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Castor & Pollux RAMEAU Opéra

Du 26 septembre au 4 octobre 2014

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Présentation

Affiche Castor & Pollux

Distribution

Castor et Pollux
Tragédie lyrique en cinq actes
Créée à l’Académie Royale de Musique de Paris, le 8 janvier 1754 

LIVRET Pierre-Joseph Bernard, dit Gentil-Bernard
MUSIQUE Jean-Philippe Rameau

CHŒUR & ORCHESTRE DU CONCERT D’ASTRÉE

DIRECTION MUSICALE Emmanuelle Haïm
MISE EN SCÈNE Barrie Kosky
COLLABORATION ARTISTIQUE À LA MISE EN SCÈNE Yves Lenoir
SCÉNOGRAPHIE | COSTUMES Katrin Lea Tag
LUMIÈRES Franck Evin
DRAMATURGIE Ulrich Lenz
ASSISTANAT À LA MISE EN SCÈNE Marcin Lakomicki
ASSISTANAT À LA DIRECTION MUSICALE Iñaki Encina Oyón
CHEFS DE CHANT Benoît Hartoin, Elisabeth Geiger

CASTOR Pascal Charbonneau
POLLUX Henk Neven
TÉLAÏRE Emmanuelle de Negri
PHŒBÉ Gaëlle Arquez
JUPITER Frédéric Caton
GRAND PRÊTRE DE JUPITER Geoffroy Buffière
MERCURE | ATHLÈTE Erwin Aros
LYNCÉE Vladimir Hugot

FIGURANTS Priscilla Bescond, Florine Chevrolet, Mathieu Lebot-Morin, Marion Lubat, Fanny Mougel, Matthieu Tune, Éric Vignat

RÉALISATION DES DÉCORS Met Scene (Leatherhead,UK)
RÉALISATION DES COSTUMES Ateliers de l’ENO (Londres)

PRODUCTION English National Opera, Komische Oper Berlin
REPRISE PRÉSENTÉE EN COPRODUCTION Opéra de Dijon, Opéra de Lille

Phébé aime Castor. Castor, de son côté, aime Télaïre, la soeur de Phébé. Télaïre, qui répond à l’amour de Castor, est cependant promise à Pollux, le frère de Castor, qui lui aussi aime Télaïre. Craignant que Pollux renonce à Télaïre par affection pour son frère, Phébé a incité Lyncée à ravir sa propre soeur. Castor veut mettre fin à sa propre situation en quittant pour toujours Télaïre et Pollux. Mais de fait, Pollux renonce à Télaïre. Castor et Télaïre sont enfin réunis. Les festivités du mariage sont brutalement interrompues par Lyncée et ses acolytes, Castor succombe sous les coups. La mort de Castor sème le désespoir. Phébé veut user de son pouvoir magique pour ramener Castor parmi les vivants, à une condition : que Télaïre renonce à lui pour toujours. Pollux annonce qu’il s’est vengé sur Lyncée de la mort de Castor. Il rejette le plan de Phébé, déclarant vouloir lui-même libérer Castor des Enfers. Mercure, le messager des dieux, conduit Pollux chez son père Jupiter. Mais c’est en vain que Pollux l’implore : Castor ne pourra être libéré que si Pollux renonce à son immortalité et prend la place de Castor au royaume des morts. Jupiter tente de dissuader Pollux en déployant devant lui les charmes et les voluptés célestes. Mais rien ne peut le retenir. Accompagné de Mercure, Pollux trouve Phébé à l’entrée de l’Hadès et rejette à nouveau son dessein. Phébé, impuissante, est au désespoir. Aux Champs Élysées, Castor ne trouve pas la paix tant il se meurt de désir pour Télaïre. La joie inattendue de retrouver Pollux n’est que de courte durée lorsqu’il apprend le sacrifice que son frère est prêt à faire pour lui : Castor refuse que Pollux prenne sa place aux Enfers. Il ne demande à revenir sur Terre que pour un seul jour, le temps de faire ses adieux à Télaïre. Voyant Castor et Télaïre réunis, Phébé est folle de rage. Sourd aux protestations de Télaïre, Castor veut tenir sa promesse envers Pollux et retourner aux Enfers. Jupiter apparaît avec Pollux : proclamant que Castor est libéré de son serment, le dieu emmène avec lui les deux frères qui, sous le signe de la fidélité et de l’amitié, partageront l’immortalité, laissant Télaïre esseulée.

Entretiens

Il existe deux versions de Castor et Pollux, celle de 1737 et celle de 1754. Y-a-t-il de grandes différences entre les deux, ou bien s’agit-il d’un remaniement de faible envergure ?

Il s’agit d’un remaniement très important. On peut s’interroger sur le fait que Rameau ait quasiment réécrit toutes ses tragédies lyriques. Si on prend le cas de Dardanus par exemple, il s’agit même d’une réécriture totale à partir du troisième acte, d’une autre histoire. À chaque fois, il s’agit de mettre au goût du jour, de moderniser une dramaturgie qui devait lui apparaître trop liée à une « ancienne façon ». Les prologues notamment ne sont plus dans le goût du jour. On commence à penser qu’ils éloignent l’auditeur du sujet principal de la tragédie, que ce sont des passe-temps frivoles. On veut être immédiatement dans le coeur de l’action. C’est le cas avec le Castor de 1754. On sait que Rameau était curieux de l’effet produit par sa musique. Il s’asseyait souvent dans le public pour voir ce que les gens disaient. Il était inquiet de nature ; il a commencé tard ; il était nerveux ; il était anxieux. Il voulait avoir du succès. Je le vois comme un bilieux, qui se fait du mouron, qui remanie, qui retravaille. En dehors de son caractère perfectionniste, Rameau est au coeur de la querelle des anciens et des modernes et de celle des Bouffons ; et bien que farouchement défenseur de ses convictions musicales, il fait évoluer la musique française à la fois par la transformation de la forme et par un langage puissant, audacieux harmoniquement, lyrique et expressif dans le récitatif, et un orchestre novateur.

Le prologue, c’est un élément qui vient de la forme canonique de la tragédie lyrique telle que développée par Lully ?

En effet, mais on peut même le faire remonter au modèle vénitien, à Monteverdi et au Couronnement de Poppée. Déjà dans L’Orfeo, il y a un prologue où le personnage allégorique est la musique. C’est elle qui donne le sens caché de cette histoire : la Musique est toute puissante, elle peut tout, puisqu’elle peut même charmer le dieu des Enfers. C’est la raison d’être, le manifeste de l’opéra qui va suivre. Dans Poppée, on a, de la même façon, un prologue qui va mettre en concurrence la Bonne Fortune et la Vertu. Puis Amour vient pour les départager : ce n’est ni l’une ni l’autre qui règne sur le monde, mais lui-même, et la preuve en est l’opéra qui va suivre. Chez Lully, les prologues sont aussi allégoriques, mais ils vont inclure une glorification du Roi, Louis XIV, car c’est lui qui permet à l’opéra d’exister, aux artistes d’être là. Le Roi y est comparé à un dieu, on y discute ses plus grands mérites. Il y a toujours un lien avec la pièce qui va suivre, mais le prologue va désormais relier le monarque, ou l’ode au monarque, et le sujet de l’opéra. Dans la version de 1737, il y avait un prologue dans lequel les Arts et les Plaisirs demandaient à Vénus d’enchaîner le dieu de la Guerre. On entrait ensuite directement dans la déploration de Télaïre : Castor est déjà mort, et la ligne dramaturgique de l’oeuvre se concentre sur Pollux et son amour pour Télaïre. En 1754, Rameau supprime le prologue et ajoute un acte qui développe les relations entre les deux frères. L’amour de Pollux pour Télaïre est toujours présent, mais ce n’est plus un élément majeur. Il s’efface au profit de la rivalité/fraternité entre Castor et Pollux, de la dualité pour Pollux entre amour et amitié, de son ascension et son possible renoncement à l’immortalité.

