Présentation
Distribution
Agrippina
Agrippine
Dramma per musica en trois actes
Créé au Teatro San Giovanni Grisostomo de Venise, le 26 décembre 1709
LIVRET Vincenzo Grimani
MUSIQUE Georg Friedrich Haendel
LE CONCERT D’ASTREE
DIRECTEUR MUSICAL Emmanuelle Haïm
METTEUR EN SCÈNE Jean-Yves Ruf
ASSISTANTE À LA MISE EN SCÈNE Anaïs de Courson
SCÉNOGRAPHE Laure Pichat
CRÉATRICE COSTUMES Claudia Jenatsch
CRÉATEUR LUMIÈRES Christian Dubet
CRÉATRICE MAQUILLAGE & COIFFURE Cécile Kretschmar
CHEF ASSISTANT Iñaki Encina Oyon
CHEF DE CHANT Philippe Grisvard
COACH DE LANGUE Rita de Letteriis
AGRIPPINA Alexandra Coku
NERONE Renata Pokupic
POPPEA Sonya Yoncheva
OTTONE Tim Mead
CLAU DIO Alastair Miles
PALLANTE Riccardo Novaro
NARCISO Pascal Bertin
LESBO Jean-Gabriel Saint-Martin
LA BÊTE Cyril Casmèze
L’EUNUQUE Arnaud Perron
LE PAGE Pierre Hiessler
RÉALISATION DES DÉCORS & DES COSTUMES Ateliers de l’Opéra de Dijon
PRODUCTION DÉLÉGUÉE Opéra de Dijon
COPRODUCTION Opéra de Dijon, Opéra de Lille
Synopsis
« Agrippina, la fille de Germanicus, le neveu d’Auguste, était la femme de Domitius Aenobarbus, de qui elle a eu un fils nommé Domitius Nero. Après son second mariage avec l’Empereur Claudio, toutes ses énergies étaient mobilisées pour placer son fils Nerone sur le trône. Lorsqu’un astrologue lui dit que son fils serait à la tête de l’empire mais tuerait sa mère, elle répondit : ‹ Qu’il me tue, pourvu qu’il devienne Empereur ›. Cette femme de grand talent, avide de régner et aussi ambitieuse que puissante, harcela son mari Claudio jusqu’à ce qu’il octroie le titre de César à Nerone. Elle dut son succès à la faiblesse de caractère de Claudio, qui s’était totalement abandonné à la luxure, et par-dessus tout, avait obtenu la gloire en conquérant la Bretagne pour Rome. Ottone était le mari de Poppea, une femme ambitieuse et vaniteuse, également aimée de Nerone, qui plus tard la ravit à Ottone et l’épousa. Claudio accordait une confiance sans limite à ses affranchis, en particulier Pallante et Narciso, qui étaient également manipulés par Agrippina. »
Vincenzo Grimani
ROME, AU MILIEU DU PREMIER SIÈCLE
ACTE I
Dans le cabinet d’Agrippina.
Agrippina vient d’apprendre que son époux, l’empereur Claudio, est mort dans une tempête. Elle fait part à son fils Nerone, âgé de dix-sept ans, de son intention de l’asseoir sur le trône. Elle lui conseille de se faire valoir auprès du peuple, en lui distribuant de l’or. Agrippina, restée seule, pense mettre à profit les espoirs amoureux de Narciso et Pallante, et fait chercher ce dernier. Elle éprouve la fidélité de Pallante, qui avoue son inclination pour elle, puis lui apprend la mort de Claudio et lui demande de rassembler les sénateurs au Capitole pour faire proclamer Nerone empereur. Après Pallante, Agrippina fait appeler Narciso. Elle lui fait avouer qu’il l’aime et lui demande de rassembler le peuple et l’armée en faveur de Nerone.
Place du Capitole.
Nerone distribue de l’or au peuple pour affermir sa popularité, tandis que Pallante et Narciso recherchent ses faveurs. Agrippina, suivie du peuple, prend place sur le trône. Elle informe le peuple de la mort de Claudio et lui demande de choisir Nerone comme empereur. Ils montent tous deux sur le trône. Des trompettes retentissent. Lesbo annonce l’arrivée de Claudio, sauvé de la noyade par Ottone. Ottone arrive et annonce que celui-ci l’a choisi pour lui succéder. Resté seul avec Agrippina, il lui confie qu’il aime Poppea plus que le trône. Elle lui promet de l’aider.
La chambre de Poppea.
Poppea chante sa beauté et s’amuse d’être aimée par trois prétendants : Ottone, Claudio et Nerone. Lesbo vante l’amour que Claudio lui porte ; Poppea feint qu’il soit partagé. Alors qu’Agrippina est cachée, Lesbo confie à Poppea que Claudio va lui rendre visite durant la nuit. Elle répond qu’elle est prête à l’accueillir, mais comme souverain et non comme amant. Agrippina se montre et lui demande si elle aime Ottone. Elle lui fait croire que ce dernier l’a trahie en la laissant à Claudio en échange du trône et lui conseille de susciter la jalousie de l’Empereur. Poppea est décidée à ne pas se laisser faire. Claudio surgit et s’aperçoit vite que Poppea est préoccupée. Celle-ci lui fait croire qu’elle l’aime, mais qu’Ottone, depuis qu’il sait qu’il va régner, le lui interdit. Elle fait promettre à Claudio de revenir sur sa décision de laisser le trône à Ottone. Lesbo annonce l’arrivée d’Agrippina et presse Claudio de partir. Poppea remercie Agrippina qui lui clame son amitié.
Acte II
Une rue de Rome près du palais impérial, parée pour le triomphe de Claudio.
Narciso et Pallante s’aperçoivent qu’ils ont été dupés par Agrippina. Ils décident d’être désormais francs l’un avec l’autre. Ottone arrive, qui confirme qu’il tient plus à Poppea qu’au trône. Agrippina, Poppea et Nerone descendent du palais impérial avec leur suite. Ils décident de feindre vis-à-vis d’Ottone qui adresse des mots d’amour à Poppea qui s’en indigne. Claudio arrive, applaudi par le peuple. Il annonce avoir vaincu la Bretagne et raffermi l’empire romain. Il reçoit l’hommage de tous mais repousse Ottone à qui il annonce sa disgrâce. Ottone recherche successivement l’aide d’Agrippina, de Nerone et de Poppea, puis de Narciso, Pallante et Lesbo. Tous le repoussent.
Jardin avec fontaine.
Poppea a des remords. Ottone arrivant, elle s’assoie près d’une fontaine et feint de dormir. Il l’entend le traiter de traître dans son sommeil et se cache alors qu’elle feint de se réveiller. Poppea fait semblant de se parler seule et accable Ottone de reproche. Celui-ci insiste pour s’expliquer et affirme que le trône l’intéresse moins que son amour pour elle. Il lui fait comprendre la machination d’Agrippina. Lesbo vient annoncer à Poppea que Claudio souhaite venir lui parler. Nerone arrive et Poppea l’entraîne dans ses appartements. Agrippina se reproche d’en avoir trop dit à Narciso et Pallante, et craint que son plan échoue. Elle convainc Pallante de tuer Narciso, puis Narciso de tuer Pallante. Claudio arrive et Agrippina lui fait part de son inquiétude à son sujet et de la menace que constitue Ottone. Elle lui propose de désigner Nerone comme son successeur. Claudio demande à réfléchir. Lesbo vient prévenir Claudio que Poppea l’attend. Pressé par Agrippina, Claudio promet de faire couronner Nerone.
