Présentation
Distribution
Così fan tutte, ossia la scuola degli amanti
Ainsi font-elles toutes ou l’école des amants
Opera buffa en deux actes K. 588
Créé au Burgtheater de Vienne, le 26 janvier 1790
LIVRET Lorenzo Da Ponte
MUSIQUE Wolfgang Amadeus Mozart
LES TALENS LYRIQUES
CHŒUR DE L’OPÉRA DE DIJON
DIRECTEUR MUSICAL Christophe Rousset
METTEUR EN SCÈNE Marcial Di Fonzo Bo
SCÉNOGRAPHE Antoine Vasseur
CRÉATEUR COSTUMES Raoul Fernandez
CRÉATRICE LUMIÈRES Maryse Gautier
CRÉATRICE MAQUILLAGES & COIFFURES Cécile Kretschmar
COLLABORATEUR ARTISTIQUE À LA MISE EN SCÈNE & AUX COSTUMES Florian Richaud
ASSISTANTE AUX DÉCORS Gaelle Dauphin
ASSISTANTE MAQUILLAGES & COIFFURES Christelle Paillard
CHEF DE CHOEUR Christophe Talmont
CHEF DE CHANT Brigitte Clair
FIORDILIGI Sofia Soloviy
DORABELLA Sophie Harmsen
DESPINA Milena Storti
FERRANDO Sergey Romanovsky
GUGLIELMO Johannes Weisser
DON ALFONSO Peter Rose
RÉALISATION DES DÉCORS Ateliers de l’Opéra de Dijon
RÉALISATION DES COSTUMES Atelier Caraco-Canezou, Atelier Mine Barral Vergez & Ateliers de l’Opéra de Dijon
PRODUCTION Opéra de Dijon
Synopsis
LA SCÈNE SE PASSE À NAPLES.
ACTE I
Un café
Ferrando et Guglielmo débattent avec Don Alfonso de l’amour. Ce dernier soutient ironiquement qu’aucune femme ne saurait être fidèle à un seul homme. Les deux officiers, chacun refusant de penser que celles qu’ils aiment pourraient être malhonnêtes, sont piqués au vif et provoquent le philosophe en duel. Celui-ci refuse de se battre et leur demande plutôt d’avancer la preuve que leur fiancée mérite leur confiance. Il leur propose alors un pari : Don Alfonso assure qu’il les fera changer d’avis dans la journée, à condition qu’ils n’en touchent pas un mot aux deux jeunes femmes et qu’ils fassent tout ce que le philosophe leur demande.
Un jardin au bord de la mer
Fioridiligi et Dorabella contemplent passionnément le portrait de leur fiancé. Elles les attendent impatiemment, plus amoureuses que jamais et espérant un mariage prochain. C’est Don Alfonso qui arrive, annonçant une mauvaise nouvelle : les deux officiers sont appelés immédiatement à partir à la guerre. Ils arrivent pour faire leurs adieux, et elles leur promettent, en larmes, d’être toujours fidèles. Devant leurs cris de souffrance, ils pensent avoir déjà gagné leur pari. Arrive Despina, stupéfaite de voir ses maîtresses suppliant la mort d’abréger leurs souffrances. Lorsqu’elle apprend que la cause de leur désespoir n’est autre que le départ des deux hommes, elle rit et leur conseille de profiter de cette absence pour se divertir auprès d’autres hommes. Despina chante sarcastiquement l’infidélité des hommes et revendique que les femmes infidèles ne font que rendre aux hommes la monnaie de leur pièce. Don Alfonso arrive, et convainc la femme de chambre de l’aider à présenter des hommes sous prétexte de consoler les deux jeunes femmes. Ces deux prétendants ne sont en réalité que Ferrando et Guglielmo déguisés en albanais.
Les deux soeurs arrivent en colère, offusquées de la présence des deux hommes que Don Alfonso fait passer pour ses plus chers amis. Don Alfonso tente de les convaincre de rester mais face aux prétendants trop insistants, elles partent furieuses. Ils sont déjà prêts à célébrer leur victoire, mais Don Alfonso n’est pas prêt à abandonner. Despina, qui ignore toujours la véritable identité des deux hommes, lui promet son aide.
Alors que Fiordiligi et Dorabella se lamentent sur leur triste sort, les deux officiers déguisés arrivent et feignent sous leurs yeux de boire de l’arsenic. Apeurées, les jeunes soeurs appellent à l’aide, et ça n’est autre que Despina, déguisée en médecin, qui arrive. Guérissant les deux hommes, elle fait croire à un miracle et persuade les femmes troublées de céder à ce qu’ils demandent, à savoir un baiser, mais les femmes repartent encore une fois fâchées.
ACTE II
Un salon
Despina insiste en déclarant à ses maîtresses qu’elles doivent se laisser aller et se comporter en vraies femmes c’est à dire «traiter l’amour en bagatelle». Dorabella se laisse influencer et persuade sa soeur qu’elles peuvent se divertir en passant du temps avec les amis de Don Alfonso sans causer de torts à leurs amants puisqu’ils ne le sauront pas. Sans le savoir, elles choisissent chacune le fiancé de l’autre. Au milieu d’un décor idyllique, Dorabella cède à Guglielmo, et accepte même de se séparer du portrait de son fiancé qu’elle porte autour du cou pour y mettre le médaillon qu’il lui offre. Quant à Fiordiligi, elle refuse toute avance de Ferrando, malgré ses plaidoyers enflammés.
Lorsque les deux hommes se retrouvent, Ferrando rassure son ami sur la fidélité de sa fiancée. Mais il comprend que son amante, s’est laissée tenter, en voyant le portrait qu’elle a laissé à Guglielmo. Il est fou de rage. Guglielmo, compatissant, blâme le sexe féminin qui ne cesse de « faire le coup à tant et tant d’hommes ». Don Alfonso incite Ferrando à faire succomber Fiordiligli, qui ne résistera pas éternellement. Cette dernière avoue justement à sa soeur qu’elle aime Ferrando déguisé. Dorabella, se voyant déjà de nouveau fiancée, l’incite à céder, ajoutant que leurs amants sont peut-être même déjà morts. Mais Fiordiligli s’y refuse, et décide d’aller rejoindre son fiancé sur le champ de bataille, déguisée en officier. Ferrando la supplie de rester, et la jeune femme finit par céder.
Guglielmo a assisté à leur étreinte. Furieux, il se plaint à Don Alfonso, qui lui conseille de pardonner à celle qu’il aime puisqu’il ne trouvera aucune femme fidèle : « prenez les comme elles sont ; la nature ne pouvait pas faire d’exception ».
Tous préparent le mariage des soeurs avec les officiers toujours déguisés. Despina, vêtue en notaire, vient officialiser leur union, quand Don Alfonso annonce le retour des deux guerriers. Ceux-ci vont oter leur costume et reviennent feindre leur arrivée. Après avoir joué les amants trompés en découvrant les contrats de mariage, ils se montrent sous leur déguisement et la supercherie est révélée. Don Alfonso invite tout le monde à s’embrasser.
Note d’intention
Marcial Di Fonzo Bo, metteur en scène
L’illusion théâtrale comme jeu des révélations.
Nous sommes à Naples en 1790. Mozart et Da Ponte nous invitent à « L’École des amants », sorte de laboratoire des sentiments de Don Alfonso, personnage central de ce dramma giocoso : « Ainsi font-elles toutes ! » dit-il. Inconstance, infidélité, insouciance et séduction seraient le propre de l’âme féminine. À ce qu’il paraît.
Nous savons désormais qu’en matière d’inconstance ou de séduction, les femmes n’ont pas l’exclusivité. Et si le jeu mis en place par Don Alfonso n’était que le miroir de son cynisme ? Le débordement de sa cruauté au-delà de toute réflexion philosophique ? Mais laissons-nous prendre au piège par Don Alfonso et, à travers son voyeurisme, étudions d’un peu plus près les ressorts de l’âme humaine et les inconscientes mécaniques du désir.
Dorabella et Fiordiligi passeront de l’attente à la déception, de la déception au désespoir, du désespoir au cynisme, avant d’être révélées par un désir interdit. Guglielmo et Ferrando connaîtront la réversibilité des sentiments et leur ambiguïté.
Le travestissement, thème baroque par excellence, se jouera des identités des amants et remettra en question les apparences. Le monde est un théâtre, et ce théâtre dit la vérité des hommes. Chassés croisés amoureux, mises en abyme, jeux de miroir, portes dérobées et fausses moustaches. Rapidement, ces procédés apparaîtront pour ce qu’ils sont en réalité : le rappel que nous sommes au théâtre dans un jeu de faux-semblants.
Sur la scène de l’Opéra de Dijon, nous avons imaginé un dispositif qui met à nu la machinerie théâtrale, qui dévoile la fabrication des images, les rouages techniques du plateau de théâtre. Grâce à ce décor, nous pourrons glisser de l’espace de la représentation (celui de la parole publique), à celui des coulisses (lieu de l’intime).
Très vite, nous apercevrons la complexité d’un tel procédé car, chez Mozart et Da Ponte, les choses ne se passent pas si simplement : c’est l’illusion théâtrale qui intervient comme le lieu des révélations pour les jeunes amants, et non l’inverse. Ainsi, les costumes et perruques à la mode du XVIIIe siècle prolongent l’illusion théâtrale pour mieux révéler « l’être profond » des protagonistes.
Les lois du désir ébranlent les sentiments et remettent tout en question.