Donc, toute la musique du premier acte est entièrement nouvelle en 54. Y-a-t-il des changements musicaux dans les actes qui suivent ?

Il y a des danses en plus, les airs ne sont pas les mêmes. Les airs majeurs que l’on a en général pour un personnage changent également. Il y a, comme dans Dardanus, un mélange de matériau ancien et de matériau entièrement nouveau.

Retouche-t-il ce matériau issu de la version de 1737 ?

Il y a plusieurs types de transformations : Rameau réutilise la même musique pour un autre texte et un autre propos (par exemple, l’air de l’amour « Naissez, dons de Flore » du prologue de 1737 est attribué à une ombre au quatrième acte avec le texte « dans ces doux asiles ». Il est chanté par Télaïre dans notre production.) Pour les besoins de la prosodie, la musique est un peu modifiée. Rameau remet en musique un même texte (la supplication de Pollux à Jupiter du troisième acte « Ah ! Laisse-moi percer jusques aux sombres bords »).

Mais tout de même, 1737, c’est très tôt dans la carrière de Rameau — Hippolyte et Aricie, son premier opéra, date de 1733. En 1754, il a derrière lui Dardanus, Platée, Zoroastre, les actes de ballets et les pastorales. Est-ce que vous sentez une évolution dans sa façon d’écrire ?

Les récitatifs sont beaucoup plus sophistiqués, plus élaborés, plus lyriques, souvent accompagnés par l’orchestre. Il y a notamment beaucoup plus de précisions sur les longueurs d’appogiatures, sur la nature des ornements. Il explicite plus en détail ce qu’il désire. Rythmiquement, les récits sont très complexes, avec beaucoup d’indications de diction et de prosodie. Il veut convaincre avec les mots et la manière de les dire, mais aussi avec l’harmonie. Par exemple, lorsque Pollux renonce au mariage avec Télaïre et qu’il la donne à son frère, il chante « C es apprêts m’étaient destinés » dans la flamboyante tonalité de ré majeur, puis « J’en faisais mon bonheur suprême » en passant par fa dièse mineur puis si mineur, dans une mélodie très contorsionnée sur une basse plus chromatique, qui exprime les regrets, l’amertume de Pollux. C’est une façon d’écrire plus complexe, un alliage plus fin et subtil pour mieux exprimer les sentiments contradictoires. On passe par des chemins harmoniques plus riches, dissonants, sophistiqués. Sa maîtrise est plus importante.

En 1754, Castor est repris dans un contexte très marqué, celui de la Querelle des Bouffons, de la polémique entre goûts français et italien. Y-a-t-il un caractère de manifeste dans Castor ?

On y sent une incursion tout de même certaine du goût italien. J’y trouve une sensualité, un mélodisme, qui est empreint d’une certaine Italie. Mais c’était déjà le cas en 1737. Rameau a toujours dit que s’il était né à un autre moment, il aurait fait de l’opéra italien. Il y a une certaine virtuosité vocale, l’air de Mercure, par exemple. Mais dans un autre genre de virtuosité, le « Séjour de l’éternelle paix », et les airs de Télaïre sont tout aussi virtuoses : il faut être touchant dans l’expression. Mais c’est une virtuosité à la française, comme celle que l’on trouvera dans Pelléas de Debussy bien plus tard. Ce n’est pas de la virtuosité pensée en tant que telle, même pour les instruments. On reste toujours dans le bon goût, dans le raffinement. Dans la musique italienne, on sort du cadre, on l’explose. Dans la musique française, il faut toujours rester dans le cadre. Il faut réussir à émouvoir en étant contenu. Ce n’est pas de bon ton de dire les choses d’une façon trop crue.

Il n’y a jamais de recherche de l’excès, mais d’une expression riche dans la mesure ?

Dans la contrainte. Il faut arriver à le faire dans un cadre : plus il y a de contraintes, plus c’est intéressant.

Pour Rameau, c’est quelque chose d’extrêmement stimulant, cet aspect-là, de se dire qu’il va arriver à faire des choses extraordinaires avec un maximum de contraintes, et en restant dans quelque chose de très établi. Il y a un défi intellectuel, surtout pour lui qui est aussi un théoricien de la musique.

Il faut que cela soit puissant, mais cela doit rester pudique. Il faut que cela soit expressif, mais cela doit rester contenu. On ne doit pas tomber dans une expression vulgaire et « m’as-tu vu ». En France, on ne met pas ses tripes sur la table ! Mais cela n’en est pas moins de la tragédie. Il y a un tourment réel qui s’exprime. Dans l’air de Pollux au début du troisième acte, dans lequel il se demande s’il pourra faire face au sacrifice que la vraie amitié exige, la musique est tourmentée autant qu’intérieure. Les vers controversés : « Et tu serais la volupté si l’homme avait son innocence », sonnent dans leur mise en musique comme un constat d’impuissance, un combat intérieur. Je sens fortement cette ligne qui va de Rameau à Pelléas. Il y a des violences qui s’expriment, mais différemment. Nous, Français, nous ne pouvons pas exprimer les choses dans l’éclat. Je trouve qu’en ce sens Rameau est un exemple parfait de l’esprit français.

Et au niveau de l’instrumentation, de l’orchestre ?

L’orchestre est riche, d’abord parce que l’harmonie est riche. Ensuite, Rameau est visionnaire orchestralement. On entend déjà l’impressionnisme dans son orchestration. Il y a une grande utilisation des flûtes qui sont liées à des topoï. Il y a la musique des Champs-Élysées, la musique des Enfers, la musique de la Terre, et il y a la musique céleste : toute cette fin qui est très solaire, avec ses ré majeur, sol majeur, mi majeur. Tout à coup, l’amplitude orchestrale s’élargit considérablement, avec des flûtes très « sphériques » que l’on va retrouver dans Les Boréades, et que l’on retrouvera chez Berlioz. On se démarque d’un modèle plus traditionnel que l’on a pourtant, dans l’ouverture par exemple, avec les bois qui doublent les parties extrêmes pour les renforcer, avec une moindre importance accordée aux parties intermédiaires. De plus en plus, Rameau investit ces parties intermédiaires, comme s’il écartait, déployait l’orchestre. Il l’aère aussi beaucoup. Dans cette musique des sphères, on a un exemple d’écriture très diaphane, avec la doublure des deux flûtes, et un orchestre très transparent. Ce passage est écrit sur seulement trois portées ! Il n’y a pas d’altos, tout est transparent, éthéré. Et toute la musique des Champs-Élysées est sur cette couleur de la flûte qui prend le pas. Mais par ailleurs, il y a des exemples frappants où cette écriture est aussi assez novatrice avec les bassons, ces bassons français chantés très aigus.

Gridelstone voyait dans l’introduction orchestrale de « Tristes apprêts » une peinture du corps même de Télaïre, comme si la musique se mettait à peindre les corps.

