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Carmen Bizet Opéra

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Présentation

Distribution

CRÉÉ à l’Opéra-Comique, Paris, le 3 mars 1875
SPECTACLE EN FRANÇAIS SURTITRÉ
NOUVELLE PRODUCTION DE L’OPÉRA DE DIJON

MUSIQUE Georges Bizet
LIVRET Henri Meilhac et Ludovic Halévy

ORCHESTRE DIJON BOURGOGNE
CHŒUR DE L’OPÉRA DE DIJON
MAÎTRISE DE DIJON
DIRECTION MUSICALE Adrien Perruchon
CHEF DE CHANT Nicolas Chesneau

MISE EN SCÈNE Florentine Klepper
DÉCORS Martina Segna
COSTUMES Adriane Westerbarkey
LUMIÈRES Bernd Purkrabek
CRÉATION VIDÉO Heta Multanen

CARMEN Antoinette Dennefeld
DON JOSÉ Georgy Vasiliev
ESCAMILLO David Bizic
MICAELA Elena Galitskaya
FRASQUITA Norma Nahoun
MERCÉDÈS Yete Queiroz
DANCAÏRE Kaëlig Boché
REMENDADO Enguerrand de Hys
ZUNIGA Sévag Tachdjian
MORALÈS Aimery Lefevre

ACTE I

Sur une place à Séville.
Une troupe de soldats désœuvrés observe les passants en attendant la relève. Une jeune fille s’enquière auprès de l’un d’eux, Moralès, de la présence du brigadier Don José qu’elle recherche. Apprenant qu’il n’arrivera qu’avec la relève, elle décline l’invitation de Moralès à l’attendre en compagnie des soldats et s’éloigne.
A l’arrivée de la relève, dont fait partie Don José, un groupe de gamin imite la marche des soldats. Moralès informe José de la visite de la jeune fille, en qui ce dernier reconnaît Micaëla, une fille de son village.
Au son de la cloche qui marque la pause, les cigarières sortent de la manufacture des tabacs en aguichant les soldats. Mais tous attendent avec impatience l’une d’entre elles, la fascinante Carmen, qui sort enfin de la manufacture. A la question des soldats : « Quand nous aimeras-tu ? », elle répond par une chanson qui expose sa conception de l’amour : libre et imprévisible. A la fin de son air, elle lance la fleur de cassie qu’elle porte au corsage à Don José, qui est resté indifférent et à l’écart, mais se trouble à ce geste.
Les cigarières sorties, Micaëla s’approche de Don José. Elle lui apporte une lettre de sa mère restée au village, et, toujours de la part de celle-ci, un baiser. Resté seul, José lit la lettre de sa mère qui l’invite à revenir auprès d’elle et à prendre Micaëla pour épouse.
Une bagarre éclate soudainement dans la manufacture qui oblige les soldat à intervenir : Carmen aurait blessé une autre cigarière d’un coup de couteau. Aux questions de l’officier Zuniga, cette dernière répond en fredonnant un air. Zuniga décide donc de la faire mettre sous les verrous, et charge José de l’emmener jusqu’à la prison. Tandis que l’officier part rédiger l’ordre, Carmen entreprend de convaincre José de la laisser s’échapper, en lui avouant qu’elle pourrait bien être amoureuse de lui, et en l’invitant par une chanson à la rejoindre bientôt dans la taverne de son ami Lillas Pastia. De plus en plus subjugué par les charmes de Carmen, José finit par accepter. Lorsque Zuniga s’approche avec l’ordre d’incarcération, José se laisse bousculer par Carmen qui s’enfuit.

ACTE II

Un mois plus tard, dans la taverne de Lillas Pastia.
Carmen et deux de ses amies, Frasquita et Mercédès, dansent pour les clients, parmi lesquels Moralès et Zuniga. Ce dernier, très attiré par Carmen, lui apprend que José, qui a passé un mois en prison pour l’avoir laissée échapper, est libre depuis le jour même.
A l’extérieur de la taverne, un bruyant cortège annonce l’arrivée d’Escamillo, torero vainqueur des corridas de Grenade. A l’invitation et au toast de Zuniga, il répond par un air de bravoure qui célèbre le courage des toreros dans l’arène. Attiré par Carmen, il tente de la séduire, mais se fait éconduire. Lillas Pastia devant fermer sa taverne, tous sortent à l’exception de Carmen, Frasquita et Mercédès.
Ils sont rejoints par le Remendado et le Dancaïre, deux contrebandiers qui préparent un coup et ont besoin des filles pour faire diversion. Mais Carmen refuse de se joindre à eux pour cette fois, car elle attend son nouvel amant, dont elle est follement amoureuse. Au même instant, on entend au loin chantonner Don José qui arrive : c’est lui que Carmen attend. Le Dancaïre propose alors Carmen à tenter de l’enrôler dans leur groupe de contrebandier.
Don José arrive et trouve Carmen seule. Elle commence à danser amoureusement pour lui seul, mais le son de trompettes qui passent dans la rue l’interrompt : c’est la retraite, et José, toujours soldat, doit rentrer à la caserne. Vexée de cette obéissance docile de José qui lui préfère le règlement, Carmen le met au défi de rompre avec la vie militaire et de la suivre « là-bas dans la montagne » par amour pour elle.
Alors que José refuse et qu’elle le chasse, survient Zuniga qui cherche encore à séduire Carmen. Une bagarre est sur le point d’éclater entre les deux hommes lorsque le Remendado, le Dancaïre et des bohémiens se jettent sur Zuniga et le désarme. José n’a désormais plus d’autre choix que de partir avec les contrebandiers.

ACTE III

Une passe dans la montagne.
Les contrebandiers s’apprêtent à pénétrer dans la ville par une brèche ouverte dans les remparts. José est toujours parmi eux, mais ne cesse de regretter son honneur perdu. Sa jalousie et sa faiblesse le rendent de moins en moins supportable et attirant pour Carmen, dont l’amour commence à s’éteindre.
Tandis que le Dancaïre part en éclaireur, Carmen, Frasquita et Mercédès entreprennent de lire leur avenir dans les cartes. Une carte revient toujours dans le jeu de Carmen : la mort, la sienne d’abords, puis celle de José.
De retour, le Dancaïre leur apprend qu’un douanier est de garde à l’entrée de la brèche et qu’il va falloir le distraire, ce qui revient aux trois filles. Il confie à José, toujours rongé de jalousie, la garde des marchandises tandis que le reste de la troupe passe à l’action. José reste seul.
Micaëla, qui lutte contre sa peur, s’approche de la passe, où elle espère trouver José. Elle est cependant devancée par Escamillo, qui lui est à la recherche de Carmen, dont il est toujours épris. Il tombe sur José, et tous deux comprennent peu à peu à qui ils ont affaire. Une bagarre s’engage, interrompue par le retour de Carmen et des contrebandiers. Avant de se retirer, Escamillo invite Carmen aux prochaines corrida de Séville.
Alors que la troupe s’apprête à reprendre son chemin et qu’une nouvelle dispute éclate entre José et Carmen, Micaëla se fait voir et annonce à José que sa mère est mourante. Refusant d’abord de la suivre par jalousie envers Carmen, il finit cependant par céder et part avec Micaëla.

Acte IV
Devant les arènes de Séville.
La foule salue avec enthousiasme le cortège d’Escamillo qui entre dans l’arène pour la corrida. Escamillo déclare son amour à Carmen, qui lui répond par le sien. Frasquita et Mercédès mettent ensuite Carmen en garde : José est dans la foule et l’observe. Carmen décide de l’attendre et de l’affronter tandis que tous les autres entrent dans l’arène. Alors que José tente désespérément de faire revenir Carmen à son amour, cette dernière, inflexible, lui résiste et ne peut que répondre qu’elle ne l’aime plus. Alors que la foule dans l’arène crie aux exploits d’Escamillo, Carmen avoue à José que ce dernier est désormais son amant. José la supplie une dernière fois de le suivre. A bout, Carmen lui jette à la face une bague qu’il lui avait jadis offerte. Fou de douleur et de jalousie, José la poignarde sous les vivats qui résonnent dans l’arène, avant de se laisser arrêter. 