La sublime musique de Mozart avance en parallèle de ce drame, agissant indépendamment du texte, et semblant commenter l’action d’un tout autre message. C’est un bonheur fugace et une immense tendresse qui disparaissent. Cette confrontation avec le livret ne fait que donner complexité et profondeur à l’oeuvre.
Après notre collaboration sur La grotta di Trofonio d’Antonio Salieri en 2005 à l’Opéra de Lausanne, il y a un comme un parfum d’évidence pour cette nouvelle production avec Christophe Rousset et ses Talens Lyriques à l’Opéra de Dijon.
Entretiens
Entretien avec Christophe Rousset
Così fan tutte est le dernier opéra de la collaboration de Mozart avec Lorenzo Da Ponte, le dernier de ses Dramma giocoso, genre hybride, un peu étrange, qu’il est presque le seul de son époque à porter à un tel niveau de réussite… Représente-t-il une synthèse de ses deux opéras précédents ?
Bien sûr, Mozart ne savait pas que ce serait sa dernière collaboration avec Da Ponte, il ne fait donc pas une somme, mais il continue ses expérimentations. Lui et Da Ponte devaient aller à Londres ensemble, mais Mozart, malade, n’a pas pu le suivre, et est d’ailleurs mort peu de temps après. Ils avaient donc envie tous deux de continuer leur collaboration.
Mozart est loin d’être le seul à faire du Dramma giocoso, c’est à l’époque très répandu. Ce genre est né avec Goldoni, à Venise. Il est ensuite allé jusqu’à Vienne, où il était très en vogue sous l’impulsion de l’empereur, tout le monde en composait : Martin y Soler, Salieri, Storace (le frère de la chanteuse Nancy Storace qui travailla avec Mozart) … Ce qu’on peut noter, c’est que des trois livrets de Da Ponte que Mozart a mis en musique, c’est le seul qui ne soit pas issu d’une histoire préexistante : Les noces de Figaro viennent de Beaumarchais, Don Giovanni de Tirso de Molina mais ici, nous sommes dans une création ex-nihilo, toute nouvelle, partie de rien.
Cela dit, il y avait un opéra de Salieri, à peine antérieur, La Grotta di Trofonio, qui mettait déjà en scène un échange de couples, mais par l’intervention d’un mage, d’une magie. Ici, la magie est autre chose, c’est le travestissement et la découverte de l’amour. Quelque chose de tout à fait différent est en jeu.
Il n’y a donc pas synthèse, mais le style de Mozart est en transformation, il ne fait pas la même chose du tout que dans Les noces de Figaro ou Don Giovanni. Certainement très influencé par ce qui se fait à l’époque, par Cimarosa, Paisiello, il met peut-être plus d’italianité que dans les précédents. Il y a aussi ce resserrement sur les six personnages, relativement impressionnant, qui fait que l’oeuvre a un rythme très particulier, plus goldonien. Et une musique peut-être plus développée. Quand on voit Les noces de Figaro, c’est très long, peut-être plus que Così fan tutte, la structure est en quatre actes, mais les airs sont plus courts, les ensembles plus virevoltants. Ici nous sommes en deux actes, mais les moments musicaux sont extrêmement développés, très longs, servis par des grands chanteurs de l’époque. On sent une volonté de servir chaque chanteur avec de grands morceaux (sauf Don Alfonso, qui devait certainement être un grand comédien, mais pas un grand chanteur et qui donc n’a pas été choyé musicalement, mais tous les autres ont vraiment des morceaux de bravoure…). Le rythme musical est complètement différent par rapport aux deux opéras précédents.
On a l’impression que, de la même façon que Da Ponte s’amuse à une sorte de jeu d’échecs avec ses personnages, au départ assez typés, dispose ses pions et les fait jouer, Mozart, du côté de la musique, essaye tous les alliages possibles à partir des tessitures les plus courantes, notamment à travers les ensembles…
Pourtant, les arias sont plus présentes que dans les autres opéras, les moments musicaux sont extrêmement longs, les airs des ténors sont tous très longs : on en coupe un traditionnellement que l’on coupe ici aussi, car si on le laisse, cela donne des moments de solitude relativement importants. Mais ce sont les ensembles qui sont les plus frappants, car ils sont d’une écriture merveilleuse. J’ai eu la chance de faire beaucoup de contemporains de Mozart, et il est vrai que lorsque l’on compare, par rapport à Cimarosa qui est pourtant quelqu’un de tout à fait génial dans l’ensemble et dans les finales d’acte, chez Mozart il y a un réel génie de l’écriture des ensembles, de la polyphonie… On peut tout à fait parler de polyphonie : les voix se croisent, Fiordiligi et Dorabella s’intervertissent jusqu’à ce qu’on ne sache plus qui chante quoi ; les garçons également : les deux voix de basses de Don Alfonso et de Guglielmo sont souvent dans des interversions. Il y a une grande complexité, et également des imbrications de textes différents à l’intérieur des ensembles, des changements de rythme. Pour le chef, ce sont les moments de bravoure ! Il se passe énormément de choses entre le plateau et la fosse, et il y a tous ces changements brutaux de tempi, d’ambiance, de style, qui rendent tout cela extrêmement complexe.
Così fan tutte commence comme un opéra bouffe, puis tourne à la comédie dramatique (comme dans Les noces de Figaro), puis au second acte tout devient extrêmement tragique, et enfin on retombe dans le plus pur bouffe avec ce mariage, l’arrivée impromptue des amants. Je suppose que cela nécessite en permanence pour le chef de changer de registres, est-ce particulièrement difficile ici ?
Non, mais je dirais que cela demande beaucoup de soin car effectivement, la tendance, la tentation fréquente est de faire de Così fan tutte quelque chose de seulement bouffe. Je pense qu’il y a justement plus de soin à apporter à cette partition. À la fin, certes il y a ce mariage, cette mascarade, mais au moment où les personnages trinquent à l’amour, il y a ce canon à l’octave, une musique d’église, une sorte d’immobilité qui apparaît sortie de l’action… On pourrait dire la même chose du trio des adieux (Don Alfonso, Fiordiligi et Dorabella) lorsque les amants partent à la guerre, c’est une enclave sortie du temps de l’action dramatique, et en même temps une suspension musicale tout à fait sublime et étonnante, qui pourrait être dans une messe. Nous sommes tout de suite dans une autre dimension. On passe alors brutalement au récitatif d’Alfonso, et on revient vraiment dans la comédie la plus pure et le masque. Je pense que ce qui fait le côté le plus attachant et le plus remarquable de cette oeuvre, c’est cette diversité qui nous fait aller dans les extrêmes les plus poussés.
Cela dit, et nous avons fait ce choix avec Marcial Di Fonzo Bo, le côté « farce » n’est pas ce qui nous intéresse le plus. On ne peut pas gommer la farce, mais elle ne nous intéresse que dans la mesure où elle touche à un enjeu humain, émouvant. Ce qui est en jeu est profond : la révélation d’un amour réel et charnel, le fait de se dire que l’amour n’est pas pour l’éternité, que c’est peut-être sujet à changement, que la femme n’est pas seulement une femme soumise mais a aussi ses choix, son autonomie. Il y a une multitude d’enjeux dans Così fan tutte, et je pense que c’est ce qui fait la diversité des ambiances, des tonalités que Mozart a mises en oeuvre.
Marcial Di Fonzo Bo donne comme porte d’entrée l’aspect contradictoire entre ce que dit le texte et ce que semble dire la musique, l’ambiance qu’elle plante. On sent que par moment il y a dans cette partition une ironie extraordinaire, comme si des répliques étaient soulignées, comme des clins d’oeil complices avec le spectateur. Quel est votre point de vue sur ce rapport entre texte et musique, qu’on pourrait qualifier de problématique, dans Così fan tutte ?
Je ne le vois pas comme problématique, je suis toujours sensible au texte, je n’arrive pas à être dans la musique pure. Je pense que ces guirlandes de vents que l’on a au début du finale de l’acte I, les cors, les flûtes, les bassons, qui ont effectivement un côté déplacé par rapport à cette langueur que les filles expriment, c’est un peu comme ce que l’on trouvera plus tard chez Rossini. Ce ne sont pas forcément des preuves d’une ironie par rapport au texte, mais c’est une esthétique qui est en train de bouger, de se déformer. Nous ne sommes plus nécessairement dans ce côté sentimentaliste qu’on a pu avoir à la fin du XVIIIe siècle, on est déjà en train de se diriger vers l’art bourgeois, qui se met en place avec Cimarosa, Rossini, qui peuvent nous dire des choses extrêmement tragiques avec ce qui nous semble purement décoratif et pas forcément dans le ton. Ce ne sont pas des choses qui me dérangent et me semblent contradictoires. Si l’on prend l’exemple du trio d’adieu : on aurait pu faire des adieux plus anodins, moins longs, on pourrait dire aussi que toute cette scène où l’on trinque à l’amour aurait pu être plus joviale que ce sublime canon que Mozart a écrit… Il y a parfois une emphase sur des moments qui auraient pu passer de façon complètement anodine dans une autre mise en musique, qui sont des moments où Mozart a voulu arrêter le temps, en faire des moments d’une musique pure et sublime.
On a l’impression qu’il y met un sous-texte presque psychanalytique qui va très loin, on décolle vraiment de la nécessité dramaturgique du texte. Il prend un temps musical qui est incroyable et même démesuré par rapport à l’urgence d’un finale.