ACTE III
Chambre de Poppea.
Poppea prépare sa vengeance contre Agrippina. Ottone assure Poppea de sa fidélité. Poppea le fait se cacher derrière une porte puis attend Nerone et Claudio. Nerone arrive, mais Poppea lui reproche son retard. Elle feint de craindre l’arrivée d’Agrippina et le fait se cacher à son tour. Claudio arrive. Poppea lui fait des reproches et Claudio pense que c’est à cause d’Ottone. Poppea le détrompe et lui révèle que Nerone lui interdit de le voir. Claudio ne comprend plus et Poppea le convainc qu’il avait mal compris quand elle avait parlé d’Ottone. Claudio jure de la venger. Poppea le fait se cacher, puis va chercher Nerone, qui la courtise. Claudio sort de sa cachette et chasse Nerone. Poppea fait part à Claudio de sa crainte de la réaction d’Agrippina et lui demande, avant tout, d’intervenir pour qu’elle n’ait pas à en pâtir. Restée seule, elle savoure sa vengeance et se donne à Ottone.
Salon impérial.
Nerone raconte à Agrippina comment il a été traité par Poppea et Claudio. Agrippina lui conseille de renoncer à Poppea. Pallante et Narciso décident de dévoiler les manigances d’Agrippina à Claudio. Ils lui révèlent qu’Agrippina a fait couronner Nerone pendant son absence. Agrippina arrive et rappelle à Claudio sa promesse. Il lui reproche d’avoir mis Nerone sur le trône pendant son absence : elle se justifie par l’annonce de la mort de Claudio et convainc ce dernier qu’elle n’a fait que défendre son trône, ce que Narciso et Pallante ne peuvent que confirmer. Profitant de son avantage, Agrippina accuse Poppea d’être courtisée par Ottone. Pour en avoir le coeur net, Claudio fait venir Ottone, Poppea et Nerone. Claudio accuse Nerone de l’avoir trouvé caché chez Poppea et décide qu’il doit l’épouser tandis qu’Ottone sera sacré empereur. Celui-ci répond préférer Poppea au trône. Nerone, en revanche, annonce préférer le trône. Claudio attribue le trône à Nerone et renonce à Poppea en faveur d’Ottone.
Entretiens
Entretien avec Jean-Yves Ruf
Le livret d’Agrippina est dense, riche en rebondissements et en volte-faces, et tisse de manière inextricable l’amour, la séduction et l’ambition. Quel fil conducteur avez-vous suivi pour votre mise en scène?
Je n’ai pas choisi consciemment une voie dans ce théâtre. Je fais en sorte de toutes les laisser parler en essayant le moins possible de choisir. ce livret est une forme complexe, riche, faite de théâtre épique, politique, sexuel, bourgeois… et toutes ces formes sont mêlées sans forcément qu’on puisse en justifier les liens. Dans ce sens il rejoint des œuvres plus contemporaines, où l’on n’hésite pas à combiner des formes différentes, ou certaines pièces de Sheakspeare, où surgit du comique dans le sérieux, où se mêlent le vers et la prose. la difficulté face à ces œuvres hybrides, c’est qu’on ne peut pas faire mine d’ignorer ce que l’on ne comprend pas tout de suite. il faut accepter de ne pas tout saisir. nous cherchons à comprendre les motivations psychologiques des personnages, mais ici il n’y a parfois pas de continuité perceptible, ils peuvent changer totalement en l’espace de deux répliques. il ne faut pas se poser les mêmes questions que pour le théâtre classique. cependant cela demande tout de même aux chanteurs, en plus de la difficulté musicale, une certaine conscience de la littérature, de la forme; on ne peut pas s’arrêter au premier degré de la psychologie des personnages, il faut avoir conscience de tous les types de théâtre qui sont convoqués.
Agrippina met en scène des personnages historiques, mais vus à travers le filtre d’une tradition qui fait de l’histoire politique romaine une galerie de portraits excessifs, sou- vent métaphoriques des travers de la politique en général, et une typologie des relations au pouvoir qu’on y trouve. ces personnages historiques ont-ils été pour vous une source d’inspiration ou de réflexion?
Il y a toute une préparation dramaturgique en amont, très riche, qui prend en compte ces éléments. ce que j’ai lu sur les personnages m’a aidé à les comprendre et à les défendre. mais quoi que l’on connaisse de Claudio, le livret n’en retient seulement quelques traits. il faut donc, je pense, se nourrir le plus possible de Suétone, de tacite, de toutes les sources historiques, puis savoir les oublier. il est nécessaire d’arranger les choses. on peut dire que dans le livret le personnage de Claudio a un vrai fonctionnement comique, notamment parce que chaque fois qu’il est sur le point d’obtenir poppea, Agrippina arrive! pourtant à la fin il montre une intelligence politique qui laisse penser qu’il est plus sage qu’il ne le paraît… il faut laisser cette possibilité exister.
Toute l’intrigue tourne autour d’Agrippina, de ses machinations, de ses revers de fortune, de son implacable ambition. sous cette apparence antipathique perce pourtant, en particulier dans son air «Pensieri, voimi tormentate», un être tourmenté, dévoré par une sorte d’angoisse intérieure. l’Agrippina réelle, jugée à l’aune des pratiques de l’époque dans les familles patriciennes proches du pouvoir, des épreuves qu’elle a traversées (exilée par Tibère, violée par son frère Caligula, etc.) nous apparaît finalement plus humaine que le personnage que la tradition a laissé, un monstre froid et calculateur. ces actes nous semblent sinon excusables, du moins forte- ment influencé par le milieu, le contexte et les contraintes dans lesquelles elle vit. comment avez-vous appréhendé ce personnage complexe? avez-vous cherché à lui rendre, d’une certaine façon, justice?
Je pense à un livre de pierre Grimal (Mémoires d’Agrippine), qui la décrit autrement, comme une femme qui veut conserver le pouvoir dans sa lignée en mémoire de son père. c’est une femme qui ne montre rien, qui ne panique en aucun cas. elle est comme dominée par un élan vital, par une grande intelligence, mais c’est en même temps un animal politique, il y a quelques chose en elle d’animal, d’instinctif. et chez les hommes (ou femmes!) de pouvoir, même dans la poli- tique contemporaine, il y a ce rapport de force, cette manipulation, cette prédation sur l’esprit de l’autre. il ne s’agit pas seulement de l’intelligence des idées, mais de savoir jusqu’à quel point on peut impressionner l’autre. on voit ça dans les grands débats politiques télévisés: ce n’est pas seulement comment on argumente face à l’autre, mais comment on l’impressionne, on le domine psychologiquement en deçà de tout réflexion, de tout rapport conscient. c’est une relation au monde, un sens de sa propre destinée. et c’est ce que possède Agrippina.
