadaires du vendredi dans sa villa où sont invités des écrivains, artistes et des hôtes étrangers de passage à Prague font de lui le symbole de la Tchécoslovaquie démocratique où l’intelligence semble être la promesse du meilleur avenir.
Aujourd’hui, nous gardons de lui surtout l’image de romancier, d’écrivain prolifique que tout intéresse : son jardin, les animaux, la mystification, les métiers, les enquêtes policières, les découvertes scientifiques, les cultures lointaines... Ses nombreux romans ont deux principales sources d’inspiration : les énigmes de la psychologie humaine ( romans appelés « noétiques »[4] ) et le catastrophisme. De cette seconde veine, il puise l’inspiration pour son roman le plus célèbre — notamment auprès du public français — La Guerre des salamandres[5]. Le désir de dominer les mers, de soumettre ses richesses, devient possible grâce à la découverte d’une espèce de salamandres capables d’imiter les hommes et d’apprendre ce qu’ils leur enseignent. Mais elles copient aussi tous les mauvais côtés de l’humanité et finissent par lui déclarer la guerre avec le but de l’anéantir en recouvrant toute la terre d’océans. Ce qui fait de ce roman un chef-d’oeuvre, c’est la façon dont il est construit, le procédé d’écriture par lequel Čapek fait avancer l’histoire : toute une partie se compose par exemple des coupures de journaux qu’un des protagonistes rassemble et dont la lecture nous renvoie, tel un miroir, l’image grotesque et lâche de l’humanité.
Čapek meurt à 48 ans, à la veille de la guerre. De santé fragile, il n’aurait pas survécu à l’occupation allemande, comme n’y a pas survécu non plus son frère, déporté dans des camps de concentration. Mais la mort de Karel est perçue avant tout comme un symbole puisque depuis le milieu des années 1930 il devint la cible privilégiée de l’extrême droite fascisante qui s’attaquait à tout esprit démocratique et libre.
Dans ce contexte il faut mentionner d’autres écrivains de la génération de Čapek qui s’identifient avec la nouvelle Tchécoslovaquie pendant la période de l’entre-deux-guerres. Journalistes, comme Ferdinand Peroutka (1895-1978)[6] qui part en exil pendant la guerre à Londres, ensuite aux USA lorsque les communistes prennent le pouvoir en 1948 ; romanciers, comme Karel Polaček (1892-1945), qui transmet l’image expressément naïve et touchante du quotidien des petits gens avec son humour juif ; le dramaturge et romancier František Langer (1888-1965), un des témoins de l’aventure des « légionnaires » qui ont formés des unités de combat tchécoslovaques en Russie après la révolution bolchevique ; ou Vladislav Vančura (1891-1942) qui représente aussi, à sa façon, le destin tchèque : médecin, intellectuel de gauche, il se fait connaitre comme auteur de romans sociaux dont il ciselle la langue jusqu’au raffinement extrême. Proche de jeunes artistes, il est le premier « président » de l’association Devětsil qui les rassemble. Le succès de ses œuvres lui fait abandonner la pratique médicale pour se consacrer au journalisme, à l’écriture et au cinéma. Plusieurs de ses romans ont d’ailleurs été adaptés à l’écran, certes plus tard, mais avec un rare bonheur : le roman historique Markéta Lazarová par František Vlačil et le roman « humoristique » Un été capricieux par Jiři Menzel[7]. Dans cette charmante nouvelle écrite en 1927[8] se mélange le quotidien d’une bourgade tchèque aux bavardages savants, archaïques et pompeux que mènent trois amis, un maitre-nageur, un curé et un major retraité pendant des après-midis bien arrosés, au bord d’une piscine. L’histoire est banale et grotesque à la fois : un saltimbanque vient présenter quelques spectacles sur la place publique du village, accompagne d’une jeune et jolie femme, Anne. Les trois amis essaient de la séduire, chacun à leur tour, plutôt malhabilement, et leurs tentatives se terminent toutes par un échec. L’épouse du maître-nageur s’éprend, elle, du magicien Ernest, mais son aventure n’est pas plus concluante. Finalement, Ernest et Anne repartent et tout rentre dans l’ordre, du moins en apparence.
