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Épisode 2 : Anatomie des Balkans au temps des nationalismes Lorenz Plassmann

Mars-Avril 2016

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Lorenz Plassmann, docteur en Histoire

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La création des États balkaniques prend sa source dans la diffusion de l’idéologie nationale qui embrase l’Europe au XIXe siècle. C’est dans une péninsule unie politiquement sous le joug de l’Empire ottoman mais divisée sur le plan ethnique et socioculturel que le modèle d’État nation prend peu à peu racine. L’intrication de communautés, d’ethnies, de minorités, de langues, de religions, est une réalité aux antipodes de l’idée d’homogénéisation des populations en vue de la création de territoires dominés par un État. Le concept français d’identité nationale reposant sur le droit du sol, une nation rassemblée autour de valeurs plutôt que sur une définition ethnique, mais aussi le concept allemand fondé sur le droit du sang, une langue et des origines communes, s’opposent à la définition ottomane du millet[1] enracinée depuis des siècles et qui tient sur la notion d’autonomie, structurant la société et les groupes confessionnels sur une base religieuse. C’est en fait un double mouvement qui se produit. L’émergence et l’essor de l’idée nationale d’une part, lesquels accompagnent la désagrégation progressive de l’Empire ottoman, d’autre part. Ce reflux encourage toutes sortes de projets nationaux et annoncent un « désenchevêtrèrent » tragique. Au cours des deux derniers siècles, les Balkans ont éprouvé le grand fracas de l’Histoire après avoir absorbé, parfois brusquement, les idéologies modernes, celles-là mêmes qui étaient à l’origine d’affrontements à l’échelle planétaire. La contagion de l’idée de nation s’accompagne dans cette partie du monde d’un bouleversement à la fois socio-politique et ethno-culturel lié à une volonté d’homogénéisation des sociétés. La tradition cosmopolite, empreinte de pluralisme et marquée par l’existence de communautés reliées en réseau, se trouve bientôt concurrencée par la recherche d’une « cohérence » ethnique et culturelle au sein de territoires géographiques définis et organisés en États nationaux unitaires. Cette recherche est issue d’une volonté politique, non le fruit d’une (hypothétique) évolution lente, progressive, naturelle et mesurée. Bien que cette volonté soit aussi la manifestation d’un désir de modernité, dont sont alors éprises les sociétés — l’idée nationale apparaît comme l’étendard de la modernité —, elle se traduisit par des actions violentes de « purification » à travers des assimilations forcées, mais aussi et surtout par des déportations, des expulsions, des assassinats, des guerres, des massacres. Cette spirale de violence et d’intolérance ne semble plus être aujourd’hui qu’un souvenir, le nouvel ordre géopolitique balkanique étant organisé autour d’États libres et démocratiques, avec comme projet manifeste un solide ancrage institutionnel et organique à l’Union européenne. Mais l’histoire de ces deux derniers siècles, précisément, est là pour rappeler combien les passions nationales ne sont jamais définitivement éteintes.

À l’instar des siècles précédents, où les Balkans étaient au coeur des convoitises des grands empires de civilisation, le XIXe et le début du XXe siècle inaugurent de nouvelles convoitises, plaçant cette fois la péninsule au centre de la Question d’Orient, c’est-à-dire, pour l’essentiel, au centre de la question posée par les soubresauts du reflux de l’Empire ottoman et par les ambitions d’émancipation nationale des sujets chrétiens de l’empire. Les premières fissures importantes de la partie balkanique du monde ottoman ne sont pourtant pas entièrement la traduction d’une logique d’éveil national. À la fin du XVIIIe siècle, la Russie cherchait déjà à exploiter l’élément chrétien pour déstabiliser l’empire, s’appuyant sur la tradition balkanique d’insoumission. Mais il s’agissait là, pour une grande part, de manipulations, tout comme les tentatives ultérieures de récupération des révoltes « traditionnelles » par les historiographies nationalistes, au XIXe siècle. Ces révoltes avaient néanmoins aussi, il est vrai, une dimension « moderne », liée à l’émergence de l’idée nationale, et cette double dimension, traditionnelle et moderne, caractérise finalement les soulèvements qui interviennent au coeur des Balkans dès le début du XIXe siècle, comme une transition historique pour cette région du monde sur le point de s’affranchir de près de deux mille ans d’intégration successive à différents empires. En 1804, la révolte de populations serbes contre les Turcs, encouragée par l’Autriche et la Russie, aboutit près d’une décennie plus tard à une certaine autonomie de la Serbie. En 1821, des chefs de guerre locaux se soulèvent dans le Péloponnèse. Le Monténégro joue de son caractère montagneux pour afficher son autonomie, tandis que les provinces danubiennes développent aussi leurs propres voies pour leur affranchissement.