Il y a eu une réelle évolution dans l’interprétation des opéras de Mozart ces dernières années. Cela est particulièrement sensible dans le continuo des récitatifs. Nous sommes passés du clavecin avec ces accords plaqués et très secs des enregistrements d’après-guerre, aux clavecins et cordes, et depuis une dizaine d’années, de plus en plus c’est le pianoforte qui est utilisé. Je pense également aux ornements que les chanteurs doivent réaliser, qui ne sont pas écrits dans la partition… Quel est votre point de vue musical et quels sont vos choix par rapport sur cette question ?
Pour les ornements et les cadences, on a des exemples écrits, pas sur Così fan tutte, mais sur Les noces de Figaro, par exemple des cadences sont écrites par Mozart, des ornements apocryphes de la fin du XVIIIe siècle sur certains airs de Suzanne... La pratique existait et il n’y a pas de raison d’apporter un respect surdimensionné face à cette musique qui doit être traitée normalement, avec les habitudes de l’époque : on ornemente une reprise d’un texte, on orne un point de cadence etc. L’utilisation du forte-piano est pour moi une chose importante, et le fait que ce soit moi qui joue également, parce que le récitatif sec ne doit pas introduire un clivage entre ce qui est accompagné par l’orchestre, et les récitatifs secchi. Tout cela doit s’enchaîner de façon totalement organique et avec une rythmique commune. Et j’ai remarqué que quand je passe moi-même de l’un à l’autre, une fluidité et un rythme sont maintenus qui me semblent extrêmement importants pour le rendu général de l’oeuvre (ou des oeuvres, puisque j’ai fait la même chose sur Les noces de Figaro).
L’utilisation du forte-piano procède de la même nécessité, c’est-à-dire qu’il ne faut pas passer dans un monde sonore qui est délibérément autre. Je pense que chez Mozart, il y a évidemment une préférence pour le forte-piano. Même lorsqu’on joue des oeuvres où il indique « pour clavecin ou forte-piano », c’est évident que le forte-piano est toujours vainqueur, et que c’est vraiment ce qu’il a en tête, ce qui permet un panel expressif beaucoup plus grand, ce qui me permet d’insuffler des idées à mes chanteurs, un volume sonore ou une expressivité que le clavecin ne peut pas donner objectivement. J’y tiens beaucoup et je pense que c’est une amélioration nette par rapport à l’utilisation d’un clavecin.
Évidemment dans les différentes versions, y compris dans celles sur instruments anciens, il y a des variations de tempi absolument insensées. Personnellement, je ne suis pas pour les extrêmes, je n’aime pas l’extrême rapidité, bien qu’il y ait des moments rapides dans l’oeuvre et dans mon interprétation. Mais je pense que tout cela est extrêmement bien écrit par Mozart, il y a toujours des relations de tempi qui sont très organiques, et à partir du moment où l’on sort de ces sortes d’engrenages qu’il a organisés pour nous, on perd quelque chose de très important : des tours d’écrous, il faut que ça se resserre, ou au contraire que ça se relâche, et c’est organisé par le compositeur, donc ne pas aller dans ces indications- là est parfois un peu dommage.
J’adore l’italien, et je trouve toujours très important d’être dans un naturel d’expression italienne du texte, et je suis le premier à travailler énormément les récitatifs secchi du texte avec mes chanteurs, même s’ils sont d’expression italienne, et les amener sur des rythmes extrêmement contrastés, car c’est très important pour un rendu dramaturgique. Je suis très actif dans une collaboration théâtrale avec le metteur en scène.
Propos recueillis par Stephen Sazio
Entretien avec Marcial di Fonzo Bo
Così fan tutte est une oeuvre très difficile, on ne sait jamais exactement où se situer, dans quelque chose de sérieux, dans l’ironie totale ? C’est un livret qui a été énormément critiqué tout au long du XXe siècle et jusque dans les années 50, que l’on considérait invraisemblable et immoral, qu’il était dommage que Mozart ait composé une musique aussi sublime sur un livret aussi médiocre. C’est vrai que cette histoire est invraisemblable : tout se passe dans une journée, les femmes ne reconnaissent pas leurs fiancés grossièrement déguisés, elles cèdent en très peu de temps… Que pensez-vous de ce livret ?
Le livret pose de nombreuses questions, mais premièrement : est-il crédible ?
On pense tout de suite à Marivaux et aux questions de la vraisemblance et du théâtre comme terrain pour toutes sortes d’expériences, comme un «laboratoire fictionnel». Souvent chez Marivaux, tout comme dans Così, le mode opératoire est le même : l’illusion théâtrale intervient pour dévoiler une réalité plus intime, l’invraisemblable révèle une autre vérité.
Dès la lecture de l’oeuvre, j’ai été frappé par quelque chose qui était pour moi la première porte d’entrée : la musique semble raconter autre chose que ce que dit le texte. Dès qu’on écoute de plus près, on constate que la musique et le livret se situent dans des dimensions distinctes. Souvent, la musique prend le contre-pied de ce que dit le texte et introduit une sorte d’ironie, ou inversement, un sentiment plus fort contraire au livret. Comme un déplacement. Par exemple, au début du finale de l’acte I, le texte est plutôt triste : « Ah, che un mar pien di tormento é la vita omai per me » tandis que la musique est claire, limpide, pleine d’espoir et de calme, bien loin du drame et de la douleur explicités par le texte.
Lorsque la musique est très forte, elle reflète l’ambivalence du sentiment amoureux : quelque chose de très beau, certes, mais aussi d’une grande douleur, un bouleversement intime puissant.
Alors, ce déplacement qu’opère Mozart en composant une musique qui ne raconte pas tout à fait la même chose que Da Ponte, et ce passage par le plateau que propose le livret dans lequel les personnages vont se travestir jusqu’à l’invraisemblable (car Despina déguisée en médecin, même les amants n’y croient pas), sont pour moi du théâtre pur.
Et c’est exactement l’endroit où j’ai envie que l’action se déploie, au coeur de la machinerie théâtrale, sur un plateau de théâtre à la vue de tous. Pour que l’on puisse se poser la question : Ce que l’on voit est-il crédible ?
D’où mon projet de mise en scène : les spectateurs pourront regarder le spectacle représenté mais aussi les coulisses de celui-ci. Par moments nous sommes dans la convention théâtrale, et à d’autres nous sommes dans les coulisses, ici et maintenant.
Ceci offre un nouveau prisme de lecture intéressant, plutôt que de trancher avec un point de vue fermé sur la question de départ : est-ce que cette histoire est crédible ? Qu’est-ce qu’elle a à nous dire ? On en fera l’expérience, et chacun pourra tirer ses propres conclusions, ce qui allège un peu l’oeuvre dans son discours moral.
Nous avons imaginé, avec le décorateur Antoine Vasseur, un dispositif scénique qui permet d’entrer et de sortir du décor. Nous avons la possibilité de cadrer le décor au centre de la scène et d’y jouer la farce avec tous ses ingrédients, costumes et mobilier XVIIIe, tout en nous servant de la très grande taille du plateau de l’Auditorium pour dévoiler aussi le hors champ : les coulisses. On peut retourner le décor et montrer les chanteurs avec leurs habits d’aujourd’hui. Ceci donne une certaine distance, un déplacement du point de vue, qui permet de questionner l’oeuvre tout en la jouant.
On a l’impression que dans cette oeuvre, il y a toujours un masque derrière un masque, derrière un masque etc. Est-ce qu’en installant l’action dans un théâtre, avec les machineries et les coulisses côté spectateurs, vous n’ajoutez pas encore un masque supplémentaire ?
Cela me fait plutôt penser aux mathématiques fractales de Mandelbrot : si l’on observe au microscope un flocon de neige, on retrouvera toujours le même motif dans chacune de ses parties, se répétant à l’infini dans une vertigineuse mise en abîme.
Si l’on fait le chemin inverse, en partant de l’infiniment petit, dans l’intime des turbulences amoureuses que traversent les protagonistes, et que l’on va vers l’extérieur, on trouvera ce même motif, comme jeu de miroir qui viendrait amplifier tous les paramètres.
Effectivement le décor roule, se retourne, le rideau rouge est inversé, mais cette machinerie n’enferme pas le public que du côté des coulisses. Pour que cela fonctionne, il faut que les spectateurs soient tantôt en coulisses, tantôt du côté du semblant, celui de l’illusion. Et le dispositif le permet. Quelques fois, on ne sait d’ailleurs plus de quel côté on est. Les deux univers se traversent et se croisent.
Cette perte de repère, c’est d’ailleurs ce qui se passe dans l’oeuvre : souvent on ne sait plus où est la réalité des sentiments des uns et des autres, qui joue et qui ne joue pas…
C’est à la fois trouble et très clair : dès la première rencontre avec les garçons grimés en albanais, le trouble d’amour opère. C’est extrêmement sensible par la musique. C’est défini tout de suite.
Vous parliez de Marivaux : si l’on pense par exemple à La Dispute, il y a toujours des personnages qui tirent des ficelles. Est-ce que c’est le cas selon vous dans Così ? Est-ce que Despina et Alfonso tirent les ficelles de l’extérieur ?
Pour moi, il est clair que cette expérience a lieu à cause du pari, un peu stupide, entre Don Alfonso et les garçons dans un café au début du premier acte. Dans La Dispute, il s’agit d’une expérience un peu limitée car les futurs amoureux sont traités comme des cobayes, enfermés depuis tout petits. Les deux autres sont en dehors de leur histoire, comme au-dessus de ces personnes pour mieux les observer. Alors qu’ici le pari se fait avec Don Alfonso qui est très proche des garçons. Il veut simplement leur apprendre un peu la vie.
