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Curlew River BRITTEN Opéra

Du 26 au 29 avril 2016

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Présentation

Affiche Curlew River

Distribution

Curlew River
La Rivière aux Courlis
Parabole d’église pour sept instruments op. 71
Créée à l’église d’Orford, Suffolk, le 2 juin 1964

LIVRET William Plomer, d’après la pièce de théâtre Nô Sumida-gawa de Juro Motomasa
MUSIQUE Benjamin Britten

CHŒUR DE L’OPÉRA DE DIJON (HOMMES)
MAÎTRISE DE DIJON

DIRECTION MUSICALE Nicolas Chesneau
MISE EN SCÈNE Guillaume Vincent
SCÉNOGRAPHIE Pierre - Guilhem
COSTUMES Fanny Brouste
LUMIÈRES Kélig Le Bars
ASSISTANT À LA MISE EN SCÈNE & RÉGIE DE SCÈNE David Herrezuelo
ASSISTANT À LA SCÉNOGRAPHIE Élodie Dauguet
CHEF DE CHANT Marine Thoreau La Salle
CHEF DE CHŒUR Anass Ismat
CHEF DE LA MAÎTRISE Étienne Meyer

LA FOLLE James Oxley
LE PASSEUR Benjamin Bevan
LE VOYAGEUR Johnny Herford
L’ABBÉ Vincent Pavesi
L’HOMME Léo Misset
L’ENFANT Josué Albert & Mathéo Gillet (en alternance)
VAUTOURS Les Ailes de l’Urga

ORGUE Marine Thoreau La Salle
COR Guillaume Tétu
HARPE Chloé Ducray
ALTO Gilles Deliege
FLÛTE Anne Romeis
CONTREBASSE Émilie Legrand
PERCUSSIONS Pierre Olympieff

RÉALISATION DES DÉCORS Opéra de Dijon et Eclectik ScénO
RÉALISATION DES COSTUMES Opéra de Dijon

PRODUCTION Opéra de Dijon

Au Moyen-Âge.

Un groupe de moines s’avance en chantant un cantique. L’Abbé annonce que les frères réunis vont présenter un Mystère, dont l’action se situe aux abords de la Rivière aux Courlis, dans la région du Fens, et offre un signe édifiant de la Grâce Divine. Les moines prennent place, chacun à son rôle et à son instrument, et commencent la représentation.

Au bord de la Rivière aux Courlis, qui sépare l’Ouest et l’Est, un Passeur permet aux voyageurs de traverser. Ce jour est un jour particulier : un pèlerinage a lieu de l’autre côté du fleuve, auprès d’une tombe miraculeuse aux pouvoirs curatifs.

Un Voyageur, qui veut franchir le fleuve, s’approche. Alors qu’il s’apprête à prendre pied dans le bac, une voix étrange se fait entendre. C’est la Folle, qui dit venir des Montagnes Noires.

Le Voyageur l’a aperçue plus haut, alors que ses paroles incohérentes excitaient les rires des passants.

Le passeur qui souhaite la voir de près retarde le départ du bac. La Folle arrive près des berges en poursuivant un récit désordonné et obscur. Peu à peu, on comprend qu’elle est à la recherche de son fils disparu. Elle souhaite, elle aussi, franchir la rivière. Le Passeur accepte, à condition qu’elle les divertisse de son chant.

Une fois tous embarqués, ce dernier fait le récit des événements qui, un an auparavant, ont donné naissance au pèlerinage.

Un an plus tôt, jour pour jour, il a embarqué un voyageur étranger accompagné d’un enfant de douze ou treize ans, que l’homme disait avoir acheté comme esclave. Après la traversée, le garçon, très faible et malade, n’avait pu aller plus loin et s’était allongé sur le sol. L’ayant d’abord battu, l’étranger l’avait finalement laissé là et s’était éloigné. L’enfant raconta alors venir des Montagnes Noires et avoir été enlevé à sa mère par l’étranger. Se voyant mourir, il demanda à être enterré à cet endroit, et qu’un if soit planté auprès de sa tombe. Depuis, les gens de la Rivière le révèrent comme un saint, et recueillent la terre de sa tombe pour soigner les malades. Plusieurs fois, son fantôme leur est apparu.

Pendant le récit, la Folle a progressivement fondu en larmes. Aux questions qu’elle pose une fois le bac parvenu à l’autre rive, le Passeur, le Voyageur et les Pèlerins comprennent qu’elle est la mère de l’enfant. Désespérée, la Folle se laisse conduire jusqu’à la tombe où elle commence une prière muette. L’Esprit de l’enfant apparaît alors et lui annonce qu’au jour de la Résurrection, ils seront à nouveau réunis au ciel. Transfigurée, la Folle est ainsi guérie de sa folie.

Reprenant la parole, l’Abbé annonce la fin du Mystère.

Les moines se retirent en reprenant le cantique.

Entretiens

Comment avez-vous abordé cette oeuvre, qui à travers cette double filiation du théâtre Nô et du mystère médiéval se trouve aux antipodes des codes du théâtre de la tradition occidentale moderne ?

