
Épisode 4 : Les réfugiés pris au piège de la «Route des Balkans» Laurent Geslin & Simon Rico
Mai-Juin 2016
Laurent Geslin & Simon Rico, journalistes au Courrier des Balkans
« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »
Au bout d’une petite route de campagne, dans une plaine battue par les vents qui descendent des montagnes, se dresse le dernier camp grec, coincé entre des champs et une petite gare de fret. La double barrière de barbelés qui, désormais, marque la frontière de la Macédoine se trouve à quelques dizaines de mètres à peine. Au début de la crise, Idomeni n’était qu’un centre de transit pouvant accueillir 1 500 personnes de passage pendant quelques heures. Depuis la fermeture de la route des Balkans, il s’est transformé en camp d’accueil, sans en avoir les moyens. « Idomeni n’est pas un camp, c’est une zone frontalière, sur laquelle s’entassent plus de 10 000 personnes, dont au moins 4 000 enfants, dans des conditions humanitaires et sanitaires effroyables », s’indigne Babar Baloch, le porte-parole du Haut-commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR). Une odeur de pourriture plane au-dessus du périmètre officiel, où se concentrent les services offerts par les ONG. La faute à la promiscuité et au manque de sanitaires.
Autour, des milliers de tentes igloo parsèment les champs qui jouxtent la voie ferrée. Avec la fermeture progressive de la « route des Balkans », la Macédoine a peu à peu durci les conditions d’accès : à partir de novembre 2015, seuls les citoyens afghans, irakiens et syriens ont été acceptés comme réfugiés, les ressortissants de tous les autres pays étant considérés comme des « migrants économiques ». Puis, en janvier, les Afghans ont été à leur tour exclus. Au début du mois de mars, les Syriens originaires d’Alep pouvaient toujours passer, mais plus ceux venus de Damas. Finalement, le 8 mars à minuit, la route s’est complètement fermée après que le Premier ministre slovène Miro Cerar a annoncé que son pays n’accepterait plus que les personnes « disposant des documents de voyage requis par les règles de l’Espace Schengen ». Un à un, les pays situés en amont ont ensuite rapidement verrouillé leurs frontières.
Malgré un quotidien très difficile, nombreux sont ceux qui préfèrent attendre à Idomeni l’hypothétique réouverture de la frontière. Suleyman vient de Syrie. Il patiente pour des médicaments destinés à ses enfants devant la tente de Médecins sans Frontières. « Je passe la moitié de mes journées à attendre : deux heures au minimum pour pouvoir prendre une douche, autant pour les distributions de nourriture. » Dans leur malheur, ceux qui sont bloqués à Idomeni savent qu’ils ont eu la chance d’entrer dans l’UE avant le 20 mars. Cette date fatidique marque en effet l’entrée en vigueur de l’accord signé deux jours auparavant entre les Vingt-Huit et la Turquie, qui prévoit que les exilés soient renvoyés massivement dans ce pays. Les nouvelles s’échangent sur « l’agora » qui marque le centre du camp, autour de la voie ferrée. C’est là que se préparent les manifestations, que certains brandissent devant les caméras de télévision, à longueur de journée, des panneaux dénonçant l’accord avec la Turquie et la « trahison » d’Angela Merkel.
Moustache bien taillée et casquette vissée sur le crâne, Ismaïl, la cinquantaine, est arrivé à Idomeni à la fin du mois de février. Il en est parti quelques jours avant la signature de l’accord conclu entre Bruxelles et Ankara, pour s’installer dans le camp de « relocalisation » de Nea Kavala, aménagé à une quinzaine de kilomètres de là. Mais il n’y est pas resté. « Bien sûr, les conditions d’accueil sont meilleures là-bas, mais je ne supportais pas d’être enfermé entre des barbelés, surveillé jour et nuit par des soldats. J’ai préféré revenir. Au moins, ici, je suis aux avant-postes. » Ce Syrien croit-il en ses chances d’obtenir une relocalisation dans un pays de l’Union européenne[1] ? « Dieu seul le sait », lâche-t-il, fataliste. Pour lui, c’est à Idomeni qu’il faut être, « si jamais quelque chose se passait enfin ».