Il prend pourtant un risque lui aussi en faisant cela : la machine peut s’emballer, il peut perdre l’amitié de Ferrando et Gulielmo. On sent cette inquiétude chez lui dans le récitatif qui précède le sublime trio « Soave sia il vento » …
Don Alfonso est un adulte, là où les autres ne le sont pas. Ce sont de très jeunes gens ! Il voit les choses d’un peu plus loin, il est plus mûr, et finalement un personnage assez seul.
Il ne tire pas vraiment les ficelles, bien qu’il ait tout organisé. Il est plutôt comme un metteur en scène. C’est comme ça que j’essaye de travailler avec Peter Rose. Le hasard a fait que j’ai dû jouer son rôle au début des répétitions et j’ai donc pu prolonger mon rôle de metteur en scène dans le sien. J’aime être avec les acteurs et diriger depuis le plateau. Au début, j’avais une conception du rôle plus noire. Finalement, je me suis amusé à l’interpréter en attendant Peter et au premier jour de répétition avec lui, j’ai compris que c’était à sens unique : Alfonso allait devenir le plus rusé, mais aussi le plus vivant et sympathique de tous les rôles.
Là où j’ai légèrement joué avec le livret, c’est que je fais de Despina la complice totale de Don Alfonso. Dans l’oeuvre elle est servante, donc un peu bête − ça va de pair dans ces années-là ! — Et c’est pour moi la limite du livret.
Je voulais lui donner une chance, ne pas la laisser dans une caricature fermée. J’ai donc donné à Despina la possibilité de participer à l’intrigue à part entière, dès le début. Elle aide Don Alfonso à déguiser les amoureux, elle est au courant de tous les arrières plans. Je n’ai pas pour autant fait une torsion épouvantable au livret, il me semble. J’ai choisi de mettre Despina au même plan que les autres pour équilibrer et remettre un peu plus à l’honneur le rôle des femmes dans cette oeuvre, de ne pas les laisser dans la passivité. De plus, Milena Storti est une actrice et une femme magnifique, elle et Peter Rose ont une maîtrise du travestissement qui fait que nous sommes de plain-pied au théâtre, dans le divertissement, quelque chose qui produit du jeu, et c’est très agréable.
On sent dans votre manière de faire travailler Despina la volonté de lui donner un côté presque séductrice. D’où cela vient-il ? Y a-t-il une tentative de réaffirmer la féminité de Despina ?
Si l’on considère Despina comme un personnage enfermé dans la fatalité de sa condition de servante, on entendra que pour être une vraie femme, il faut savoir se taire, faire semblant et se soumettre devant les hommes. Mais si l’on voit que Despina est une femme qui ne subit pas du tout sa condition sociale, au contraire, que c’est une femme qui sait vivre, terriblement attrayante, qui séduit les hommes, à la féminité affirmée voire exubérante, on entendra qu’elle dit à ses maîtresses de faire semblant de rire, de pleurer, tant qu’elles y prennent du plaisir. De prendre en main leur propre corps et leur propre jouissance, de manière plutôt moderne. On est encore une fois dans une sorte d’ambivalence du texte. Les deux lectures sont dedans, on peut mettre en valeur l’une ou l’autre. Si on décide de faire de Despina un rôle qui assume sa féminité, à l’aise avec sa sexualité, je trouve ça plus actuel qu’une lecture de la servante qui dit de subir, de toujours faire semblant pour ne pas s’affranchir des hommes.
Il y a eu une évolution dans les rapports entre les sexes, nous ne sommes plus du tout au XVIIIe. Loin de vouloir faire un pamphlet féministe, ce qui est impossible avec cette oeuvre, et qui n’est de toute façon pas mon but, en me permettant quelques fantaisies, je voudrais inscrire cet opéra dans quelque chose de plus proche de nous aujourd’hui, de plus amusant, de plus théâtral, et qui nous parle plus directement.
Cet opéra est tout de même assez cruel envers les femmes. Que pensez-vous de cette image qu’il renvoie ?
Sous couvert d’une étude minutieuse du genre féminin, on tombe dans des coups très bas sur ce que seraient les femmes. Mais faut-il encore que soient-elles toutes comme ça… Par de petites ruses de mises en scène et notamment par des déplacements théâtraux, j’essaie d’élargir ce propos. Il ne faut pas y voir des contresens, mais un jeu théâtral. Si l’entreprise de Don Alfonso semble parfois d’une grande noirceur, on ressent surtout une grande solitude chez ce personnage. Dans la vie, on est souvent dans la morale par dépit.
Continuons le tour d’horizon des personnages. Si l’on regarde les deux couples, on a l’impression que Da Ponte a distribué ses cartes de manière très habile : Guglielmo et Dorabella sont plutôt terre à terre, dans une sensibilité charnue et plus brute, là où Ferrando et Fiordiligi ont des sentiments plus nobles, intellectualisés, dans un amour idéalisé, avec un côté romantique. Tant et si bien qu’au moment où les couples se croisent et où Ferrando se met à tenter de séduire Fiordiligi et inversement, on a l’impression que ce sont presque les vrais couples qui s’affirment, que chacun s’assemble enfin naturellement avec celui qui lui ressemble. C’est un des arguments utilisés pour montrer l’oeuvre comme tragique.
Sans vouloir m’en éloigner, je n’ai pas voulu cloisonner les choses. Je trouve cela plus intéressant de ne pas figer les caractères. Ils sont suffisamment dessinés dans livret pour ne pas avoir besoin de l’expliciter à travers la mise en scène, les costumes ou le jeu des chanteurs. Il y a malgré tout des tensions dramatiques et des moments de complexité affective en chacun.
Fiordiligi, par exemple, est quelqu’un de pur, mais avec une morale et des moeurs étroites. Il est alors intéressant de la travailler avec une dimension religieuse. Lorsqu’elle parle de foi et d’amour, elle peut être apparentée à des religieuses qui font voeu de chasteté. Son attente d’un amour absolu abouti à l’acte II par son égarement dans le jardin avec Ferrando.
Guglielmo, quant à lui, affiche un côté plus mauvais garçon, éternel joueur à la fantaisie débordante, sans aucune dimension métaphysique, mais pas non plus l’homme trop bourru ou terre-à-terre. Cela déploie un terrain de jeu plus intéressant pour l’acteur.
C’est de ces climax dramatiques que je suis parti. J’aime utiliser ce trouble chez chaque protagoniste pour donner au spectateur, dès le jeu d’échecs de départ, des personnages moins définis par leurs caractères que l’on pourrait le croire.
Selon moi, la clé de l’oeuvre se trouve dans le petit jardin de l’acte II, lorsque les personnages sont perdus, dans le vide le plus absolu, alors que Despina et Don Alfonso se retirent. C’est là le point central de l’intrigue : le moment où les personnages sont traversés par le plus grand trouble, perdus dans le labyrinthe de leurs propres sentiments. C’est de cet instant révélateur que je suis parti pour construire toute l’action. C’est là que les vraies choses arrivent.
Lorsque Fiordiligi décide de prendre les vêtements de Ferrando et de le rejoindre sur le champ de bataille, cela sonne presque comme un départ au couvent…
Oui, j’en suis persuadé. Mais je pense qu’encore une fois, il est plus intéressant de redistribuer les cartes dès le début en faisant des personnages moins dessinés que ceux du livret, en partant du moment où ils se retrouvent confrontés à des conflits profonds sur leur existence.
Comment faites-vous travailler les chanteurs ?
En tant que metteur en scène, je me retrouve face aux mêmes questions que celles que je me pose en tant qu’acteur. J’ai joué des rôles invraisemblables pour moi : Tamerlan le Grand de Marlowe, Richard III de Shakespeare, ou encore Klestakoff, dans le Revizor de Gogol. Je suis à priori très loin de tous ces univers puisque je suis né en Argentine, dans une famille prolétaire, loin de la Russie ou de l’époque élisabéthaine. C’est ce décalage qui est intéressant, ou plutôt cette superposition.
J’ai donc recherché cela dans mon travail avec les chanteurs : il m’est indispensable de me servir des personnalités de chacun d’entre eux. Ils viennent de cultures et d’horizons très différents (Norvège, Afrique du Sud, Italie, Russie, Angleterre, Allemagne) et je dois composer avec cela.
Alors s’il est vrai que j’ai mon point de vue dramaturgique sur chaque rôle et une lecture de l’oeuvre en tant que metteur en scène, s’il n’y a pas d’alliage entre mon projet et les gens avec lesquels je travaille, cela n’a plus de sens, ni pour le spectacle, ni pour les chanteurs, ni pour moi.
Quelle lecture faites-vous alors de la fin ? Y a-t-il d’ailleurs une lecture possible ? Effectivement tout rentre dans l’ordre, mais on ne peut s’empêcher de penser que plus rien ne sera jamais comme avant…
Peu avant la fin, Despina dit « Je ne sais si je veille ou si je rêve ; je suis confondue ». C’est l’Illusion comique ! Je pense qu’il faut arrêter la représentation avant qu’il y ait une morale, permettant ainsi au spectateur de se faire sa propre opinion. Je suis toujours terriblement ennuyé par les morales qui ferment ce qui a été dit pour en faire un point d’orgue.