Carmen est un fantasme masculin. Elle est sexy et indépendante — et pour cela elle doit mourir : ce n’est, d’un point de vue masculin, que justice. Ou alors ? D’un point de vue féminin, l’émancipation est sans doute quelque chose de plus. Carmen est unidimensionnelle, égocentrique, et se comporte ni plus ni moins comme un macho. Les femmes veulent pourtant pouvoir être les deux : sauvages et libres, mais aussi fragiles et indécises. Près de 150 ans après la création de l’œuvre, le mythe appelle une nouvelle lecture. Loin des clichés folkloriques, il en va dans Carmen de l’image de la femme et de celle de l’homme. De ce que nous sommes, de ce que nous voulons être, ou plus précisément de ce que l’on attend de nous. Imaginons que nous ayons la possibilité d’assumer une seconde identité, ce qui à l’époque de l’internet va désormais de soi. Micaëla, l’autre femme insipide et effacée de l’histoire se réinvente en Carmen — et devient enfin visible aux regards des hommes. Don José, qui est lui aussi insatisfait de ce qu’il est, se crée une double vie en Escamillo. Les deux sexes se fourvoient alors l’un l’autre. Doit-on être égoïste et ne dépendre que de soi pour être être vu des autres ? Doit-on toujours plus âprement se façonner, s’optimiser, pour être aimé ? Et qu’arrivera-t-il si cet autre Moi plus parfait n’a pour finir plus rien à voir avec ma véritable personnalité ?

Florentine Klepper
Metteuse en scène

Entretiens

Carmen fait partie des cinq opéras les plus joués au monde. C’est une œuvre que tout le monde connaît ou croit connaître, que tous les opéras ont à leur répertoire. Est-ce que cela veut dire que c’est une partition qui ne pose pas de problème ?

C’est en réalité une œuvre qui a conquis le monde lyrique, les premières années qui ont suivi sa création, dans une version pour laquelle Ernest Guiraud avait mis les textes parlés sous forme de récitatifs, version qui n’était donc déjà plus celle créée du vivant de Bizet même si l’on peut gager qu’il aurait, eut-il vécu, proposé une telle alternative à l’instar d’autres partitions crées à l’Opéra Comique, comme Lakmé par exemple. Ce faisant, Guiraud a supprimé environ 200 mesures de Bizet, pour y ajouter quelques centaines de sa plume et c’est sous cette forme, avec ces additions mais surtout ces soustractions, que l’œuvre a voyagé par le monde et contribué à établir cette popularité extraordinaire de Carmen, qui en a fait une sorte de morceau de patrimoine universel que tout le monde connaît au moins en partie. Cette popularité, cet «effet Carmen» donne l’avantage que pour le public, comme pour les interprètes, moi le premier, chacun a comme une histoire personnelle avec la partition, une sorte de bagage la concernant. Cela crée comme une forme de fondation sur laquelle on peut débuter le travail, mais représente aussi un inconvénient, car le poids de cette tradition d’écoute et d’interprétation peut nous éloigner peu à peu de la proposition d’origine.

 

C’est d’abord pour cela que j’ai opté pour la partition dans l’édition de Richard Langham Smith qui a pour moi deux vertus principales.

D’abord, elle a été établie d’après des sources, notamment pour la partie de chant, qui nous viennent des premières représentations du vivant de Bizet et prend en compte l’ensemble des indications manuscrites qu’il y a portées.
Ensuite, nous avons avec cette édition la forme originale en opéra-comique, soit une véritable pièce de théâtre musical avec textes parlés et les nombreuses musiques de scène dans leurs différentes alternatives, les versions longues des mélodrames, des introductions et codas des morceaux musicaux, éléments avec lesquels les créateurs ont beaucoup expérimenté lors de la genèse de l’œuvre et ses répétitions. L’utilisation de ces musiques de scène permet notamment, en particulier dans le premier acte, d’éviter une certaine redondance et monotonie texte chanté/texte parlé, sentiment que j’éprouve avec les versions ultérieures qui ne les prennent souvent pas en compte et que l’on ressent de la même façon dans l’alternance des récitatifs et numéros musicaux de celle de Guiraud.

Il y a d’autres éditions urtext qui proposent un plus grand nombre encore d’alternatives et de variantes, parmi lesquelles on peut littéralement faire son marché et imaginer de toutes autres dramaturgies musicales, mais je ne souhaitais d’une part pas m’éloigner trop de ce que le public connaît et aime de la partition et d’autre part ménager une véritable collaboration entre l’art musical et l’art dramatique. Cela me paraît d’autant plus important que nous traitons ici avec un langage de théâtre contemporain, fait de dialogues courts, de silences et d’images fortes. Je pense qu’avec le travail de Florentine et cette partition nous serons parvenus à de bonnes proportions entre ces éléments, notamment par l’utilisation des mélodrames sur lesquels on peut tuiler les dialogues et les scènes jouées.

 Vous parliez de plus haut de la partie de chant : y trouve-t- on des différences majeures avec la version couramment utilisée ?

On y trouve un nombre de variantes proposées aux interprètes par Bizet et les librettistes qui ne changent en soi pas de manière radicale l’œuvre que nous connaissons. En revanche ce qui me semble intéressant dans le fait d’essayer de se rapprocher le plus possible d’un état «originel» de la partition, de revenir à un état à l’instant «T» le plus reculé que l’on puisse tracer dans la vie de l’œuvre, ça n’est pas tant d’avoir le choix de tel ou tel mot, telle ou telle note, mais surtout de bénéficier de toute une série d’indications très précises de Bizet : des silences de durées différentes, des endroits avec ou sans rubato, de nombreuses nuances qui suggèrent bien plus que la simple interaction entre les personnages en présence, etc. Carmen est une partition tellement souvent jouée qu’il y a un risque de substituer à une lecture scrupuleuse des réflexes d’interprétation. Mais Bizet n’est jamais approximatif dans l’écriture, quitte parfois à sacrifier un peu la qualité de la prosodie pour favoriser l’idée musicale. Depuis le début de son histoire, Carmen est un opéra-comique de troupe, fait pour s’adapter aux forces en présence et la partition de Bizet propose des variantes de tessiture, des alternatives pour coller à la scène, etc. Le texte en a été beaucoup manipulé pendant les premiers mois et on peut dire que dès sa genèse, il n’y a pas eu de vérité biblique de la partition.

En imaginant, si cela est possible, que vous découvriez la partition pour la première fois sans jamais en avoir entendu parler, qu’est-ce qui vous paraîtrait le plus frappant dans le style de Bizet dans Carmen ?

Une caractéristique qui me saute aux yeux et aux oreilles et qui a je pense contribué grandement à l’universalité de l’œuvre, c’est que la musique, contrairement au livret et ses textes chantés ou parlés, ne verse jamais dans le pittoresque, que ce soit pour le côté espagnol ou bohémien, et ne tombe jamais dans des clichés musicaux. C’est une des plus grandes réussites de Carmen : chez Bizet, le caractère espagnol est intégré de manière organique à sa musique, comme l’exotisme de Djamileh ou des Pêcheurs de Perles, plus subtils, à mon sens, que ceux du Lakmé de Delibes ou du Cid de Massenet.

J’y éprouve en fait le même émerveillement que devant l’Espagne de Ravel, ou l’Italie de Berlioz. L’élément même le plus folklorique y est toujours distillé sans aucune facilité d’écriture, par exemple pour l’unique usage des castagnettes au deuxième acte, où leur juxtaposition avec les trompettes, comme deux temporalités différentes, est très novateur et dramatiquement efficace. En fait dans les scènes où l’Espagne est la plus présente, elle se fait oublier par la force de la musique qu’elle habille, comme dans l’intermède entre les troisième et quatrième actes, ou par la force dramatique de la scène comme dans les deux duos entre Carmen et José, celui «des castagnettes» et le final avec ses sons de corrida. Tous ces moments viennent s’imbriquer dans la trame du récit et de la musique, peut-être même de manière plus évidente que d’autres numéros de caractère, comme le quintette du deuxième acte par exemple, dont le côté bouffe est plus hétérogène, où encore le morceau d’ensemble du douanier au troisième acte qui, si magnifique soit-il, marque presque une pause dans le déroulement de l’action.