Ma première envie a été de déjouer en quelque sorte cette filiation. C’est au départ une oeuvre conçue pour être jouée dans une église, dans un lieu qui n’est pas fait a priori pour le théâtre, un lieu sans décor, où l’aspect visuel est réduit au minimum. On voit bien que dans cette partition, tout se joue essentiellement à base de récit, comme dans certaines pièces de Brecht, et pas dans l’évocation d’images. Nous la donnons ici dans un théâtre, et il m’a donc semblé très rapidement qu’il fallait emmener cette oeuvre ailleurs que dans sa forme et son fonctionnement d’origine. C’est pourquoi j’ai choisi une approche très illustrative, une sorte de naïveté et de premier degré, dans laquelle, avec cette utilisation de l’avant-scène comme lieu d’action et du plateau comme lieu d’apparition d’images, on donne à voir ou évoque visuellement de manière onirique — ou cauchemardesque — les événements qui sont narrés. C’est une sorte d’espace mental, des sortes de visions dont on ne sait pas vraiment si elles sont des souvenirs ou des irruptions fantasmatiques, un peu comme dans certains films en noir et blanc de Bergman. Une manière d’entrer dans la psyché de la Folle, de voir les images qui l’habitent et l’obsèdent, de donner corps et forme à son angoisse.

C’est du reste une musique qui se fait très souvent illustrative, dans laquelle Britten évoque directement et « représente » de manière auditive et figuraliste des éléments concrets, comme le mouvement régulier des rames du Passeur.

Tout à fait. Et nous avons vraiment la volonté d’inscrire ces images qui apparaissent à l’arrière-plan dans quelque chose qui colle parfaitement avec la musique. Ces nuages qui défilent, par exemple, sont là notamment pour donner la sensation de cet écoulement, de ce mouvement de la rivière qui irrigue toute la partition et lui donne sa temporalité propre. Nous essayons avec ces images, à chaque fois, d’accentuer les effets de la musique, d’entrer en résonance avec elle.

Curlew River est une oeuvre relativement brève si on la compare aux durées habituelles dans le répertoire lyrique, et qui pourtant offre une sorte de dilatation ou de suspension du temps. Est-ce un aspect qui vous a posé problème ?

Non, car en fait, je trouve que c’est une oeuvre qui avance très vite. Elle est certes conçue à base de récits, mais dans ces récits il se passe toujours quelque chose qui capte l’attention, même lorsqu’il s’agit d’images poétiques surprenantes et incongrues, comme dans le premier récit de la Folle. Ce début, avec la procession des moines et cette longue adresse de l’Abbé, semble préparer le spectateur à une action très lente, très recueillie. Je crois que c’est en fait une fausse piste, car en vérité, dès la première réplique du Passeur, l’histoire ne cesse d’avancer, avec très peu de digressions, d’à-côtés. Tout va dans le même sens et la même direction, vers la révélation finale, de manière très pure.

En fait, une fois qu’on sait que la Folle cherche son enfant et que le Passeur fait le récit des événements de l’année précédente, on comprend vite de quoi il retourne. La ligne de l’histoire vise à révéler, à dévoiler quelque chose qui était déjà contenue en elle, ce qui est typique du théâtre Nô. Elle ne joue pas sur une forme de suspens.

En réalité, le véritable coup de théâtre, c’est lorsqu’on entend la voix de l’enfant. Au point où nous en sommes dans le travail de mise en scène, cet instant est traité dans une forme de fixité absolue, comme si on passait dans un mode d’oratorio, pour laisser le miracle se produire. La voix de l’enfant — on n’a eu jusque-là que des voix masculines — fait irruption véritablement comme un esprit, puisque sa première phrase est presque couverte par la masse instrumentale. On est obligé de tendre l’oreille, d’être dans l’attente et dans la surprise, comme face à un miracle.

On est aussi avec ces personnages anonymes, simplement désignés par leur fonction, très loin du caractère psychologique qui prévaut dans le théâtre occidental.

On est en effet dans une représentation de la folie très loin de l’imagerie occidentale de la femme hystérique qui s’arrache les cheveux de manière très démonstrative. La folie est ici représentée presque hors-champ, par la musique, dans une épure de signe et de geste. Ce que nous avons trouvé pour l’instant de plus convainquant scéniquement, c’est cette Folle qui marche comme sur un fil, très lentement, toujours au bord du déséquilibre, comme si elle était toujours un peu à côté. La mettre dans une robe un peu chic, c’est aussi un moyen de la mettre en décalage avec ce décor de paysage désolé, comme la résurgence d’un luxe un peu passé.

Ce type de personnage sans psychologie a-t-il une conséquence sur votre travail de direction d’acteur ?

La musique prend déjà tellement en charge l’expression du personnage, par exemple la rudesse et la bonhommie pour le Passeur, que j’ai le sentiment qu’il faut là aussi aller du côté de l’épure, en enlevant plutôt qu’en ajoutant. Le seul autre personnage énigmatique de la pièce, avec la Folle, est le Voyageur. Il transporte une histoire qu’on ne connaît pas vraiment : il est fatigué, il a affronté des périls, on sent qu’il fuit quelque chose. Pourquoi prend-il ce ferry ? Il reste très mystérieux. Les deux arrivées du Voyageur et de la Folle se répondent d’ailleurs de manière très étrange.

Il y a un élément très présent dans la pièce, qui est une transposition et un ajout de Britten lui-même, qui est l’élément chrétien.