Vančura travaille au début de la guerre sur une grande fresque historique par laquelle il cherche à représenter le passé tchèque au travers des personnages réels ou imaginaires. Membre d’un groupe de résistants, il est arrêté par la Gestapo et exécuté pour exemple quelques jours après l’attentat commis contre Reinhard Heydrich[9]. Comme Čapek, qui n’a pas pu terminer son dernier roman La vie et l’oeuvre du compositeur Foltýn[10], la fresque qu’entame Vančura Tableaux de l’histoire de la nation tchèque reste inachevée.
Il est, certes, simpliste d’opposer des catégories d’écrivains en parlant d’un côté de ceux qui s’identifient avec l’esprit démocratique et patriotique de leur pays (surtout face au danger du fascisme), et ceux qui, de l’autre côté, se révoltent contre l’ordre établi. Cependant, cela nous permet de situer dans ce second courant plusieurs écrivains qui se réclament du socialisme, qui soutiennent la révolution bolchevique en Russie ou qui se situent dans la mouvance anarchiste. Le représentant le plus connu de ce courant est Jaroslav Hašek, l’auteur du Brave soldat Chvéik[11], considéré comme le roman-clé de la littérature tchèque du XXe siècle. Hašek est un anarchiste-né, un bohême, un mystificateur et un provocateur qui mène sa vie en marge de la société « conformiste ». Sa vie est si riche en événements qu’elle constitue une source d’inspiration inépuisable à ses centaines de nouvelles et à son unique roman. Hašek était tour à tour marchand de chiens (volés), fondateur du parti politique « Le Parti du progrès modéré dans les limites de la loi » qui est une parodie des partis politiques autrichiens du début du siècle, rédacteur de diverses revues qui l’ont toutes licencié pour mystification de lecteurs ou abus de confiance, bigame, car marie à la fois à une Tchèque et à une Russe, déserteur, commissaire de l’Armée rouge...
Ce grand buveur de bières est mort à 39 ans sans pouvoir achever l’histoire de Chveik, son alter ego, qui nous laisse toujours pantois face à la question — est-il extrêmement intelligent ou complètement idiot ? Le zèle avec lequel il obéit aux ordres et sert ses supérieurs — le roman se passe pendant la guerre 1914/1918 - les rend ridicules ou fous de désespoir. Son bon sens dévoile l’absurdité de toute hiérarchie bureaucratique, ce qui perpétue l’actualité de ce roman, alors qu’il se passe il y a un siècle. Chveik fait surtout rire par ses bons mots, par des analogies qu’il ne cesse d’évoquer avec les situations dans lesquelles il se trouve, et son rire est l’unique défense — mais la seule efficace — devant la bêtise dominante. Aujourd’hui, alors que la même bêtise existe toujours, elle ne nous fait que désespérer. Cette autre vision de la même dérive de la société « moderne » est décrite, avec anticipation et une aussi grande conviction dans les romans et nouvelles du contemporain de Hašek que fut Franz Kafka.
L’esprit de Hašek trouva quelques continuateurs dans la littérature tchèque, dont le plus original, notamment sur le plan stylistique, est Bohumil Hrabal (1914-1997). Alors que Hrabal a connu un retentissement favorable et un réel succès en France, Le Brave soldat Chvéik reste un héros apprécié surtout en Europe centrale. Ni son humour, ni le contexte dans lequel ce roman comique et antimilitariste est situé ne correspond, apparemment, à la sensibilité latine. Son exemple montre aussi à quel point la traduction peut conditionner la réception d’une oeuvre littéraire étrangère.