D’autant plus avec cette mise en scène de Barry qui est très physique et joue énormément sur les corps. C’est une approche très contemporaine, dont on a peu l’habitude en France, une sorte d’expressionisme. C’est cependant un aspect présent dans cette histoire, dans cette tragédie, présent dans cette musique. Cette approche est très juste. Dans cet air justement, Télaïre enterre Castor de ses propres mains, elle creuse la terre de ses mains et elle recouvre le corps de son amant. On y sent toute la violence d’un ensevelissement. Si, comme dans les didascalies, Télaïre chante sa déploration devant un mausolée, on trouve aussi une forme de violence. Mais ici c’est plus concret, plus tangible. On pourrait avoir soi-même à le faire, en temps de guerre, en Syrie, en Irak, creuser soi-même parce qu’il n’y a pas d’autres moyens. Il y a une très forte actualité dans le sujet de ces tragédies, qu’on pourrait voir résumées en cinq ou six lignes dans les journaux, comme on peut voir aux informations, une femme qui tue ses enfants comme dans Médée, un père qui extermine sa famille avant de se donner la mort : un fait divers parmi d’autres. Il y a dans la tragédie antique une violence, une barbarie qui est l’essence même de la nature humaine. L’association de ces deux cultures, la tragédie grecque et le goût français, et ce que Barry en propose, cela me semble juste. J’espère que cela peut interpeller les gens pour leur rendre ce monde et ce langage vivant et présent. C’est une chose qui m’importe. Rameau parle en appogiature et en vers, il est dans un langage complexe qu’on essaie de restituer au mieux, mais en même temps, il ne faut surtout pas que cela semble lointain.

Cette présence des corps sur laquelle Barry Koskie joue — au-delà de l’aspect physique, on sent que c’est construit vraiment autour du corps — est-ce que vous sentez que ça entre en résonance avec quelque chose de charnel dans la musique de Rameau ?

C’est quelque chose que l’on associe en général plutôt au Romantisme. Pour moi, cela existe également dans ce répertoire- là, très fortement. La manière dont Rameau traite les scènes des plaisirs — qui essaient de convaincre Pollux de ne pas abandonner les plaisirs terrestres — c’est effectivement très moderne. Il faut que cela soit quelque chose qui parle directement aux gens. Les codes du XVIIe et du XVIIIe étaient tels que cela s’exprimait de manière métaphorique et bienséante. Mais ce sont aussi les siècles des poisons et des messes noires, avec des gens qui faisaient des messes en étant nus sous des capes. Ce monde-là était aussi le monde du plaisir, du libertinage, de la perversion et de tout ce que l’on pouvait imaginer…

C’était un monde beaucoup plus cru que l’image policée qu’on en a : le corps, les basses oeuvres corporelles, étaient très présentes.

L’un n’empêche pas l’autre. Je suis en ce qui me concerne autant à l’aise avec une mise en scène qui serait un travail de reconstitution historique — si tant est qu’il est bien sous-tendu par l’essentiel, le propos qui a été celui du librettiste et du compositeur. Les thèmes de ces opéras n’ont pas été choisis pour rien, ils sont puissants. Ces questions de fraternité, de rivalité dans la fraternité, ce n’est pas rien. Ce qui est d’ailleurs peut-être biographique pour Rameau, dit-on, puisque son frère aurait épousé la fille qu’il aimait. Et c’est vers 1754 justement qu’elle est morte. Ce qui se passe dans les fratries, dans la gémellité, est extrêmement complexe et fort : ce qui est donné à l’un et pas à l’autre. D’ailleurs Phébée en parle tout de suite, c’est le premier mot qu’elle dit : « Filles du Dieu du jour, par quels présents divers le ciel marqua notre partage ! Je reçus le pouvoir d’évoquer les enfers ; Que Télaïre obtint un plus doux avantage ! Elle commande aux coeurs, où mon art ne peut rien ; Un coup d’oeil lui rend tout possible, je ne fais qu’étonner ce qu’elle rend sensible : Que son pouvoir est au-dessus du mien ! ». On y trouve une jalousie et une haine insurmontables. C’est très présent et intéressant.

1754, nous sommes 10 ans avant la composition des Boréades, oeuvre inclassable et délirante. Y-a-t-il dans Castor quelque chose qui annonce ces dernières ?

Les Boréades, c’est en dehors de tout. Ce n’est pas une histoire, c’est une non-histoire. C’est tellement étrange, c’est une vue de l’esprit. Rameau y fait ce qu’il veut. On ne sait d’ailleurs pas si cela aurait trouvé son public, puisque dès qu’ils ont pu, ils ont arrêté les répétitions, Rameau venant de mourir au milieu de celles-ci !

La version de 1754 t’apparaît-elle comme supérieure, plus achevée, plus cohérente ?

Pas plus que celle de 1737. Tout comme pour Dardanus : la version de 1739 n’a eu aucun succès, moi je l’adore. Et je suis certaine que c’est parce que les goûts de l’époque ne voulaient pas de cette magie. Cela importe relativement peu que Rameau se soit adapté aux goûts du jour. Et cette prouesse de ne pas renier son âme, et en plus faire un chef d’oeuvre ! La version de Dardanus de 57 en est un. La version de 39 en est un. Et pour moi la version de 37 de Castor en est un également. J’y aime la relation entre les personnages. Ce sont deux versions valables. Il y a quelque chose de plus moderne en 54, dans la dramaturgie, il y a un côté plus ramassé, c’est vrai. Mais je n’ai pas la position de renier la première version pour dire que l’autre est un progrès. Il y a des choses que l’on gagne et d’autres que l’on perd. Et quand Rameau remanie ses oeuvres, c’est presque de l’ordre de la réécriture. Il repense presque l’oeuvre à neuf, dans son fonctionnement musical global. Avec des éléments parfois communs, il réorganise les choses. Il évolue, constamment et jusqu’à la fin.

Propos recueillis par Stephen Sazio, dramaturge de l’Opéra de Dijon

Il existe deux versions de Castor & Pollux. Travaillez-vous sur une seule version ou utilisez-vous un peu des deux ?

Selon moi, il a toujours été évident que la version retravaillée de Rameau (1754) est nettement plus intéressante. Dans la première version (1737), la relation entre les deux soeurs en particulier, ne fonctionne pas du tout. La première version commence avec Castor déjà mort : on ne l’a jamais rencontré avant sa mort, ce qui, selon moi, est une catastrophe car on n’éprouve aucune sympathie ou aucune émotion pour cet homme. Par conséquent, j’ai préféré travailler à partir de la seconde version, mais il y a beaucoup d’éléments musicaux dans la première version qui méritaient d’être inclus. Du coup, il y a trois des quatre numéros que nous avons détachés de la première version et insérés dans la seconde. Je ne sais pas pourquoi il existe encore des gens qui préfèrent monter la première version, parce qu’il y a, selon moi, toujours une bonne raison pour que les compositeurs retravaillent leur oeuvre. Dans le cas présent, je ne pense pas que quelqu’un puisse s’opposer au fait que Rameau ait coupé une grande partie de la première version, supprimé beaucoup de récitatifs et ait rendu les personnages plus complexes.

Le point de départ de cette histoire n’a rien de nouveau car il s’agit d’un thème intemporel : des frères et soeurs dans un enchevêtrement amoureux, rendu complexe par le fait que l’un des frères soit mortel et l’autre non. Comment abordez-vous ce sujet ?