C’est la forme la plus évidente et claire qu’il choisit pour parler de la transcendance, de cette attente et de cette question de la possibilité du miracle. Ils s’incarnent ici dans une forme chrétienne, mais posent la question beaucoup plus largement, d’une manière plus philosophique, qui concerne chrétiens comme non-chrétiens. C’est pour cela que les moines ne sont pas traités ici en robes de bure, cordons et sandales. L’idée est d’en faire une sorte de monde qui évoque de manière allusive toute l’humanité qui a voyagé au cours du XXe siècle : les migrants italiens au début du siècle vers les États-Unis, les Juifs dans les années trente, les Boat-People, les Syriens aujourd’hui. Une sorte de condensé d’humanité, de gens qui attendent le miracle, qui espèrent, qui investissent toute leur vie dans ce voyage. L’action se situe déjà dans le livret à une frontière entre deux mondes, un lieu de passage qu’on ne fait que traverser, où l’on ne s’arrête pas. C’est évidemment quelque chose qui prend une acuité particulière avec l’actualité. Mais c’était là dès l’origine du projet, c’est une image qui a précédé l’événement.

Propos recueillis par Stephen Sazio, dramaturge de l’Opéra de Dijon

Le livret de Curlew River prend sa source dans une pièce de théâtre Nô et la transpose dans la forme d’un mystère médiéval. Y a-t-il musicalement des éléments qui relèvent de ces deux traditions ?

Ce qui est très clair, c’est qu’il n’y a pas d’emprunts musicaux directs au Nô. On connaît précisément le parcours de Britten lors de son voyage au Japon de 1956. Il a bien sûr assisté à cette pièce de Nô, Sumida-gawa, qu’il a d’ailleurs demandé à revoir à la fin de son séjour. Mais il a également assisté à des concerts de Gagaku, la musique de cour japonaise, qui est une musique qui fait appel à un instrumentarium plus conséquent que le Nô — où l’on ne trouve que la flûte et des percussions — et dont la nomenclature de Curlew River se rapproche de manière plus évidente. Et notamment à travers un des instruments les plus représentatifs de cette musique, le sho, un orgue à bouche dont Britten ramènera un exemplaire au Royaume-Uni, ainsi qu’une méthode d’apprentissage. Tout le début de Curlew River — en particulier l’arpeggiando qui ouvre la partition — dérive directement des accords en mode pentatonique typiques de cet instrument, dont le « représentant » dans l’opéra est un orgue de chambre.
On sait aussi qu’il a pu assister à un concert de shamisen — cette sorte de luth japonais à très long manche — et voix. Et même si la harpe était depuis longtemps un instrument fétiche de Britten, il est très probable que tous les passages de Curlew River où cet instrument est appelé à jouer dans les sons très secs, avec peu de résonance, produits en jouant près de la table d’harmonie, comme à l’entrée du Voyageur, sont un souvenir direct du shamisen.
Mais l’aspect sans doute le plus important emprunté à la musique japonaise, c’est son aspect hétérophonique. C’est une musique essentiellement mélodique, mais avec de subtils décalages entre les instruments qui n’entrent jamais tout à fait en même temps et produisent ainsi des superpositions aléatoires et inattendues. Cet aspect n’était pas nouveau pour lui, il s’y était déjà intéressé dans ses autres pièces, mais il atteint ici un degré particulièrement remarquable qui sort cette musique d’une pensée spécifiquement harmonique.

Quant à l’aspect de liturgie médiévale ?

C’est un choix qui vient directement de Britten. On peut suivre à travers la correspondance entre le compositeur et son librettiste William Plomer l’évolution de leur travail entre le voyage au Japon de 1956 et la création de 1964. Et c’est Britten qui, à un moment donné, va proposer de christianiser l’histoire, d’en remplacer les éléments bouddhiques, difficilement compréhensibles en Occident, par des éléments chrétiens. C’est ainsi que la prière bouddhique dite par l’enfant dans le récit du Passeur devient un Kyrie Eleison, et que le plain-chant « Custodes hominum » — repris textuellement de la tradition liturgique par Britten — vient s’intégrer au moment crucial de la révélation de l’identité de l’enfant. Par contre, le plain-chant qui ouvre et referme la pièce est une pure invention « dans le style », qui présente tout le matériel motivique que l’on va ensuite retrouver dans la pièce. Et de la même façon, il transforme la cloche que l’on donne à la folle dans Sumida-gawa par une cloche d’église.

Britten construit une dramaturgie musicale très forte en associant instruments et personnages, comme le cor pour le Passeur ou la flûte pour la Folle. Cette dramaturgie se double-t-elle d’un travail thématique en leitmotiv ?

Très clairement, oui. Le Passeur par exemple est toujours annoncé par cette sonnerie de six notes très déclamatoires qui pose ses interventions. Et même s’il y a en fait d’infimes variations entre chaque énoncé, c’est un thème très reconnaissable qui vient structurer le déroulement musical. La musique de la Folle est nourrie d’un thème de trois notes ascendant qui déjà s’oppose par son caractère aux carrures plus solides et « saines d’esprit » des autres personnages. Il y a aussi certains phrasés caractéristiques de ce personnage qui vont être repris par les autres en imitation lorsqu’ils la singent. Et puis bien sûr la musique de la rivière, qui revient quatre fois, avec des variations mais toujours très identifiable.

Il y a dans cette musique un pouvoir évocateur, un attachement au timbre, au son, à sa couleur et à sa résonance qui peut faire penser à la musique impressionniste des débuts du siècle, et à Debussy notamment, qui lui-même s’intéressait aux musiques d’Extrême-Orient comme moyen de sortir de la tradition occidentale, de la renouveler. Peut-on dire que Britten s’inscrit dans cette perspective ?