À propos de passages comme ce quintette notamment, on trouve souvent cité l’exemple de Mozart. Est-ce une référence parlante pour vous ?

Comme je le disais, il y a dans Carmen, comme chez Mozart, ce côté opéra de troupe. La distribution de Don Giovanni qui demande trois sopranos, un ténor et quatre basses, permet bien des subtilités d’équilibre, de caractères et de typologies vocales et c’est aussi le cas pour Carmen. De la même façon, chez l’un et l’autre les seconds rôles dépassent toujours la simple fonction de faire-valoir ou de fonction musicale dans un ensemble. Il m’intéresse aussi d’exploiter ces possibilités afin qu’ils aient une personnalité marquée, tant dramatique que musicale, et ne soient jamais interchangeables. Toutes ces pistes que nous offrent les partitions et qu’il convient de creuser sont aussi des raisons pour lesquelles ces œuvres sont si fortes et que l’on peut autant se les approprier : une dramaturgie musicale implacable et redoutablement efficace mais qui ouvre sur des possibilités de choix et de lectures.

Lorsqu’on est chef et que l’on aborde une partition aussi jouée, on est nécessairement imprégné soi-même d’habitudes d’écoute et de traditions accumulées...

Je distinguerais deux types de traditions. D’abord celles d’ordre fonctionnel, notamment dans le chant, c’est-à-dire des choses qu’on a pu faire à l’époque et qu’on ne peut plus demander aux chanteurs avec la vocalité d’aujourd’hui. On a donc eu au cours du temps la nécessité de se démarquer un peu du texte imprimé et c’est aussi le cas par endroits à l’orchestre du fait de la mutation des instruments.

Puis il y a des traditions qui sont dictées par une sorte de cliché dramatique, comme par exemple de faire commencer directement et forte le duo «Parle-moi de ma mère» au premier acte, alors que le texte donne d’abord un accord avec un point d’orgue, puis un début de chant piano pour José. Ce sont autant d’habitudes prises au cours du temps - dans l’interprétation comme dans l’écoute - avec lesquelles nous arrivons tous, guidés par une image un peu figée d’un José prenant la main de Micaela et s’empressant de demander des nouvelles du pays, quoi qu’en dise la partition pour peu qu’on la lise.

L’avantage d’un travail comme celui qu’a effectué Florentine avec les interprètes, en déplaçant l’action et la lisant différemment, est que nous mettons en question de fait toutes ces habitudes en sortant les personnages de leur archétype, en leur proposant des interactions, plus ambigües, plus complexes. Dans l’exemple du duo, elle souhaitait que José dise ces mots comme à contre-cœur et le plus timidement possible, une possibilité absolument offerte par la partition. De manière surprenante, le développement des techniques théâtrales à l’opéra, le jeu sur le silence, le non-dit, le double sens, sur la signification que peut prendre la situation dans l’espace de la scène, nous aide aussi à tout ré-interroger.

Je n’arrive jamais avec une lecture définitive de la partition, mais je cherche plutôt à prendre conscience de tout le potentiel qu’elle offre, car les interprètes, qu’ils soient chanteurs ou instrumentistes, sont forces de proposition.

À l’opéra, cette attitude est d’autant plus importante si l’on veut obtenir une cohérence avec le concept scénique et l’apport du metteur en scène et des solistes, afin que les choix qui seront les nôtres entrent en résonance. Tout doit venir de la partition, mais le propre des grands chefs-d’œuvre, c’est d’offrir ces possibilités de lectures, de les contenir en soi. Et Carmen est définitivement un de ces chefs-d’œuvre.

Propos recueillis le 19 avril 2019 par Stephen Sazio,

Dramaturge de l’Opéra de Dijon.

 

Quelle a été votre réaction à la proposition de mettre en scène Carmen et qu’est-ce qui a emporté votre décision ?

Pour être honnête, ma première réaction a été plutôt un peu effrayée : j’avais peur d’une histoire qui me paraissait pleine de clichés. J’ai toujours beaucoup aimé la musique de Carmen, et l’histoire elle-même, à l’époque où l’œuvre a été créée, était très moderne. Mais pour nous, aujourd’hui, elle met en scène des types de personnages, des modèles de comportements qui me paraissent dépassés. J’ai donc cherché une possibilité de raconter cette histoire à partir d’une perspective différente, et cette perspective m’est apparue quand j’ai réalisé que les personnages principaux prenaient un relief beaucoup plus pertinent pour nous si on combinait la chaste, altruiste et sans doute un peu fade et convenue Micaëla avec la sexy, offensive et égoïste Carmen d’une part, et de l’autre le timide et instable José, au passé compliqué, avec le souverain, combatif, viril et unidimensionnel Escamillo. Cela m’intéressait de prendre ces caractères opposés termes à termes, comme le blanc et le noir, et d’en faire à chaque fois deux faces d’un même personnage, pour les rendre plus complexes et moins caricaturaux.

Carmen, qui aime qui elle veut quand elle le veut, qui choisit et refuse de l’être, qui met sa liberté avant la mort même, est souvent vue comme un personnage porteur d’émancipation féminine, comme un personnage de femme moderne. C’est une vision dans laquelle vous ne vous retrouviez pas ? Quel est votre problème avec elle ?

Mon problème, c’est qu’en réalité on éprouve plus de sympathie et de compassion pour José que pour elle... Alors que c’est elle qui est assassinée, par lui ! Pourquoi ? Je crois qu’aujourd’hui, Carmen ne correspond plus à l’image d’une femme émancipée. Ce n’est plus un modèle de comportement pertinent pour nous, femmes d’aujourd’hui. Je crois qu’en réalité, ce que nous voulons aujourd’hui, c’est pouvoir être les deux, Micaëla et Carmen en même temps. Nous pouvons être femme fatale le matin et le soir timide et vouloir être protégée. Nous ne sommes pas et nous ne voulons pas être aussi radicale, unidimensionnelle et égoïste que Carmen. La vie nous offre aujourd’hui bien plus de possibilités de vivre et d’être. Carmen montre en réalité une vision très masculine de ce que doit être une femme séduisante : forte, mais pas trop, sinon elle devient dangereuse et par conséquent doit mourir à la fin. Carmen correspond plutôt à l’image que des hommes se sont faits de la femme libérée, qu’à celle que les femmes elles-mêmes s’en font. Nous nous sommes posés beaucoup de questions sur sa mort à la fin de l’opéra - en général, les femmes meurent à l’opéra, et j’essaie toujours de les sauver d’une façon ou d’une autre dans mes mises en scène. Et notamment cette question : a-t-elle une part de responsabilité dans cet acte de José ? Et je crois que la réponse est positive, parce que tout au long de l’opéra, elle est aussi égoïste et se comporte exactement de la façon dont les femmes ont accusé les hommes de le faire à leur égard ! Ce n’est pas mieux. Cela me semblait donc beaucoup plus intéressant d’en faire une sorte de projection de Micaëla cherchant à être ce qu’il faut pour être séduisante et attirante. Faire de Carmen une sorte d’expérience de Micaëla, la possibilité d’une autre identité, d’un autre moi, qui corresponde mieux que le vrai à ce que les autres attendent et valorisent, à ce qu’il «faut» être pour être aimée. Et de la même façon José avec Escamillo. On voit bien dans l’opéra, même si Escamillo et sa testostérone exacerbée est un personnage sans doute plus ouvertement caricatural que Carmen, qu’à la fin ce sont ces deux-là qui se trouvent et fonctionnent ensemble. Ce sont en fait deux images de winners parfaits. La vraie question, c’est plutôt : «Pourquoi Carmen choisit-elle José au début ?». Est-ce une sorte de trophée, un défi parce qu’il n’apparaît pas comme attiré par elle ? Ici, Carmen devient d’abord pour Micaëla le moyen d’atteindre et de séduire José. Mais la machine s’emballe. 