Tout d’abord, et comme dans toutes mes productions, je dois saisir la structure de la musique avant tout : non seulement comprendre de quelle manière la musique a été assemblée mais aussi ce que l’on peut faire passer à travers elle. L’énergie de la production émerge de cette musique. Je le fais que ce soit pour Wagner ou Kiss Me, Kate. Vous devez capter l’impulsion de la musique. Rameau a fait de nombreuses choses que je trouve très intéressantes et qui, en fait, ont bouleversé ma façon de l’étudier. Tout d’abord, sa structure est bien construite. Nous savons que son langage harmonique est affirmé et que ses orchestrations sont extraordinaires, et très personnelles. Mais la structure de la pièce est bien définie. Ce n’est pas simplement parce qu’il y a beaucoup de danse dedans. Nous avons gardé près de 70% de la musique dansée, bien qu’il n’y ait quasiment pas de danse dans la production. Nous faisons d’autres choses avec cette musique de ballet, parce qu’il s’agit d’une merveille musicale ; vous ne pouvez pas jouer Rameau et couper la musique de ballet, ce serait ridicule. La structure est vraiment intéressante : il y a un très grand nombre d’actions condensées durant les 15 premières minutes. Vous avez toute l’histoire des soeurs amoureuses des mauvais frères, Castor qui souhaite s’exiler et Pollux disant « Je sais qu’il s’agit du jour de mon mariage, mais je dois abandonner mon épouse pour le frère que j’aime ». Il enchaîne sacrifice sur sacrifice. Il y a cette compétition entre les deux frères tout au long de l’oeuvre : « Non, laisse-moi mourir, je mourrai, et je prendrai ta place », « Non, tu épouseras cette femme ». Vous rentrez alors directement dans l’histoire, il n’y a pas d’introduction, aucune structure : vous en êtes là et dix minutes après, l’un des personnages principaux est tué, rapidement, soudainement. Ensuite, la pièce respire de manière différente et vous continuez cet extraordinaire voyage avec ces mêmes personnages. Le défi consiste à monter ce drame émotionnel sur scène. Nous avons inséré certaines scènes qui étaient consacrées à la danse, pour combler quelques vides pour le public. Parmi les productions de Castor & Pollux que j’ai vues, beaucoup étaient froides, sans émotion, alors que la musique de Rameau s’oppose totalement à cette idée. Sa musique est si viscérale et va droit au coeur. Ses transitions fluides entre récitatifs, ariosos, arias et choeurs font beaucoup plus penser à ce que Monteverdi faisait que d’autres compositeurs baroques. Il y a un lien stylistique beaucoup plus fort entre Rameau et Monteverdi qu’entre Rameau et d’autres compositeurs français ou Rameau et Haendel. Pour rendre cette puissance émotionnelle sur scène, l’oeuvre se joue dans un décor très austère.

Le baroque français était célèbre pour son souci du détail ...

Nous avons fait l’exact opposé de ce que le baroque français représente : il n’y a pas de frou-frou, pas de perruques ou de grandes robes, rien de tout ça. Lorsque vous suivez cette idée, vous laissez la sensibilité de cette extraordinaire musique s’exprimer ; vous avez une pièce chargée d’émotion qui est bien plus efficace auprès du public car rien ne vient parasiter l’interprétation. Nous avons créé un espace qui est grand, austère, une chambre vide, avec quelques accessoires et quelques éléments de costumes. Cela permet à la pièce d’être centrée sur l’interprétation, comme cela devrait se produire dans chaque pièce de théâtre.

Quelle est la différence entre les récitatifs et les arias ? La distinction est-elle plus floue que chez Haendel ?

Ce que je trouve extraordinaire, c’est que Rameau va à l’encontre de ce que les gens aiment — c’est à dire un long aria avec beaucoup de notes aiguës. Ce qu’il fait, c’est un voyage à travers un récitatif pour ensuite l’orchestrer durant 4 ou 8 mesures à peu près, et enfin arriver à une extraordinaire et magnifique mélodie qui sera utilisée une fois et une fois seulement. Pour terminer, il revient à son récitatif. Il raille et taquine le public constamment. La raison pour laquelle il fait ça, comme Monteverdi, c’est qu’il suit ce qui se passe dans le texte et la pièce, plutôt que d’utiliser de fabuleux arias pour mettre en avant la voix de la soprano. Il y a cette chose intéressante entre les sonorités, à la fois sensuelles et austères. C’est à la fois doux et acidulé : vous obtenez ce mélange dans cette musique d’une sensualité extraordinaire, qui pourrait être d’une part viscérale et passionnée, et d’autre part incroyablement belle, comme la plupart des musiques caractéristiques françaises, entre autre l’impressionnisme baroque. Rameau avait aussi une certaine austérité et une pureté et même une qualité quelque peu sévère.

Qui sont les choeurs dans cette pièce ?

Dans la première moitié, il y a les amis, la famille et l’entourage de Pollux, et ensuite ils se transforment en un certain nombre d’entités — des fois des démons venus de l’enfer, d’autres fois des voix spirituelles. Mais ils restent toujours les personnes qui étaient là au début. Nous jouons tout l’opéra comme si nous n’étions pas totalement sûrs de la distinction entre la Terre, le Ciel et l’Enfer, par conséquent qui sait ce qui est rêvé, où et quand. Nous comprenons alors que nous n’allons nulle part : l’Enfer est la Terre, et la Terre est l’Enfer, et le Ciel est l’Enfer et tout ça, se passe sur Terre. Cela rend la pièce bien plus émouvante parce qu’ensuite vous voyez de vraies personnes sur scène, alors le dilemme des deux frères et des deux soeurs est bien plus fort. Au cours de la soirée, la frontière entre qui est qui et où est où devient floue.

Mais nous allons vraisemblablement nous attacher à ces personnes dans cette pièce. Il faut donc prendre du recul ...

En effet, il faut prendre du recul, ce que je trouve toujours assez difficile. Rameau ressemble nettement plus à Monteverdi du point de vue théâtral, mais ce qu’on doit faire c’est le « dé-françiser ». Si vous écoutez beaucoup d’enregistrements, avec quelques exceptions notables, Rameau peut devenir « chichiteux », « froufrou » et quelques fois banal. Lorsque j’écoute Castor & Pollux, en fait tous ses opéras-ballets, j’entends une passion extraordinaire et musclée. L’histoire est merveilleusement étrange : il y un grand sous-entendu sur ce qui se passe entre Pollux et son père Jupiter, sur la raison pour laquelle Jupiter apparaît une seconde fois et dit « J’ai vu le sacrifice que tu as fait pour les aider l’un et l’autre et comme récompense, je vais te donner une place parmi les étoiles ». Personne ne sait ce qui se passe pour les deux soeurs, en particulier Télaïre. [...] Je trouve aussi que cette pièce ruisselle de mélancolie. Les personnages sont profondément inquiets : il y a des pointes de lueurs où ils ont droit à quelques moments de joie, mais il y a quelque chose de profondément inquiétant à propos de ces personnes. C’est ici dans la musique, même lorsque Jupiter apparaît. La musique est triste à ce moment là. Jupiter, quoi qu’il fasse, n’est ni triomphant, ni divin. Cette sorte de mélancolie automnale est présente d’après moi dans le paysage musical. Nous n’avons pas essayé de représenter ça sur scène, mais c’était vraiment important qu’il y ait une tristesse discrète mais touchante dans la pièce. Comme le public le verra, le décor est vraiment intimiste, c’est aussi très austère. Il y a quelque chose en toile de fond de cet opéra, quelque chose de dérangeant par rapport à ça — il y a un « je ne sais quoi » qui rend cette oeuvre très très intéressante. C’est tout sauf spectaculaire, c’est d’une puissance émotionnelle très forte. [...] Le nombre de fois où quelqu’un dit « au revoir » dans cet opéra est incroyable. Littéralement, toutes les 5 minutes, quelqu’un dit « Je dois te quitter », « Je suis venir dire adieu », « Tu pars en exil », « Je vais en Enfer », « Je me noie ». Le thème de la perte et de l’adieu revient tout au long de la production.