Je crois que Britten s’est précisément gardé de « faire japonais », d’offrir une relecture de la musique japonaise. Curlew River est avant tout du Britten, un Britten dans lequel ont infusé des sons, des modes, un propos artistique qui l’ont touché lors de sa découverte de la culture japonaise, mais qui ne recherche aucun « exotisme ». Si l’on parcourt sa correspondance et ses notes de voyage, plus que la musique ou les instruments, c’est le théâtre japonais dans sa globalité qui l’a interpellé, le côté distancié qu’on y trouve, le fait que le chanteur, avec la codification précise de ses gestes, n’est pas investi dans un geste réaliste et opératique mais allégorique et théâtral. Autant d’aspects qui se retrouvent dans Curlew River où l’on représente la représentation. Il s’est imprégné d’un certain nombre de choses qui ont travaillé en lui et se sont intégrées dans son travail, mais selon ses propres préoccupations. Par contre en effet, cet attachement aux modes, aux couleurs, aux timbres et au travail par petites cellules qui varient est très debussyste. S’il y a quelque chose d’impressionniste chez lui, c’est cette capacité à construire une grande fresque en partant de petites touches et en gardant ces petites touches comme focale, et où l’harmonie naît par agrégation et concaténation d’éléments mélodiques et de notes tenues et n’agit pas comme une structure sous-jacente. Mais il y a surtout, il me semble, une forme de figuralisme et de madrigalisme, qui ne visent pas l’émotion ou l’affect, mais au contraire la distanciation et la stylisation.

On se trouve avec Curlew River dans une musique où les instrumentistes ont une autonomie, où la pulsation rythmique est mouvante et les lignes asynchrones — et d’ailleurs, la partition bannit les barres de mesure. Comment dirige-t-on une telle musique, et que dirige-t-on ?

Effectivement, comme dans le Nô, nous sommes ici dans une musique qui alterne des moments très rythmiques et d’autres où la sensation de pulsation, en fonction de ce qui se dit et se passe, va se perdre et se désynchroniser. Contrairement à la musique occidentale, les évènements musicaux ne s’organisent pas dans la verticalité mais dans l’horizontalité. Les lignes musicales sont mouvantes les unes par rapport aux autres. Pour la diriger, il faut être pragmatique ! Il faut distinguer les moments où la direction est nécessaire, par exemple dans les sections stables et rigides, ou dans les passages où le nombre de chanteurs et de musiciens intervenant en même temps rend des décalages trop marqués dangereux et où on a besoin de repères autres que la simple écoute. Et puis il y a un travail important à faire pour amener les chanteurs et les musiciens à être plus que d’habitude dans l’écoute et la réaction à ce qui se passe autour d’eux. J’aimerais arriver à pouvoir me retirer le plus possible, et n’être là que pour donner une dramaturgie musicale : des silences, des moments de suspension, des moments de vivacité, porter et galvaniser l’énergie, construire une tension et une grande arche. Mais chaque soir, ce sera différent.

Vous parliez tout à l’heure de madrigalisme. Ne revenons-nous pas avec cette oeuvre à quelque chose de proche des débuts de l’opéra, de ce recitar cantando qu’on peut trouver dans L’Orfeo de Monteverdi, qui lui aussi offre une pulsation extrêmement fluide et épousant les moindres inflexions du texte ?

C’est étrange que vous posiez cette question, car je trouve qu’il y a dans cette oeuvre une très grande résonance avec le mythe d’Orphée : cette idée du fleuve à passer, avec la Folle qui doit chanter pour s’embarquer, cette présence de la mort, du retour sous une certaine forme de ceux qu’elle a emportés, puis de la perte définitive, du moins jusqu’à la résurrection. Je suis intimement persuadé que Britten avait conscience de cette proximité.
Dans tous ses opéras, Britten attache une importance capitale au récitatif, à la prosodie, que ce soit dans les récitatifs accompagnés au piano de The Rape of Lucretia ou dans cette notation extraordinaire de The Death in Venice, où dans le rôle d’Aschenbach seules les hauteurs de notes sont données mais pas le rythme, que le chanteur doit improviser selon la prosodie naturelle de la parole. Britten a composé un grand nombre d’opéras, à une époque où ce genre était désavoué ; il l’a conçu à chaque fois comme une oeuvre totale, attachant une égale importance à la musique, au livret, à la mise en scène, aux lumières, aux décors, et écrivant son oeuvre avec une idée précise de tous ces paramètres ; et il l’a renouvelé à chaque fois en proposant des solutions différentes, mais qui vont dans le sens d’une simplification, d’un plus grand naturel, d’une suppression progressive de toutes les couches qui avaient fini par ossifier le genre. Il n’est donc pas surprenant que chacun de ses opéras offre à la fois une réinvention et un retour à des formes antérieures revivifiées. Il y a à chaque fois un travail d’innovation et de décapage. Dans Curlew River cependant, la différence majeure est que cette fluidité ne vise pas à l’expression des affects, d’un sentiment personnel et individuel, mais à une plus grande distanciation. De ce point de vue, on est à l’opposé de L’Orfeo, qui offre le premier « moi » musical. Dans Curlew River, il y a au contraire une dépersonnalisation, les personnages ne sont que leur fonction : « I am the ferry-man ! », je rame et la musique figure, au premier degré, cette action. De ce point de vue, on est en effet plus proche de l’esprit collectif du madrigal que des débuts de l’opéra.