Le premier État à émerger de l’empire ottoman est la Grèce (1831), une naissance qui concrétise le développement de l’identité nationale hellénique moderne, encouragée par le philhellénisme occidental, et qui inspire l’émergence d’autres nationalismes balkaniques. Le nationalisme grec, porteur de la modernité occidentale, place bientôt les populations orthodoxes face à un choix, celui de l’hellénisation ou de la construction de leur propre identité nationale pour défendre leur langue et leur culture. L’exemple grec est celui d’un projet d’État centralisé fortement influencé, parfois jusqu’à la caricature, par les Occidentaux. L’insurrection de 1821 n’aurait jamais conduit à la création d’un État indépendant dix ans plus tard sans l’intervention des armées française, anglaise et russe venues soutenir des chefs de guerre dont l’action souvent non coordonnée ne pouvait à elle seule faire gagner la jeune identité nationale hellénique. Sous la pression, l’Empire ottoman accepte l’autonomie grecque en 1829 puis l’indépendance deux ans plus tard. Mais l’anarchie guette le nouvel État, notamment en raison de l’incompatibilité entre la structure traditionnelle d’autogestion locale et la volonté d’établir un État centralisateur moderne. L’assassinat en 1831 du premier gouverneur de la Grèce indépendante, Ioannis Kapodistria, provoque une nouvelle intervention des puissances extérieures, une influence étrangère dont la Grèce moderne ne s’est, depuis, jamais complètement affranchie. Elle prend cette fois le visage d’un prince bavarois, Othon Ier, envoyé dans le pays avec moult conseillers et mercenaires pour y désarmer les chefs de la Révolution, imposer le nouvel ordre territorial, et devenir le premier roi des Grecs. À partir de la ville d’Athènes, choisie comme capitale du nouvel État, l’administration bavaroise, constituée d’un personnel issu de la diaspora grecque et de représentants des puissances étrangères, abolit la structure administrative traditionnelle. Les notables installés dans les provinces, ne pouvant plus compter sur leur indépendance, s’installent à Athènes pour participer au pouvoir politique en se posant comme intermédiaires entre la capitale et la province, instaurant de fait le clientélisme comme une culture politique qui a survécu jusqu’à aujourd’hui.