La grande cité improvisée vit au rythme des informations contradictoires. Des manifestations ont régulièrement lieu sur la voie ferrée et le long de la frontière sous le regard des policiers grecs équipés de boucliers. Dans le camp courait la rumeur que la frontière allait être ouverte « par la force », avec l’aide de nombreux journalistes étrangers. « Nous avons entendu dire que la frontière s’ouvrirait (...) et que la Croix-Rouge et 500 journalistes du monde entier nous accompagneraient », explique un réfugié syrien. Quinze jours plus tôt, juste avant la signature de l’accord UE-Turquie, des tracts signés d’un mystérieux groupe de volontaires allemands avaient mené plus de mille candidats à l’exil à traverser une rivière en crue à Chamilo, le village voisin d’Idomeni, pour passer en Macédoine. De l’autre côté, l’armée les attendait. Tous ont été immédiatement renvoyés en Grèce, après avoir été brutalisés.
Plus le temps passe, plus les tensions s’aggravent. À la mi-avril, la police macédonienne a fait usage pendant plusieurs jours de gaz lacrymogènes et de canons à eau pour tenter de disperser les centaines de réfugiés qui tentaient de forcer la double barrière de barbelés. Le gouvernement grec a condamné l’usage de la violence par les forces macédoniennes, de balles en caoutchouc et de canons à eau. Selon MSF, ces violences ont fait au moins 260 blessés dont plusieurs enfants en bas âge, qui ont dû être hospitalisés. Le 13 avril, les présidents macédonien, slovène et croate ont même dû annuler une visite dans le camp de Gevgelija, juste en face d’Idomeni côté macédonien, pour « raison de sécurité ». Les habitants des alentours d’Idomeni regardent les réfugiés avec bienveillance. « Nous n’avons pas peur d’eux, nos maisons sont ouvertes et nous les aidons autant que nous pouvons », assure Ilias, attablé dans l’unique café de Chamilo. « Les réfugiés ne sont pas le problème de la Grèce, c’est avant tout celui de l’Europe. »
Un point de vue que partagent les ONG qui opèrent en Grèce. « La décision de fermer l’itinéraire passant par les Balkans occidentaux a laissé plus de 46 000 personnes livrées à elles-mêmes dans des conditions choquantes et dans un état de peur et d’incertitude constantes », estimait ainsi John Dalhuisen, directeur du programme Europe et Asie centrale d’Amnesty International, au moment de la publication du rapport « Pris au piège en Grèce : une crise des réfugiés que l’on aurait pu éviter », le 18 avril. Pour « délester » le camp d’Idomeni, le gouvernement d’Alexis Tsipras a dû ouvrir en urgence plusieurs camp dits de « relocalisation », d’abord dans la région de Thessalonique puis ensuite dans tout le pays. Plus de trente sont désormais en activité.
« Le camp d’Idomeni est saturé, il a donc fallu ouvrir de nouveaux espaces pour loger les réfugiés », explique Fotini Keletsoglou, la porte-parole de l’ONG Praksis, avant de soupirer : « Personne ne sait combien de temps ces camps resteront ouverts. » « Le problème, c’est que les réfugiés ne veulent pas rester là. Ils ne croient pas ce qu’on leur dit, ils veulent voir de leurs propres yeux la frontière fermée, la barrière », se désole Odysseas Chiliditis, de l’ONG Symbiosis, basée à Thessalonique. Pour lui, aider les réfugiés est une question personnelle. Il y a un siècle, son grand-père a vécu quatre ans « dans un camp comme ceux-là » après avoir été expulsé d’Asie mineure.