Justement, vous avez souhaité introduire un nouveau personnage muet: «la bête». à qu’elle nécessité dramaturgique cela correspond-t-il pour vous?
Il est comme son monstre intérieur, une caisse de résonance d’Agrippina. mais c’est surtout une intuition que j’ai eu. il est très difficile de jouer un être de pouvoir, car on mime une caricature d’autorité, alors qu’un être de pouvoir est très intériorisé, n’a pas besoin de la montrer, tout est dans une emprise violente mais presque invisible sur l’autre. les métaphores du langage politique sont extrêmement violentes: il s’agit de battre, de vaincre, de tuer! pour jouer ce rôle il faut accepter une part de méchanceté, ce qui est difficile sur un plateau. et j’ai pensé que la présence de cette bête pouvait l’ai- der. c’est aussi pour ça qu’elle ne panique jamais, qu’elle n’est jamais dupe de ses propres sentiments—à part dans «Pensieri» justement, ce qui donne une dimension supplémentaire au personnage—, qu’elle ne laisse jamais transparaître ce qui la contrarie. Dès le début de l’opéra, elle pense avoir vaincu, et tout s’écroule: Claudio n’est pas mort, et Ottone est désigné pour le trône. elle ne laisse paraître aucun découragement. il y a cette bête tapie en elle, qui cherche toujours de manière instinctive la sortie, le moyen d’arriver à ses fins… elle a du flair…
Elle me fait parfois penser à Thérèse, ce personnage du roman Les Âmes fortes de Jean giono, qui définit ainsi son bonheur: «comme un furet devant le clapier». le bonheur d’être un piège.
Oui! on trouve cela aussi dans certains paysans de Maupassant: une intelligence instinctive, pas du tout travaillée, de la manipulation… comment on entourloupe l’autre…
Le destin des différents protagonistes (le meurtre de Claudio par Agrippina, puis d’Agrippina par Nerone devenu empereur, l’exil d’Ottone pour laissé le champ libre à Nerone pour épouser Poppea, qu’il exécutera à son tour) était connu de tous les spectateurs à l’époque de la création de l’œuvre. avez- vous chercher à le rendre sensible? les personnages agissent- ils pour vous à la lumière de ce qu’ils deviendront?
Il y a un humour du livret qui joue sur la connaissance de la destinée des personnages: Agrippina dit «Or che regna Nerone, moro contenta» («Maintenant que règne Néron, je peux mourrir satisfaite»), mais elle ne sait alors pas que c’est lui qui l’empoisonnera après avoir tenté de la noyer. le fait de savoir qu’Ottone va régner est également important, car sur scène, tout montre qu’il veut avant tout Poppea et se moque du pouvoir. mais il faut éviter de trop garder ce des- tin en tête au risque se dérober à la compréhension présente.
Pour le librettiste Grimani, homme politique cynique et malicieux, cette histoire où tous les crimes se déroulent et où l’avenir d’un pays se joue dans le huis-clos d’une histoire de famille évoque certainement l’Europe de l’époque: les princes sont tous cousins et les guerres ne sont que que- relles familiales (l’italie est alors touchée de plein fouet par le guerre de succession d’espagne). cet aspect vous a-t-il intéressé? Y voyez-vous encore une actualité?
On voit bien ici que l’image que nous avons des décisions politiques comme mûrement réfléchies est brisée par le fait que certaines décisions sont dues au hasard, à une rencontre, à une aventure sexuelle. c’est à la fois amusant et angoissant. C’est le fil que j’essaye de suivre. Dans le livret, on voit que la destinée de Nerone et Ottone ne tient qu’au fait qu’il soit attiré par Poppea! voilà à quoi tiennent la vie et le destin de deux hommes!
Dans la tradition de l’opéra vénitien depuis L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi, Agrippina semble toujours sur le fil du rasoir entre tragédie et comédie: l’humour, qui va parfois jusqu’à la farce, est là en permanence et invite à une lecture forcément distanciée. comment avez-vous abordé ce mélange délicat? votre expérience avec Shakespeare vous a-t-elle aidé?
Oui bien sûr, il faut suivre presque aveuglément le plaisir de la forme. Je pense beaucoup à la mise en abîme du théâtre, un collage des formes qui crée chez Shakespeare un chatoie- ment jubilatoire. J’ai ce plaisir de lecteur, de spectateur face à ces pièces. il y a de grandes scènes politiques, qui contrastent avec ces scènes presque triviales. c’est ce que j’apprécie réellement, mais c’est aussi un grand obstacle pour les chanteurs. peut-être moins que pour les comédiens, d’ailleurs, car ils suivent la musique. lorsque l’on apprend le jeu théâtral aux comédiens, on ne leur parle pas de littérature et de structure de la langue, mais on leur demande d’être naturels, réalistes. on ne parle pas assez de simulacre. tout est simulacre, dans la vie comme au théâtre: on a un corps poétique, un corps social, un corps intime, un corps bestial, etc. on passe de l’un à l’autre parfois même sans s’en rendre compte! et là on s’amuse à augmenter cet effet de collage, de frottement, chez Shakespeare ou dans le livret d’Agrippina, ce qui fait qu’on ne comprend pas toujours l’intrigue. il faut faire confiance à la forme dans l’opéra baroque, où il y a, contrairement au classicisme, un plaisir de la virevolte, de l’audace, de la vitalité.
L’opéra baroque est un monde étrange au sein de l’opéra en général… la partition laisse une très grande marge de manœuvre au chef, en terme d’orchestration, d’ornements etc. c’est une première pour vous: quelles sont vos impressions? quels ont été vos objectifs commun avec Emmanuelle Haïm dans l’approche de cette multitudes de décisions à prendre?
Emmanuelle est stimulante dans le sens où elle a une vraie joie. nous n’avons pas toujours la même vision, nous faisons des compromis, mais nos débats sont vraiment très riches. Je crois que nous avons la même conception de ce projet. Justement pour cette œuvre il faut une grande complicité, étant donné que rien n’est arrêté dans la tradition, qu’il y a beaucoup de décisions à prendre. on sent qu’elle aime le théâtre, elle lui donne une vraie priorité, elle ne s’arrête pas à la musique. il faut trouver des lignes dramaturgiques claires pour donner du sens.
Que souhaiteriez-vous dire à un spectateur qui découvrirait cette œuvre rarement jouée pour la première fois?
Qu’il ne cherche pas trop à comprendre et se laisse aller… il y a une telle mixture à l’intérieur des formes. c’est une musique où il y a une grande théâtralité, et une performance dans la jubilation: ces da capo ornementés, cette musique pleine de virtuosité, on sent une véritable joie de la performance.
Propos recueillis par Stephen Sazio
Entretien avec Emmanuelle Haïm
Depuis Rodelinda et Theodora au festival de Glyndebourne en 2001 et 2003, Haendel occupe une place importante dans votre travail avec le concert d’Astrée. Y a-t-il une sorte «d’affinité élective» entre cette musique et vous?