Comment cette idée de projection et de double personnalité a-t-elle finalement pris corps dans l’univers du jeu vidéo et des personnages digitaux ?

Je me sens très concernée par ce qui arrive dans notre société dans le domaine des médias et du web, avec les conséquences que cela peut impliquer sur nos vies, nos comportements, notre vivre ensemble, la perception que nous avons des autres et de nous-mêmes. Nous passons de plus en plus de temps online, dans des rapports interpersonnels qui ne mettent plus en jeu nos corps réels. Notre attention, notre conscience, notre perception est de moins en moins concentrée sur la réalité, et de plus en plus sur ce miroir noir du virtuel. Il suffit de lire les rapports statistiques : combien de personnes passent des heures, des mois et finalement des années dans ces jeux en ligne. J’ai perdu des amis qui sont devenus totalement dépendants de ces jeux jusqu’à presque ne plus avoir de vie en dehors. Je vois mes enfants sans cesse plus attirés par ce monde... Si on analyse un peu ce phénomène, on s’aperçoit que ces jeux sont devenus des outils pour s’optimiser soi-même, pour devenir quelqu’un d’autre. En un sens, c’est une liberté et un amusement, qui vous offre des possibilités et des opportunités que l’on a pas dans la vie réelle. Mais c’est aussi la tentation de créer quelqu’un de parfait, de «mieux» que ce que l’on est dans la vraie vie, de régler à bon compte et de maquiller ses frustrations et ses insatisfactions. C’est donc un peu effrayant, et notamment pour la jeune génération, dangereux, avec le risque de perdre contact avec la complexité du réel, avec les relations réelles, avec qui l’on est réellement. Nous ne pouvons choisir qui nous sommes. Nous sommes ce que nous sommes, avec nos manques et nos défauts, et nous devons vivre et faire avec. Ce monde virtuel me semble à la fois une liberté et un piège. À la fin, que se passe-t-il si ces avatars optimisés que nous créons de nous-même finissent par prendre le dessus, par devenir les «vrais» nous-même, par s’autonomiser et vivre leur propre vie en dehors ou même contre nous et notre monde ? Si le monde virtuel prend le pas sur le monde réel ?Si l’utopie devient une dystopie ? C’est ce que je fais advenir dans le troisième acte. Les stéréotypes un peu outrés que l’on trouve dans Carmen m’ont ainsi semblé coller parfaitement avec cette actualité. Cette approche me permettait de comprendre pourquoi Micaëla et Carmen sont dans une telle opposition de caractère. Carmen est tout ce que Micaëla n’est pas, parce qu’elle n’est qu’une création par laquelle Micaëla s’optimise et se corrige de tout ce qu’elle dévalorise chez elle, par laquelle elle donne une image valorisante et valorisée d’elle-même. Et cela me permettait aussi d’expliquer et d’excuser en quelque sorte le caractère aussi radical et outré de Carmen, de lui donner une signification plus profonde, d’expliquer pourquoi elle ne semble jamais se réfléchir et s’interroger sur elle-même et ses actes.  

De fait, dans votre lecture, lorsque Don José tue Carmen, il ne tue qu’un personnage digital et il le fait dans un monde virtuel. Est-ce à dire que ce n’est plus un crime ? Qu’il n’y a plus de conséquences morales ?

Je crois fermement que ce que nous faisons online a des conséquences dans la réalité, dans la vie réelle. Il y en a malheureusement trop de preuves aujourd’hui, comme ces gens qui commettent des tueries sans raison apparente. On s’aperçoit ensuite qu’ils pratiquaient ces jeux en ligne qui consistent à tuer le maximum d’adversaires. Je ne dis pas du tout que tous les joueurs sont des tueurs en puissance, mais que ces jeux changent notre perception de la réalité, et que cette dernière peut progressivement devenir aussi irréelle, aussi «inconséquente» que le monde virtuel. Nous devons faire attention à ce que nous faisons en ligne, car cela n’est pas sans nous changer nous aussi, cela affecte notre rapport au monde. Et j’ai le sentiment qu’aujourd’hui, nous ne faisons pas assez attention. Tuer virtuellement quelqu’un n’est pas psychologiquement neutre. La satisfaction pulsionnelle que cela vous donne n’est pas virtuelle. Si un soir en rentrant à la maison, je trouvais mon compagnon en train de tuer des gens dans un jeu virtuel, cela changerait-il le regard que j’ai sur lui ? Pour moi, la réponse est oui. Être capable de le faire en ligne révèle quelque chose. Et c’est aussi la question qui se pose à Micaëla à la fin. Il y a chez elle comme un réveil, une prise de conscience. Elle voit José d’une autre perspective. Entre le virtuel et le réel, il y a un écart, mais je le crois moins large que ce que l’on pense.

Avez-vous le sentiment que le fait d’être une femme vous donne plus de liberté pour remettre en question un personnage tel Carmen ? La même démarche menée par un metteur en scène homme pourrait être taxée de misogynie ou d’anti-féminisme.

Oui, cela me donne sans doute plus de liberté critique. Mais pour autant, je n’ai pas le sentiment de porter un regard féminin sur l’œuvre. Pour moi, je ne vois pas d’autre façon de l’aborder aujourd’hui, pas d’autres voies pour raconter cette histoire d’une manière qui nous concerne, pas d’autre moyen de donner vie à ces personnages. Je ne cherche pas à être révolutionnaire ou iconoclaste. Je ne cherche pas à projeter de manière artificielle un concept sur l’œuvre, mais à lire précisément la pièce et à l’interpréter... probablement d’une manière féminine, oui. Une femme qui ne se reconnait ni dans la gentille et un peu pâlotte Micaëla, ni dans l’éruptive et macho Carmen, mais qui pense qu’il nous faut être bien plus complexes que les modèles de comportements et les icônes dans lesquels nous nous projetons habituellement.

Quelles pensées souhaiteriez-vous qu’un spectateur ait en tête en sortant de cette Carmen ?

Je serais heureuse qu’il ait plus de questions que de réponses. Qui sommes-nous ? Pourquoi nous est-il si difficile d’être satisfaits de nous-même que nous ne cessions de vouloir être autre chose ? En grandissant, nous prenons en charge et essayons de répondre à tellement d’attentes qui viennent des autres, individuellement ou collectivement, qu’il nous est toujours plus difficile de savoir ce que nous sommes réellement, et les outils technologiques que nous inventons ne font souvent qu’augmenter la confusion. Pourquoi nous est-il si difficile d’intégrer de manière libre et harmonieuse ou au moins d’admettre les différents aspects de notre personnalité ?

Vous savez à quel point le philosophe Friedrich Nietzsche a admiré et utilisé Carmen dans sa polémique avec Wagner. Il n’y a donc sans doute rien d’étonnant à ce que nous terminions cet entretien par un de ses aphorismes qui entre particulièrement en résonance avec vos propos : «Que dit ta conscience ? - "Tu dois devenir qui tu es."»

Propos recueillis le 19 avril 2019 par Stephen Sazio,

Dramaturge de l’Opéra de Dijon.