J’ai d’ailleurs choisi de commencer la représentation par la fin. Dès l’ouverture, on voit le final, puis on redémarre le spectacle. C’est comme si Don Alfonso se retirait avant et disait : « Mon travail est maintenant terminé, à vous de voir ce que cette oeuvre contient ».
Propos recueillis par Stephen Sazio
À propos de l’œuvre
Une comédie matérialiste
Michel Noiray, chercheur à l’Institut de Recherche sur le Patrimoine Musical en France
« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »
« Elles font toutes ainsi. » Rien qu’à lire le titre, le spectateur du XVIIIe siècle, habitué à voir sur scène des hommes sans scrupules et des femmes rusées, pouvait se délecter à l’annonce d’un spectacle ambigu, voire sulfureux. Et pour qui avait vu Le Nozze di Figaro, représentées à Vienne peu avant Così fan tutte, l’allusion était encore plus précise : « Così fan tutte le belle », s’esclaffe Basile dans la célèbre scène du fauteuil, après la découverte de Chérubin dans la chambre de Suzanne. Da Ponte, librettiste des Nozze, était aussi celui de Così, et la citation est claire : dans Così plus encore que dans Le Nozze il sera question de désir, et de désir féminin en particulier. Tout l’intérêt de la pièce est de savoir comment ce désir va se manifester, étant entendu que cela se fera sous la forme d’une délicieuse transgression. L’attention du spectateur est donc particulièrement sollicitée puisqu’il est amené à faire le point, scène après scène, sur l’accomplissement de ce que Don Alfonso, le « vieux philosophe » de la pièce, appelle joliment la « nécessité du coeur ». Quant à la morale qu’on peut en tirer, s’il y en a une, elle appartient à chaque spectateur, et l’expérience montre – par exemple en comparant des mises en scène – que Così se prête à bien des interprétations.
« Une expérience sur le cœur humain »
Così fan tutte est un opéra où il se passe relativement peu de choses, si on le compare aux Nozze di Figaro ou à Don Giovanni, lesquels sont, il est vrai, exceptionnellement chargés en événements. L’action est simple : au premier acte, Fiordiligi et Dorabella résistent à la tentative de séduction de deux jeunes gens qui ne sont autres que leurs fiancés, rendus méconnaissables par un déguisement exotique ; au second acte elles leur cèdent, et chacune choisit intuitivement celui avec qui elle n’était pas fiancée au départ. Enfin, Don Alfonso, qui représente symboliquement les forces supérieures de la société, oblige les deux couples à reprendre leur configuration initiale. La donnée de base est donc un échange de couples, une affaire qui ne pouvait pas se représenter, au XVIIIe siècle, sans l’invention d’une fable qui lui donne les habits d’une relative convenance. Outre qu’il fallait sauver les apparences, Da Ponte avait à prouver son originalité face à une tradition de comédies et d’opéras sur des sujets voisins : les titres les plus célèbres, si l’on considère le répertoire français, pouvaient être La Double Inconstance de Marivaux ou l’opéra-comique Les Troqueurs ( troqueurs de femmes, bien entendu ), d’après un conte libertin de La Fontaine ; le public de Vienne, de son côté, avait aussi connaissance de plusieurs opéras italiens montrant des permutations hasardeuses entre des couples où la confiance ne régnait pas.
Le parti pris par Da Ponte consiste à croiser le thème de la tromperie avec celui de l’expérience psychologique. L’idée, exprimée par le philosophe Chamfort, qu’une pièce de théâtre serait « une expérience sur le coeur humain », est ainsi redoublée : Così, comme par exemple deux pièces de Marivaux, L’Épreuve et La Dispute, met en scène une expérience in vivo sur des jeunes gens dont on se demande comment ils vont se comporter, selon la morale ou en y contrevenant. Le péché originel, tout au début de la pièce de Da Ponte, est le pari que font Guglielmo et Ferrando sur la fidélité de leurs fiancées. Don Alfonso y voit aussitôt de la bêtise, mais l’implication est aussi que les deux officiers font passer leur orgueil masculin avant leur amour, outrecuidance qu’ils paieront au prix fort à la fin de l’aventure. Don Alfonso saute sur l’occasion et échafaude sur le champ un plan de bataille en faisant jurer aux garçons de lui obéir aveuglément, arguant de leur appartenance à l’armée. Ainsi se justifie le sous-titre de Così fan tutte, La Scuola degli amanti (L’École des amants), qui accentue l’aspect démonstratif de l’action et qui nous autorise, comme le font souvent les metteurs en scène, à parler de garçons et de filles plutôt que d’hommes et de femmes.
Dès lors un engrenage infernal se met en place, sans que le spectateur ne connaisse jamais le détail du scénario imposé aux garçons. Ce qui est sûr, c’est que Don Alfonso les oblige à se déguiser et à refaire la conquête des filles, soit en séduisant leur propre fiancée, soit celle de l’autre, les choses ne sont pas absolument claires. Toujours est-il que les filles, au début de l’acte II, choisissent chacune un soupirant. Dorabella, la plus vive des deux, est la première à se décider : « Je prendrai le petit brun » (donc, Guglielmo), ce qui ne pose pas de problème à sa soeur Fiordiligi : « Et moi je m’amuserai avec le blondinet » (donc, Ferrando). Tout cela se joue en vase clos, comme si l’expérience, pour être scientifiquement valide, devait se réduire aux paramètres les plus élémentaires. La classe sociale, qui joue un si grand rôle dans les opéras comiques italiens du XVIIIe siècle, est ici une donnée absente, même si, comme on le verra, on en retrouve des traces dans l’ordre du style. Les deux garçons et les deux filles sont de bonne famille, mais l’on n’en saura pas davantage. Aucun personnage secondaire ne vient brouiller les données car Don Alfonso et Despina, la servante des deux soeurs, n’ont pas d’autre rôle que d’engager l’action et d’en assurer le bon déroulement. Certes, ils outrepassent leur fonction et se livrent à diverses manipulations, mais leurs interventions ne semblent destinées qu’à accélérer un processus inéluctable, dicté par la force supérieure du désir. Une dernière précision sur ces deux personnages auxiliaires : les chanteurs qui tenaient les rôles d’Alfonso et de Despina (Francesco et Dorothea Bussani) étaient mari et femme, avec une différence d’âge d’une vingtaine d’années, et Dorothea avait une réputation de femme légère ; ainsi s’explique l’échange où Alfonso dit à Despina « Je veux te faire du bien » et qu’elle lui répond : « à une jeune fille, un vieux comme vous ne peut plus rien faire du tout ».
L’heure de gloire de Don Alfonso arrive après la chute de Fiordiligi, suivie par l’annonce que les deux filles sont prêtes à épouser leurs nouveaux soupirants. C’est alors que Don Alfonso donne libre cours à sa misogynie, mais avec une bonhomie qui désamorce tout ce que son discours pourrait avoir de pontifiant ou d’odieux : « Que l’amant trompé ne cherche l’erreur qu’en lui-même. » Tout est résumé dans son air en miniature, « Tutti accusan le donne, ed io le scuso », dont le texte est disposé selon la forme de l’ottava rima, soit huit vers de onze syllabes, comme dans Le Roland furieux de l’Arioste. Et c’est au terme de cette petite leçon qu’on entend, par deux fois, les paroles fatidiques, « Così fan tutte ». Le premier énoncé se termine sur une cadence rompue et une brève incursion dans le mode mineur, comme l’ombre d’un regret. La seconde fois, la formule est assénée conjointement par le professeur et par ses infortunés « élèves », comme une sorte de CQFD sans réplique. Ainsi s’éclairent, rétrospectivement, deux passages de l’ouverture où le motif « Così fan tutte » avait déjà retenti sans les paroles, d’abord au début, juste après le solo de hautbois, la seconde fois juste avant la fin, avant que ne s’engage le grand crescendo conclusif.
Un dernier aspect de la stratégie mise en place par Don Alfonso est de l’assimiler explicitement à une comédie, ce qui crée pour le spectateur un second degré de théâtralité. Le procédé du travestissement va de soi car personne, au XVIIIe siècle, n’y voyait d’inconvénient : on en acceptait sans regimber la convention, et le spectateur d’aujourd’hui est prié d’y croire avec la même candeur. Ce sur quoi le livret insiste, en revanche, est l’assimilation de Don Alfonso et des garçons à des acteurs de théâtre, lesquels font eux-mêmes remarquer au spectateur qu’on est en train d’assister à une pièce dans la pièce. Ainsi, Don Alfonso se flatte de sa propre prestation (« Je ne suis pas mauvais acteur »), et dans le finale du premier acte les deux garçons jubilent : « On n’a jamais vu tableau plus réjouissant ». Le thème est encore repris par Alfonso et Despina au début du finale de l’acte II, lorsqu’ils chantent « on n’aura jamais vu plus belle comédie ». La pièce au second degré est même agrémentée de musique car Alfonso, qui ne recule devant aucune dépense (étant assuré de gagner son pari), mobilise un choeur pour accompagner le départ des militaires à l’acte I («Bella vita militar», sur un texte entièrement caricatural), puis un choeur et un ensemble d’instruments à vent pour chanter une sérénade au début de l’acte II, enfin un choeur et quelques musiciens pour agrémenter la cérémonie de mariage dans le finale du second acte.