Après la guerre gréco-turque, un échange de population fut en effet validé par le traité de Lausanne en 1923. Plus d’un million de chrétiens d’Anatolie durent quitter leurs terres tandis que 500 000 musulmans de Grèce faisaient le chemin inverse. Les Grecs appellent cet événement « la Grande catastrophe ». « Pour la grande majorité des gens qui habitent la Macédoine grecque, la situation des réfugiés aujourd’hui est celle qu’ont vécu leurs ancêtres », explique le quarantenaire, en réajustant ses lunettes. « Ce qui arrive aux Syriens, aux Irakiens et aux autres, nous considérons cela comme la répétition de notre histoire. »
Aménagé dans une ancienne caserne militaire coincée entre un cimetière et les bretelles d’autoroute de la banlieue de Thessalonique, le camp de Diavata accueille environ 2 500 personnes. Contrairement à celui d’Idomeni où l’on compte surtout des Syriens et des Irakiens, ici de nombreux Afghans ont trouvé refuge. Après un périple de plusieurs milliers de kilomètres et des semaines coincés en Grèce, ils n’ont plus un sou en poche. Ils n’hésitent pas à manifester devant les journalistes qui visitent le camp et même dans les rues de Thessalonique pour réclamer l’ouverture des frontières. Ils n’ont pourtant presque aucune chance de pouvoir bénéficier de la « relocalisation » dans les pays de l’UE. « Depuis ma naissance, je n’ai jamais eu de chance », lâche Ahmad, un adolescent de 16 ans à la peau claire et aux cheveux roux, originaire de Kaboul. « Les Talibans m’avaient enlevé. Mon père est venu me chercher, mais il a dû leur donner de l’argent pour qu’ils me laissent partir. Ensuite, il a vendu tous nos biens pour payer ce voyage. Sur la mer, nous avons failli nous noyer. Nous n’avons plus rien en Afghanistan, et il est impossible d’imaginer qu’on va nous renvoyer en Turquie. Je voudrais juste pouvoir mener la vie normale, aller à l’école, faire du sport… Mais apparemment, ce n’est pas possible. »
Avec le blocage total du corridor humanitaire, les Balkans se sont transformés en une gigantesque souricière pour les réfugiés. Selon les estimations de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), pas moins de 60 000 personnes sont coincées sur la route des Balkans, dont plus de 50 000 en Grèce. Empêchés de circuler, ces exilés attendent toujours, dans des conditions humanitaires indécentes, de poursuivre un jour leur périple. Mais l’espoir s’amenuise. « Les États de l’UE n’ont fait qu’exacerber la crise en s’abstenant d’agir de manière décisive pour aider à relocaliser des dizaines de milliers de demandeurs d’asile, dont la majorité sont des femmes et des enfants bloqués en Grèce », souligne encore John Dalhuisen, d’Amnesty International. « Si la classe politique de l’UE n’honore pas de toute urgence ses promesses en termes de relocalisation et n’améliore pas les conditions pour ces personnes livrées à elles-mêmes, elle sera confrontée à une catastrophe humanitaire qu’elle aura contribué à déclencher. »
Sur les quelque 66 400 demandeurs et demandeuses d’asile que l’UE s’était engagée à relocaliser depuis la Grèce en septembre 2015, seuls 615 ont été transférés dans d’autres États membres, selon des informations rendues publiques par la Commission Européenne mi-avril. Pendant ce temps, la mise en oeuvre de l’accord turco-européen a commencé : les premiers réfugiés arrivés sur les îles de la mer Égée ont été renvoyés le 4 avril. Il ne s’agit pas des premières expulsions : début mars, les autorités grecques avaient déjà procédé au transfert de 150 « migrants économiques » venus du Maroc, de Tunisie et d’Algérie, en vertus des accords de réadmission conclus en 2002. Mais les services grecs sont débordés et peinent à gérer les demandes d’asile qui affluent. Une centaine de personnes continuaient d’arriver en moyenne chaque jour depuis la Turquie en avril, contre 1 500 à 2 000 au début de l’année. Personne ne sait si cette baisse sera durable. En attendant, les camps des îles de Chios et de Lesbos sont devenus de véritables centres de rétention à ciel ouvert, entourés de barbelés et surveillés nuit et jour par les forces de l’ordre. La situation humanitaire y est déplorable, surtout depuis le départ fin mars des ONG et de l’UNHCR pour dénoncer l’enfermement systématique des réfugiés. « Nous avons pris la décision extrêmement difficile de suspendre nos activités à Moria [Lesbos] car continuer d’y travailler nous rendrait complices d’un système que nous considérons à la fois injuste et inhumain. Nous ne laisserons pas notre assistance être instrumentalisée pour des opérations d’expulsion massive et refusons de prendre part à un système sans égard pour les besoins humanitaires et de protection des demandeurs d’asile et des migrants », justifiait par communiqué Médecins sans Frontières le 22 mars.