Propos recueillis par Stephen Sazio, dramaturge de l’Opéra de Dijon

 

À propos de l’œuvre

Alain Féron, compositeur et musicologue

« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »

Repères biographiques

Britten est né en novembre 1913 (le jour de la Sainte Cécile, patronne des musiciens) dans un petit port du Suffolk. Sa mère chantait et jouait du piano (elle fut son premier professeur) et son père (un chirurgien-dentiste passionné de musique) était même allé jusqu’à interdire l’introduction de la radio et du gramophone sous son toit afin de pousser sa petite famille à pratiquer cet art ! Rien d’étonnant à ce que, sous de tels auspices, le jeune Britten ne commence à composer dès l’âge de cinq ans ! Sans arrêter ses études de piano, il débute l’alto à onze ans avec celle qui sera la future dédicataire de sa Simple Symphony : Audrey Alston. Cette dernière lui fera découvrir Frank Bridge en l’emmenant à un concert où il put entendre The Sea de ce compositeur et, trois ans plus tard (en 1927) Britten devenait son élève. Il n’a encore que quatorze ans et met cette année-là en chantier un cycle de mélodies pour soprano et orchestre : Quatre Chansons Françaises sur des poèmes de Victor Hugo et de Paul Verlaine. La dédicace sera pour ses parents.

En 1929, il obtient une bourse pour étudier au célèbre Royal College of Music de Londres où il aura John Ireland comme professeur de composition. Là, Britten se fera remarquer par son intérêt pour Berg et Schoenberg dont, par ailleurs, sa Sinfonietta opus 1 pour dix instruments portera sans ambiguïté les traces assumées. Cependant, le Royal College voyait cela d’un mauvais oeil, et, lorsque Britten demandera à la bibliothèque d’acheter la partition du Pierrot Lunaire, la vénérable institution refusera de la commander. En outre, lorsque Britten obtiendra son diplôme de fin d’études (en 1932), ce même établissement ira jusqu’à déconseiller à ses parents de le laisser partir à Vienne étudier avec Alban Berg, selon le souhait exprimé par le jeune compositeur. En 1934, son quatuor pour hautbois et cordes (Phantasy op. 2) représentera l’Angleterre au Festival de Florence qu’organisait alors la Société Internationale de Musique Contemporaine. L’oeuvre sera créée par Léon Goossens en personne !

À vingt-deux ans, voici Britten engagé en tant que compositeur et directeur musical à la section cinématographique des postes anglaises (G.P.O. Film Unit) pour une série de films documentaires dont il composera la musique avec des moyens qui, bien que pour le moins limités, s’avérèrent riches en solutions musicales fort peu conventionnelles. C’est là qu’il liera connaissance avec W. H. Auden dont la première collaboration sera scellée avec Our Hunting Fathers. Ce sera en outre grâce à ce dernier qu’il rencontrera (en 1936) celui qui deviendra son compagnon et son plus fidèle interprète : le ténor Peter Pears.

C’est alors que la création de ses Variations sur un thème de Frank Bridge op. 10 (au Festival de Salzbourg de 1937) lui apporte son premier succès international. L’année suivante il signe la musique de scène de L’Aigle à deux têtes de Jean Cocteau, et compose un concerto pour piano. Sa mère venant à décéder, Britten, qui a de plus en plus de mal à accepter les atermoiements de l’Europe face à la montée du nazisme en Allemagne, décide alors que plus rien ne l’empêche de s’exiler aux États-Unis (où W. H. Auden l’a précédé). Il s’y installera avec Peter Pears peu avant la déclaration de la Seconde Guerre Mondiale.

En Amérique, il composera une opérette (écrite pour les étudiants de l’université Columbia) sur un scénario de W. H. Auden (Paul Bunyan), mais également l’un de ses chefs-d’oeuvre : Les Illuminations sur des poèmes de Rimbaud. Durant ce séjour américain (1939 - 1942), il achèvera aussi son Concerto pour violon (1939) et écrira notamment la Sinfonia da Requiem, les Sept sonnets de Michel-Ange et son Quatuor à cordes n° 1 (commande de la mécène Elizabeth Sprague Coolidge).

Retournant en Angleterre après 1942 (où il bénéficiera du statut d’objecteur de conscience), c’est sur le bateau qui le ramenait en son pays que Britten écrira A Ceremony of Carols. C’est aussi durant ce voyage que mûrit l’idée que lui avait soufflée Serge Koussevitzky de composer un opéra. Celui-ci (terminé au début de l’année 1945) ne sera autre que Peter Grimes, qui deviendra immédiatement l’emblème du renouveau de l’opéra anglais (… dont Purcell avait été le dernier représentant !). Le succès de cette oeuvre verra, dès l’année suivante, les productions de Peter Grimes se succéder (Stockholm, Bâle, Anvers, Zurich, Tanglewood). Puis, en 1947, ce sera au tour de Hambourg, Berlin, Mannheim, Brno, Copenhague, Budapest et Milan de l’accueillir. Rapidement, on traduisit cet opéra dans une vingtaine de langues et Peter Grimes fit le tour du monde… jusqu’à chez nous où il fut enfin entendu pour la première fois le 24 mars 1949, en langue française, à Strasbourg.