Néanmoins, pour en revenir à l’entre-deux-guerres, d’autres écrivains se situent dans une mouvance anarchisante ou subversive, mais plus sur le plan intellectuel que comportemental, comme c’est le cas de Hašek. Le poète Stanislav Kostka Neumann (1875-1945) est influencé dans sa poésie libertine et romantique par le vers libre d’Émile Verhaeren, dans sa pensée politique et esthétique par Kropotkine et Lénine. Il est un des fondateurs de la poésie prolétarienne qui a d’autres représentants influents dans la littérature tchèque et constitue un courant qui va se prolonger en se transformant en littérature sociale, engagée, voire socialiste. Le parti communiste tchécoslovaque recrute, il est vrai, depuis sa fondation en 1921, nombre d’intellectuels de premier plan. En 1929, quelques écrivains les plus en vue signent un manifeste critiquant son tournant vers le stalinisme et en sont exclus. Pour certains, comme Stanislav Kostka Neumann, il s’agit d’une rupture momentanée puisqu’il rejoindra le parti quelques années plus tard. Pour d’autres, comme le poète Jaroslav Seifert, elle est définitive.
Jaroslav Seifert (1901-1986) est à ses débuts littéraires également inspiré par des conflits sociaux, par la misère des ouvriers ou par la révolution bolchevique et s’inscrit dans le courant de la poésie prolétarienne. Il a vingt ans, un an de plus que Jiri Wolker, l’enfant prodigue de cette jeune génération qui s’impose sur la scène littéraire au lendemain de la guerre. Mais Wolker meurt en 1924 de la tuberculose et avec lui disparait aussi l’attachement de jeunes artistes à des thèmes sociaux. Regroupés depuis 1920 dans l’association Devětsil, ils vont s’ouvrir au monde, découvrir la « modernité » qui est pendant quelque temps encore associée au cubisme, avant de définir leur propre esthétique et approche de la réalité : c’est le « poétisme », dont le premier manifeste date de 1924 et le second de 1928[12].
Le poétisme proclame l’approche ludique de l’existence, la joie de vivre, au sommet duquel se situe la poésie.
Ainsi, la vie / poésie est la philosophie et l’esthétique de ce mouvement qui va inspirer pendant une dizaine d’années des écrivains, des dramaturges, des artistes et des théoriciens de l’art. « Le poétisme est la couronne de la vie, dont la base est le constructivisme. (...) L’art du poétisme est léger, jouissant, fantaisiste, (...) il n’a rien de romantique. Il est né dans l’atmosphère de l’amitié, dans le monde qui rit. (...) Le poétisme veut faire de la vie un grandiose lieu de plaisirs. (...) Le poétisme est avant tout un mode de vie. Il est la fonction de la vie et en même temps il lui donne un sens. Il produit le bonheur, les plaisirs, son pacifisme est sans exigences. Il est l’excitant de la vie. Il ventile des dépressions, des soucis, la mauvaise humeur. Il est l’hygiène de l’esprit et de la morale...[13] »
Comme c’est le cas de différents courants esthétiques ou philosophiques en Bohême, l’avant-garde aussi se caractérise par le syncrétisme. Le mouvement Dada n’a pas laissé de traces directes chez les Praguois[14], cependant on trouve son influence dans le Théâtre libéré de Voskovec et Werich. On peut dire la même chose du futurisme italien, alors que Marinetti est venu à Prague, ses livres y sont traduits et il a quelques adeptes tchèques, notamment la peintre Růžena Zatkova (1885-1923)[15]. Les courants qui vont marquer plus directement les jeunes artistes tchèques sont le cubisme et le surréalisme.