 

À propos de l’œuvre

Hervé Lacombe,
Musicologue, professeur à l’Université Rennes 2 & spécialiste de musique française

« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »

 

LA GENÈSE

Tout commence en 1872. Cette année-là, Bizet fait représenter à l’Opéra-Comique un petit ouvrage en un acte, Djamileh, rêverie exotique d’un grand raffinement inspirée de la Namouna d’Alfred de Musset. Bien que ce soit un échec, la partition est discutée et Bizet est reconnu par la presse comme l’un des jeunes compositeurs français les plus savants et les plus audacieux du moment. Il se sent désormais maître de son métier et, surtout, a conscience de ce qu’il veut réaliser : « Ce qui me satisfait plus que l’opinion de tous ces messieurs, c’est la certitude absolue d’avoir trouvé ma voie. Je sais ce que je fais», écrit-il à son élève et ami Edmond Galabert.
Les directeurs de l’Opéra-Comique lui commandent un nouvel ouvrage de proportions plus ambitieuses, en trois actes (qui finalement deviendront quatre). Les librettistes, Henri Meilhac et Ludovic Halévy, sont choisis parmi la fine fleur du théâtre de divertissement et de l’opérette. Ce sont eux deux qui collaborent aux œuvres parmi les plus connues d’Offenbach, La Belle Hélène en 1864, La Vie parisienne en 1866, La Grande Duchesse de Gérolstein en 1867 et La Périchole en 1868. De surcroît, Ludovic est le cousin par alliance de Bizet avec lequel il entretient des relations de camaraderie. La collaboration se fera dans une atmosphère amicale. Plusieurs sujets sont envisagés. Finalement, Bizet suggère de s’inspirer d’une nouvelle de Mérimée. L’écrivain avait réalisé un voyage en Espagne en 1830, puis avait publié à son retour dans la Revue de Paris, entre 1831 et 1833, quatre Lettres d’Espagne. Puis en 1845, il aurait écrit en une semaine seulement sa nouvelle, Carmen, avant de la publier, la même année, dans la Revue des deux mondes, puis de la diffuser en librairie, en 1847. Cette édition, chez l’éditeur Michel Lévy, est augmentée d’un chapitre, qui ne concerne pas directement le récit mais se révèle être une dissertation, au ton volontiers savant, sur les gitans. L’histoire dont s’inspirent Halévy, Meilhac et Bizet est contenue dans le chapitre 3. Mérimée y donne le récit de Don José, se confiant à un voyageur français. Emprisonné et condamné à mort pour ses crimes, José se souvient de son histoire : ses origines honorables, son accident de parcours (il a tué un homme dans une querelle de jeu), sa mutation à Séville pour se racheter, puis aussitôt, sa rencontre fatale de Carmen, sa déchéance progressive et son crime final. L’un des deux directeurs de l’Opéra-Comique, Leuven, très conservateur dans ses goûts, est inquiet et même indigné à l’idée de voir sur son théâtre, réputé être bourgeois et familial, des êtres à la marge de la société, des femmes autonomes, des amours libres et un meurtre passionnel sur scène ! Ludovic Halévy se souvient de sa réaction, dès qu’il entendit prononcer le nom de l’héroïne : «Carmen !... La Carmen de Mérimée !... Est-ce qu’elle n’est pas assassinée par son amant ?... Et ce milieu de voleurs, de bohémiennes, de cigarières !... À l’Opéra-Comique !... le théâtre des familles !... le théâtre des entrevues de mariages !... Nous avons, tous les soirs, cinq ou six loges louées pour ces entrevues... Vous aller mettre notre public en fuite... C’est impossible!» Halévy promet d’atténuer le drame, de développer le brio des situations et de créer un climat de fête. Il insiste sur la douceur d’un nouveau personnage : Micaëla. Cette dernière, messagère de la mère de Don José, représente en effet le lien aux parents, les valeurs de fidélité, de respect et d’obéissance, et bien sûr la perspective d’un mariage honorable. Dans la lettre adressée à son fils, que José lit à haute voix lors de ses retrouvailles avec Micaela à l’acte I, la mère de Don José est on ne peut plus claire quant au destin qu’elle a conçu pour son fils : «Tu reviendrais près de moi et tu te marierais, nous n’aurions pas, je pense, grand’peine à te trouver une femme, et je sais bien, quant à moi, celle que je te conseillerais de choisir : c’est tout justement celle qui te porte ma lettre...» Ce passage, qui n’est pas chanté mais déclamé sur scène, est capital ; il indique le contexte social et culturel dans lequel José et Micaela se situent, il témoigne de cette vie où l’individu est défini, pour grande part, par les conventions et la «loi parentale». Toute l’histoire de José est déterminée par cette donnée première. Carmen va lui montrer la voie d’une autre vie, celle de son désir personnel, de la liberté d’action et de l’affranchissement dangereux des règles. En ce sens, l’histoire de José peut être lue comme celle de l’individu façonné par une culture traditionnelle découvrant l’enivre- ment de l’individualisme.  

Si Halévy promet de faire entendre la voix de la tradition à travers le personnage de Micaela, il ne peut gommer pourtant l’autre versant de l’histoire, tout entier symbolisé par Carmen, sa vie hors normes, sa liberté de parole et d’action, son plaisir plus fort que toute convention. De surcroît, les auteurs vont s’attacher, peut-être guidé par Bizet, à inscrire dans le drame la montée des forces tragiques. Même si le livret amoindrit le côté scabreux du personnage et de l’histoire de Carmen, il conserve une puissance érotique indéniable et accorde à la pulsion de mort une place capitale, notamment dans le Trio des cartes et dans la scène finale, mais aussi dans les scènes de rixes et le thème de la tauromachie. Leuven a-t-il senti les bourrasques du scandale souffler ? Quoi qu’il en soit, six mois après la commande, il démissionne de la direction.

On ignore à peu près tout du détail de l’écriture du livret. Meilhac et Halévy ont l’habitude de travailler ensemble et possèdent un métier bien rodé. Ils ont un style clair et un sens moderne de la comédie construite à partir de la description d’une tranche de vie. L’analyse des mœurs fait mouche et se combine habilement à un sens aigu de l’observation et à un esprit de fantaisie et de blague. Ils savent évoquer les sujets délicats ou scabreux sans jamais être grossiers. C’est cette manière aisée de l’écriture et la simplicité de la construction dramatique qui donne au drame de Carmen une fraîcheur et une efficacité exceptionnelle. Plus de surprises, plus de quiproquos, plus de péripéties véritables : le modèle de la pièce à imbroglio, d’Eugène Scribe, le librettiste qui a dominé le grand opéra comme l’opéra-comique français durant un demi siècle, a disparu. Dans Carmen, les faits s’enchaînent inexorablement et propulsent le drame vers sa catastrophe finale qui combine magnifiquement le double combat du taureau face à Escamillo dans l’arène et de Carmen face à Don José. Les bouffées de musique au caractère joyeux et populaire qui s’échappent des arènes de Séville s’entrechoquent et ainsi intensifient le face-à-face des deux personnages restés seuls sur le devant de scène, et le chant désespéré, puis menaçant, de José. Aux thèmes du désir brut, incoercible, et de l’amour volage, les librettistes ont su combiner celui de la jalousie et de son énergie pulsionnelle. Habituellement, Meilhac se charge de l’intrigue et des dialogues. Dans un opéra-comique, les dialogues parlés sont en prose et les morceaux musicaux sont tous versifiés. Meilhac reprend abondamment le texte de Mérimée pour réaliser les dialogues. Halévy versifie les numéros qui doivent être chantés. S’en tenir à ce constat est cependant trop peu dire. Dans le travail d’élaboration d’un opéra, bien souvent le compositeur intervient pour que ses librettistes revoient leur plan ou le détail de la versification des morceaux. Quelquefois, il prend part plus directement encore à l’écriture littéraire. C’est le cas de Bizet. Grâce à une simple feuille de papier manuscrite conservée à la Bibliothèque-musée de l’Opéra, on a le témoignage de ce travail. Bizet griffonne à la hâte quelques vers pour l’air d’entrée de Carmen :

L’amour est un rebelle

Et nul ne peut l’apprivoiser. C’est en vain qu’on l’appelle Il lui convient de refuser.

Puis il demande à Halévy : «8 vers pareils aux quatre pre- miers. Le second, 4e, 6e, 8e, 10e et 12e vers commencent par une voyelle !!!» Il écrit ensuite les vers suivants :

L’amour est enfant de bohème...