Extrait de l’entretien réalisé par Edward Seckerson, journaliste britannique spécialisé dans la musique et animateur radio
Traduction : Pascaline Sanson

À propos de l’œuvre

Sylvie Bouissou, chercheuse

« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »

Après l’expérience heureuse du ballet des Indes galantes en 1735, Rameau revient à la tragédie, mais avec un sujet très éloigné des sombres histoires sur fond de trahison d’Hippolyte et Aricie (1733) et de Samson (1734), puisqu’il retient un sujet inédit portant sur le sacrifice par amour fraternel. La reprise de Jonathas et David, ou Le Triomphe de l’amitié au collège Louis Le Grand le 23 mai 1735, alors que Rameau y est organiste, a peut-être influencé le compositeur dans le choix d’un sujet basé sur l’amitié masculine. Compte tenu de la création des Indes galantes le 23 août 1735 et de celle de Castor et Pollux le 24 octobre 1737, l’écriture de cette nouvelle tragédie dut s’échelonner sur environ deux ans pour aboutir à une première version dont le succès fut mitigé. En 1754, en pleine Querelle des Bouffons, Rameau offre une seconde version très remaniée, qui cette fois, remporte l’adhésion massive des critiques et du public.

Castor et Pollux, ou Claude Bernard et Jean-Philippe

L’argument de Castor et Pollux, relatant l’amour impossible de deux frères pour la même femme et le sacrifice de l’un pour l’autre, fait écho à la propre vie de Rameau, quittant Dijon en 1712 pour fuir une situation devenue intenable puisque Marguerite Rondelet, son amour de jeunesse, lui préféra son frère cadet, Claude Bernard. Il est donc tentant d’imaginer que la mort de Marguerite, le 14 mars 1736, ait ravivé la mémoire douloureuse du musicien et ait fait naître l’idée d’un sujet quasi autobiographique. À cette époque, Rameau fréquente assidûment le cercle de la Société du Caveau où règne l’esprit d’amitié et même de fraternité. Au sein de cet aéropage où Rameau a déjà rencontré deux de ses librettistes – Pellegrin (Hippolyte et Aricie) et Fuzelier (Les Indes galantes) – Rameau joue la carte de l’audace en choisissant Pierre-Joseph Bernard, jeune auteur d’à peine trente ans inexpérimenté en matière d’opéra, mais jouissant déjà d’une excellente réputation auquel Voltaire donne le surnom de Gentil-Bernard. Dans son ouvrage (Gallet et la Société du caveau, p. 74-75), Jacques Bouché affirme que le poète « se livra à Rameau qui lui fit construire l’opéra de Castor et Pollux ». À lire l’historien, on a la certitude que l’idée du sujet vint du musicien, et que s’il ne participa pas à la rédaction du texte, il en suivit pas à pas l’écriture :

« Bernard, qui n’avait pas grande confiance dans l’enthousiasme du musicien, exigea que paroles et musique fussent soumis à la critique du Caveau ; une répétition générale eut lieu après le dîner, et le Caveau à l’unanimité condamna les deux auteurs à refaire leur ouvrage. Ils s’y soumirent de bon coeur, et présentèrent au public, au lieu d’un méchant livret, une oeuvre de talent qui a tenu la scène pendant un demi-siècle. Le succès de cette pièce rendit Bernard tout à fait à la mode. »

Contrairement aux oeuvres précédentes de Rameau, le livret de Castor et Pollux n’est pas vilipendé ; il trouve même grâce auprès de Voltaire qui, quelque temps après la création, y reconnaît un texte « plein de diamants brillants […] et d’expressions fortes », manquant toutefois d’intérêt. À la reprise de 1754, le chroniqueur de l’Année littéraire considère le poème comme « l’un des meilleurs qui aient été faits depuis Quinault », capable de réunir le « sublime, le pathétique, le touchant, le terrible, le gracieux ». Dans le tome XII de son fameux Lycée, ou cours de littérature ancienne et moderne, La Harpe reste l’un des rares à critiquer le texte de Gentil-Bernard en relevant des fautes stylistiques, comme la rime interdite entre mortel et immortel, ou en contestant la dimension trop sensuelle que donne le poète à l’amitié par l’utilisation de mots tels que « flammes » ou « volupté », associés selon lui à un sentiment amoureux, voire sexuel, et non fraternel.

Les thèmes maçonniques du livret

L’hypothèse d’une adhésion de Rameau à une loge maçonnique s’appuie sur un texte de Travenol, compositeur, polémiste et violoniste à l’orchestre de l’Opéra de Paris à partir de 1737, qui, dans son Nouveau catéchisme des francs-maçons paru en 1748, écrit (p. 6) :

À ces nouveaux pensionnaires,
Du bon sens nobles et adversaires,
L’ustensile et le logement,
L’un et l’autre commodément,
Dans cette sainte Moinerie [Charenton],
Où Mouret a fini sa vie
Avec gens perclus du cerveau.
Où l’on attend le sieur Rameau.

Bien qu’aucune preuve matérielle ne vienne étayer cette hypothèse, elle n’en demeure pas moins vraisemblable étant donné la récurrence des thèmes maçonniques dans l’oeuvre opératique de Rameau. Comme d’autres musiciens, tels Blavet, Corrette, ou Clairambault, Rameau aurait pu être initié ou au moins assister à certaines réunions d’autant que l’implantation géographique de l’une des loges dites du « carrefour de Bussy », future loge d’Aumont, se trouvait précisément à portée de main de Rameau. En effet, le 30 novembre 1732, cette loge s’était installée au premier étage du cabaret de Landel. Or, c’est le rez-de-chaussée de ce même lieu que les membres fondateurs de la Société du Caveau avaient choisi pour remplacer celui de la rue de la Truanderie. Après leur réunion, et par la force des choses, les francs-maçons se mêlaient probablement aux clients de Landel et à ceux de la Société du Caveau favorisant les rapprochements, les débats et les échanges d’idées. Aussi, sans préjuger de l’appartenance de Rameau à la confrérie maçonnique, il est difficile d’imaginer que le musicien n’ait pas été curieux de ces événements dont il avait forcément écho par ses fréquentations de la Société du Caveau et à travers ses collaborateurs.

Amitié

Que « la Parfaite amitié » soit le nom d’une loge lyonnaise opérationnelle dans les années 1755 renvoie bien à l’importance du thème de l’amitié fraternelle, thème fondateur de la franc-maçonnerie avec ceux de l’égalité et de la tolérance. De même, l’apparition du titre alternatif Le Triomphe de l’amitié sur l’une des sources musicales de Castor et Pollux n’est pas anodine. Gentil-Bernard était connu pour faire régulièrement l’éloge de l’amitié dont il appréciait la sincérité « sans tourments » et « sans remords ». Cette qualité n’est sans doute pas étrangère au choix de Rameau de lui confier le livret de Castor et Pollux. À un premier niveau de réception, on doit signaler la récurrence du mot « amitié » dans le poème. À un niveau plus subtil, on peut se hasarder à établir un parallèle entre la progression mentale de Pollux et les trois échelons des frères maçons (novice, compagnon, maître) énoncés par Ramsay en 1737 :

« Nos symboles allégoriques, nos hiéroglyphes plus anciens et nos mystères sacrés apprennent trois sortes de devoir à ces différents degrés de nos initiés : aux premiers (novices) les vertus morales et philanthropes, aux seconds (compagnons) les vertus héroïques et intellectuelles, aux derniers (maîtres ou adeptes) les vertus surhumaines et divines. »

À l’image de cette progression, le parcours de Pollux s’articule en trois phases : il fait preuve de « vertus morales » en décidant de tout tenter pour sauver son frère y compris de renoncer aux Plaisirs célestes. En dépit de la mise en garde de Jupiter, Pollux maintient ses intentions. Il affronte la violence du monde infernal et y déploie des « vertus héroïques ». Parce qu’il accepte difficilement un statut non égalitaire avec son frère (lui est immortel, Castor ne l’est pas), il met en péril ses propres privilèges et y renonce par amour. Ce sacrifice, cette « vertu surhumaine et divine », le grandit et il récupère finalement son rang de divinité immortelle, obtenu non plus par droit, mais par mérite.