On a toujours porté un grand intérêt à Guillaume Apollinaire, abondamment traduit et commenté[16], et on connait très tôt les œuvres de Picasso et de Braque grâce à Vincenc Kramař (1877-1960) qui en a acquis un important nombre pour sa collection[17]. Le cubisme est pour les Tchèques le synonyme de la modernité et grâce à sa perception esthétique et philosophique très large, il influence, jusqu’aux années de guerre, non seulement la peinture mais aussi les arts plastiques, le mobilier et les objets d’usage courant et l’architecture en particulier. Enfin, l’expressionnisme allemand et la pensée allemande, restent toujours présents et suivis en Bohême, mais sont associes surtout aux œuvres d’écrivains praguois de langue allemande (Gustav Meyrink, auteur de Le Golem) ou à quelques personnalités solitaires, comme le philosophe Ladislav Klima (1878-1928)[18] ou Josef Vachal (1884-1969), auteur d’une œuvre singulière d’inspiration gothique.
Ainsi, le poétisme est la forme d’expression propre à l’avant-garde tchèque. Son théoricien est Karel Teige (1900-1951), auteur des textes théoriques qui le justifient et qu’on peut considérer comme ses manifestes, et de nombreux essais dans lesquels il cherche à définir le rapport harmonieux entre le beau et l’utile. Il n’est guère étonnant qu’il va se consacrer avant tout à l’architecture, au constructivisme et au fonctionnalisme, et s’opposer, dans ses conceptions esthétiques, à Le Corbusier, avec lequel il mène à la fin des années 1920 une polémique sur l’architecture du futur.
Deux poètes, parmi d’autres, vont illustrer ce mouvement : Vitězslav Nezval (1900-1958) et Jaroslav Seifert (1901-1986). Nezval écrit avec une facilité déconcertante et passe aisément de la prose à la poésie et du théâtre à la traduction, ce qui lui permet de vivre uniquement de sa plume. Ses recueils principaux de la période poétiste, Le magicien étonnant, L’Acrobate et Edison ont tous un fil conducteur narratif basé sur des associations librement enchainées que seule l’imagination débordante de Nezval fait parfois déraper vers un jeu de mots ou vers des images qui anticipent chez lui le surréalisme. C’est lui, d’ailleurs, qui va constater vers 1930 la crise du mouvement poétiste. Les personnalités qui le composaient, et il s’agit aussi des peintres Jindřich Štyrsky et Toyen, que de cinéastes ou dramaturges, ont trouvé leur expression propre et n’avaient plus besoin de la reformuler sur une base théorique qui commençait à dater. Le mouvement perd aussi sa cohésion idéologique et on se pose la question du rôle de l’artiste dans une société en pleine crise économique. Après le voyage à Paris où il rencontre André Breton, Nezval crée en 1934 « Le groupe surréaliste en Tchécoslovaquie » dont il va être, avec Teige, le principal animateur.
À cette époque, Seifert s’éloigne déjà de toute activité organisée, lui aussi ayant trouvé rapidement son propre style poétique et un ton qui est plutôt lyrique. Lui aussi publie ses recueils avec une grande régularité et obtient d’emblée une énorme reconnaissance auprès des lecteurs tchèques, une sorte de popularité qui ne se démentira jamais. Son destin est d’ailleurs exceptionnel, puisque, à la fin de sa vie, en 1984, il va recevoir le Prix Nobel de littérature. « Son œuvre est d’une beauté et d’une simplicité telles qu’on ne peut que penser à la musique de Mozart en la lisant », dira un autre poète tchèque[19]. Seifert est aussi un intellectuel d’une droiture morale exemplaire. Contrairement à Nezval qui, après la guerre, devient le tribun de la culture communiste et n’hésite pas à glorifier le régime dans ses odes, Seifert connaîtra plus tard le sort d’écrivain interdit, condamné à publier, pendant de longues années, en samizdat ou à l’étranger.