Un mois plus tard, le camp symbole de l’île de Lesbos accueillait le pape François et le patriarche œcuménique de Constantinople, Bartholomée Ier. Devant 3 000 réfugiés enfermés entre les murs de barbelés, le souverain pontife a exhorté le monde à gérer la crise migratoire, la plus grave qu’ait connue le continent européen depuis la Seconde Guerre mondiale, d’une manière « digne de notre humanité commune ». Pour donner l’exemple aux États membres de l’Union Européenne, il a offert l’asile du Vatican à douze Syriens, dont six mineurs. « Nous sommes tous des migrants » a rappelé, celui qui est petit-fils d’immigrés italiens. « Les réfugiés ne sont pas des nombres, ce sont des personnes », a encore martelé le chef de l’Église catholique. À son passage dans les allées du camp bondé résonnaient les cris « Freedom ! ».
Avec la fermeture de la frontière macédonienne, les réfugiés ont trouvé refuge là où ils le pouvaient. « Les premiers sont arrivés par hasard. Kozani est loin de tout, à l’écart des grands axes de communication », explique Giannis Kostarelas, le responsable de la communication de la mairie de cette petite ville du nord du pays. « Le 22 février, à cause de la grève des paysans contre la réforme des retraites, les routes menant à Idomeni étaient bloquées, et trois autocars se sont retrouvés bloqués sur une aire d’autoroute tout près de Kozani. » La mairie a immédiatement installé ces réfugiés dans le grand gymnase de la ville, puis la solidarité s’est mise en place : les habitants ont apporté de la nourriture et des vêtements. « Les premiers migrants sont repartis au bout de quelques jours mais désormais, avec la fermeture de la frontière, nous voyons bien que les gens restent, car ils n’ont plus où aller », poursuit Giannis. Le gymnase, théâtre des exploits de l’Alpha Makedonikos, le club de basket de la ville, accueille désormais 500 personnes, en majorité des Syriens et des Yézidis d’Irak. Dans le hall, une télévision branchée sur Al-Jazeera répète en boucle les mêmes informations : la route des Balkans est fermée, le camp d’Idomeni est bondé, dissuadant ceux qui voudraient se rapprocher de la frontière. Pour l’instant, Kozani semble une bonne solution d’attente… Un Yézidi tente d’expliquer que, pour lui et sa famille, tout retour en arrière est impossible, et s’inquiète : sont-ils bien à l’abris d’une expulsion vers la Turquie ?
Des équipes de volontaires s’organisent pour préparer et distribuer la nourriture, nettoyer les lieux. Des dizaines d’habitants de la ville sont mobilisés, mais les réfugiés sont eux-mêmes intégrés dans toutes ces équipes. Leandris est un étudiant d’une vingtaine d’années. Aujourd’hui, il travaille à la distribution des repas. Ce jeune homme, originaire de Korçë, en Albanie, est arrivé en Grèce avec ses parents, quand il était enfant. « Je sais ce que mon peuple a subi. Pour moi, c’est normal d’aider ces réfugiés. Je suis spontanément venu offrir mes services. » Fiers de leurs gilets jaunes de « réfugiés volontaires », portant au feutre noir l’inscription « J’aime la Grèce », trois Syriens veillent au bon ordre dans la file qui attend les repas chauds. Ceux qui parlent quelques mots d’anglais ont été promus au rang d’interprètes, bien que leurs compétences linguistiques soient limitées. Et même si, de leur côté, bien peu de volontaires locaux parlent anglais, tous arrivent à se comprendre dans de grands éclats de rire.