L’exemple de la création de l’État moderne grec illustre cette transformation qu’ont connue les Balkans en quelques décennies, depuis cet enchevêtrement de populations fonctionnant en réseau jusqu’au processus d’union de populations homogènes sous un même drapeau au sein d’un espace territorial défini. Le mélange des « nations » dans l’Empire ottoman se traduisait par une cohabitation de populations dispersées sur l’ensemble du territoire. Les réseaux reliaient ainsi entre eux les Grecs des centres urbains de l’empire mais aussi ceux de Russie, d’Autriche, de France, d’Italie, etc. Les populations rurales étaient surtout présentes dans les Balkans, en Anatolie, en mer Noire, tandis que dans des régions où les peuples étaient très hétérogènes et se définissaient par la religion et la langue, l’identité grecque était mélangée avec d’autres composantes ethnolinguistiques, hellénophones islamisés, slaves hellénisés, etc. Dans cet univers de populations mélangées, éclatées, le nouveau processus de construction étatique fonctionne comme un catalyseur, au moment où se cristallisent les identités modernes. Soudain, la nationalité grecque prend une définition claire, avec un pouvoir central, des frontières renfermant un territoire défini, au sein duquel tous les habitants doivent être des Hellènes. L’esprit centralisateur des nouveaux maîtres défie la pluralité, la diversité, à l’image des efforts entrepris pour « purifier » la langue officielle katharevoussa de ses influences étrangères, notamment de son vocabulaire turc, albanais, slave. L’homogénéisation de la population passe également par le système d’éducation mis en place afin de diffuser sur l’ensemble du territoire les valeurs nationales défendues à Athènes. L’effort qui est entrepris vise à démontrer une continuité historique et politique entre l’Antiquité et la nation grecque « retrouvée ». La langue officielle présente ainsi des règles de syntaxe et de grammaire qui se rapprochent du grec ancien, les historiens, soutenus et crédibilisés par le philhellénisme européen, défendent l’idée selon laquelle le nouvel Homo hellenicus est le parfait héritier des Grecs du temps de Périclès (Ve siècle avant J.-C). C’est ainsi que naît, dans le sud de la péninsule balkanique, un État reposant sur un modèle d’organisation politique moderne, avec une intervention décisive d’États européens qui mettaient enfin un pied en Orient, révélant et exploitant tout à la fois la faiblesse de l’Empire ottoman. Ce bouleversement allait attiser les convoitises dans l’ensemble des Balkans.

Les Balkans se retrouvent ainsi au coeur de la Question d’Orient au milieu du XIXe siècle, et la volonté de puissance, d’indépendance, d’irrédentisme qui gagne les peuples de la grande péninsule, contribue autant à l’affaiblissement de l’Empire ottoman qu’à la division de l’Europe. De fait, les grandes puissances européennes, l’empire lui-même et les populations balkaniques — qu’elles soient ou non organisées sur le plan politique —, entrent dans un jeu d’alliances et de contre-alliances, de guerres et de négociations, de calculs et d’initiatives. L’équilibre européen évolue au gré de la création d’États nouveaux, de l’extension du territoire d’États déjà existants, c’est-à-dire de l’effondrement progressif de la Sublime Porte. Et cette recomposition de la carte européenne se joue désormais sur des critères qui sont à l’oeuvre dans les Balkans, principe des nationalités, coïncidence des territoires des États avec les espaces ethniques. L’incapacité de l’Empire ottoman à se réformer, à se moderniser, précipite sa désagrégation dans la seconde moitié du XIXe siècle. Des soulèvements, des révoltes, gagnent la Bosnie-Herzégovine en 1875, la Bulgarie en 1876 — la révolte bulgare est sauvagement châtiée par les bachi-bouzouks, mercenaires albanais de l’empire dont les atrocités horrifient les opinions publiques européennes —, la Serbie, le Monténégro puis la Russie, venue protéger les chrétiens sujets du Sultan, déclarent la guerre à Constantinople, avec une participation de la Roumanie. La guerre russo-turque se solde par la victoire de la Russie, et le traité qui y met fin, signé à San Stefano en 1878, traduit cette soudaine emprise russe sur les Balkans. La création d’un nouvel État grâce à l’armée et à la diplomatie du Tsar — la Grande Bulgarie, qui comprend alors la Bulgarie actuelle, la Macédoine et une grande partie de la Thrace —, bouleverse l’équilibre européen, et cette intrusion spectaculaire de la Russie provoque immédiatement une réaction diplomatique de la Grande Bretagne et de l’Autriche-Hongrie qui contraignent le Tsar à revenir sur les termes du Traité de San Stefano.