Le milieu des années 1930 représente l’apogée de l’activité surréaliste en Tchécoslovaquie. Nezval manifeste aussi son talent d’organisateur en préparant des expositions et des conférences, il fait venir à Prague André Breton et Paul Éluard, que les médias ne suivront pas à pas tout au long de leur séjour. Il va aussi se rallier aux surréalistes français dans le conflit qui les oppose en 1935 à la présidence du Congrès international pour la défense de la culture[20], alors qu’il y participe en tant que délégué officiel tchécoslovaque. Il publie plusieurs volumes de poésie en expérimentant l’écriture automatique, La femme au pluriel, Le fossoyeur absolu, ou des proses surréalistes, Valérie et la semaine des merveilles, Le nocturne sexuel... En même temps, il traduit les oeuvres de Breton, Les vases communicants et Nadja[21] et tente de populariser l’art moderne par des textes destinés au grand public. Le groupe surréaliste va être officiellement « dissout » par Nezval en 1938, sous prétexte d’absence d’activité collective, mais en réalité il s’agit de conflits internes d’ordre idéologique. Cela provoque une réaction coléreuse de Breton, qui conjure Nezval de continuer. Mais la situation politique en Tchécoslovaquie est pesante et l’espace de liberté pour la création se rétrécit. Nezval doit d’ailleurs assurer son existence et se tourne vers une production plus commerciale, en adaptant par exemple Manon Lescaut de l’abbé Prévost pour le théâtre. Grace à son talent, cette pièce en vers, romantique et détachée de la réalité, connait un énorme succès auprès du public, mais signifie en même temps la fin de Nezval avant-gardiste. Rien de ce qu’il produira par la suite ne méritera plus beaucoup d’intérêt pour l’histoire littéraire tchèque[22].
On ne peut parler de la poésie tchèque du XXe siècle sans évoquer un autre poète, auteur d’une oeuvre magistrale, énigmatique et hermétique, qu’est Vladimir Holan (1905-1980). Il n’appartient à aucun mouvement, à aucun groupe et mène une existence solitaire dans son univers des mots qui ne sont qu’à lui. Peu d’événements marquent sa vie, si ce n’est un voyage en Italie, dont il tire Toscane, un bref rapprochement avec les communistes et une longue interdiction de publier après 1950... Ne sortant guère de chez lui, il construit son univers de poésies difficiles à déchiffrer et de proses inquiétantes. Il a toujours eu ses admirateurs inconditionnels, bien que peu nombreux, et a fini par être découvert progressivement même par les lecteurs francophones[23]. Mais Holan reste toujours un alchimiste, voire un sorcier de la langue qui laisse attendre longtemps les lecteurs devant sa porte avant de leur permettre d’entrer chez lui, dans son propre univers.
La richesse des courants littéraires, les nouvelles formes d’expression et les expérimentations verbales dont témoigne la littérature tchèque après 1918 ont été un des facteurs qui ont motivé les travaux des linguistes et critiques littéraires. En 1920 arrive à Prague un jeune philologue russe, Roman Jakobson (1896-1982), qui entame des études sur le vers tchèque et se rapproche d’autres linguistes praguois, Vilem Mathesius, Jan Mukařovsky, Bohumil Trnka et René Wellek. En 1926 ils fondent le Cercle linguistique de Prague qui va s’élargir par d’autres chercheurs, Nikolai Troubetskoi (1890-1938), qui enseigne à l’université de Vienne et Serguei Kartsevski (1884-1955) qui vit entre Prague et Genève. Reprenant certaines thèses formalistes du Cercle linguistique de Moscou, ils formulent une toute nouvelle approche structurale de la langue et de la littérature. Leurs travaux portent notamment sur la phonologie et sur la morphologie, non pas du point de vue de l’évolution de la langue mais à travers les approches synchronique et comparée. Leurs réunions qui se déroulent d’ailleurs souvent dans une atmosphère amicale en petits cercles, de même que les publications des Travaux du Cercle linguistique de Prague vont durer jusqu’à la guerre. Certains réussissent à quitter la Tchécoslovaquie avant l’arrivée des Allemands (Jakobson, Wellek) et vont continuer leurs travaux dans les universités américaines, d’autres restent à Prague et vont contribuer aussi bien que mal aux recherches linguistiques après la guerre, en faisant parfois des compromis avec le régime communiste (Mukařovsky) qui considère le structuralisme comme une science réactionnaire. Cependant, l’impact de leur approche de la langue et de la culture en général reste durable : il se prolonge dans le New Criticisme aux États-Unis, dans le structuralisme et la phénoménologie françaises et dans l’école sémiotique de Tartu.