Les médecins et les infirmières qui se relaient dans le petit poste médical installé dans les vestiaires sont également des bénévoles, qui viennent assurer une permanence en plus de leurs heures de travail. Kozani, préfecture de la région de Macédoine occidentale, est une ville industrielle en déshérence de 70 000 âmes, la seule du nord de la Grèce gérée par le parti écologiste des Verts, partenaire de coalition de Syriza. Avant la crise, les mines de lignite et les centrales thermiques employaient 20 000 personnes, aujourd’hui à peine 6 à 7 000. Le gouvernement ouvre des camps dans tout le nord de la Grèce, mais à Kozani, l’initiative vient de la mairie, qui ne reçoit aucun soutien des autorités centrales, ni des ONG internationales, ni du HCR. Tout repose sur la solidarité des citoyens. « Le nord de la Grèce a beaucoup été éprouvé par les guerres mondiales et la guerre civile. La population sait ce qu’être réfugié veut dire. Comment se soustraire à son devoir d’humanité ? », lâche Giannis. La mairie et les volontaires s’apprêtent à organiser durablement le séjour des réfugiés. « S’ils restent, il faudra qu’ils puissent travailler, que les enfants soient scolarisés, mais nous ne savons pas comment faire, nous ne recevons aucune consigne des autorités. Nous devons tout inventer nous-mêmes ! »
Le village de Konitsa est un nid d’aigle accroché aux montagnes du Pinde. Le cadre pourrait être idyllique, si la crise n’était venue faire ses ravages, ici aussi. La moitié des habitants sont partis vers les grandes villes, et les vitrines fermées se succèdent dans la rue principale. Même les randonneurs se font rares. « Regardez la place du village : il y a trois ans encore, elle était pleine tous les matins, maintenant il n’y a plus personne », se désole Trifon, qui tient avec sa femme un joli café-pâtisserie.
C’est pourtant dans cette petite commune de montagne, que seule une mauvaise route nationale relie à Ioannina, la capitale régionale de l’Épire, que le gouvernement grec a installé, le 11 mars, 162 réfugiés syriens, directement conduits ici depuis le port du Pirée où ils venaient de débarquer. Tous confirment : « On nous a mis dans des bus sans savoir où nous allions. Nous pensions qu’on allait vers la frontière de la Macédoine. On a roulé longtemps, longtemps, et on s’est retrouvés ici. » Les réfugiés sont correctement logés dans un vaste centre d’hébergement dépendant du ministère du travail et des affaires sociales. Ahmad, un adolescent de Damas qui voyage avec son oncle, fait visiter les lieux. Chaque famille dispose d’une chambre individuelle et les employés assistés de volontaires servent trois repas variés par jour. Depuis les fenêtres de la bâtisse de vieilles pierres, qui accueille d’ordinaire des enfants en situation sociale difficile, la vue est magnifique. Sur l’allée qui mène au bâtiment, des militants ont accroché quelques banderoles : « Solidarité avec les réfugiés, pas de frontières, pas de nations !»
Or, la frontière albanaise n’est qu’à une dizaine de kilomètres. « Bien sûr, j’y pense, mais je ne veux pas passer clandestinement. En Turquie, je me suis fait tabasser par les garde-côtes, lorsque j’essayais d’embarquer pour la Grèce... », lâche Ahmad, qui a déjà étudié la géographie locale sur Internet, même s’il a perdu son smartphone lors de ce passage mouvementé. « Lors des entretiens que j’ai eu avec les réfugiés, ils m’ont tous dit qu’ils se sentaient en sécurité ici. Pour l’instant, ils préfèrent attendre », confirme Katerina Boupoulou, la directrice du centre. « Nous accueillons surtout des familles avec des enfants en bas âge, et je ne crois pas qu’elles soient prêtes à mettre leurs vies en danger. Ce serait une entreprise trop difficile. » Les réfugiés de Konitsa ont le sentiment d’être « passés à temps ». « C’est vrai qu’ils vont renvoyer les gens qui arrivent sur les îles ? », demande un Syrien. Tous apprécient le confort et le repos que leur offre ce temps de « pause » à Konitsa.