Les grandes puissances européennes se réunissent alors à Berlin en juin juillet 1878 et re-dessinent la carte balkanique. Le Congres de Berlin brise l’ambition d’une Grande Bulgarie, une défaite diplomatique pour la Russie qui voyait dans ce nouvel État une facilité d’accès à la mer Égée. Revenir aux frontières de la Grande Bulgarie définies par le Traité de San Stefano deviendra ainsi une constante de la géopolitique russe puis soviétique dans cette région du Danube. Cet intérêt russe pour la Bulgarie ouvre aussi une brèche dans la solidarité de la communauté orthodoxe, car les Grecs, les Serbes et les Roumains voient dans ce projet bulgare une menace potentielle, et dans l’investissement de la Russie une transgression de la cohésion orthodoxe traditionnelle. De son côté, l’Autriche-Hongrie profite du Congres de Berlin pour obtenir le droit d’occuper et d’administrer la Bosnie-Herzégovine et le Sandjak de Novi-Pazar — une région administrative de l’Empire ottoman au coeur des Balkans qu’il faut situer à cheval sur la Serbie et le Monténégro actuels —, lui permettant de contrôler l’expansionnisme serbe. L’indépendance de la Serbie, du Monténégro et de la Roumanie est entérinée, et après le Traité de Berlin, l’Empire ottoman est amputé de près d’un tiers de son territoire et un cinquième de sa population. Mais les dispositions du traité suscitent ressentiment et frustration dans les Balkans, car après l’espoir engendré par le Traité de San Stefano, les Chrétiens de Macédoine reviennent sous le joug ottoman alors qu’ils avaient entraperçu la liberté — la question macédonienne va des lors empoisonner les relations internationales —, les Bulgares ne songent qu’à récupérer les territoires que le projet de Grande Bulgarie leur avait fait miroiter, les Serbes se voient refuser l’agrandissement de leur territoire à l’ouest de la rivière de la Drina, la Bosnie et l’Herzégovine étant accordées à l’Autriche-Hongrie. Les Serbes, qui veulent s’étendre vers la Macédoine, convoitent aussi la ville de Thessalonique et un accès à la mer Égée, mais se heurtent aux ambitions russes. Si les principaux points de l’accord ont déjà été négociés entre la Grande Bretagne et la Russie avant même l’ouverture du Congrès de Berlin, les Balkans deviennent à l’occasion de cette rencontre le théâtre de la Realpolitik et de l’affrontement diplomatique des grandes puissances européennes, la Grande Bretagne et l’Allemagne étant déterminées à contrer le panslavisme et l’expansionnisme russe.

La décomposition de l’Empire ottoman pose ainsi clairement la question des sphères d’influences des puissances européennes dans la grande péninsule, mais aussi du partage des territoires balkaniques, et pour la première fois, lors des négociations de San Stefano et de Berlin, le traçage des frontières s’effectue d’après des « cartes ethnographiques » réalisées par des cartographes occidentaux envoyés sur le terrain. Pour influencer ces cartographes, dont le travail empirique devait avoir des conséquences politiques majeures pour l’ensemble de la région, pour les populations et les générations futures, les dirigeants balkaniques organisent avant leur arrivée des « nettoyages ethniques » afin de faire coïncider l’espace ethnique avec les territoires revendiqués. Le nettoyage ethnique devient un principe fondamental de la géopolitique balkanique. Le processus de balkanisation, c’est-à-dire de fragmentation politique, arrive ainsi à maturation lors du Congrès de Berlin, et les identités balkaniques se mettent toutes en place après 1878 avec une implication grandissante des puissances européennes. L’émancipation des peuples s’est transformée en des nationalismes hostiles, et c’est sur ce nouvel échiquier, aux pièces fraîchement définies, que vont se développer les suspicions, les divergences, les affrontements, bref, les nombreuses guerres balkaniques, en 1875-1878 — conduisant au Congrès —, en 1885, et bien entendu en 1912-1913, scène du déclenchement de la Première Guerre Mondiale en août 1914. C’est sur ce nouvel échiquier que les conflits d’intérêt seront à la fois apaisés et attisés par le jeu des grandes puissances, rythmant la géopolitique de cette région. L’histoire des Balkans devient celle des États balkaniques, et ressemble à une litanie sans fin de conflits et de guerres entre petits États faibles et rivaux, influencés par les grandes puissances européennes et enfermés dans des liens diplomatiques et dynastiques souvent antagonistes.