Durant les mois qui précèdent la guerre, et depuis les Accords de Munich en septembre 1938 en particulier, l’atmosphère devient menaçante pour les démocrates tchécoslovaques. Beaucoup d’intellectuels, de juifs, d’Allemands antifascistes et de Russes anticommunistes qui ont choisi la Tchécoslovaquie comme leur terre d’asile, partent vers la France, l’Angleterre, la Palestine ou l’Amérique, puisqu’ils se sentent menacés par la politique expansionniste et antisémite de l’Allemagne. La censure fait son apparition et essaie de neutraliser les formes d’expression qui pourraient irriter l’extrême droite. Le Théâtre libéré de Voskovec et Werich, la scène d’avant-garde la plus appréciée par le public, dont les pièces sont de plus en plus explicitement antifascistes, sera fermé et va jouer encore quelque temps sous le nom de Théâtre enchaîné, avant que ses protagonistes, accompagnés du compositeur Jaroslav Ježek, ne partent pour les États-Unis[24]. La chasse aux démocrates est ouverte et elle sera reprise, avec une efficacité destructrice par la Gestapo dès l’occupation du pays le 15 mars 1939[25].
On peut affirmer qu’il n’y a pas eu de collaboration d’intellectuels pendant la guerre comparable à celle qu’a connue la France, excepté dans une moindre mesure chez quelques cinéastes, puisqu’une partie importante de la production cinématographique allemande a été transférée dans les ateliers de Barrandov à Prague. Les écrivains et artistes qui n’ont pas été exécutés ou déportés ont survécu en se retirant de la vie publique. Pourtant, la guerre a eu d’autres conséquences indirectes, mais importantes, sur la vie culturelle. Elle signifie la fin de la francophilie, tellement caractéristique pour la période de l’entre-deux-guerres, à cause de Munich, mais aussi à cause du traitement des refugiés tchèques qui se trouvaient au début de la guerre en France et qui, comme Adolf Hoffmeister, ont été arrêtés et emprisonnés. En revanche, le prestige de Moscou a grandi : une partie de l’intelligentsia était prosoviétique déjà avant la guerre et la libération de Prague par l’Armée rouge a encore renforcé ce sentiment. Le Coup de Prague de février 1948 a apporté le dernier changement à la culture, comme il a métamorphosé l’ensemble de la société tchécoslovaque. Un changement tragique car toute oeuvre littéraire et artistique n’était plus jugée d’après les critères esthétiques mais d’abord d’après les critères idéologiques et d’après l’usage que pouvait en faire le parti communiste pour justifier sa politique.
[1] Francouzska poezie nove doby, 1920. Choix de poésies françaises de Baudelaire à Soupault. On remarque notamment une belle traduction de Zone de Guillaume Apollinaire dont la forme d’images associatives va être souvent utilisée dans la poésie tchèque.
[2] R.U.R. (Rossum’s Universal Robots), en français Ed. de l’Aube, 1997, Ed. de la Différence, 2011.
[3] Čapek tire de cette amitié les Entretiens avec Masaryk, dont le premier volume existe en français oeuvres chez Éditions de l’Aube.
[4] Il s’agit notamment de trois romans : Hordubal (en français chez L’âge d’homme, 1978), Une vie ordinaire (L’âge d’homme, 2002) et Le Météore (L’âge d’homme, 1975)
[5] La Guerre des salamandres existe en plusieurs éditions françaises : chez Marabout, chez Messidor, chez Ibolya Virag... Le roman est traduit par Claudia Ancelot.