Pourtant, l’avenir est bien incertain : les réfugiés vont-ils durablement rester à Konitsa ? Faudra-t-il envisager une scolarisation des enfants ? Pour l’instant, avec l’aide des bénévoles, quelques parents syriens improvisent des activités pour les plus petits, mais les livres manquent. Les habitants de Konitsa font preuve, pour la plupart, d’une réelle solidarité, apportant des vivres ou des vêtements.
Certains, comme Arthur Stavros, responsable de l’urbanisme à la mairie, ne cachent pourtant pas leur colère : « Nous n’avons rien, notre hôpital a été sacrifié, il ne possède même plus une ambulance, et le gouvernement trouve brusquement de grands moyens pour aider les réfugiés... Pourquoi le fait-il ? Pour une obtenir de l’argent de l’Europe ? »
En installant les réfugiés si près de l’Albanie, le gouvernement grec n’a-t-il pas voulu faire monter la pression sur l’Union européenne en alimentant délibérément les craintes sur l’ouverture d’une « route albanaise » ? Pour l’instant, les douaniers n’ont rien vu passer, mais un autre groupe de 1 200 réfugiés a également été installé, le 20 mars, dans un nouveau camp à Ioannina, à une trentaine de kilomètres du poste frontière de Kakavia, le principal point de passage entre les deux pays.
En tout, quatre frontières sont ouvertes entre la Grèce et l’Albanie. Celle de Kapshticë est la plus septentrionale, dans la région du lac de Prespa, partagé avec la Macédoine voisine. La frontière se trouve sur un axe passant, reliant les villes de Kastoria, en Grèce, et de Korçë, en Albanie. Le chef local de la police — qui tient à rester anonyme — sirote son café. Il vient d’achever sa réunion quotidienne avec ses homologues grecs et, comme chaque matin, il n’y a rien à signaler. « Nous avions plus de réfugiés en 2011 ou en 2012… Chaque semaine, on attrapait quelques Afghans, des Palestiniens, des Algériens, mais depuis que le corridor des Balkans s’est mis en place, plus personne ne passe par l’Albanie ! » Pour l’instant, la fermeture de cette route des Balkans n’a pas encore entraîné une nouvelle déviation des flux. « Nous suivons la situation, mais pourquoi les réfugiés qui se trouvent en Grèce passeraient-ils par chez nous ? C’est plus logique pour eux de se rendre au port d’Igoumenitsa, ou sur l’île de Corfou et d’essayer de rejoindre directement l’Italie… Si nous les laissons passer, ils seront bloqués plus haut sur leur route, au Monténégro ou en Croatie, et ils n’auront pas moyen de prendre la mer depuis l’Albanie. »
Le chef de la police a commencé sa carrière après les émeutes de 1997. À l’époque, des centaines de personnes traversaient chaque jour la mer Adriatique, dont l’étroit goulot se resserre au niveau de l’Albanie méridionale : entre Vlorë et Brindisi, en Italie, il n’y a pas plus de 40 milles nautiques. « Mais depuis, l’Albanie a adopté une loi spéciale qui interdit la possession de bateaux privés. Même si les trafiquants voulaient relancer le trafic, ils ne trouveraient plus de bateaux pour le faire… » De fait, les gomone, les zodiacs qu’utilisaient les passeurs, ont été détruites et, depuis 1997, la Guardia di Finanza italienne assume directement la sécurité des côtes albanaises, avec plusieurs vedettes qui interpellent toutes les embarcations suspectes. La police italienne doit envoyer des renforts pour aider à la « sécurisation » des frontières de l’Albanie mais, pour le chef de poste de Kapshticë, il s’agit d’une coopération « normale ». Son pays a le statut officiel de candidat à l’intégration européenne et participe à de nombreuses initiatives régionales. Lui-même a déjà été envoyé sur les frontières de la Macédoine, de la Serbie et de la Hongrie. « J’étais là-bas fin août, quand ils ont fermé leur frontière. En Albanie, nous n’avons jamais traité les gens comme ça. »