Il ne connaît jamais de loi.

Si tu ne m’aimes pas, je t’aime !... Si tu m’aimes... tant pis pour toi !... Etc.

Les vers les plus célèbres de l’opéra ne sont pas des librettistes mais de Bizet !

En mai 1873, le premier acte est achevé. Un report de la création laisse du temps au compositeur pour penser à d’autres projets - un grand opéra, Don Rodrigue, et un oratorio, Sainte Geneviève - tout en continuant son ouvrage. Il recherche, non sans mal, dès l’été 1873, la cantatrice idéale qui pourra pleinement incarner sa Carmen. Grâce à Camille Du Locle, il entre finalement en contact avec Célestine Galli-Marié qui va infléchir le profil vocal du personnage mais aussi imposer son tempérament. Les pourparlers s’engagent entre le compositeur, le directeur et l’interprète pour fixer son contrat. Galli-Marié est pleinement consciente de la place singulière de Bizet dans le paysage musical français. Elle lui écrit ainsi, le 21 octobre 1873 : «Vous me demandez si je tiens un peu à vous, vous savez bien que je comprends et que j’aime votre école et que je serais très heureuse d’en interpréter une œuvre signée de vous surtout, dont je sais presque entièrement les deux dernières partitions chant et accompagnement.»

Le choix de cette interprète est capital : outre sa personnalité hors normes, elle impose de fait sa vocalité spécifique de mezzo soprano peu à l’aise dans le grave. Pour preuve, cette lettre du 9 juillet 1874 qu’elle adresse à Bizet : «J’attends avec grande impatience les morceaux que nous avons déchiffrés ensemble dernièrement. Si vous voulez les remettre cité Malesherbes 18, on me les fera parvenir là où je serai. - J’aurai le temps de les étudier et de vous dire si rien ne m’y gêne.» Au printemps 1874, Bizet loue une petite maison à Bougival pour pouvoir travailler en paix. Située en bord de Seine, à moins de 20 km à l’ouest de la capitale, la petite ville est encore totalement préservée de l’urbanisation. C’est cette même campagne que les artistes impressionnistes ne vont cesser de peindre : Renoir, Monet, Sisley, Pissarro ne se lassent pas d’y poser leur chevalet. Dans son domaine, Bizet entreprend une révolution esthétique similaire : abandonner les conventions académiques pour capter un instant de vie ; donner l’impression de lumière et de mouvement dans la série des numéros de son opéra-comique qui constituent autant de tableaux aux couleurs changeantes et nuancées. Durant l’été 1874, il écrit en deux mois dans cette petite maison les 1200 pages de la partition d’orchestre.

Durant les semaines de répétitions, Bizet travaille continûment. Il le confie au compositeur Ambroise Thomas : «Carmen ne me laisse plus un instant de repos. J’accompagne moi-même, je réduis moi-même...» Les répétitions sont toujours l’occasion d’expérimenter l’effet d’un morceau. Précisément, Galli-Marié n’est pas satisfaite de son air d’entrée. Loin de faire au mieux ce qu’on lui demande, elle manifeste son mécontentement et s’adresse directement au compositeur. Elle aurait fait reprendre treize fois à Bizet cet air avant de parvenir au résultat que nous connaissons : la Habanera ! La version originelle, composée vraisemblablement dès 1873, a été retrouvée relativement récemment. La version originelle de l’air d’entrée est une sorte de tarentelle à 6/8, avec une partie centrale au lyrisme gounodien, qui n’a absolument rien d’espagnol. Galli-Marié sent qu’il faut autre chose que cet air conventionnel pour camper son personnage hors normes. 

Elle avait fait sensation, en 1864, en interprétant avec une passion sauvage une Chanson arabe dans Lara d’Aimé Maillart puis, en 1866, une Chanson bohémienne dans Fior d’Aliza de Victor Massé. Elle souhaite reproduire un grand effet, camper fièrement et définitivement le personnage de la bohémienne, et, pour cela, désire un air caractéristique. En pleines répétitions, Bizet cherche un matériau qui corresponde à cette configuration dramatico-musicale : individualiser l’héroïne, «faire exotique» pour affirmer son altérité, marquer d’un rythme lascif l’entrée de la femme porteuse de trouble et de désordre. Il emprunte à Iradier, compositeur d’origine basque, le matériau d’une chanson, El Areglito (La Promesse de mariage). Le texte littéraire de l’air («L’amour est enfant de Bohême»), que Bizet avait lui-même esquissé, est très légèrement modifié à cette occasion. Galli-Marié va aussi imposer un jeu et des attitudes. Carmen est une énergie s’exprimant par la danse. La première interprète du rôle semble incarner ce corps espagnol libéré des contraintes. Déhanchements, regards, moues : Galli-Marié trouve tout un attirail de poses et d’expressions du visage. Elle est un Manet vivant, une Olympia gitane. «Jamais une artiste, se souvient le journaliste Henry Bauer en 1887, ne me donna une sensation aussi intense de vie et de réalité et ne me jeta dans une émotion aussi profonde.»


Grâce à la pugnacité de son interprète, Bizet est parvenu à ce coup de génie : la Habanera. Une fois écrite, la ligne de démarcation des personnages est plus nette : chaque style devient un matériau totalement dominé, associé à une fonction dramatique et expressive. À la douce Micaëla est associée une musique de couleur gounodienne, qui se manifeste dans le duo de l’acte I et dans l’air de l’acte III ; à Carmen, différente par essence (elle est bohémienne), une musique exotique de couleur hispanisante. Escamillo, image de l’homme viril monolithique, est individualisé par un air tapageur. Pour Don José, le personnage fragile de l’histoire, homme balançant entre deux mondes, être débordé par ses sentiments, Bizet choisit des pages très diverses, - gounodiennes (Duo avec Micaela), militaires (Air des dragons), pathétiques (Air de la fleur), etc.

La partition s’ajuste pour que le drame face tout son effet mais aussi pour éviter les longueurs et pour parvenir à la meilleure interprétation possible. L’intonation du chœur des cigarières est particulièrement délicat et le chœur de bagarre après l’arrestation de Carmen est jugé inexécutable. Halévy lui même se souviendra que les choristes, désorientés, ont alors menacé de se mettre en grève. Pour donner plus de solidité à ces chœurs, Bizet souhaite les étoffer. Il doit redoubler d’effort pour être entendu du directeur, qui semble de plus en plus critique vis-à-vis de son œuvre. Il s’adresse donc par courrier à Du Locle pour lui expliquer la situation. Outre les problèmes de technique musicale à résoudre, il faut encore ajouter ceux liés au jeu scénique : les librettistes (ou Bizet) veulent créer un effet de vérité et, pour se faire, rompre avec la tradition qui accorde peu d’intérêt aux déplacements des choristes. Un journaliste du Figaro témoignera à l’issue de la création : «les pauvres femmes choristes, habituées aux entrées solennelles et aux sorties calmes de La Dame blanche, doivent se trouver bien malheureuses depuis les représentations de Carmen. [...] elles dansent, se battent et - chose inouïe - fument la cigarette !» Problèmes musicaux et problèmes scéniques combinés, plus un problème de rythme dramatique (le premier acte est très long) conduisent in fine le compositeur à faire des coupures dans le Chœur des cigarières n°4 et le Chœur n°8. L’orchestre est lui aussi un lieu de tension. Carmen est l’une des partitions orchestrales les plus raffinées du répertoire lyrique du temps. Son exécution instrumentale nécessite des répétitions supplémentaires.

La mise en scène à proprement parler a commencé le 25 janvier 1875. Elle est réglée par Charles Ponchard, ancien chanteur devenu régisseur de la scène de l’Opéra-Comique, et très probablement sous les conseils du directeur Camille Du Locle. Les costumes de l’interprète principale sont dessinés par le peintre et illustrateur orientaliste Georges Clairin, qui a effectué un séjour en Espagne ; ceux des uniformes des dragons par Édouard Detaille, élève de Meissonnier renommé pour ses scènes militaires. Le spectacle est superbe et c’est bien une Espagne chatoyante et répondant à nombre de stéréotypes que les spectateurs vont découvrir le jour de la création, le 3 mars 1875.  