À la fin de la guerre (en 1946), le festival de Glyndebourne créera pour sa part un nouvel opéra de Britten (Le Viol de Lucrèce) où débutera une certaine Kathleen Ferrier. Désirant donner une pérennité à ce genre dramatique, Britten fondera ensuite l’English Opera Group (en 1947) puis se munira d’un lieu de diffusion en créant (avec Éric Crozier et Peter Pears) le festival d’Aldeburgh auquel il associera l’English Chamber Orchestra pendant les années 1960, (créations du Songe d’une nuit d’été, d’Owen Wingrave, de Curlew River) tout en assurant la promotion de ses amis musiciens : W. Primrose, Y. Menuhin, S. Richter, J. Bream, D. Fischer-Dieskau, M. Perahia, M. Rostropovitch… C’est aussi avec ce dernier que Britten entamera une fructueuse collaboration qui débouchera sur l’écriture de la Sonate pour violoncelle en 1961, se poursuivra par la composition de la Cello Symphony (en 1963) avant que de se conclure par la série des Trois Suites pour violoncelle solo (respectivement datées de 1964, 1967 et 1971). Dans les dernières années de sa vie, Britten ne composera plus (ou presque plus) que pour ce festival, consacrant le reste de son temps à son travail de pianiste et de chef d’orchestre. Signalons encore la construction (en 1967) d’une grande salle polyvalente de concert et d’opéra (The Maltings) qui donnera alors toute son envergure aux manifestations de ce festival.

Britten s’éteindra à Aldeburg dans sa maison surnommée « Red House » en l’an de grâce mille neuf cents soixante-seize.

Mise au point esthétique

Benjamin Britten est né l’année où Stravinsky faisait résonner aux oreilles d’un public parisien désarçonné les accords sauvages de son Sacre du Printemps et où Schoenberg, en dirigeant à Vienne la création des Six Pièces pour orchestre op. 6 de Webern, provoquait un tout aussi retentissant scandale (au programme il y avait, entre autres, deux des Altenberg lieder de Berg et sa propre Symphonie de chambre op. 9). Vingt-quatre années plus tard (1937) — alors que les principes de la musique dodécaphonique sérielle[1] (initiés par Schoenberg dès 1923) tentaient de donner une assise théorique au dodécaphonisme en lui appliquant les règles du contrepoint — la création des Variations sur un thème de Frank Bridge plaçait Britten sous les feux des projecteurs internationaux. Mais, même si, par extension, l’on peut dire que la série dodécaphonique s’avère être la quintessence de la variation, celles du jeune Britten sur un thème de son maître apparurent cependant bien sages en regard. Même la forme à laquelle Britten se réfère ici se tourne vers le passé avec sa structure de Suite comprenant une Marche, une Romance, un Aria italiana, une Valse viennoise, et même une Fugue ! À quoi l’on pourrait rétorquer que la cinquième des Pièces op. 23 de Schoenberg (où pour la première fois il met en pratique la série dodécaphonique) est une… valse !

Alors qu’en est-il vraiment, en l’époque de Britten, du débat qui animait les compositeurs contemporains… Fallait-il « être résolument moderne » comme l’avait écrit Rimbaud en 1873 (Une Saison en Enfer) ? Pouvait-on ne point l’être ? La musique se résolvait-elle en cette simple dualité qui fera florès au mitan du XXe : avant-garde vs. néo-classicisme ? Bref, si le décret selon lequel la tonalité était morte avait été édicté par les trois viennois dès le début des années vingt, fallait-il dès lors le suivre absolument ? D’autres voies musicales, dignes d’être explorées, existaient-elles encore ? Mais quel rôle donner à la tradition ? Et encore, jusqu’où le fait de se retourner vers le passé signifiait-il s’y enliser ? Comment s’y prendre… Être tonal ou ne pas être tonal était-elle LA question ?

Tentons de répondre.

Parenthèse obligée

Nous pouvons affirmer que l’art ne retourne pas au passé, que toute tentative de réactiver ce qui fut abandonné (pour cause d’épuisement des idées ou du matériau) n’a aucune chance artistique de pérennité. Car, l’Histoire nous le prouve, la création est dynamique et se définit par son ouverture vers un devenir conscient des limites franchies et de celles à repousser encore (en fonction des potentialités intrinsèques des langages mis en questionnement au sein de l’écriture).

À ceci, il est utile d’ajouter qu’en art il n’y a pas une seule et unique vérité, mais que chaque vérité créatrice — lorsqu’elle parvient à exprimer sa nécessité et son évidence au travers de la maîtrise d’un langage — accède alors à l’existence et donc à l’autonomie « historique ». De fait, aussi contradictoires qu’elles soient, ces vérités ne s’annulent ni ne s’excluent ! Bien au contraire, elles s’enrichissent mutuellement car elles sont complémentaires. Enfin, nous pouvons être sûr d’une chose supplémentaire : même si une voie choisie par un compositeur s’avère une impasse dans le futur (quant à l’évolution du langage proprement dit musical) les oeuvres réussies (c’est à dire abouties en tant qu’oeuvres) n’en seront pas pour autant caduques puisque l’important en musique n’est pas exclusivement inclut dans la nouveauté des potentialités techniques que les successeurs éventuels vont pouvoir mettre à jour afin d’étayer leurs propres langages ( à ce compte-là il n’y aurait guère que cinq ou six créateurs à sauver de l’oubli et J. S. Bach n’en ferait assurément pas partie ! ).

Par ailleurs, un rapide coup d’oeil sur l’Histoire nous montre bien que, de tous temps, les esthétiques et les techniques d’écriture les plus diverses ont coexisté. Au début de ce siècle, par exemple, Saint Saëns n’était-il point le contemporain de Stravinsky ? En outre il est utile (afin de ne pas succomber à une vue dogmatique et partiale de l’univers musical) de se rappeler que The Rake’s Progress est l’exact contemporain du Kreuzpiel de Stockhausen !