Il faut montrer patte blanche pour pénétrer dans le camp de « transit » de Tabanovce, à la frontière entre la Macédoine et la Serbie. Pour les journalistes, les accréditations sont délivrées au compte-goutte, et même les travailleurs humanitaires doivent signaler leurs mouvements à la police, qui surveille l’entrée. Un haut grillage surplombé de barbelés a été érigé tout autour des tentes et depuis le 20 mars, les réfugiés n’ont plus le droit de sortir. Selon Goran Stojanovski, le responsable du « centre de crise », ils provoquaient des nuisances dans le village voisin. L’autre raison à cette clôture serait la présence de trafiquants qui, venus des villages voisins de Vaksince et de Lojane, proposaient aux réfugiés de poursuivre leur route en monnayant cher leurs services. L’armée macédonienne a d’ailleurs renforcé ses effectifs et quadrille la zone frontalière jour et nuit.
De toute façon, dans le camp « on leur fournit tout », assure Goran Stojanovski : nourriture, vêtements, médicaments. Et pour s’acheter quelque chose, il suffit de « cantiner » auprès de la Croix rouge. « Ici les gens sont mieux traités qu’à Calais. D’ailleurs quand les migrants (sic) arrivent en France ou en Allemagne, ils répondent tous que le pays dont ils gardent le meilleur souvenir, c’est la Macédoine », poursuit le quarantenaire au physique de rugbyman. Les conditions sanitaires sont pourtant de plus en plus mauvaises à Tabanovce, au point qu’une épidémie de gale se répand parmi les réfugiés. Faute de moyens, les volontaires de la Croix rouge ne soignent plus que les urgences.
« Ma femme a subi une transplantation d’un rein. Elle n’a presque plus de médicaments pour se soigner. Si on ne lui en donne pas, elle va mourir », se lamente Amir, un Afghan. « La Macédoine n’est pas responsable de cette situation. Ce sont les pays de l’Union Européenne qui ont décidé de fermer leurs frontières », souligne Goran Stojanovski. « Lors du sommet entre l’Europe et la Turquie, pas un mot n’a été dit sur nous, les réfugiés bloqués dans les camps. Tout le monde nous a oubliés », se désole Yama, qui était journaliste à Herat, la grande ville de l’ouest de l’Afghanistan.
À quelques centaines de mètres de là, quelques 300 personnes sont restées abandonnées à leur sort dans le no man’s land entre la Macédoine et la Serbie lors de la fermeture de la frontière le 7 mars.
Un mois plus tard, ils y étaient toujours, personne n’avait accès à eux. Seuls le HCR et la Croix Rouge étaient autorisés à pénétrer dans la zone, selon le bon vouloir de l’armée. De l’autre côté de la frontière, à Miratovac, ils sont 600, dans des conditions d’enfermement moins rigoureuses, mais tout aussi bloqués. Beaucoup d’entre eux sont des « rapatriés », ils ont été ramenés contre leur gré du nord-ouest de la Serbie après la fermeture de la frontière croate. Plus au nord, 1 300 réfugiés se trouveraient toujours en Serbie, dont 190 qui campent depuis un mois sur l’aire d’autoroute d’Adaševci, non loin de la frontière croate. Chaque jour, de nouveaux réfugiés, notamment afghans, parviennent à franchir la frontière bulgaro-serbe. Ensuite, s’ils n’ont pas d’argent, ils avancent à pied le long de l’autoroute, pour se rapprocher de la Croatie ou de la Hongrie.