LE SUJET ESPAGNOL

Traiter d’un sujet espagnol n’a rien d’exceptionnel dans les années 1870. Pour les Français du XIXe siècle, l’Espagne existe par les livres, les illustrations, la peinture, l’édition musicale, la danse, etc. L’image de l’Espagne s’est façonnée à travers le témoignage de voyageurs comme Théophile Gautier. La littérature a largement diffusé des scènes, des personnages, des décors, une idée française de la sensibilité espagnole. Au même titre que d’autres contrées comme le monde arabe, les Indes, les Amériques, cette Espagne fait partie du monde exotique, dont l’importance a été considérable dans l’esthétique lyrique française au XIXe siècle. Le recours à l’Espagne permet d’introduire des scènes-types (sérénades sous le balcon, lecture de bonne aventure dans les cartes ou par quelque autre moyen, danses populaires sur la place publique) et des personnages fortement caractérisés, - véritables archétypes que le public aime à retrouver, et que tout naturellement on retrouvera dans Carmen : contrebandiers, gitanes ou bohémiennes sont évoqués dans des chansons ou sous la forme de vrais personnages. Cependant, si les contrebandiers demeurent des personnages légers, la transformation, avec Meilhac, Halévy et Bizet, de la bohémienne en une figure grave et scandaleuse tout à la fois, marquée par le destin et porteuse de forces tragiques, est saisissante.

L’Espagne existe aussi de façon plus vivante dans les salons, les concerts et au théâtre. Nombre d’artistes espagnols passent par Paris. Certains y parachèvent leurs études au Conservatoire, d’autres, comme la grande cantatrice Pauline Viardot, s’y installent plus durablement. En outre, une importante production d’ouvrages lyriques français à sujet hispanisant, allant de Auber à Massenet, précède Carmen et ajoute à ce riche ensemble qui constitue l’imaginaire commun dans lequel Bizet puise des idées. Citons Les Diamants de la couronne de Auber, Le Guitarrero du maître de Bizet, Fromental Halévy, ou Don César de Bazan de Massenet. L’héroïne de ce dernier ouvrage présente les caractéristiques de la femme espagnole, sémillante, prête à entonner une chanson ou à danser. Le personnage féminin espagnol permet l’introduction des danses, qui forment l’essentiel de la caractérisation musicale de l’Espagne. La figure du noble altier, volontiers jaloux, déclinant son nom et ses titres en une véritable tirade fait aussi partie de la galerie des personnages convenus. Le toréador, qu’a fixé Carmen, est en revanche absent des livrets d’opéra-comique. Il ne fait une apparition que dans Le Toréador d’Adolphe Adam, mais il est précisé qu’il s’agit d’un «toréador à la retraite» ! Pas de sang, de taureau, de jeu avec la mort. La dimension sombre que véhicule ce personnage n’est guère compatible avec les intrigues conventionnelles. Outre les décors et costumes particuliers, le caractère espagnol est exprimé visuellement par l’emploi sur scène de véritables instruments-symboles (joués ou simplement montrés) : castagnettes, guitare et tambour de basque. L’emploi dans des proportions inhabituelles des castagnettes par Bizet déclenche en 1875 l’ire du critique de L’Art musical : «Cet opéra-comique devrait s’appeler L’Amour à la castagnette, car les principaux incidents s’y produisent aux sons clinquants de cet instrument anti-mélodieux, qui n’est supportable qu’à la condition que l’on en use très modérément. Oh ! la castagnette ! Il me semble, depuis que j’ai entendu la musique de Carmen, que mes oreilles, mon nez, ma bouche, sont changés en castagnettes, et ne fonctionnent qu’en faisant claquer ces petits morceaux de bois si chers aux Espagnols.»  

Pour donner à l’auditeur l’impression que la scène se déroule dans le monde ibérique, les auteurs placent dans le livret des termes aux sonorités caractéristiques, parfois légèrement francisées : noms et prénoms (don Alvar, don José, Don Fernand d’Aguilar, Mariquita, etc.), termes espagnols courants (alguazil, alcade, dona, senora, maravedis, etc.), noms de régions et de ville (Andalousie, Castille, Madrid, Arenjuez, etc.). Judicieusement réparti dans l’opéra, ce champ lexical crée une véritable couleur locale langagière. Meilhac et Halévy jouent avec virtuosité de tous ces clichés qu’ils dépassent. Au cours du XIXe siècle, le compositeur cherche de plus en plus à exprimer la dimension exotique de l’œuvre. Le recours à des éléments musicaux particuliers n’a pas seulement une fonction coloristique ou poétique, il peut être aussi l’occasion d’une exploration stylistique ou de recherches sur le langage musical. C’est surtout à partir de Bizet que cet aspect de l’expression exotique musicale prendra une dimension importante. Conventionnellement, quelques procédés, fonctionnant comme des signaux sonores, permettent aux compositeurs de donner l’illusion d’être en Espagne. C’est avec les danses espagnoles que les musiciens vont le plus couramment chercher à introduire des pages de couleur locale. Dans un décor espagnol, l’auditeur associe ce travail rythmique au puissant dynamisme qui forme l’essence de la musique espagnole, selon les Français. Les formules rythmiques réelles ou inventées des danses espagnoles, quelques tournures mélodiques typées imprègnent la partition de tout opéra à sujet espagnol. Bizet se documente et trouve son inspiration dans les partitions de sa bibliothèque, qui comprend cinq morceaux du compositeur Sébastien Iradier, ainsi qu’un recueil de trente-huit mélodies réalisé par Paul Lacome, Échos d’Espagne, publié en 1872. Bizet va choisir de donner une couleur hispanisante à cinq morceaux de sa partition, l’essentiel servant à singulariser Carmen : Habanera, Chanson et mélodrame, Séguedille, Chanson bohème, début du Duo n°17 (Carmen s’accompagne de castagnettes) et dernier Entracte.

 

RÉCEPTION, GENRE ET POSTÉRITÉ

Dans les années 1870, l’institution de l’Opéra-Comique est encore très encadrée et tout nouvel ouvrage doit se couler dans le genre de l’opéra-comique, qui fait alterner numéros musicaux et dialogues parlés, et qui s’inscrit dans une tradition représentée encore par La Dame blanche de Boieldieu, créée en 1825, et les ouvrages de Hérold et Auber. Bizet en est pleinement conscient et conçoit même son nouvel ouvrage dans la perspective non pas de nier mais de renouveler le genre. Son idée est d’abord de combiner légèreté et exigence de l’écriture : «Ce sera gai, mais d’une gaieté qui permet le style», écrit-il à Edmond Galabert. À la manière de Mozart composant Don Giovanni, Bizet et ses librettistes cherchent à combiner comédie et tragédie. L’intrigue bascule sans cesse de la scène de liesse à un moment de danger ou de menace, du divertissement plaisant et socialement contrôlé à l’ivresse dionysiaque libératrice des pulsions, du badinage amoureux à la jalousie meurtrière.