Oui, Bartók écrivait son Quatuor à cordes n° 6 pendant que Cage signait son Imaginery Landscape n° 1 et Messiaen Les Corps Glorieux. Oui, Prokofiev s’éteignait alors que Kagel achevait son Sextuor à cordes. Et comment oublier qu’Elvis Presley débutait dans le rock’n’roll alors que Xénakis composait Métastasis, et que Satie achevait Le Fils des Étoiles (pour piano) la même année que Brahms son Quintette op. 115.

La relativité de ces événements simultanés prouve ainsi l’inadéquation de la notion de progrès en art ! Aussi, le « radical » comme le « réactionnaire » participent-ils ensemble de la même illusion qui conçoit la musique comme l’expression d’une seule vérité. Cependant, il semble plus juste et raisonnable de concevoir qu’il existe une pluralité de matériaux (se juxtaposant) dont le stade de développement peut, potentiellement (mais sans certitude aucune de vérité objective), orienter le devenir de la musique.

En effet, l’idée conceptuelle de « modernité » afférente au matériau musical n’est acceptable que dans le sens Adornien « d’art autonome ». L’important — hier comme aujourd’hui — est le dialogue personnel que chaque créateur entretient avec la tradition musicale. Dialogue sans lequel toute tentative de créer un langage de notre présent est voué à l’échec car la création est le lieu d’une intertextualité et l’oeuvre musicale, un parcours, un va-et-vient incessant de l’imaginaire au symbolique. N’oublions jamais qu’en musique, tout matériau est contingent, et que nous ne pouvons mésestimer l’écriture musicale sans risquer de mésestimer la musique même. Aussi l’art est-il l’origine en-soi, hier, aujourd’hui et demain.

Reste que le discours d’une oeuvre ne peut s’appréhender qu’au niveau de la (des) technique (s) qu’il met en oeuvre. C’est pourquoi l’existence intrinsèque d’une oeuvre musicale n’est pas incluse dans l’âge des moyens qu’elle emploie mais dans la pertinente adéquation que la technique (choisie par le compositeur) parvient à établir avec l’idée qui la structure et la met en forme.

Cela voudrait-il dire — comme le déclarait Schoenberg — qu’il y a « encore beaucoup de belles choses à écrire en ut majeur » ? Dans le principe, assurément. Encore faudrait-il — pour qu’une telle oeuvre puisse accéder à l’existence en tant qu’art— qu’elle parvienne à s’affirmer comme un « noeud dialectique » ou le « non routinier, le non répété, ce qui est libre s’accompagne du nécessaire » (T. W. Adorno). En d’autres termes, une oeuvre qui n’apporterait rien d’autre que ce qui existe déjà dans le Passé (sur le plan de la modulation, des implications diverses du matériau au niveau de l’écriture, etc.) est nulle et non avenue !

Autant dire que, jusqu’à preuve du contraire, un langage qui se répète ou qui bégaye n’a jamais produit d’oeuvre d’art, tout au plus, des succédanés (la réflexion qui nous entraînerait à analyser pourquoi la musique de consommation populaire que nous connaissons utilise toujours le langage tonal dans ses règles les plus surannées serait à mener en ce sens). Or donc, la dialectique (entre pensée et matériau), la nécessité créatrice (en tant qu’appréhension de l’évolution potentielle du langage), la liberté (par rapport aux dogmes de tout acabit et aux modes socioculturelles d’un temps donné) sont des valeurs difficilement contournables pour tout compositeur revendiquant ce nom !

Affirmons-le haut et fort : l’art n’a pas d’Avenir… Il ne possède qu’un devenir et ce dernier est inclus dans son présent… Aussi l’oeuvre d’art véritable échappe-t-elle à l’Histoire, car aucune ne l’épuise !

Peu nous chaut donc que Britten ne soit point un révolutionnaire, qu’il s’inscrive volontairement dans une tradition (en traçant un pont entre la musique de Purcell et la sienne propre) puisque son langage a su parvenir à l’autonomie et que son écriture, fuyant les banalités, ne répète ni ne bégaye celle d’aucun autre compositeur. Ainsi en est-il, par exemple, de son emploi très personnel des techniques modales dans un contexte tonal : elles lui permettent d’explorer de nouveaux horizons harmoniques en imprégnant cette exploration de la singularité propre à sa pensée musicale même. Et de fait, Britten tout comme Schoenberg, Debussy, Chostakovitch ou Stravinsky détient — au-delà de son lyrisme personnel — un style propre, reconnaissable entre tous dans la conduite de ses accords ou encore dans la coloration qu’il sait leur conférer.

Du passé, Britten construira donc sa propre tradition où l’on perçoit les fantômes de Moussorgski, Debussy, Purcell (et même Berg), la présence-absence de la douce et limpide musique de l’époque élisabéthaine et des modes du Moyen-âge. Autant d’influences assimilées (et non bêtement imitées ou plaquées) qui sont chez lui devenues une respiration propre. De plus, sa personnalité musicale est si forte qu’il ne succombe jamais à la mélancolie hégélienne du souvenir (celle qui caractérise le véritable néo-classicisme… Hegel écrivait en parlant de l’art Grec : « rien n’est plus beau ne s’est fait ni ne se fera »).