La nature prétendument expérimentale de l’action explique la lenteur de l’exposition, qui prend des proportions inhabituelles dans un opéra-comique italien. L’enjeu est de taille, puisque la crise majeure vers laquelle tend l’intrigue est l’échange des couples, et que cet échange a pour effet d’instaurer des affinités de caractère ; un des personnages concernés, Guglielmo, prononce lui-même les paroles capitales, au tout début de l’opéra, lorsqu’il justifie sa confiance aveugle en l’avenir par, dit-il, « l’analogie d’humeur ». Pour qui connaît la suite, cette prétention est d’un comique admirable, car s’il existe deux personnes totalement à l’opposé l’une de l’autre, ce sont bien Guglielmo, terre-à-terre, bon vivant, parfois grossier, et sa fiancée Fiordiligi, une vraie héroïne de tragédie, aristocratique dans l’âme. L’incongruité de ce couple apparaissait certainement avec encore plus d’évidence aux spectateurs de l’époque, qui connaissaient les chanteurs et les « emplois » – au sens théâtral du terme – dans lesquels on les faisait jouer. Le rôle de Guglielmo, tenu par une basse bouffe, était ce qu’on appelait un buffo caricato, avec la nuance de caricature qu’implique l’appellation. Fiordiligi était chantée par la prima donna, la star de la troupe, une chanteuse plus douée pour les rôles sérieux que pour la comédie, et dotée d’une voix extraordinairement étendue, aussi bien dans l’aigu que dans le grave. Dès que le spectateur comprend qu’ils sont fiancés, il devient clair que le couple est condamné d’avance. Le mauvais appariement est tout aussi flagrant dans le cas de Ferrando et Dorabella, dont ne correspondent ni les caractères, ni les tessitures : il est ténor, elle est mezzo soprano ; il vit ses sentiments sur le mode de la sublimation, elle est avant tout une nature sensuelle et impulsive.
Mensonge et ignorance de soi
La caractérisation musicale des deux garçons commence à s’affirmer au début du troisième numéro de la partition, le troisième des trios initiaux, lorsque Ferrando et Guglielmo se demandent ce qu’ils feront de l’argent que leur rapportera leur pari. « Je veux donner à ma déesse une belle sérénade », dit Ferrando, à quoi Guglielmo répond : « En l’honneur de Vénus je veux donner un banquet ». Mozart traduit cela fidèlement en langage musical : le ténor chante une longue période aux phrases parfaitement équilibrées, selon une rhétorique impeccable, alors que la basse bouffe se contente d’une ligne peu mélodique, procédant par petits segments de phrase séparés les uns des autres.
Après un tintamarre de l’orchestre rappelant que les garçons sont des militaires, le décor change, et l’on passe sans transition du café à un vaporeux bord de mer. Les deux filles (âgées de « quinze ans », comme le dira leur servante) sont perdues dans la contemplation des portraits de leurs fiancés. Mozart leur donne une musique assez proche de celle d’Elvire dans la scène de Don Giovanni où elle chante son aspiration à retrouver Don Juan, aspiration illusoire depuis qu’elle sait que son mariage avec lui ne vaut plus rien. Les deux soeurs de Così sont dans le même état de langueur, que souligne la sonorité onctueuse des clarinettes. Mais bien vite elles révèlent leur vraie nature, ou plutôt Mozart la révèle à leur place. En effet, elles prononcent, dans la seconde partie de leur duo, un serment qui n’est pas innocent : « Si mon coeur en aime un autre, que le dieu Amour me fasse souffrir à jamais. » C’est précisément ce qui va leur arriver au second acte, et Mozart nous le dit par une musique guillerette et dansante, sans le moindre rapport avec des paroles convenues. Juste après, Fiordiligi déclare : « ce matin je ferais volontiers la folle », et c’est sans doute à partir de cet aveu prémonitoire que Mozart a conçu sa musique, plutôt que sur une promesse de fidélité rabaissée au statut de cliché.
Dès cette deuxième scène, et grâce au pouvoir révélateur de la musique, les dés sont jetés : on sait que les deux filles se mentent à elles-mêmes, et il n’y a plus qu’à attendre le moment où leur naturel reprendra le dessus. Mais il ne s’agit que d’un mensonge inconscient, alors que les hommes, eux, vont mentir pour de bon. C’est ce qui se produit dès la troisième scène, car juste après le duo des filles fait irruption un Don Alfonso submergé par l’émotion, trop affolé pour arriver à tenir un propos cohérent : « Je voudrais dire, et je n’en ai pas le courage », et le reste de son petit air est à l’avenant. Don Alfonso adopte tous les attributs du pathétique (tonalité mineure, hoquets dans l’orchestre, sanglots dans la voix) pour ne rien annoncer du tout. Le spectateur, qui a déjà pris la mesure du cynisme inhérent au personnage dans la longue scène du début, sait pertinemment que tout ce pathos est de la pure comédie ; les filles, elles, n’y voient que du feu – du reste, si elles comprenaient jamais quelque chose à ce qui leur arrive, l’opéra n’aurait pas lieu d’être.
Nous n’en sommes encore qu’au cinquième numéro de la partition, et Mozart a déjà donné deux exemples de décalage entre la musique et les paroles, chacun présenté sur un mode différent. Le premier, dans le duo des femmes, peut être qualifié d’ironie musicale, dans la mesure où la musique contredit les paroles, en abaisse la portée jusqu’à l’absurde. Le second type de décalage, celui qui se manifeste dans l’air de Don Alfonso, reste fidèle au sens des paroles, mais consiste à en exagérer démesurément l’effet ; ce type de procédé emphatique relève du burlesque et fonctionne comme un signal, avertissant l’auditeur que le personnage est en train de mentir. Les deux procédés auxquels on vient d’assister – ironie et burlesque – sont encore mobilisés à de nombreuses reprises par Mozart tout au long du premier acte et pendant une partie du second. Ils ne sont pas difficiles à repérer car en général les paroles sont teintées elles-mêmes de parodie, et le jeu des chanteurs peut lui aussi faire ressortir l’extravagance des personnages, qu’elle soit involontaire (pour les filles) ou qu’elle fasse partie de leur stratégie (pour les hommes). Mais il n’est pas inutile de signaler encore d’autres clins d’œil que le librettiste et le compositeur adressent ainsi au spectateur par-dessus l’épaule de leurs personnages.
Les exemples les plus simples à décrypter sont ceux où les garçons font leurs premières armes comme soupirants éplorés. Ils ne s’expriment que par phrases toutes faites, comme lorsqu’ils se lancent dans une kyrielle d’images éculées – yeux resplendissants, vives étincelles, papillons amoureux et agonisants – poncifs qui restent provisoirement sans effet. Non que les filles décèlent la moindre anomalie dans tout ce fatras pseudo-poétique, mais elles ne sont encore pas suffisamment remises du départ de leurs fiancés pour pouvoir entendre quoi que ce soit. Et lorsqu’elles se rebellent contre cette intrusion dans leur intimité, elles protestent elles aussi par formules toutes faites, comme si elles récitaient des leçons de morale où se mêlent la pruderie chrétienne et l’emphase de la poésie épique.
C’est ainsi qu’il faut entendre les airs de Dorabella et de Fiordiligi au premier acte : comme des parodies, que le public pouvait reconnaître d’autant plus facilement que l’usage incongru du style tragique (celui de l’opéra seria) dans l’opéra buffa était un procédé courant de l’opéra-comique italien. La première à se livrer à l’exercice – car il y entre une bonne dose d’ostentation – est Dorabella, pour se plaindre du départ à la guerre de son fiancé. Nul ne conteste que l’on puisse en éprouver une terrible inquiétude, mais Dorabella, dans « Smanie implacabili » (« Tourments implacables ») en fait trop, au sens d’un acteur qui surjoue. Le simple fait qu’elle convoque les Euménides dans un air adressé à sa servante montre bien la dimension burlesque du morceau. Mozart, lui, joue le jeu du style sérieux le plus strict, avec cependant une certaine outrance dans la fixité de la figure d’accompagnement, qui, là encore, va trop loin pour ne pas prendre un air un peu baroque, au double sens du terme – ridicule et musicalement archaïque.
Le premier air de Fiordiligi, « Come scoglio immoto resta » (« De même que le rocher reste immobile ») est plus complexe que celui de sa soeur, puisque c’est maintenant la prima donna qui est en représentation, pour ainsi dire. Mozart s’y amuse à divers procédés burlesques, dont le plus voyant est la formidable poussée vers l’aigu sur les mots « e la tempesta », au point d’arrêter net l’élan héroïque du début. Le point d’orgue placé à cet endroit est d’autant plus absurde que la phrase n’est pas terminée, comme si on mettait un point final entre les deux termes d’une comparaison. Autre facétie musicale, « e la tempesta » est énoncé, dans la reprise, dans l’extrême grave au lieu de l’extrême aigu : autant dire, selon les conventions du XVIIIe siècle, que des paroles susceptibles d’une mise en musique aussi diamétralement opposée n’ont plus guère de sens.
Examinons encore un dernier exemple d’ironie musicale, puisque la beauté de la musique risque toujours de faire écran à la malice que Mozart y a mise. Il s’agit du début du finale du premier acte : dans un « giardinetto gentile » (un « joli petit jardin »), les filles, débarrassées pour un temps de leurs soupirants imprévus, s’accordent un instant de méditation. Leurs paroles sont d’un tragique achevé, puisque la vie n’est plus pour elles, désormais, qu’une « mer pleine de tourments ». On pouvait attendre ici une musique sombre, en mineur, faisant un sort particulier à des paroles comme « tormento », « pene », « languir ». Or Mozart semble s’être fixé une toute autre priorité, celle de rendre l’atmosphère voluptueuse du «giardinetto gentile», peuplé sans doute d’oiseaux qui volètent autour des jeunes filles – si l’on veut bien comprendre ainsi le ramage des deux flûtes à la tierce, auxquelles répondent en écho des bassons un peu farceurs. Quant au duo des deux voix de femme, il est d’une douceur ouvertement sensuelle, à peine troublée par quelques soupirs. Ce que nous dit ici la musique, pour résumer, ressemble à la réaction de Despina lorsque Fiordiligi s’exclame « Il me semble que j’irais me faire enterrer vivante ! », à quoi sa servante répond : « Vi par, ma non è ver » (« C’est ce qu’il vous semble, mais ce n’est pas vrai »).