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la logique des alliances qui allait créer une mécanique irréversible conduisant les grandes puissances européennes au premier conflit mondial, est également à l’oeuvre dans les Balkans. L’Empire ottoman est une nouvelle fois affaibli, cette fois par une révolution déclenchée en 1908 par le Comité Union et Progrès, ou Jeunes-Turcs, contre le Sultan. Les armées envoyées pour mater les révolutionnaires fraternisent avec les insurgés retranchés au coeur des Balkans, en Macédoine, et le Sultan finit par céder. Le mouvement Jeunes-Turcs emporte ensuite les élections, mais les espoirs suscités par cette jeune révolution « libérale », les promesses d’une égalité entre les différentes ethnies, s’estompent rapidement, et la situation instable enfonce davantage les Balkans dans les troubles. L’Empire austro-hongrois annexe avec opportunisme la Bosnie-Herzégovine, tandis que la Macédoine, composée d’une mosaïque d’ethnies et de nationalités, promet de devenir la prochaine cible des appétits voisins. Elle est en effet convoitée par la Grèce, avec le soutien de la France, mais aussi par la Serbie et la Bulgarie soutenues par la Russie, convoitée aussi par l’Albanie appuyée par l’Autriche-Hongrie, tandis que la Grande- Bretagne soutient le statu quo. C’est en fait une Ligue balkanique qui est en train de se mettre en place, un réseau de relations, un jeu d’alliances contre un ennemi commun. Encouragées par la politique russe, la Serbie et la Bulgarie signent un traité d’alliance contre les empires ottoman et austro-hongrois — avec la promesse d’un dépeçage en règle de certains territoires sous domination turque dans les Balkans —, rejointes par le Monténégro avec qui elles signent des conventions. Les accords tacites passés entre la Grèce, d’une part, la Serbie et le Monténégro, d’autre part, élargissent la Ligue mais la compliquent, car la Grèce et la Bulgarie sont déjà rivales en Macédoine et en Thrace. Au sein de cette coalition improbable, encouragée par la Russie pour constituer, notamment, un rempart contre l’Empire austro-hongrois, Grecs et Bulgares se mettent temporairement d’accord pour étudier le partage des territoires macédoniens après la victoire sur l’Empire ottoman. La Ligue balkanique attaque « l’homme malade de l’Europe » à l’automne 1912 et maintient son unité jusqu’à la victoire et jusqu’au Traité de Londres qui la consacre, en mai 1913. Mais les rivalités entre alliés, étouffées par leur objectif temporaire commun, ne survivent pas à la lancinante question macédonienne, la Serbie et la Grèce refusant de céder à la Bulgarie les territoires promis. Les hostilités reprennent, cette fois entre anciens partenaires, pour une guerre éclaire qui dure à peine plus d’un mois. La Grèce, la Serbie et le Monténégro l’emportent sur la Bulgarie, avec la participation de la Roumanie… et de l’Empire ottoman qui cherche à prendre sa revanche. Cette deuxième guerre balkanique s’achevé sur un nouveau partage territorial signé à Bucarest en aout 1913, un partage arbitraire dont les tracés de frontières ne tiennent pas compte des nationalités, des populations, des ethnies. La Bulgarie en ressort plus que jamais frustrée, amputée de territoires et soucieuse de protéger les minorités bulgares disséminées chez ses voisins. Depuis le Congrès de Berlin, les Balkans sont devenus en quelques décennies seulement non plus une mosaïque de populations intégrées au sein d’un empire, mais un assemblage d’États belliqueux, petits, faibles, convoiteux et dépendants, qui s’en remettent à des alliances auprès des grandes puissances pour subsister et parvenir à leurs fins. Sur le plan des institutions politiques, quatre États sont des monarchies constitutionnelles et parlementaires, la Grèce, la Serbie, la Bulgarie et la Roumanie. Mais il n’existe dans ces territoires aucune tradition démocratique. Aussi, le clientélisme, l’intolérance, l’autoritarisme, la violence et la corruption sont largement répandus, les libertés et les droits, des citoyens et des minorités, ne sont pas toujours garantis.