Pour certains, l’arrivée en Serbie a le goût d’une première victoire, d’une libération. Avant même la fermeture du corridor humanitaire via la Macédoine, quelques centaines d’Afghans entraient chaque jour dans le pays via les montagnes déshéritées du sud-est. Depuis la Turquie, ces hommes, jeunes pour la plupart, ont traversé à pied la Bulgarie, marchant la nuit, en se cachant. Un voyage qui dure deux semaines pour les plus robustes et les plus chanceux. Quasiment tous les récits se ressemblent, évoquant les tabassages systématiques par la police bulgare, qui dépouille les réfugiés de leurs économies et de leurs précieux téléphones. « Il n’y a que les Afghans qui peuvent faire ce voyage » assure un jeune homme. « Nous sommes habitués à marcher dans la montagne, les Syriens ne pourraient pas nous suivre. » Les Afghans qui traversent la Bulgarie sont aussi les plus pauvres des réfugiés, ceux qui ne peuvent pas payer de passeurs. La poursuite de leur voyage est devenue bien aléatoire depuis que les pays européens n’acceptent plus les ressortissants d’Afghanistan.
Près des frontières méridionales de la Bulgarie, des milices s’organisent pour faire « la chasse aux migrants ». Début avril, une vidéo amateur montrant ces « trophées » a fait le tour des réseaux sociaux. On y voit trois jeunes hommes allongés sur le sol d’une forêt, les bras menottés dans le dos.
On entend un homme crier dans un mauvais mélange d’anglais et de bulgare : « Turkey ! Back ! Go back ! Back, Turkey ! Now ! ». Au moment où une enquête était ouverte sur cette action, totalement illégale, le chef de la police aux frontières récompensait un groupe de volontaires de l’« Organisation pour la protection des citoyens bulgares » pour avoir capturé 23 migrants. Cette formation, créée mi-novembre 2015, est connue pour ses actions musclées contre les Rroms, les Musulmans et les migrants. « Quel genre de dirigeants autorisent et encouragent une telle usurpation de leurs droits légaux ? », s’inquiète le Comité d’Helsinki dans une lettre ouverte adressée le 8 avril à la ministre de l’Intérieur, Roumyana Buchvarova. Le lendemain, le Premier ministre Boïko Borissov félicitait et remerciait les membres de ces milices, tout en leur rappelant qu’ils ne devaient pas « outrepasser leurs droits ».
À l’autre bout de la chaîne, les arrivées se sont évidemment taries. Après avoir accueilli plus d’1,1 million de demandeurs d’asile en 2015, l’Allemagne a enregistré une chute de 66% de ces requêtes entre le dernier trimestre 2015 et le premier trimestre 2016. Sur la route des Balkans, les immenses camps bâtis à la hâte à l’automne sont peu à peu démantelés et leurs rares occupants déplacés dans des centres de rétention en attendant le traitement de leurs demandes d’asile. Celui de Slavonski Brod en Croatie, installé le 1er novembre a été définitivement vidé le 15 avril. En moins de six mois, près de 350 000 personnes y sont passées. « À chaque fois qu’une voie migratoire se ferme, une autre s’ouvre. Les routes se réinventent constamment en fonction des mécanismes de blocage », explique François Crépeau, le rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme des migrants. « Les trafiquants vont s’organiser pour permettre aux migrants de ne pas passer par les hot spots, voire de contourner la Grèce pour éviter d’avoir à y demander l’asile », poursuit-il. « Dès que possible, ils emprunteront un autre chemin. Peut-être par l’Italie via la Libye. »
[1] Le plan de relocalisation adopté en septembre 2015 par l’Union Européenne prévoit une meilleure répartition des réfugiés entre les 28 États membres. Pour l’instant, 160.000 personnes devraient être concernées, mais plusieurs pays ralentissent sa mise en oeuvre, dont la France.