Pour faire tomber les masques, Alfonso, avec l’aide de Despina déguisée en docteur, emploie un moyen déloyal, mais d’une efficacité imparable aux yeux du philosophe matérialiste qu’il est : il provoque, entre les filles et les garçons, un contact physique. L’expédient n’est pas d’une subtilité exagérée puisque Despina, sous les traits d’une sorte de docteur Messmer, demande aux filles d’apposer leurs mains sur les corps inertes de leurs soupirants. Ce n’est pas l’aimant du charlatan qui guérit à lui seul les garçons de leur faux empoisonnement : il faut surtout que les filles tiennent les garçons par le front, et Mozart, toujours narquois, souligne bien quel est l’enjeu en répétant « tenete forte, forte, coraggio ». La musique, comme toujours dans les scènes bouffonnes, avance à grande vitesse, mais l’orchestre, avec ses crescendos subits, nous dit clairement que la médecine des corps produit l’effet espéré. Le courant passe, et pour qui trouverait l’expression triviale, rappelons que l’affirmation d’un déterminisme venu du corps fait alors partie des théories en circulation dans toute l’Europe – L’Homme machine de La Mettrie, par exemple, a été beaucoup lu au XVIIIe siècle, et la mise en avant des mécanismes physiologiques, pour être moralement audacieuse, pouvait faire partie de l’horizon philosophique d’un spectateur moyen.
Affinités électives
Le second acte, par contraste avec le premier, est dominé par le langage de l’authenticité, avant que la fausse cérémonie de mariage qui constitue le second final ne rétablisse de diverses manières le mode parodique. Le changement majeur est que les garçons et les filles, jusque-là inséparables, se retrouvent maintenant placés devant leurs responsabilités ; et si l’ «analogie d’humeur», dans la bouche de Guglielmo, était une pure facilité de langage, les filles, elles, ne se trompent pas sur l’identité de l’âme sœur. Il est vrai que les derniers travaux d’approche restent laborieux – sinon, les « amants » n’auraient pas besoin de suivre l’« école » de Don Alfonso –, mais Dorabella et Guglielmo, une fois en tête-à-tête, ont tôt fait de passer aux choses concrètes. Fiordiligi fait davantage attendre Ferrando, mais dès leur première promenade elle est clairement tombée sous son emprise. Aux simagrées du premier acte succèdent donc des situations où les personnages sont mis à nu, au point de créer chez le spectateur un certain trouble devant l’étalage d’une intimité si inhabituelle à l’opéra.
Tout l’intérêt de cet « heureux changement », le « cambio felice » que chantent Guglielmo et Dorabella, vient de la capacité qu’à l’opéra, surtout entre les mains de Mozart, d’exprimer certaines catégories de caractère. Le théâtre parlé, il est vrai, dispose déjà d’atouts considérables, en particulier chez Goldoni, qui joue en virtuose des niveaux de langue pour exprimer les différences de statut social. Mais l’opéra est encore plus favorisé sur ce plan, dans la mesure où la différence entre style sérieux et style comique – opera seria, opera buffa – semble prédestinée à dépeindre la différence entre un caractère sérieux et un caractère léger. Da Ponte et Mozart avaient du reste un modèle à suivre en la matière, l’opéra La Grotta di Trofonio de Salieri (disponible aujourd’hui dans un enregistrement intégral), qui met en scène les aventures de deux soeurs au caractère opposé, l’une vouée aux choses de l’esprit, l’autre plutôt espiègle ; elles ont des fiancés qui leur correspondent, et tout se termine bien. Le second acte de Così fan tutte joue sur les mêmes paramètres, à commencer par les airs donnés à chaque personnage, et qui reflètent de manière emblématique leur véritable nature.
Le plus remarquable de ces airs est celui de Fiordiligi, « Per pietà, ben mio, perdona », qui survient au terme d’un grand récitatif avec orchestre, et en situation de monologue. Fiordiligi, déjà représentée comme une héroïne de tragédie, l’est encore bien plus lorsqu’elle est dépouillée des lieux communs qu’on lui faisait proférer au premier acte. Ce dépouillement est même rendu tangible, au début de son air, par une mélodie quasiment à nu, descendant sur les degrés de l’accord de mi majeur comme une suppliante qui s’agenouille. La forme de l’air est celle d’un rondò, qui n’est généralement utilisée qu’une seule fois dans un opéra, comme les deuxièmes airs de la Comtesse et de Donna Anna dans Le Nozze di Figaro et dans Don Giovanni. Le rondò, comme le nom l’indique, est bâti sur un certain nombre de reprises, ce qui lui donne une extension temporelle inusitée ; mais en plus, comme beaucoup de ses contemporains, Mozart allonge encore le morceau en y faisant intervenir des instruments solistes – deux cors, puis d’autres instruments à vent concertants – qui dialoguent avec la voix, soit en écho, soit par des figures décoratives parfois virtuoses. Enfin, pour donner encore plus de poids à ce magnifique moment d’introspection, Mozart fixe un tempo Adagio (donc véritablement lent) pour la première section du rondò, en rupture avec l’usage courant dans les années 1780. Et pourtant, même si la musique, ici, parle vrai, sans emphase et sans ironie, la situation est loin d’être limpide : au moment où Fiordiligi chante cet air, Guglielmo, son « ben mio », a déjà filé le parfait amour avec Dorabella, ce qui rend bien dérisoires les remords de Fiordiligi. Vingt minutes plus loin, c’est elle-même qui trahira Guglielmo, faisant voler en éclats les dernières illusions qu’elle pouvait entretenir sur sa propre constance.
À l’extrême opposé, Dorabella, toute à la joie de sa nouvelle liaison amoureuse (laquelle, on peut le supposer, lui a ouvert de nouveaux horizons), chante une gigue pleine d’entrain, « È Amore un ladroncello » (« Amour est un petit voleur »). Elle a droit, elle aussi, à des instruments concertants, ici des clarinettes volubiles, mais pour filer une métaphore libertine que n’aurait pas reniée Despina. L’analogie entre cet air et ceux de la servante est d’ailleurs riche de sens : Dorabella, quelle que soit sa classe sociale, est foncièrement associée au style populaire. Autant sa soeur se meut dans les régions de l’amour sublimé, autant Dorabella a les pieds sur terre, et une pleine conscience de son corps. Le « Vésuve » qu’elle dit sentir dans sa poitrine au moment où Guglielmo lui passe le collier autour du cou est un volcan qui ne semble pas près de s’éteindre. Quant à Guglielmo, il est si parfaitement à l’aise dans son nouveau rôle que son grand air du second acte, « Donne mie, la fate a tanti » (« Chères femmes, vous jouez des tours à tant d’hommes »), qui semble lui aussi dérivé du bon sens populaire de Despina, vient comme une confirmation plus que comme une nouveauté – mais une confirmation éclatante, dans laquelle Mozart fait jouer tous les ressorts du style de l’opéra buffa. Peu de temps après, quand Guglielmo est trahi à son tour, il a déjà chanté les deux airs auxquels il a droit, comme si sa nature intrinsèquement comique le privait de la capacité à exprimer musicalement autre chose que la bonne humeur ou la bouffonnerie.
Ferrando, enfin, est confronté à une délicate obligation : faire tomber une femme dont la déclaration de fidélité à Guglielmo, dans « Per pietà, ben mio », montre le tourment, mais pas la disposition à trahir. Le duo « Fra gli amplessi in pochi istanti » (« Bientôt, dans les bras de mon fiancé »), est d’une beauté d’autant plus troublante que Ferrando est toujours censé jouer la comédie. Cet assaut final sur une femme qui se refuse est mené sous le regard attentif de Don Alfonso et de Guglielmo, eux aussi transformés, comme les spectateurs de l’opéra, en observateurs indiscrets, si ce n’est en voyeurs. L’une des grandes idées de ce morceau est de faire croire à Fiordiligi qu’elle est seule en scène, et qu’elle va donc pouvoir se lancer dans une troisième grande déclaration de fidélité. L’irruption de Ferrando, dans le mode mineur, la déstabilise si profondément qu’elle ne reprend pied que dans une tonalité éloignée, signifiant qu’elle a perdu la maîtrise de la situation. C’est Ferrando qui opère le retour à la tonalité de départ pour son dernier plaidoyer, et prouve par-là que c’est désormais lui qui a la situation en main. Ce moment sublime, teinté de ferveur religieuse, débute sur le fond d’un orchestre réduit aux cordes seules ; l’intervention du hautbois solo n’en est que plus magique, au moment où Fiordiligi, vaincue, dit « Fais de moi ce que tu veux ». Le paradoxe est qu’à aucun moment il n’est précisé explicitement que Ferrando soit sincère ou amoureux, car il est toujours officiellement en service commandé ; il a, de plus, un compte à régler avec Guglielmo, qui non seulement lui a soufflé sa fiancée mais qui a émis des doutes sur son « mérite » – au spectateur de deviner de quel mérite il s’agit. Quelles que soient les motivations de Ferrando, Mozart ne pouvait faire autrement que rechercher l’intensité maximum, car le pouvoir de la musique se confond ici avec le pouvoir de séduction d’un homme : seule la plus belle musique possible peut rendre la capitulation de Fiordiligi psychologiquement crédible.