En 1914, le moindre incident dans les Balkans peut embraser l’Europe et le monde par le jeu du mécanisme des deux grandes alliances, la Triplice qui rassemble les empires allemands et austro-hongrois ainsi que le Royaume d’Italie, et la Triple-Entente qui unit la France, le Royaume-Uni et la Russie. Le 28 juin 1914, l’assassinat de l’archiduc héritier d’Autriche à Sarajevo confirme les craintes des commentateurs contemporains qui qualifiaient déjà cette région du monde de « poudrière balkanique ». Si la Grande Guerre devient mondiale, par l’étalement planétaire des différentes forces en présence, la très grande majorité des théâtres d’opérations se situent en Europe, et les Balkans se retrouvent au croisement de plusieurs courants géostratégiques. La zone s’étendant du bassin danubien à l’Anatolie est l’axe de pénétration germanique vers le Moyen Orient, et rencontre le couloir balkanique convoité par la Russie dans sa poussée vers la Méditerranée. Mais c’est aussi la France et la Grande-Bretagne qui y défendent des intérêts, notamment en Grèce et en Serbie, et d’une manière plus générale dans toute cette zone de la Méditerranée. Tous les États balkaniques entrent progressivement en guerre, et la grande péninsule se transforme alors en un immense terrain d’affrontement où les armées ne cessent de fouler et refouler les mêmes sols, traverser les frontières, se retrancher dans des positions prises à l’ennemi, puis reprises par l’ennemi. Comme sur le front occidental, les opérations militaires se soldent par des résultats décevants et connaissent un retournement de situation à la toute fin du conflit.

La fin de la Première Guerre Mondiale et la signature des traités de paix bouleversent profondément la géographie politique des Balkans. Il est impossible d’y appliquer de manière cohérente le principe wilsonien du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et c’est surtout le pragmatisme et la loi des vainqueurs qui priment. Certains États proches des puissances victorieuses, comme la Roumanie, la Serbie et la Grèce, voient leurs territoires s’agrandir. Le jeune État hellène absorbe, entre autre, de nouvelles régions au nord, rognant sur la Turquie et la Bulgarie, mais le rêve de Grande Grèce échouera bientôt sur les rives de l’Asie mineure — la guerre gréco-turque de 1919-1922 est un désastre pour les Grecs, qui sont définitivement chassés des côtes occidentales de l’Anatolie. La Roumanie s’étend quant à elle à la Bessarabie et à la Transylvanie. D’autres perdent en superficie, comme la Bulgarie, à nouveau largement amputée, et qui voit s’éloigner davantage le rêve de Grande Bulgarie caressé furtivement après le Traité de San Stefano. Mais c’est aussi le projet yougoslave qui prend forme, réalisé sur fond d’ambition de Grande Serbie rassemblant les Slaves du sud, Serbes, Croates et Slovènes. En 1929 le royaume prend le nom de Yougoslavie et s’inspire du modèle de l’État unitaire, avec une politique de serbisation qui alimente en son sein ressentiments et frustrations, aussi bien en Macédoine que dans sa composante croate. La rivalité entre le nationalisme serbe et le nationalisme croate se manifestera pendant la Seconde Guerre mondiale par de nombreuses atrocités, laissant des traces profondes dans la psychologie collective. Cette première expérience yougoslave en tant qu’État unitaire est un échec, mais une nouvelle opportunité sera saisie, sur un autre modèle, au lendemain du second conflit mondial.