[6] Il a fondé et dirigé pendant quinze ans une revue de politique et culture, Přitomnost (Le Présent), jusqu’à son interdiction par les Allemands en 1939. Peroutka fut déporté à Dachau et ensuite à Buchenwald.
[7] Les deux en 1967.
[8] Publié en 2014 aux Éditions Karolinum (à Prague) en français dans la traduction de Jan Rubeš.
[9] Reinhard Heydrich (1904-1942), représentant suprême de l’Allemagne nazie au Protectorat de Bohême et Moravie, fut assassiné par des parachutistes tchèques envoyés de Londres.
[10] Édition française chez Stock, 1990.
[11] Roman de genre picaresque, son titre original tchèque est Les destins du brave soldat Švejk pendant la guerre mondiale. Il est, pour le lecteur tchèque, indissociable des illustrations de Josef Lada. En France, on le publie sans illustrations et uniquement la première de ses quatre parties en livre de poche.
[12] Curieuse coïncidence avec le surréalisme, dont le premier manifeste date de 1924 et le second de 1930.
[13] Citations tirées de : Karel Teige, Le poétisme, publié dans la revue Host en juillet 1924.
[14] À ce sujet, Kurt Schwitters, dadaïste allemand, dit en parlant d’un spectacle dada à Prague en 1921, que le public tchèque voulait frapper les acteurs parce qu’ils parlaient allemand.
[15] Růžena Zátková a cependant peu vécu à Prague. Elle a quitté la capitale tchèque à 25 ans pour Munich, d’où elle est partie vivre à Rome, avant de s’établir, pour des raisons de santé, en Suisse.
[16] Apollinaire est passé par Prague en 1902 et plusieurs textes sont inspirés par ce séjour ou en portent la trace : le poème Zone, Le Passant de Prague...
[17] Ils sont exposés à la Galerie nationale de Prague.
[18] Klíma est publié abondamment en français aux Éditions de la Différence grâce aux travaux textologiques et traductions d’Erika Abrams.
[19] Mentionnons l’anthologie de son oeuvre poétique intitulée Les danseuses passaient près d’ici, publiée chez Actes Sud en 1992. La citation sur le rapport Seifert-Mozart et de Jan Vladislav.
[20] Le déroulement de ce méga-congrès est marqué par le conflit entre André Breton et l’écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg qui a calomnié les surréalistes dans la presse. Nezval évoque l’atmosphère du congrès dans le livre Rue Git-le-cœur, publié en français aux Éditions de l’Aube en 1990.
[21] Avec d’autres amis qui parlent mieux français que lui.
[22] Les traductions de la poésie de Nezval en français sont d’ailleurs marquées par des critères idéologiques puisqu’il est, après 1945, publié surtout grâce ses amis communistes, ce qui détermine également le choix des textes.
[23] Citons entre autres : Une nuit avec Hamlet, Gallimard, 1968, (éd. élargie 2000 ), Histoires, Gallimard 1977, Mozartiana Ed. Fata Morgana, 1991, Toscana, Atelier La Feugraie, 2001 et la monographie de Xavier Galmiche, Vladimir Holan, le bibliothécaire de Dieu, Institut d’Études slaves, Paris 2009.
[24] Jiří Voskovec (1905-1981) et Jan Werich (1905-1980) sont dramaturges et acteurs qui, après leur carrière théâtrale et cinématographique brillante à Prague s’exilent pendant la guerre aux USA. Jiří Voskovec deviendra acteur de théâtre et de cinéma à New York et ensuite en Californie, Jan Werich continuera son activité artistique en Tchécoslovaquie, où il va rester une personnalité très populaire de la vie culturelle.
[25] Rappelons que les pays tchèques sont devenus le « Protectorat de Bohême et Moravie », alors que la Slovaquie est devenue un État indépendant qui collaborait avec l’Allemagne hitlérienne.