Le nombre trois

On retrouve également dans le texte de Gentil-Bernard une récurrence du nombre trois dont le mystère est associé aux rites maçonniques. Les trois points disposés en triangle sont l’une des expressions les plus courantes de la lumière intérieure et de l’esprit qui préside à la création du monde. Le nombre trois est aussi représentatif des trois piliers maçonniques que l’on nomme Sagesse, Force et Beauté ainsi que des trois symboles forts, le volume de la loi sacré, l’équerre et le compas. En outre, l’initié doit faire trois pas en avant lors de son acceptation dans la confrérie. Or, lorsque Pollux est soumis par Jupiter à la tentation des Plaisirs célestes, il réussit à surmonter cette épreuve et repousse les pacifiques assaillants par un vers répété trois fois : « Plaisirs, que voulez-vous de moi ? ». De même, lorsque les deux frères se retrouvent aux Enfers, chacun répète « ô mon frère ! » pour le dire une troisième fois ensemble « Ô mon frère, est-ce- vous ? ». Enfin, lorsque Télaïre supplie Castor de ne pas retourner aux Enfers après en avoir été libéré par son frère, elle répète trois fois une question plaintive qui met au supplice son amant « Castor, et vous m’abandonnez ? ».

Des ténèbres vers la lumière

Une autre thématique maçonnique consiste à conduire les initiés des ténèbres vers la lumière. Or, Castor et Pollux est le seul opéra baroque à commencer par la relation de la mort de l’un des héros éponymes, Castor, célébrée par une pompe funèbre. À l’opposé des opéras dans lesquels, quand il y a mort de héros, celle-ci arrive généralement à la fin de l’oeuvre, ici, le destin de Castor défie les conventions par la construction d’un argument construit à l’envers. La destinée de Castor se trouve totalement entre les mains de son frère Pollux qui s’attache à remonter le fil de la mort en s’arrachant à la tentation des Plaisirs, en franchissant les Enfers et en parvenant par son équité, son amour et sa grandeur d’âme, à convaincre Jupiter d’accorder à son frère la même immortalité qu’à lui-même.

Soleil et Lune

Un dernier élément troublant évoque la franc-maçonnerie : l’incarnation du Soleil et de la Lune, respectivement par Pollux et Castor, conformément à la légende antique. Le Soleil, puissant et immortel, comme Pollux, disparaît pour laisser place à la Lune, représentée par Castor. Or, parmi les symboles maçonniques figurent précisément le Soleil et la Lune aux côtés de l’équerre et du compas, du maillet et du ciseau. Par conséquent, il est tentant d’établir un lien entre la représentation astrale de Castor et Pollux issue de la mythologie et les thèmes maçonniques de la Lumière, associée au Soleil, et des Ténèbres, associés à la Lune, d’autant que la tragédie se termine sur une dimension cosmique avec une fête de l’univers.

La vision musicale de Rameau en 1754

Après sa création en 1737, Castor et Pollux connut dix-sept ans d’oubli, désaffection due peut-être à l’atmosphère en demi-teintes de sa première version. Ce n’est qu’avec sa nouvelle version en 1754, plus dense dramatiquement, que commence le succès public de Castor et Pollux. Sollicité par Rebel et Francoeur, alors inspecteurs de l’Opéra de Paris, Rameau entreprend sa réécriture en pleine querelle de Bouffons et réaffirme les options esthétiques de l’opéra français contre celles de l’opéra italien. Loin de céder aux pressions des italianistes, le compositeur affirme son esthétique – richesse harmonique, diversité des accompagnements et variété des choeurs – et confirme l’exception culturelle du chant français, objet de toutes les controverses. Pour les supporters de la musique française, la reprise de Castor et Pollux fut une véritable victoire contre les Bouffons qui, écrit Fréron, « durent quitter le coin de la reine » et « se précipiter à la porte pour se sauver, comme de malheureux assiégés »[1].

Du point de vue du sujet, la version de 1754 confère à Pollux plus de franchise et de grandeur d’âme en renonçant très vite à son amour pour Télaïre au profit de son frère, méritant pleinement son nom de « dieu de l’amitié ». Le rôle de Castor, confiné aux quatrième et cinquième actes en 1737, s’enrichit de plusieurs séquences et apparaît dès le premier acte. Il en ressort plus humanisé et reçoit du spectateur davantage de compassion lorsqu’il est tué par Lyncée. Comme Pollux, Télaïre gagne en dignité ce qu’elle perd en pugnacité. Alors que dans la première version elle arborait une dimension de manipulatrice, dans la version remaniée, elle conforte Pollux dans ses choix, avec des accents nobles de tragédienne. Seul le rôle de Phébé, « vraie méchante » de la tragédie, reste faible, même si le librettiste lui accorde dorénavant des pouvoirs de magicienne. Elle n’est plus amoureuse de Pollux, mais de Castor, et donc rivale de Télaïre, sa soeur. Son destin reste aussi imprécis que dans la version initiale, et Gentil-Bernard peine à lui attribuer une réelle épaisseur psychologique.

Du point de vue musical et dramaturgique, l’oeuvre propose une version resserrée, allégée de son prologue devenu obsolète depuis les années 1750. Le premier acte est entièrement nouveau ; les anciens troisième et quatrième actes sont fondus et synthétisés dans le nouveau quatrième acte ; les premier, deuxième et cinquième actes reprennent respectivement une partie du matériau des anciens deuxièmes, troisième et cinquième actes.

 

Identique dans les deux versions, l’ouverture à la française ne déroge pas à la tradition en deux mouvements (lent pointé ; vif en fugato), sans pour autant sombrer dans le conventionnel tant le traitement contrapuntique du thème de la partie en fugato nous emporte dans ses envolées constamment rebondissantes.

Premier acte, un dilemme amoureux

Dans le tout nouveau premier acte de la version de 1754, Gentil-Bernard expose le dilemme : promise à Pollux, Télaïre aime Castor tandis que sa soeur, Phébé, en est éprise également. Pour exposer l’argument, Rameau opte pour une mise en musique en récitatifs au lyrisme exacerbé et des airs sans métrique régulière comme l’air de Phébé « Filles du dieu du jour, par quels présents divers » (I, 1). Télaïre expose ensuite ses états d’âme dans un monologue de style lamento « Éclatez mes justes regrets » (I, 2) dont l’orchestration par touches de couleur préfigure celle très novatrice de l’air d’Abaris dans Les Boréades, « Lieux désolés, les tendres soins de Flore ». Les scènes 3 et 4 révèlent la tristesse des deux amants, le renoncement de Pollux, et la reconnaissance joyeuse de Castor et Télaïre puis du peuple tout entier « Chantons l’éclatante victoire » (I, 4). Le divertissement regroupe des danses et une ariette très virtuose confiée à Castor, « Quel bonheur règne dans mon âme » (I, 4), qui marque bien le souhait de Rameau d’intégrer ce genre vocal au drame en le confiant à l’un des protagonistes et non plus à un personnage secondaire. La fin de l’acte revient au registre tragique. Un Spartiate annonce l’attaque de Lyncée guidé par Phébé, « Quittez ces jeux, courez aux armes » (I, 5), dans un air énergique où se mêlent progressivement un choeur, Castor, Télaïre, Pollux et une voix off qui précède le Combat. Au cours de celui-ci, Castor perd la vie ce qui conduit son peuple à un bref choeur de lamentations, « Ô perte irréparable ». L’entracte original, intitulé Bruit de guerre, confirme l’une des réformes dramatiques conduites par Rameau qui propose ici une séquence en lien avec l’action et non pas la reprise d’une danse déjà entendue.