Le comique et le sublime
Ces ambiguïtés mises à part, on peut difficilement nier que la formation des nouveaux couples corresponde, chez les garçons aussi, à un vrai désir (pour Guglielmo) et à de vrais sentiments (pour Ferrando), même s’il y a quelque chose de dérisoire à spéculer sur des non-dits, qui plus est des non-dits de personnages imaginaires. Mais la concordance des tessitures suffit à elle seule à nous convaincre que les vrais couples sont les seconds, ceux qu’ont choisis les filles. On conçoit, dès lors, avec quelle brutalité Don Alfonso, en restaurant d’autorité les couples du départ, enfreint un principe fondamental du théâtre du XVIIIe siècle, celui selon lequel « il faut s’aimer pour s’épouser » (termes employés dans un opéra-comique des années 1760). Il aurait été plus logique de permettre l’accord des sentiments et des caractères, d’autant que le mariage de Ferrando avec Fiordiligi et de Guglielmo avec Dorabella n’aurait rien eu de choquant : au contraire, leur union aurait rétabli l’alliance convenable, sinon des classes sociales, du moins des styles qui leur correspondent. En montrant que la société, incarnée par Alfonso, est foncièrement cruelle, Da Ponte et Mozart auraient-ils fait un opéra politiquement incorrect ?
Le librettiste, par la bouche de Don Alfonso, nous donne deux interprétations plus simples, qu’il serait imprudent d’écarter comme exagérément conventionnelles. La première est la théorie de ce qu’on appellera la « perte des illusions », faute d’un meilleur terme pour traduire « dinsinganno » : « Ce qui pour vous a été une tromperie », dit Alfonso aux filles dans l’explication finale, « a servi à détromper vos fiancés ». Autrement dit, l’illusion qu’a été la comédie des travestissements aura eu un effet bénéfique, celui de révéler une vérité, et l’on voit bien que cette vérité s’étend au-delà de la démonstration de l’inconstance des femmes. La seconde interprétation que donne Da Ponte est à chercher dans la morale finale : « Ce qui fait souvent pleurer les autres sera pour le sage une raison de rire. ». Outre que ces deux interprétations proviennent du texte même, elles présentent un grand intérêt, qui réside dans leur lien direct avec la nature du théâtre. Le théâtre est un révélateur, dit d’abord Don Alfonso, et toute révélation ne peut être que salutaire. Ensuite, ce n’est pas le sujet qui fait qu’une pièce est une comédie ou une tragédie, mais la manière dont on le traite. Pour que cette proposition prenne tout son sens, il fallait que le dénouement puisse être éventuellement compris comme une tragédie ; il fallait aussi, inversement, que l’appartenance de Così fan tutte à l’opéra buffa soit affirmée sans équivoque, ce qui explique l’abondance des passages farcesques et drolatiques tout au long de la pièce.
L’une des caractéristiques de l’opéra-comique italien, justement, est que la musique peut s’y donner libre cours. Les auteurs du XVIIIe siècle insistent de manière unanime sur cet aspect : un opera buffa ne doit pas être jugé d’après les critères rationnels du théâtre parlé, mais il doit être pris pour ce qu’il est, à savoir une pièce dont le principe de construction est d’exploiter au maximum les pouvoirs expressifs de la musique. Au moment de composer Così fan tutte, Mozart avait déjà amplement profité de cette latitude laissée au compositeur, par exemple avec tous les morceaux proprement musicaux des Nozze di Figaro (comme la chanson de Chérubin ou le fandango), ou en donnant à certains instants de l’action une immense dilatation temporelle. Il y a un semblable « moment musical » dans Don Giovanni lorsque Donna Elvira, Donna Anna et Don Ottavio, juste avant de participer à la scène du bal, adressent au Ciel leurs prières – ce qu’on appelle le Trio des masques. Mais Così, dont l’action comporte beaucoup moins de rebondissements que les deux opéras précédents, laisse encore davantage d’espace aux développements musicaux, même s’ils ne donnent jamais l’impression de temps morts. Que ces morceaux soient empreints d’ambiguïté tient à la nature d’une intrigue où tous les personnages, à part Don Alfonso, sont dépassés par le rôle qu’on leur fait jouer.
Le premier de ces moments musicaux est le second des quintettes des adieux, un morceau déchirant encadré par deux énoncés tonitruants du choeur « Bella vita militar ». Le simple fait qu’il y ait deux quintettes pour jouer le faux départ des militaires est en soi un indice, car la règle d’or de l’opéra, dans les années 1780, est la rapidité : rien, autant que possible, ne doit faire obstacle au déroulement réaliste de l’action. Certes, le second quintette ne dit pas exactement la même chose que le premier, car cette fois-ci les personnages vont vraiment se dire « addio ». Mais Mozart fait durer le plaisir, même si l’indication de tempo, Andante à quatre temps, ne suggère pas la lenteur. Le morceau commence sur le mode du pathos, avec l’indication « piangendo » (« en pleurant ») pour les deux filles ; Mozart s’en approche au plus près, avec une diction entrecoupée et des sanglots aux violons, à charge pour les interprètes d’y mettre ou non un tantinet d’exagération. Le temps semble momentanément suspendu et le sens du mouvement ne réapparaît que lorsque Fiordiligi, dans une courbe mélodique d’une extrême sensualité, demande à Guglielmo de lui être fidèle. Les clarinettes ajoutent à l’émotion en faisant leur entrée au moment où les quatre amoureux chantent ensemble : la sonorité qui en résulte incarne avec un troublant pouvoir la chaleur des deux couples qui s’embrassent au moment de la séparation. Les cadences rompues se succèdent, comme pour retarder sans fin le moment tant redouté. Mais tout ceci, nous dit Alfonso, est de la comédie : non seulement parce que les hommes ne partent pas vraiment, mais parce que les femmes exigent des serments qu’elles-mêmes ne tiendront pas. Son aparté sardonique, « Je crève si je ne ris pas », pourrait détruire l’émotion dominante, mais il n’en est rien, tant son intervention et discrète, tardive, et intégrée à l’harmonie de la cadence finale.
Peu après vient un autre morceau d’une miraculeuse beauté, le trio « Soave sia il vento », chanté par Alfonso et les deux filles alors que s’éloigne la barque qui emmène les soldats. Mozart s’y est certainement souvenu d’un autre morceau sur le même sujet, le choeur idyllique « Placido è il mar, andiamo », dans son Idomeneo, qui prépare l’embarquement d’Idamante et d’Ilia pour la Grèce. Le point commun est la tonalité inhabituelle de mi majeur, mais le traitement du thème de la mer est ici totalement différent : point de rythme de barcarolle, mais un murmure quasiment ininterrompu des cordes, évocateur d’un flux hypnotique et serein, soutenu par des accords statiques aux instruments à vent. L’effet de beauté provient aussi de l’alliage des deux voix de femme à la tierce et à la sixte, dont Mozart ne se lasse pas, dans Così fan tutte, d’exploiter la vibration lumineuse. Puis vient l’intrusion d’une autre réalité, plus sournoise que les apartés d’Alfonso dans le quintette, mais tout aussi perturbatrice : lorsqu’arrivent les mots « i nostri desir », Mozart introduit une harmonie trouble et inattendue, dont la résolution reste un moment incertaine. De quel désir s’agit-il donc ? Pas seulement de voir les fiancés arriver à bon port, et la surinterprétation qu’apporte Mozart est lourde de sous-entendus sur la suite des événements.
Le dernier des moments à la fois enchanteurs et paradoxaux de Così fan tutte est le quatuor du toast, pendant les préparatifs du faux mariage dans le finale de l’acte II. Mozart y réédite le coup de maître du quintette des adieux en combinant l’expression d’une fusion sentimentale avec un élément de discordance qui ajoute une touche comique et contradictoire. Le trouble-fête, ici, est Guglielmo, qui refuse de se joindre au canon que chantent les trois autres personnages – sa tessiture de basse, d’ailleurs, l’empêcherait de chanter dignement une mélodie qui monte au la bémol aigu. Le quatuor «E nel tuo, nel mio bicchiero» (« Dans ton verre, dans le mien ») est porté par une texture orchestrale pleine de ferveur qui rappelle le plaidoyer final de Ferrando dans son duo avec Fiordiligi ; à quoi s’ajoute l’écriture des voix en canon, créant une douce euphonie dont on voudrait qu’elle se poursuive à l’infini. Mais, comme toujours, le ver est dans le fruit : illusion que tout cela, y compris peut-être pour Ferrando, dont rien ne dit qu’il soit en train de jouer la comédie. Guglielmo, donc, dans la logique de son personnage buffo, entre en dissidence : non seulement il manque son entrée dans le canon mais il chante à la place une absence de mélodie, puisqu’il se contente de bougonner en style de récitatif (« Si elles pouvaient boire du poison ! ») tandis que les trois autres voix déroulent imperturbablement les volutes sublimes du canon. Une fois de plus, l’effet est musical, et démontre l’habileté avec laquelle Da Ponte a tendu la perche à Mozart, convaincu d’avance qu’il en naîtrait un nouveau miracle.