Le 3 mars, Carmen est créée. Ce n’est ni le succès escompté par Bizet, ni l’échec craint par le directeur. Si tel avait été le cas, Carmen aurait été rapidement retiré de l’affiche. Or, on donne la 35e représentation le 13 juin et l’ouvrage est repris après la fermeture d’été. Il est maintenu à l’affiche jusqu’à sa 48e représentation, puis disparaît avec de piteuses recettes. Lors de la création, une partie de la presse conservatrice s’est offusquée du sujet immoral de la pièce. On trouve des détracteurs, terribles, qui font valoir le côté scandaleux de la bohémienne, - «Méphisto femelle», «Messaline de bas-étage», «virago à la toilette sale et aux chants obscènes» tout entière vouée «aux ardeurs de la chair». Le très moral et prude et conservateur critique de L’Art musical n’a pas de mots assez bas dans sa chronique du 11 mars 1875 pour qualifier et le personnage et son interprétation. Il commence par déplorer le passage de la littérature au théâtre : «La nouvelle de Mérimée, intéressante à la lecture, n’est pas possible à la scène. Cette Bohémienne de mauvais lieu, qui promène son cœur et le donne à qui veut le prendre, est une créature abjecte qui fait mal à voir.» Puis il en vient à la chanteuse : «Et il faut dire que l’interprète, Mme Galli-Marié, en a encore exagéré la puanteur. Les gestes de l’actrice suent le vice, et sa voix, rauque par moments, a quelque chose de si trivial, de si horriblement repoussant, que l’on finit par éprouver le besoin de ne plus voir la comédienne et de ne plus entendre la chanteuse.» On discerne à travers ces lignes l’ordre machiste inquiété par ces deux femmes : le personnage et l’interprète. On constate aussi que c’est un monde masculin qui gouverne la création, la pensée, les avis sur l’opéra et les spectacles en général : les directeurs des maisons lyriques, des hommes ; les librettistes, des hommes ; les compositeurs, des hommes (excepté une ou deux femmes pour tout un siècle) ; les critiques, des hommes. Carmen est l’œuvre majeure d’une remise en cause, dans l’ordre d’une création artistique, de tout ce qui ordonne la société et de tout ce qui représente la domination masculine dans cette société. Plus scandaleux sans doute que le comportement trop libre de Carmen, mais indicible pour les hommes qui regardent ce spectacle, se trouve la trajectoire de José. Le personnage masculin principal n’est pas un dominant ou une figure sympathique ou héroïque ; il est tout au contraire, un anti-héros, qui rompt avec les structures sociales fondamentales - famille, armée, moralité. Il déserte, se fait voleur, se bagarre, et brise les codes de la masculinité en finissant par supplier son ancienne maîtresse :  

Je ne menace pas, j’implore, je supplie,

Et peu après par abdiquer toute autonomie :

Eh bien ! s’il le faut, pour te plaire,

Je resterai bandit, tout ce que tu voudras, Tout tu m’entends, mais ne me quitte pas,

Cette dimension du personnage était déjà contenue dans le fameux air de la fleur dans lequel José avoue sa soumission absolue à Carmen :

Et j’étais une chose à toi...

Non plus un être amoureux, une conscience, un désir, mais une chose. Il importe de souligner que, à l’encontre de ce que font nombre de ténors, plus soucieux de faire entendre un aigu puissant pour épater la galerie que de suivre la logique du personnage et la volonté du compositeur, cette phrase doit être chantée comme en un murmure, comme un aveu qui parvient à peine à franchir les lèvres du soldat José. Bizet a bien indiqué sur sa partition un pianissimo et un diminuendo. Le sens est clair : José doit arriver presque sans voix sur le si bémol aigu placé sur le mot «toi», afin d’exprimer cette dissolution de son être et, partant, de toute virilité et de tout esprit vaillant (attaché traditionnellement à l’aigu de puissance). Dominé par ses sentiments et ses pulsions jusqu’au délire de jalousie, José est inévitablement conduit au crime passionnel. Face à lui, Carmen reste droite, fière, maîtresse d’elle-même, sans sourciller devant les menaces :  

L’on m’avait même dit de craindre pour ma vie, Mais je suis brave et n’ai pas voulu fuir.

[...]

Je sais bien que tu me tueras,
Mais que je vive ou je meure Je ne céderai pas.

D’autres s’indignent de la transformation du genre : «L’opéra-comique tel que nos pères le comprenaient, constate Henry Blaze de Bury dans la Revue des deux mondes, tel que nous l’avons goûté dans notre jeunesse, ce genre-là n’existe plus : la symphonie et l’opérette l’ont tué.» Dans le bien nommé Gaulois, François Oswald est sans ambiguïté : «M. Bizet appartient à l’école du civet sans lièvre ; il remplace par un talent énorme et une érudition complète la sève mélodique qui coulait à flot de la plume des Auber, des Adam, des Hérold et des Boieldieu.» Mais l’on trouve aussi des admirateurs de la pièce et de la partition, comme Théodore de Banville, qui écrit des lignes inspirées dans le National : Bizet «a voulu montrer de vrais hommes et de vraies femmes éblouis, torturés par la passion, s’agitant au vent de la folie, et dont l’orchestre, devenu créateur et poète, nous raconterait les angoisses, les jalousies, les colères, les entraînements insensés.» Très tôt, des contacts ont été pris pour que l’œuvre fût donnée en Autriche, à Vienne. Bizet pensait réaliser lui- même des récitatifs, comme il était d’usage de faire, afin que son œuvre s’adaptât aux conventions lyriques internationales, privilégiant au genre particulier de l’opéra- comique incluant des scènes parlées un ouvrage entièrement chanté. Le compositeur disparu le 3 juin 1875, trois mois après la création de son chef-d’œuvre. Ce fut son ami, Ernest Guiraud, qui se chargea de réaliser les récitatifs. Dès les premières années de son exportation, la carrière internationale de Carmen fut fulgurante : Vienne en 1875, Bruxelles, Anvers et Budapest en 1876, Saint- Pétersbourg, Stockholm, Londres et Dublin en 1878, Naples et Montréal en 1879, Hambourg, Berlin, Prague, Genève en 1880. L’œuvre gagna aussitôt les Amériques (New York et Philadelphie en 1878, Mexico, Buenos Aires, Rio de Janeiro en 1881) et l’Australie (Melbourne en 1879, Sydney en 1884). Quelques mois de plus à vivre, à peine quelques années, et Bizet aurait assisté à ce phénoménal succès dans le sillage duquel l’essentiel de ses œuvres allaient être remontées. Mais la lutte avait été trop dure, l’effort trop violent, les dernières années trop épuisantes. Sans la moindre fortune, il avait dû accepter, afin de subvenir aux besoins de sa famille, des tâches d’arrangeurs qui le rebutaient et l’empêchaient de se consacrer tout entier à la création.

Le retour de Carmen à l’Opéra-Comique se fait cependant attendre. Léon Carvalho, nouveau directeur, rechigne à reprendre cet ouvrage, trop en dehors des habitudes de la maison, selon lui. Sous la pression de nombreuses personnes, dont Ludovic Halévy, Carmen est enfin reprise en 1883 et va devenir l’un des plus grands succès de toute l’histoire de l’opéra français. Trois ans plus tard, on la regarde déjà comme un ouvrage classique : «La reprise de Carmen a eu lieu hier soir, à l’Opéra-Comique, devant une salle comble, constate le critique du Gaulois, le 29 mai 1886. Carmen est aujourd’hui classée sur le même rang que La Dame blanche, Le Pré aux Clercs, Le Domino noir et Mignon. L’opéra de Bizet est œuvre de répertoire.» Créée en 1875, elle fête sa millième représentation sur la scène de l’Opéra-Comique le 23 décembre 1904, puis sa 2000e le 29 juin 1930.

 

Hervé Lacombe,
Musicologue, professeur à l’Université Rennes 2 & spécialiste de musique française

Médias

Interview de Adrien Perruchon (direction musicale), Carmen à l’Opéra de Dijon

Interview de Florentine Klepper (mise en scène), Carmen à l’Opéra de Dijon

Interview de Antoinette Dennefeld, Carmen à l’Opéra de Dijon

Interview de Georgy Vasiliev, Don José dans Carmen à l’Opéra de Dijon

Interview de Martina Segna, décors de Carmen à l’Opéra de Dijon

Timelapse du montage du décor de l’opéra Carmen à l’Opéra de Dijon

Photos du spectacle

Crédit photos : © Gilles Abegg - Opéra de Dijon / © Bobrík - Opéra de Dijon

Croquis des costumes

© Adriane Westerbarkey