Au début des années 1920, après d’interminables années d’épreuves et de conflits, les peuples balkaniques sont ainsi définitivement libérés de la double gouvernance des empires ottoman et austro-hongrois, mais les conditions de paix, les nouvelles frontières, les frustrations nées de la défaite où des nouvelles dominations régionales empêchent tout espoir d’entretenir le ciment qui unifiait jadis cette région. Maintenant que l’épineuse Question d’Orient est réglée, que les frontières semblent bien établies, et que de grandes entités multi-ethniques sont créées, comme la Yougoslavie, la question des minorités nationales promet d’empoisonner les relations entre tous les États voisins. Pour reprendre les mots du journaliste américain John Reed, qui couvre en 1915 différents fronts des Balkans, notamment en Serbie, « chaque paysan-soldat sait pourquoi il se bat ; à sa naissance, sa mère lui a dit " Bonjour, petit vengeur du Kosovo ! " » Les élans indépendantistes qui avaient alimenté les révoltes contre les empires dominants jusqu’en 1914, se muent en nationalismes inter-balkaniques auxquels se greffent les grandes idéologies de l’entre deux-guerres, fascisme et communisme. En fait, c’est une nouvelle Question d’Orient qui voit le jour, car les Balkans, morcelés en États fragiles, divisés, instables et ne parvenant pas à établir un équilibre régional ni à fonder des démocraties libres, continuent de susciter inquiétudes et convoitises de la part des grandes puissances européennes. Celles-ci sont à l’oeuvre dans l’entre deux- guerres, jouant à nouveau des alliances dans l’arrière-cour européenne. La France signe avec la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie et la Roumanie une alliance de défense mutuelle contre le révisionnisme hongrois et bulgare, mais aussi pour prévenir toute restauration monarchique en Hongrie, et par crainte de l’essor du national-socialisme et des revendications soviétiques. L’Italie fasciste compte, elle, sur l’Autriche, la Hongrie et la Bulgarie tout en se rapprochant de la Yougoslavie à la fin des années 1930. Sur le plan des régimes politiques, les États balkaniques prennent leurs distances avec la démocratie parlementaire et libérale, la Yougoslavie s’orientant vers une dictature royale à partir de 1929, la Grèce hésitant entre la république et la monarchie tout en cédant aussi à la dictature, la Bulgarie, la Roumanie et l’Albanie adoptant également des systèmes autoritaires. À la fin des années 1930 et au début de la Seconde Guerre mondiale, les régimes totalitaires et fascistes font voler en éclat l’ordre politique balkanique établi au lendemain de la Grande Guerre, puisque cette fois, c’est la Yougoslavie qui est démembrée, la Roumanie qui est amputée, la Grèce qui est occupée, tandis que les révisionnismes hongrois, bulgares et albanais sont encouragés et récompensés.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Balkans sont partagés en zones d’influence entre les vainqueurs du nazisme et du fascisme, et les contours idéologiques de la nouvelle division dureront tout le temps de la Guerre froide, jusqu’à la chute du mur de Berlin et la guerre en Yougoslavie au début des années 1990. Au lendemain de la guerre, la sphère soviétique s’étend à la Hongrie, la Roumanie et à la Bulgarie, tandis que la Grèce, qui entre dans une guerre civile entre les partisans du retour de la monarchie et les forces de gauche très largement majoritaires, est intégrée à la sphère d’influence britannique. Dans les pays contrôlés par l’Armée rouge, des démocraties populaires voient le jour, entièrement inféodées à Moscou. En Yougoslavie et en Albanie, les communistes prennent également le pouvoir, si bien que l’ensemble des Balkans, sauf la Grèce, est inclus dans l’ère d’influence soviétique. La grande péninsule ne connaît pas pour autant une évolution homogène, loin s’en faut. Dès 1948, la rupture entre Staline et Tito fait échouer le projet d’une Fédération balkanique et pousse la Yougoslavie à adopter une politique de non alignement, une sorte de voie intermédiaire, celle d’un socialisme autogestionnaire. Tito noue d’ailleurs des liens avec la Grèce et la Turquie dans un Pacte d’amitié balkanique au milieu des années 1950. Quant à l’Albanie, elle rompt avec Moscou en 1961 et suit une ligne communiste spécifique qui la rapproche de la Chine, avant de s’en détacher en 1978. À la fin des années 1960, les trois pays communistes « orthodoxes » des Balkans, Bulgarie, Roumanie, Albanie, peuvent se targuer d’avoir réussi leur effort de modernisation, avec pour fer de lance de leur stratégie économique communiste, une forte politique d’industrialisation, présentant un bilan économique positif. La comparaison entre la Bulgarie et la Grèce semble alors démontrer le succès du modèle soviétique de développement. Mais une fois confrontés aux défis de l’économie de marché et de la privatisation après l’effondrement du bloc soviétique en 1991, ces pays se retrouvent largement dépassés. La Yougoslavie est ruinée par la guerre, l’Albanie est à genoux tandis que la Bulgarie et la Roumanie sont contraintes à des efforts considérables pour rattraper leur retard et s’adapter à la mondialisation économique. À l’inverse, la Grèce, qui bénéficie de son entrée dans la CEE en 1981, connait une réelle prospérité et étend son influence sur l’ensemble des Balkans.