C’est certain, oui. C’est un compositeur dont je connais bien maintenant la production: j’ai joué un grand nombre de ses opéras, de ses cantates, dirigé sa musique instrumen- tale et joué sa musique de chambre. Mais je m’aperçois que plus je me promène dans son œuvre, entre ses créations de jeunesse et les chefs-d’œuvre de la maturité (tamerlano et giulio cesare en 1724, rodelinda en 1725), plus je l’apprécie et le trouve varié. Je suis totalement en admiration devant ce génie, cette force créatrice, un colosse de santé, d’inspira- tion, d’appétit de vivre qui sont communicatifs. Ce qui me plaît par dessus-tout chez lui, c’est peut être sa puissance d’adaptation: son œuvre est souvent fait d’emprunts, à lui- même ou à d’autres, il réutilise les matériaux, les transforme. C’est vraiment un homme de théâtre, un homme qui aime la voix, qui a aussi une compréhension psychologique et dramaturgique très importante. Il y a dans son écriture une incroyable efficacité.
La redécouverte de l’œuvre de Haendel s’est longtemps faite à l’ombre de celle de Bach, son grand contemporain. Il sont souvent associés dans l’imaginaire collectif comme les deux grands compositeurs de cette période. Quelle est la spécificité de la musique de Haendel dans son temps?
Bien que strictement contemporains, ses compositeurs ont des vies totalement différentes. Pour résumer, on pourrait dire qu’Haendel a embrassé le théâtre, Bach l’église. L’un est cosmopolite, parcours toute l’Europe, monte ses propres compagnies d’opéras, l’autre est resté en Allemagne. Ils ont tous deux ont été inspiré par le style italien et le style français, ont fait tous deux la synthèse de ces styles, et pourtant je pense qu’on ne peut pas faire deux productions plus différentes que les leurs. Ce qui caractérise l’œuvre de Haendel est difficile à résumer… je dirais qu’il y a chez lui une véritable et extraordinaire force mélodique. Si l’œuvre que laisse bach est très sophistiqué, très érudit, avec parfois un incroyable aspect jubilatoire dans l’usage d’une combinatoire poussée à un degré de complexité rare, chez Haendel, on ressent peut-être quelque chose de plus humain, de plus charnel, voire de plus sensuel, de plus immédiatement proche d’une affectivité humaine profane, même dans sa musique religieuse.
Agrippina occupe une place singulière dans sa production: il s’apprête à quitter l’Italie, où il n’a cessé d’apprendre et de s’imprégner de l’art vocal de la péninsule, et entend marquer un grand coup en démontrant son talent et sa maîtrise. Cette œuvre marque-t-elle un tournant dans son style?
Plutôt qu’un tournant, je parlerais d’une apogée de ses années italiennes. J’ai abordé presque la totalité des œuvres qu’il a écrites à ce moment-là, et je les apprécie particulièrement, bien que je trouve des plaisirs différents dans toutes les éta- pes de sa production. C’est une période pendant laquelle il est un virtuose brillant, qui se fait plaisir, on a le sentiment qu’il se jette dans l’écriture sans se poser de question, plein d’enthousiasme.
Agrippina est marquée par l’utilisation de la parodie musicale: Haendel y réutilise des airs ou des musique préexistantes (les siennes ou celles d’autres compositeurs) qu’il retravaille. Cette pratique est très courante à l’époque: pou- vez-vous nous en expliquer les raisons? Quel rôle a-t-elle dans l’esthétique de cette période?
Je n’y vois pas du tout l’idée d’un plagiat. Réutiliser un motif ou un thème, le retravailler, lui donner une nouvelle expres- sion, ça n’est pas autre chose qu’une façon de ne pas laisser perdre un matériau intéressant, plutôt que de le laisser tomber dans l’oubli. Il y des airs qui sont repris dans des tonalités différentes sur des paroles qui expriment des sentiments presque opposés. Je pense par exemple à un des airs déjà utilisé pour le rôle de la beauté dans le triomphe du temps et de la vérité: c’est un air victorieux, mais dans Agrippina, il le fait chanter à poppea—avec le même motif mais dans une tonalité différente—lorsqu’elle est pleine de doutes à propos d’ottone («bella pur nel mio diletto mi sarebbe l’in- nocenza»). Le même rythme pointé qui exprimait la jubilation, exprime ici l’inquiétude et la fébrilité, mais toujours de manière parfaitement justifié d’un point de vue drama- turgique. Les mêmes éléments changent radicalement de sens en fonction du contexte harmonique et dramatique.
De même, agrippina sera pour le compositeur un véritable réservoir dans lequel il va puiser dans la suite de tout son œuvre: rinaldo, radamisto, giulio cesare, rodelinda… et jusqu’aux concerti grossi op. 3 et sa musique de chambre voient la réutilisation de certains matériaux d’agrippina. Est-ce un élément qui influe sur la manière dont vous abor- dez cette partition?
Ces réutilisations sont très variables: parfois il s’agit d’une seule mesure, parfois c’est toute une partie. Parfois le maté- riau est même tellement retravaillé qu’on ne le reconnaît plus, je pense à un des airs de tolomeo que je n’ai pas reconnu au premier abord. J’y pense toujours, et ça m’amuse beaucoup, cela dessine comme une sorte de jeu de piste. Mais je ne l’utilise pas véritablement lorsque j’interprète l’œuvre: c’est elle-même, sa propre construction, son plan d’ensemble, la signification des airs les uns par rapport aux autres qui priment avant tout.
L’air d’Agrippine au deuxième acte «pensieri, voi mi tormen- tate» est souvent donné comme un exemple du génie dramatique de Haendel. Pouvez-vous nous en parler?
D’abord cet air est novateur! Il est intéressant de voir un si jeune homme détourner la forme comme il le fait: nous sommes en 1709, il en est plutôt à emprunter des modèles existants qu’à en créer de nouveaux. Or cet air da capo n’est pas du tout habituel: dans sa forme il n’est pas tripartite, comme il le devrait, mais quadripartite. Nous avons d’abords la partie a, qui expose les doutes d’Agrippina faisant face au vide existentiel, puis la partie b, dans laquelle elle en réfère aux dieux, puis la traditionnelle reprise de la partie a. Mais suit alors un récitatif totalement inattendu, et enfin une nouvelle reprise de la partie a. C’est le début de ce qu’il explorera plus tard, dans Orlando (1733) par exemple, comme nous avons pu le voir à Dijon la saison dernière, mais aussi avec Tamerlano (1724): dans la «scène d’hallucination» de Tamerlano, on déforme l’Opera seria et l’air da capo pour arriver à des formes qui n’ont plus rien à voir. Haendel renouvelle la forme pour renouveler l’expression. D’autre part cet air d’Agrippina est lui-même incroyable sur le plan mélodique: il y a beaucoup d’aspérités, aucune ligne mélodique reconnaissable, de notes étrangères à l’harmonie. Nous sommes comme dans un no man’s land. Souvent les chanteuses me disent à propos de cet air: «les spectateurs vont croire que c’est moi qui me trompe de notes!» de plus, il n’y a pas de forme rythmique très nette, plutôt un obstinato de l’orchestre, lancinant, les coups de butoir des pensées qui bouillonnent dans sa tête… le livret est très bon mais la façon dont il s’en saisit est aussi fabuleuse. L’utilisation à la fois des mots et des situations est superbe, dans une adéquation totale.