Le deuxième acte, la mort du héros

Le traitement dramatique de la destinée de Castor reste inédit puisque, bien que héros principal, il est tué dès la fin du premier acte, alors même qu’à cette date de l’histoire de l’opéra français, la mort lyrique n’existe quasiment plus, surtout pour les héros innocents, et de surcroît en début d’opéra. Rameau poétise magistralement la mort de son héros avec la scène de la pompe funèbre (peut-être inspirée par celle d’Alceste de Lully) sur le fameux choeur de désolation des Spartiates pleurant le décès de leur chef, « Que tout gémisse, que tout s’unisse » (II, 1). La couleur de fa mineur, associée aux sons des bassons et hautbois, concourt à créer un climat sombre en accord avec la situation. Rameau enchaîne ce choeur avec le célèbre monologue de Télaïre, « Tristes apprêts, pâles flambeaux » (II, 2), qui entretient le sentiment d’une douleur morne et lugubre. Aucune envolée lyrique, aucun agrément, aucun artifice, et pourtant la charge émotionnelle de cet air nous remue l’âme. Le dessein mélodique s’enfonce vers les ténèbres. En quatre vers, Gentil- Bernard accumule une lexicographie poétique mortuaire – triste, affreux, ténèbres, astres lugubres, tombeaux, clartés funèbres –, qui inspire le musicien. Dans sa Démonstration du principe de l’harmonie (p. 97) et son Code de musique pratique (p. 168), le musicien s’est exprimé sur cet air pour vanter l’expression du chromatisme descendant et l’usage approprié de la modulation à la sous-dominante qui, selon lui, trouve sa force dans son évolution précisément non naturelle et donc inquiétante. Pour accentuer l’expression de souffrance morale, Rameau y associe un mouvement « très lent » qui en renforce la puissance émotionnelle, et une orchestration où les bassons ont un rôle concertant par opposition aux valeurs longues des basses. Cette économie de moyens, dévolue à une efficacité dramatique épurée, fit l’admiration de maintes personnalités parmi lesquelles Berlioz, pourtant farouchement gluckiste : « Tout concourt à faire de cet air une des plus sublimes conceptions de la musique dramatique », écrit-il en 1842 dans la Revue et gazette musicale.

L’arrivée triomphale de Pollux sur une Marche grave et fière rompt avec ce climat recueilli. Pollux annonce à Télaïre qu’elle est vengée, car il a tué Lyncée, le meurtrier de Castor. Le choeur suivant fait alterner deux sentiments contraires : celui de la vengeance assouvie dans un mouvement vif « Que l’enfer applaudisse » et celui de la miséricorde pour Castor dans un mouvement lent « Qu’une ombre plaintive en jouisse ! », traitement original que Rameau n’avait pas encore expérimenté. Enfin, dans le divertissement, Rameau enchaîne plusieurs danses et transforme le duo pour Athlètes de la version originale en une ariette, « Éclatez fières trompettes » (II, 5), destinée à rivaliser avec la virtuosité vocale italienne.

Le troisième acte, ou le sacrifice de Pollux

Le troisième acte commence par un monologue de Pollux, « Présent des dieux, doux charme des humains ». Pour cet air, accompagné de courbes expressives aux cordes, Debussy avait un attachement tout particulier :

« Si personnel d’accent, si nouveau de construction, que l’espace et le temps sont supprimés, et Rameau semble un contemporain, auquel nous pourrons dire notre admiration à la sortie. »

Gentil-Bernard consacre les deux scènes suivantes à la confrontation entre Pollux et son père Jupiter. L’arrivée de ce dernier est annoncée par le grand prêtre sur un air de configuration très originale. Introduit par une ritournelle, la séquence se déroule au sein d’une forme ouverte, enrichie de quelques interventions de l’orchestre illustrant le tonnerre par des traits fusées aux cordes, et se conclut sur une brève intervention du choeur des Prêtres sur le vers « Fuyons et frémissons nous-mêmes ». Cette insertion chorale s’inscrit dans l’exigence d’une participation dramatique et vraisemblable des personnages du choeur, tant souhaitée par les philosophes qui critiquaient la tenue hiératique des choristes, trop souvent disposés sur chacun des côtés de la scène. Après une descente solennelle, Jupiter écoute les voeux de son fils et lui manifeste sa désapprobation à le voir affronter les dangers du royaume infernal. La détermination de Pollux vient à bout de sa résistance au sein d’un air très convaincant, « Ah, laisse-moi percer jusques aux sombres bords ». Les arpèges descendants aux flûtes et violons et les notes répétées aux basses accompagnent la ligne mélodique de Pollux aux intervalles très larges et suggestifs comme cette chute impressionnante de onzième sous les mots « J’irai chercher les Morts » (II, 4). Tandis que Jupiter avertit Pollux que s’il descend aux Enfers, il devra prendre la place de Castor, son récitatif s’envole pour quelques mesures sur un fragment d’air orchestré, « Enfants du ciel, charmes de mon empire ». L’ensemble de ces scènes est révélateur de l’esthétique vocale dramatique que Rameau met en place depuis Hippolyte et Aricie, basée sur un système d’écriture très libre, aucunement cloisonnée, où s’enchaînent des séquences évolutives dans un flot lyrique continu et dont la pleine maturité s’exprime surtout après Platée (1745).

Le divertissement de la tentation de Pollux revient à une écriture plus régulière et à des structures répétitives plus favorables à la danse. La grâce et la sensualité prédominent dans toutes les séquences qui cultivent des mouvements calmes et presqu’envoûtants. Rameau insiste sur la participation de Pollux comme clé de voûte à ce divertissement défendant ainsi le principe d’une intégration des protagonistes à ces épisodes jusqu’alors considérés comme relativement périphériques à l’action. Le divertissement s’achève sur la résolution de Pollux de renoncer aux plaisirs de la vie, symbolisés ici par Hébé et sa suite, et sa décision de se sacrifier par amour pour son frère (II, 5) :

« Je descends aux Enfers pour oublier mes peines,

Et Castor renaîtra pour goûter vos plaisirs. »

Le quatrième acte, ou le royaume des morts

À l’opéra, le royaume des morts s’inscrit dans la culture de la mythologie gréco-romaine qui n’a rien à voir avec la description terrifiante qu’en propose le christianisme. La cartographie des Enfers retenue par les poètes lyriques se présente comme un monde composé de plusieurs « régions » traversées de fleuves ou affluents légendaires. En France, l’attrait pour les Enfers avait été initié par Lully et Quinault dans Alceste (1674). Chaque lieu accueille les morts soit dans des lieux effroyables, comme le Tartare pour les fautifs et les criminels, soit sereins pour les Ombres errantes ou les héros, comme les Champs-Élysées, baignés dans un éternel printemps et remplis de lumière. Pluton gouverne ce vaste royaume où se côtoient divinités, Furies, Démons, spectres effrayants de toute espèce et de toute conformation. Par leur foisonnement d’êtres singuliers et monstrueux, par leurs légendes terribles, les Enfers cultivent incontestablement un terrain particulièrement favorable à l’imaginaire des librettistes, des compositeurs et des machinistes qui en utilisent les stéréotypes et les thématiques.