La chute du mur de Berlin et la fin de la Guerre froide, en redonnant aux Balkans la liberté de choisir, redistribuent les cartes à la fin du XXe siècle, rappelant que le modelage des frontières ne s’y est jamais fait par de longs processus historiques. La Guerre froide fut une des plus longues périodes de stabilité des frontières, avant que les nations ne redécouvrent la peur des nettoyages ethniques, mais aussi les espoirs de révision de frontières. Les Balkans se rappellent alors à l’Europe comme cette grande zone d’insécurité, caractérisée par une instabilité permanente liée aux revendications territoriales et à certaines haines jamais définitivement enfouies. Car, en devenant un nouveau théâtre de conflits, d’abord entre Serbes et Slovènes, puis entre Serbes et Croates, ils redeviennent subitement synonymes de retour de la guerre en Europe, au moment où l’Occident savoure sa victoire sur l’Union soviétique. En même temps, les anciennes démocraties populaires s’essaient à la démocratie pluraliste à l’occidentale, avec comme ambition de rejoindre l’Union européenne, laquelle apparaît avec les États-Unis et l’OTAN comme seule garante de stabilité et de sécurité, au moment où la Russie post-communiste voit son influence décliner très sensiblement. À l’aube du XXIe siècle, l’espace balkanique apparaît comme une zone encore en transition, à la construction politique inachevée, entre un Moyen-Orient instable et une Union européenne stable et démocratique. Plus de vingt ans après la disparition des régimes communistes, le processus de démocratisation semble avoir aujourd’hui abouti, même si l’héritage du glacis idéologique, bien ancré dans les mentalités, se fait parfois encore sentir.

Jusqu’à récemment encore, c’est-à-dire jusqu’à la modification par la force des frontières de l’Ukraine et à la crise migratoire présentant les Balkans comme couloir incontournable pour les flux humains provenant de terres pauvres et en guerre vers de riches et prospères régions européennes, il paraissait évident que l’ordre politique en Europe imposait la recherche de dialogue pour toute résolution de crise. Les récents développements montrent combien certaines puissances modifient à nouveau les cartes et les tracés de frontières en toute impunité, combien certaines nations pourtant civilisées érigent toujours aussi facilement de nouveaux murs, ferment sans complexe d’anciens postes-frontières soudainement réhabilités, dans un réflexe de repli visant à se calfeutrer face à la misère et à l’effroi portés par des peuples en détresse. Fort heureusement, le dialogue et la concertation demeurent la règle, mais les évolutions en cours semblent les rendre de plus en plus facilement « transgressables », de moins en moins obligatoires. On peut déplorer que l’aventure collective des peuples balkaniques, qui mit si souvent en relief l’extraordinaire richesse humaine, une formidable capacité à englober les différences, n’ait été davantage source d’inspiration pour l’Europe et pour le monde. Il faut dire que la rencontre soudaine, au XIXe siècle, entre la modernité du nationalisme et les traditions de ces terres multinationales, multi-ethniques, multiconfessionnelles, si elle permit aux peuples de prendre conscience de leur droit à la liberté, fut aussi à l’origine d’une redéfinition à marche forcée, souvent dramatique, de la notion d’identité. Face à son incapacité actuelle à réaliser certaines synthèses entre les différents modelés politiques, entre les valeurs spirituelles et morales des différents peuples, le monde gagnerait à revisiter l’épopée millénaire des Balkans. Il gagnerait à se pencher sur son histoire afin d’en déceler les points lumineux, et apporter aux habitants de cette planète le gout réel de vivre ensemble.


[1] Cf. épisode précédent