Haendel offre au public vénitien avec Agrippina une œuvre hautement virtuose, un feu d’artifice vocal et instrumental. Il sera plus tard à londres «auto-entrepreneur» lyrique, gérant son propre théâtre (et donc tributaire du succès public). Sentez-vous dans ses partitions des éléments qu’on qualifierait aujourd’hui de «commerciaux», faits pour plaire, sacrifiant trop au goût du public?
On sent dans ces opéras qu’il a effectivement pensé au succès. Dans Rinaldo (1711) par exemple, comme il se sait jouer divinement bien du clavecin, il en insère un solo fantastique dans l’air de furie d’Armide. Il sait qu’il va faire son succès. Mais encore il faut-il l’écrire et le jouer brillamment! Et le choix d’user du clavecin pour qu’une magicienne surpuissante montre sa furie est osé! Il y a de toute façon, c’est sûr, une partie de séduction importante dans la musique italienne. Dans Rinaldo, il y a un orchestre important, les trompettes, les cymbales, des chanteurs virtuoses, une écriture extrême- ment variée, c’est extrêmement séduisant, mais toujours au service d’une situation adaptée. Dans des œuvres plus tardives et hors du contexte lyrique, telles que Suzanne, Saul ou Theodora, il semble moins chercher à séduire le public, l’expression se veut plus intériorisé, plus sacrée. Mais il est aussi un homme plus mûr, plus vieux! Il cherche à séduire lorsqu’il est jeune, ce qui est normal, il cherche à plaire au public, il y prend du plaisir. Mais pour moi, il n’y a jamais chez lui de compromis artistique, c’est seulement un jeu dans lequel il est extrêmement adroit.
Les non-spécialistes n’imaginent pas toujours à quoi ressemble une partition de cette époque: pas ou peu d’indications d’instrumentation, de nombreux éléments non pré- cisés car implicites à l’époque, la part de liberté (et donc un grand nombre de choix cornéliens à faire!) Laissée à l’interprète… une somme immense de travail et de connaissance est nécessaire avant même de faire sonner la première note…
Cela dépend d’un manuscrit à l’autre. En l’occurrence, dans Agrippina, il y a très peu d’indications et beaucoup de décisions à prendre, même s’il y en a moins que dans un manus- crit du xviie. Sauf quelques passages dédiés spécifiquement à tel ou tel instrument (hautbois solo, par exemple), il n’y a pas d’indication d’orchestration. Il faut déterminer quel instrument joue quelle ligne, et pendant combien de temps… il manque aussi l’effectif des musiciens. Il faut alors faire des déductions d’une œuvre à l’autre: les moyens qu’il avait à telle occasion, les effectifs qu’il utilisaient habituellement, quels étaient les usages de l’époque et du lieu… on peut alors imaginer ce qu’il aurait souhaité. Plus qu’une somme de connaissance, c’est une pratique régulière de cette musique qui donne des clés: lorsqu’on a l’habitude de travailler sur un siècle précis, dans l’œuvre de quelqu’un, on apprend à le connaître. Ici il y a un orchestre assez typique: les cordes par quatre, deux hautbois et bassons, des flûtes à bec. Les flûtes à bec, par exemple, ne jouent jamais en même temps que les hautbois: ils s’agissait donc probablement des mêmes musiciens. Toutes ces considérations étaient bien entendu d’ordre économique: on ne faisait pas venir des musiciens pour un air ou deux seulement! L’intervention des trompettes et des cymbales se fait lors des parties plus pompeuses, qui concernent l’empire romain. Le chœur est, comme dans la plupart des opéras de cette époque, chanté par les solistes.
Vous allez diriger à Dijon en avril l’incoronazione di poppea de Monteverdi. On sait que le librettiste d’Agrippina, Grimani, a cherché à renouer avec ce genre de l’opéra vénitien, ces histoires tragi-comiques sur fond de cynisme politique et d’antiquité romaine… vous avez souvent dirigé monte- verdi et connaissez très bien sa musique: voyez-vous aussi d’un point de vue musical un lien entre ces deux œuvres?
Non, je ne vois pas vraiment de lien musical. Cependant, il est très intéressant de constater que dans l’histoire musicale, l’incoronazione di poppea (1641) précède agrippina, alors que c’est la suite de l’histoire. L’œuvre la plus ancienne raconte ainsi la suite de l’œuvre plus récente… ce qui est amusant, c’est que les chanteurs d’ottone et poppea (tim mead et sonia yoncheva) seront présents à dijon dans les même rôles dans l’incoronazione di poppea, qui raconte notamment comment poppea abandonne ottone pour épouser nerone et devenir impératrice.
On retrouve bien sûr dans les deux œuvres des éléments tragi-comiques, avec les personnages de pallante et nar- cisso dans agrippina, la nourrice, le page et la demoiselle dans l’incoronazione, qui appartiennent à un autre type de théâtre que le reste de l’histoire, et sont comme une histoire dans l’histoire. On peut dire que cette alternance est véni- tienne, propre au style de l’opéra vénitien, et c’est intéressant de voir qu’Haendel l’a reprise à son compte.
Mais entre l’incoronazione et agrippina, la musique et les styles pratiqués ont énormément évolués… l’incoronazione est la dernière œuvre de monteverdi, et on sent chez elle comme une épuration. Sans parler de la fin d’un style, il y a tout même dans cet opéra une maturité et une profondeur qui sont certainement dues à l’âge de monteverdi (76 ans) lorsqu’il compose ce chef-d’œuvre.
Propos recueillis par Stephen Sazio
3 questions à Claudia Jenalsch
Les costumes que vous avez dessinés évoquent une certaine modernité, mais ne donnent pour autant aucun marqueur historique précis. Quelles ont été vos sources d’inspiration? Le style vestimentaire de l’antiquité romaine vous a-t-il malgré tout inspiré?
Tout peut être source d’inspiration: la peinture, la sculpture, le cinéma, la mode, le quotidien, la rue et le journal télévisé: Tout ce qui m’entoure. Pendant tout le travail d’élaboration, j’évite de me figer dans un concept trop contraignant, j’es- saye de rester libre, ouverte autant que je peux.
Le point de départ demeure bien sûr la musique et l’intrigue, vient ensuite le travail avec l’équipe artistique—le metteur en scène, la scénographe, l’éclairagiste. Je me laisse égale- ment inspirer par le physique et la personnalité des chanteurs jusqu’à accentuer certains de leurs traits.
Bien que Jean-Yves Ruf ait souhaité un univers plutôt contemporain et s’éloigner ainsi de l’antiquité romaine, je me suis tout d’abord tournée vers la source de l’histoire. J’ai voulu savoir si des éléments dans l’antiquité pouvaient m’inspirer d’une manière ou d’une autre. J’ai étudié les fresques et les sculptures romaines, ainsi que les peintres anglais, tels que John William Godward (1861–1922) et Laurence Almatadema (1865–1940), dont le regard sur l’antiquité romaine m’a particulièrement parlé, surtout pour le personnage de Poppea. Cependant, in fine, c’est le glamour mélancolique des photographies (Edward Steichen, Cecil Beaton) et des films des années trente qui est devenu mon fil conducteur. Les Damnés, le célèbre film de Luchino Visconti m’a confirmé dans ce choix. L’action qui se situe en 1933 se rapproche sur beaucoup de points de celle d’Agrippina.