Alors que dans la version originale, le troisième acte de Castor et Pollux développait l’image sombre des Enfers et le quatrième celle sereine des Champs Élysées, la version de 1754 concentre en un seul acte les deux versants du monde infernal. Le quatrième acte commence par un air inspiré de Phébé avec choeur, repris de la version originale, « Esprits, soutiens de mon pouvoir ». Après quelques récitatifs, Rameau propose le trio divergent pour Phébé, Télaïre et Pollux avec choeur, « Rentrez dans l’esclavage » d’une énergie formidable, et le fameux choeur « Brisons tous nos fers ». Essentiellement vertical et monosyllabique, ce choeur impressionne surtout par son exaltation rythmique, l’accompagnement frénétique des cordes, et le traitement particulier des voix avec des notes répétées, procédé que le musicien n’avait encore jamais expérimenté.

À partir de la cinquième scène, le versant paisible des Enfers prend le dessus avec le monologue de Castor, « Séjour de l’éternelle paix » qui ouvrait le quatrième acte dans la version originale. Au-delà des danses du divertissement pour les Ombres heureuses, reprises de la version initiale, Rameau apporte des pages inédites, notamment toute la dernière scène. Celle-ci enchaîne un très beau récitatif en dialogue entre Pollux et son frère, entrecoupé d’un court duo entre les deux protagonistes et deux airs de structure ouverte, l’un pour Castor, « Oui, je cède enfin à tes voeux » extrêmement touchant, et l’autre pour Pollux, « Ses jours sont commencés, volez » où le héros montre sa détermination au sacrifice. Ainsi remodelé, ce quatrième acte est une pure merveille.

Le cinquième acte, des ténèbres vers la lumière

Le cinquième acte reprend largement la matière de son modèle. Rameau ajoute néanmoins une première scène nouvelle constituée d’un prélude en do mineur et d’un récitatif en dialogue aux limites extrêmes de l’air. Le profil de ce motif initial du prélude, axé sur la chute d’une quarte diminuée (mi b si bécarre), est récurrent dans l’opéra et s’apparente à un leitmotiv attaché ici au thème de l’amitié. On le retrouve en substance en mains endroits stratégiques, et notamment au début de la deuxième partie de l’ariette de Castor, « Quel bonheur règne dans mon âme » (I, 4) sous les mots « des mains de l’amitié ». Si à peu de choses près, le texte de ce récitatif est identique à celui de la version de 1737, la musique en est totalement différente.

La scène 2 est consacrée aux retrouvailles touchantes de Castor et Télaïre, assombries par la révélation du héros à son amante de refuser le sacrifice de son frère et de retourner définitivement aux Enfers. Gentil-Bernard et Rameau offrent à Télaïre à la fois des vers convaincants et une musique emplie d’émotion. Le vers insistant de Télaïre « Castor, et vous m’abandonnez ! » illustre l’incroyable pouvoir expressif de la musique avec une première énonciation tendre, une seconde chargée de reproches, et une troisième chargée de séduction pour convaincre Castor de renoncer à ses projets. Dans le poème de la version de 1754, il n’est énoncé que deux fois contre trois fois dans la version originale, mais Rameau lui ajoute ici une troisième mise en musique, par référence sans doute à la symbolique maçonnique du nombre « trois » qu’il veut préserver. Rameau tente alors et réussit un conflit de situation. Tandis que Castor subit la pression de Télaïre, le peuple s’avance pour célébrer le rapprochement des deux époux. Deux sentiments opposés sont donc développés simultanément : celui désespéré des amants et celui festif du peuple. Rameau parvient à enchevêtrer les deux expressions avec beaucoup d’ingéniosité. Dans le récitatif suivant, le compositeur soigne tout particulièrement la ligne mélodique de Télaïre dont les arguments finissent par convaincre Jupiter de céder à ses instances. Le dénouement s’effectue sur un air en dialogue, forme nouvelle que Rameau inaugure ici « Qu’ai-je entendu ? Quel bruit ? quels éclats du tonnerre ? ».

L’acte continue sur la déclaration du dieu de l’Olympe annonçant sa décision d’accorder aux deux frères l’immortalité, « Les destins sont contents, ton sort est arrêté ». Le rôle que les auteurs accordent à Jupiter est assez inhabituel. En effet, d’ordinaire, l’intervention du deus ex machina tient en quelques mesures alors qu’ici, il bénéficie de deux airs concertants dont un aux allures d’ariette, « Descendez des sphères du monde », repris par le choeur des astres. Le divertissement se poursuit par une Gigue et une ariette d’une Constellation, « Brillez, brillez astres nouveaux », qui rend hommage incontestablement au style italien de l’opera seria. L’opéra développe quelques danses dont une Chaconne très inventive, comme toujours chez Rameau, et un choeur très charnu célébrant la fête de l’univers, « Que le ciel, la terre et l’onde ». Cette référence aux astres, au cosmos et aux lois d’ordonnancement fait écho à un engouement pour cette thématique devenue l’un des sujets de conversation des salons parisiens. Les rééditions de 1713 et 1726 de l’ouvrage de Newton Philosophiae naturalis principia mathematica dans lequel sont étudiées notamment les planètes du système solaire, avaient eu grand succès en France. Voltaire et sa maîtresse, Mme du Châtelet, en avaient entrepris une traduction du latin sous le titre Éléments de philosophie de Newton. Le divertissement final apporte son lot de danses nouvelles ainsi qu’une ariette pour Castor avec choeur, « Tendre amour, qu’il est doux de porter tes chaines » (V, 4).

En 1737, en dépit d’un livret pourtant qualiteux, la réception de l’oeuvre fut mitigée et alimenta à l’envi la querelle des lullistes contre les ramistes, entretenue depuis 1733 avec Hippolyte et Aricie. Le poète Roy, fervent défenseur de l’esthétique du florentin, s’acharnait contre Rameau, le comparant à un anthropophage au « nez creux », à la « tête pointue » et aux « jambes sèches », et l’annonçant comme le futur fossoyeur du répertoire lulliste :

« C ’est du bruit seul qu’il se soucie

Toute musique radoucie

À ce fou fait grincer les dents

[…]

Tremblez Quinault, trembles Lully,

Il va vous plonger dans l’oubli. »

En 1754, dans un contexte social complètement différent, la nouvelle version de Castor et Pollux fut généreusement applaudie et obtint une réputation presque sacralisée. Le choeur « Que tout gémisse, que tout s’unisse » fut utilisé pour les funérailles de Rameau et même pour certaines cérémonies au Panthéon en 1831. C’est assurément cette version, curieusement boudée par les interprètes jusqu’à présent et proposée aujourd’hui par Emmanuelle Haïm à l’Opéra de Dijon, qui mérite la notoriété prodigieuse qui fut la sienne jusqu’en 1782, au point d’être adaptée par Candeille en 1791, et reprise sous cette nouvelle forme encore en 1797.



[1] Extrait de L’Année littéraire, 1754-1755 voir t. 2, p.45

Médias

Castor & Pollux : Choeur et Orchestre du Concert d’Astrée, Emmanuelle Haïm

Castor et Pollux de Rameau à L’Opéra de Dijon

Photos du spectacle

Crédit photos : ©Gilles Abegg - Opéra de Dijon

Photos des répétitions

Crédit photos : ©Gilles Abegg - Opéra de Dijon