Le plateau de l’auditorium est particulièrement grand; des vêtements trop casual s’y perdraient à mon avis. Je privilégie les silhouettes bien définies. Elles dégagent une certaine théâtralité. Elles se démarquent dans l’espace.
Le caractère et la «psychologie» des différents personnages vous ont-ils guidés dans la création de leurs costumes? Leur évolution (ceux de Néron et Poppée par exemple) indique- t-elle l’évolution des personnages?
Je constate que je m’éloigne de plus en plus de l’idée que le costume devrait illustrer et souligner le caractère des personnages. Dans cette œuvre en particulier, j’ai tenté de montrer le décalage, et même la contradiction, entre la personnalité et l’apparence de certains personnages. Un vêtement peut apparaître comme une carapace derrière laquelle se cache le caractère. Prenons l’exemple de Narcisso et Pallante: plu- tôt que d’accentuer leurs tempéraments et leurs différentes stratégies, je les rapproche visuellement. Je les transforme en faux jumeaux. Ainsi, leur jeu et leur voix les distinguent d’autant plus.
Dans cette histoire il est moins question d’évolution que de manipulation. Le costume ne fonctionne pas comme le miroir de leur état d’âme mais comme un outil, comme une arme. Il fait partie de leur stratégie. Agrippina, par exemple, ne laisse rien au hasard. Lorsqu’elle sent son autorité vaciller, elle mise tout sur son apparence pour paraître plus impressionnante.
Je vois en poppea une jeune femme qui se cherche, qui découvre le plaisir de jouer avec son image, avec les mul- tiples facettes de sa féminité naissante. Sa robe, très vapo- reuse et «volatile» fonctionne comme un écran sur lequel se projettent les fantasmes masculins. Différents éléments de costume et d’accessoires s’ajoutent à cette base et lui ser- vent comme appât.
Nerone - lui aussi encore très jeune et «en devenir» - porte sa veste en daim comme une seconde peau. Elle lui donne un côté animal. Il utilise différents accessoires pour simuler une virilité qu’il n’a pas encore atteinte (ceinturon, chaines, bracelets de force).
Quelle importance revêt pour vous le choix des matériaux et des couleurs?
Bien sûr, rien n’est laissé au hasard. Le choix des couleurs est fortement inspiré par la musique. Je fais confiance à mon instinct. Ensuite, j’essaye de trouver une trame dans le désordre des idées. Pour cet opéra, les couleurs ne se sont pas imposées à moi. Il y a beaucoup de noir, de couleurs très pâles et quelques touches d’or. On y trouve des noirs qui reflètent la lumière, d’autres qui l’absorbent complètement.
Le travail sur les matériaux est devenu primordial. La palette des tissus va d’une mousseline très transparente à une laine très rigide, très lourde. Le tombé des tissus m’importe beaucoup; il doit prolonger le mouvement des chanteurs, donner du poids ou au contraire, suivant les circonstances, de la légèreté à leurs gestes.
Propos recueillis par Hélène Montaldi
3 questions à Laure Pichat
Quel espace avez-vous cherché à créer dans cette production d’Agrippina?
Nous avons cherché à rendre l’espace perméable. L’enjeu de la scénographie d’Agrippina est d’offrir au jeu la possibilité d’observer et de mettre en avant la complexité des rapports entre les personnages, afin de rendre lisible leur stratégie. Le choix des rideaux de chaînes est devenu déterminant dans le fonctionnement de l’espace. Cette matière, par des jeux de lumière, devient soit opaque soit transparente pour laisser filtrer les regards, permet d’écouter sans être vu de ses ennemis. Elle peut aussi être traversée et permet alors de disparaître, de surgir de toute part pour intervenir dans le cours de l’histoire. Cela nous a paru déterminant dans l’expression et le fonctionnement de l’espace.
Ces rideaux de chaînes transforment les espaces, se déplacent comme des serpents se lovant sur eux-mêmes et for- ment un contraste fort avec le reste de l’architecture…
La souplesse de ce matériau et son caractère changeant selon les lumières nous a permis d’apporter de la mobilité dans l’espace et d’en changer sa géométrie, donc sa force d’expression. D’un espace structuré rectangulaire et froid dans les appartements d’Agrippine, l’espace se transforme par un jeu de déplacement des rideaux suivant un chemin de rail, les fils s’enroulent pour créer des alcôves, l’espace de Poppea s’inscrit dans les courbes et les chaînes par leur éclat évoquent la perle.
À cette structure fluide et légère s’ajoute en contrepoint, filtrée par les chaînes, une architecture évocatrice d’un passé. Elle est le souvenir d’un palais classique ordonnancé et axé. Ces murs ferment l’espace, le cadrent, et par des jeux de machine- rie ils deviennent mobiles et permettent à l’espace de se dilater et de créer de la surprise. Ces deux éléments structurants de l’espace, chaînes et murs se mettent l’un et l’autre en valeur par tout ce qui les oppose de souplesse et de monumental.
L’opéra baroque représente-t-il une difficulté particulière pour la scénographie?
L’opéra baroque est un enjeu pour la scénographie car il nous fait souvent voyager de l’intérieur d’un palais à des jardins, avec la présence de fontaines et de jeux d’eau, des forces en jeu du cosmos, des divinités, des rituels des fêtes… les livrets jouent aussi avec ce que la machinerie du théâtre permet: des envols, des apparitions ou disparitions par des trappes. Agrippina de ce point de vue ne sollicite pas tant la magie, même si l’on retrouve une dynamique dans les changements de décor: l’on passe rapidement des appartements d’Agrippine à une salle du trône, à la chambre de Poppée, à un jardin où la nature a le pouvoir de révéler la vérité des sentiments… il s’agit alors de trouver dans le rythme de la musique comment amener la diversité visuelle, afin de caractériser des lieux par rapport à une situation et des personnages. Les changements d’espace font certes avancer l’action mais les mouvements de scénographie portés par la musique amènent un nouveau souffle et permettent par la machinerie du théâtre de générer de la surprise pour le spectateur par le renouvellement de l’image.
Propos recueillis par Hélène Montaldi
À propos de l’œuvre
La parodie musicale dans Agrippina
Denis Morrier, Professeur d’Analyse au CNSMD de Paris et de Culture Musicale au CRD du Pays de Montbéliard
« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »
Avec son livret brillant, amoral et cynique, empli d’imbroglios, de péripéties et de rebondissements, avec ses neuf personnages (dont six principaux) formant une véritable « galerie de monstres », ses quarante-six airs et choeurs et sa musique d’une extraordinaire variété, c’est peu dire qu’Agrippina est un opéra hors norme.
Un livret emblématique de la tradition vénitienne
Indéniablement, l’Agrippina de Vincenzo Grimani (1655 - 1710) est le plus étonnant livret que Haendel ait mis en musique. Patricien de la Sérénissime République, élevé au rang de Cardinal en 1697, Grimani avait été nommé en 1706 Légat de l’Empereur auprès du Saint-Siège. Il se trouva alors plongé au coeur des rivalités politiques qui opposaient Rome et Vienne. Il prit le parti des Habsbourg lors de la guerre de succession d’Espagne, tandis que la Papauté soutenait le parti français. L’Empereur, en remerciement de ses services, le nomma Vice-Roi de Naples en 1708. Il fut un homme de pouvoir redouté et sans scrupule. Saint-Simon, dans ses Mémoires, le traite de scélérat, et l’accuse de maints complots, voire d’assassinats. Mais Grimani était aussi un esthète raffiné, et un homme de lettres inspiré. Le Teatro San Giovanni Grisostomo de Venise, inauguré en 1678, appartenait à sa famille. Il écrivit pour ce théâtre trois livrets, où transparaît sous des vers élégants le regard féroce d’un politicien lucide et désabusé.
L’Agrippina de 1709 est son chef-d’oeuvre. Il y mêle hardiment, avec un ton mi-enjoué, mi-douxamer, la comédie bouffonne, la tragédie cornélienne, l’érotisme libertin et la satire politique. De même que Grimani s’est opposé au pouvoir romain, son style littéraire contredit la nouvelle esthétique du dramma per musica, instituée à Rome une vingtaine d’années plus tôt par Apostolo Zeno (1668 - 1750). Son goût évoque plutôt la tradition théâtrale vénitienne du XVIIe siècle, en particulier celle du Capriccio bizarro de Busenello (L’Incoronazione di Poppea…) et de Faustini (La Calisto…). Celle-ci privilégiait le théâtre sur la musique, mêlait le comique et le tragique, multipliait les péripéties et les intrigues secondaires, et surtout détournait subtilement, par le truchement de doubles sens, les conventions morales et sociales. Conformément à ces usages d’une autre époque, Grimani introduit dans son drame historique des scènes comiques aux limites de la farce : les amants sont furtifs et versatiles, les portes claquent, les apartés envahissent peu à peu le discours, faisant apparaître l’omniprésence du mensonge et de la manipulation.
L’opéra des faux-semblants
Agrippina est l’opéra de la duplicité : les apparences cachent toujours une vérité inavouée. Ainsi, les lieux et les personnages historiques ne sont que des prétextes pour peindre une réalité contemporaine. La Rome antique est le reflet édifiant de la Rome papale. L’empereur Claude, libidineux, indécis, manipulé de toutes parts est une caricature de l’influençable pape Clément XI Albani. Le triomphe parodique qui vient commémorer la victoire providentielle, presque fortuite, des Romains sur la Britania est un écho grinçant de la querelle qui opposait le Pape et la France à l’alliance angloimpériale. La duplicité humaine forme le principal sujet de cette Agrippina. Chacun des personnages est foncièrement mauvais, cupide, hypocrite et machiavélique. Même l’innocent Othon adhère progressivement à ce jeu de dupes : le spectateur cultivé sait qu’après son mariage, il finira par abandonner Poppée à Néron, avant de participer à deux conjurations qui le porteront finalement sur le trône impérial. Poppée, qui apparaît tout d’abord comme une coquette écervelée et une amante indécise, quelque peu vénale, se révèle également manipulatrice avisée. De même, Néron nous est d’abord présenté comme le jouet consentant des ambitions politiques de sa mère. La scène du Forum illustre parfaitement la rouerie démagogique de ce fougueux jeune homme qui exploite l’aide de l’industrieuse Agrippine et des affranchis de Claude (Pallante et Narciso) pour séduire le peuple et le Sénat. Mais chacun sait que Néron élimina tous ceux qui l’ont secondé dans son ascension, et que son règne s’acheva dans la folie et les flammes.
En mettant en scène tant de fausseté, Grimani incite le spectateur à accorder sa sympathie au personnage qui excelle dans tous les vices : Agrippine, la véritable héroïne de cet opéra. Haendel lui offre ses plus beaux airs et ses plus belles scènes. Toute l’énergie du personnage tend vers un seul but : porter son fils sur le trône, même si cela lui coûte un jour la vie. « Qu’il me tue, pourvu qu’il règne ! » : Grimani a rappelé cette parole historique dans l’avant-propos de son livret, afin que le public garde en mémoire la destinée tragique des personnages de ce dramma aux allures de vaudeville. La leçon de son Agrippina est celle que lui a enseignée la vie politique : les apparences sont toujours trompeuses, et la duplicité gouverne le monde.
Agrippina, ou l’art de la parodie
Troisième opéra d’un jeune compositeur de vingt-quatre ans, Agrippina se distingue par la profusion et la variété de sa musique. Alors que les opéras « de la maturité londonienne » comptent en général un peu plus d’une vingtaine d’airs, Agrippina ne recèle pas moins de 37 arie, deux ariette, deux ariosi, deux ensembles, et deux cori (des « choeurs » réunissant tous les solistes). Cette abondance de numéros contrastés, souvent assez brefs, est agrémentée d’une séduisante variété stylistique où transparaissent de nombreuses influences : celles des maîtres italiens que Haendel a côtoyé lors de son séjour à Rome, tels Corelli, Lotti et Scarlatti, mais aussi celle des auteurs allemands qu’il a joués lorsqu’il tenait le clavecin à l’opéra de Hambourg : Reinhard Keiser (1674 – 1739) et Johann Mattheson (1681 – 1764).
Cette profusion et cette variété formelle et stylistique s’expliquent en partie par le recours presque systématique du compositeur au procédé de la parodie. Ce procédé très ancien consiste dans le réemploi d’une composition préexistante que l’on aménage afin d’y greffer un nouveau texte à chanter. Employé depuis le Moyen-Âge, en particulier dans le cadre de la musique liturgique, ce procédé prend une importance particulière à l’époque baroque dans les opéras composés pour les théâtres publics et payants. Le goût du public, la nécessité économique du succès et la loi du marché rendirent incontournable ce procédé qui permettait de réentendre au fil des saisons les morceaux à la mode, et de s’assurer les faveurs du public en leur offrant les musiques qu’ils ont précédemment aimées. Haendel, à l’instar de la plupart de tous les musiciens de son temps (de Bach à Vivaldi), usa de cette pratique tout au long de sa vie, empruntant tant à ses propres oeuvres qu’à celles d’autres auteurs. Cette tradition pouvait parfois mener à la conception d’opéras complets à partir du collage de différents airs, réunis entre eux par des récitatifs expressément composés. Ces opéras étaient alors dénommés Pasticcios (terme italien signifiant « pâté » et qui donna en français « pastiche »). Jean- Jacques Rousseau a violemment dénoncé cette pratique dans son Dictionnaire de Musique (1768), arguant « qu’il n’y a qu’un homme sans goût qui puisse imaginer un pareil ramassis, et qu’un théâtre sans intérêt où l’on puisse le supporter ». Agrippina n’est pas à proprement parler un pasticcio, mais ce dramma per musica s’en rapproche singulièrement. En effet, seuls cinq numéros de la partition semblent ne pas avoir été élaborés à partir d’un matériau préexistant.
Au coeur de la machine à composer Haendelienne
La technique de la parodie prend dans Agrippina des formes diverses : de l’utilisation d’un fragment d’idée mélodique, à partir duquel s’élabore une nouvelle musique, jusqu’à la greffe radicale d’une aria complète, texte et musique inchangés, dans le corps du nouveau dramma. La Sinfonia d’ouverture est un exemple d’habile rapiéçage à partir de fragments et d’idées empruntées à diverses oeuvres : on retrouve, mêlés, des fragments des ouvertures de deux opéras de Keiser et de Mattheson, mais aussi des motifs figurant dans deux cantates que Haendel composa à Rome. En revanche, l’aria « Ho un non so che nel core » est une reprise textuelle qui n’est pas sans évoquer la pratique des « airs de valise » des grands virtuoses de l’époque : cette aria fut composée à Rome en 1708 pour Margharita
Durastanti, qui chantait la partie de la Maddalena dans La Resurrezione. L’année suivante, Haendel confia à cette cantatrice le rôle principal de son Agrippina, lui offrant de chanter à nouveau l’air qui lui avait valu les applaudissements du public romain. Pour composer son Agrippina, Handel emprunta autant à des oeuvres instrumentales que vocales. Le choeur de réconciliation de l’acte III, « Lieto il Tebro » revêt la structure caractéristique d’un minuetto qui trahit son origine : sa substance provient en effet d’un mouvement de l’ouverture de son précédent opéra, Vincer se stesso.
Haendel n’hésita pas à reprendre dans cet opéra des fragments de ses compositions liturgiques romaines. Ainsi, l’aria d’Ottone « Tacerò », à l’acte III, trouve son origine dans le motet O qualis de coelo sonus, tandis que la belle arietta de Claudio « Vieni o cara » (acte I) provient du motet Saeviat Tellus, lui-même inspiré de Keiser. Agrippina emprunte également à d’autres auteurs. Si l’on excepte le vénitien Marcantonio Cesti, la plupart des musiciens parodiés ont été fréquentés par Haendel à Hambourg et à Rome. Ainsi, de nombreuses idées mélodiques proviennent des opéras de Keiser (dont les deux opéras Claudius et Octavia entretiennent des liens étroits avec le livret de Grimani) et de Mattheson (Cleopatra et Porsenna). Tous ces auteurs n’ont pas toujours vu d’un bon oeil que leurs compositions soient ainsi pillées. Ainsi, le piquant Mattheson écrivait-il en 1722 : « Dans l’opéra Porsenna, de ma composition, tel qu’il fut exécuté ici il y a vingt ans [en fait en 1704, ndt], et accompagné par Handel sous ma direction, se trouve une aria dont les premiers mots disent : ‹ Diese Wangen will ich küssen ›. Il se pourrait fort bien que la mélodie n’en ait pas paru inacceptable à Handel, car non seulement dans son Agrippina, qui vit le jour en Italie, mais aussi dans un autre opéra, nouveau, récemment donné en Angleterre et traitant de Muzio Scaevola, il a choisi cette même mélodie. (Critica Musica, vol I) »
La parodie comme procédé rhétorique
L’aria de Claudio « Cade il mondo » (acte II) illustre parfaitement les principes de convenance qui président au choix du matériau parodié. En effet, l’expression musicale au temps de Haendel est fortement codifiée, par le truchement de motifs mélodiques, harmoniques ou rythmiques susceptibles d’être reconnus et identifiés par l’auditeur : les figures, théorisées depuis la fin du XVIe siècle dans maints traités de rhétorique musicale, et auxquelles Mattheson, dans son Volkommene Capellmeister se réfère encore. « Cade il mondo » illustre ainsi la chute des puissants ennemis de l’Empire par la multiplication d’intervalles descendants, de l’extrême aigu vers l’extrême grave. Or, le matériau mélodique en est emprunté à Keiser (Nebucadnezar, aria « Fallt Ihr Mächtigen »), au Trionfo del Tempo (aria « Chi già fu ») et à La Resurrezione (aria « Caddi, è ver »). Les trois airs parodiés expriment, dans des contextes différents, la même idée par des mots proches : on conçoit que la même musique puisse donc servir à leur illustration.
De même, l’aria di furore de Nerone, « Come nube che fugge dal vento » (acte III) est fondée sur l’image des nuages dissipés par un vent tempétueux. Elle trouve son origine dans deux arie évoquant également des tempêtes, issues d’un opéra de Keiser (Nebucadnezar, aria « So folget nach Stürmen ») et du Trionfo del Tempo (aria « Come nembo che fugge »). Une autre aria de Nerone « Coll’ardor del tuo bello core » (acte III) présente un cas de figure plus exemplaire encore. Cette aria peint l’ardeur du jeune homme pour la belle Poppée. La virtuosité du chanteur, inspirée par la partie de violoncelle concertant, est portée à son paroxysme. Ce dialogue de virtuoses déchaînés illustre à merveille l’idée de l’ardeur amoureuse qui anime Néron, mais aussi son caractère tempétueux et irréfléchi qui le mènera au désastre à la fin de sa vie. C’était là le sens premier des deux arie qui ont été parodiés, dont les textes originaux évoquaient la folie (Trionfo del Tempo, aria « E ben folle ») et le naufrage (Resurrezione, aria « Naufragando »).
D’avatars en avatars
La composition d’Agrippina permit de constituer une nouvelle matière musicale que Haendel parodia à nouveau dans douze opéras postérieurs : Rinaldo, Pasto Fido, Teseo, Silla, Amadigi, Radamisto, Muzio Scaevola, Floridante, Flavio, Giulio Cesare, Tamerlano et Rodelinda. Mais ce matériau connaît d’incessantes transformations. Ainsi, le choeur triomphal de l’acte II, « Di timpani e di trombe », dont l’origine première est à trouver dans l’Ottavia de Keiser, apparut dans la production haendelienne sous la forme d’arie, dans Aci Galatea e Polifemo (aria « Sibillar gli angui ») et dans Vincer da se stesso (« Dell Iberia »). Il devint un choeur dans Agrippina, et retrouva sa forme originelle d’aria dans Rinaldo (« Sibillar gli angui d’Aletto »). L’aria d’Agrippina « Non ho cor che per amarti » (acte I) est sans doute celui qui connut la plus abondante postérité. Cette vaste aria, aux amples développements et au dispositif instrumental somptueux, est traitée comme un mouvement de concerto grosso. Son thème principal revêt l’apparence d’une gavotte « à la française », et sera abondamment parodié par Haendel dans ses compositions instrumentales londoniennes, sous les formes les plus variées : sonates pour flûte, Concertos pour Orgue op.6, et Concerti grossi op.3. Cette aria somptueuse est sans doute le plus bel exemple de cet art subtil et raffiné de la parodie, que Haendel mena à son plus haut degré de perfection à travers tout son oeuvre.