De fait, lorsque Britten fait rappel de formes anciennes ou traditionnelles, il se les approprie pour les plier à son invention propre, et, en les « modernisant » (en les réinventant à son aune) il impose sa signature. Ainsi démontre-t-il que : si l’art n’était que connaissance (ressassement de formes, de formules et de règles formatées), il ne serait que la mémoire de lui-même, écho de ce qui fut. Or, pour Britten, l’art est trahison de la réalité connue et donnée comme telle par le consensus culturel. Il est transgression, par l’imaginaire, du réel de la connaissance sur lequel il prend appui. C’est pourquoi sa problématique de créateur occidental résidera dans le sens qu’il confèrera aux techniques qu’il choisira d’employer.

Aussi Britten réagira-t-il au fait nouveau de notre siècle qui fut d’ériger la modernité en critère du jugement du goût : serait créateur celui qui romprait avec le passé… Mais, semble-t-il nous dire alors en souriant, si la modernité a décrété et sécrété ses propres hétérodoxies, la négation de la tradition (en devenant avant tout recherche du nouveau et du singulier) ne s’est-elle pas à son tour érigée en tradition ? Et il est bien vrai qu’un tant soit peu de dialectique montre que la tradition de la rupture n’implique pas seulement la négation de la tradition (et donc de la validité du passé) mais aussi la négation de la rupture même ! Et l’esthétique du « nouveau » de s’avérer autophage !

Pour sa part, Britten ne s’est jamais laissé prendre à ce miroir aux alouettes car la modernité qu’il défendit refusa de se trouver acculée à la dimension utopique du Futur. Et c’est pour cela même que, rejetant la course frénétique à l’innovation tout autant que l’emprise des modes, sa musique a conquis le Présent pour s’inscrire dans l’Histoire.

De Britten il faudrait encore dire qu’il posséda le génie des couleurs orchestrales tout autant que celui de la mélodie à travers laquelle il rechercha toujours les frémissements de l’âme humaine ; qu’il fut celui qui sut redonner ses lettres de noblesse à la musique anglaise ; qu’il occupe une place privilégiée au sein de l’histoire de la mélodie et de l’opéra occidental ( il fit d’ailleurs sortir ce dernier genre des scènes institutionnelles dans lesquelles il était enfermé, ce, grâce aux effectifs de musique de chambre qu’il choisira comme écrin instrumental à ses sujets dramatiques ) ; et enfin, qu’il fut l’un des rares compositeurs de son temps à avoir explorer aussi profondément les méandres psychologiques intérieurs de ses personnages opératiques.

Le contexte de Curlew river

Lors d’un voyage à Tokyo (en 1956), Britten sera fortement impressionné par une pièce de théâtre Nô à laquelle il assistera : Sumida-gawa (« La Rivière Sumida ») de Juro Motomasa (1395 - 1431). Le compositeur sera en effet autant séduit par le sujet traité que par l’austérité statique de ce genre théâtral japonais, où chaque silence révèle l’éternité des sons, où l ’action se résume à la stylisation des émotions ( à travers un esthétisme tendant vers l’épure ), où chaque mot — enraciné dans la gestuelle (que magnifient les miiye[2]) — se fait résonance poétique et où s’imposent l’intensité dépouillée de la danse et de la musique (en tant que sculpture formelle codifiée du temps et de l’espace). De cette découverte sensible naîtront en l’esprit de Britten trois oeuvres qui tenteront d’établir une synthèse entre l’univers oriental et son héritage occidental : Le Prince des Pagodes op. 55 (1956), Songs for the Chinese op. 58 (1957) et… Curlew River op. 71 (1964).

En ce qui concerne cet opus 71, c’est Britten qui demanda à son ami William Plomer de traduire puis d’adapter l’oeuvre de Motomasa à laquelle il avait assisté, mais, en la transplantant dans une Angleterre médiévale. L’idée de Britten était double : d’une part, renouveler l’ancien genre du mystère médiéval — qu’il avait antérieurement honoré avec Saint-Nicolas (1948) et Noye’s Fludde (Le déluge, 1958), d’autre part, s’approprier des éléments orientaux en les transposant dans une pensée et une écriture occidentale afin d’en établir une synthèse musico-dramatique.

Synopsis


La riviere aux courlis n’est autre que la frontière délimitant le royaume de l’Est ( l’Orient ) et le royaume de l’Ouest ( l’Occident ). Une frontière que l’on franchit grâce à la barque d’un Passeur. Ce jour-là, des pèlerins sont prêts à embarquer lorsque apparaît une femme qui, dans l’autisme de sa folie, leur impose le récit de son errance à la recherche de son fils enlevé. Le Passeur se rappelle alors, qu’un an auparavant, il a vu un étranger accompagné d’un jeune garçon. De l’autre côté de la rivière, l’homme avait abandonné l’enfant dont il apprit qu’il mourut en murmurant une prière. Sur sa tombe, depuis, des miracles se sont produits qui entraînent de nombreux pèlerins à traverser la riviere aux courlis pour s’y aller recueillir. La femme folle comprend ainsi que c’est son fils qui repose là. Mené par le Passeur, les voyageurs se rendent alors près de la tombe miraculeuse où l’enfant leur apparaît et guérit sa mère avant que de disparaître.

Éléments d’une synthèse


Mettons tout d’abord en lumière les éléments musico-dramatiques communs au théâtre Nô et au mystère moyen-âgeux sur lesquels Britten va bâtir les fondations de cette oeuvre : les rôles féminins seront tenus par des hommes ; le thème abordé sera religieux, mystique ; il fera se côtoyer sur- naturel et réalisme ; les représentations se feront dans des lieux de culte. Et c’est ainsi que, tout naturellement, Britten dénommera ce nouveau genre opératique : une parabole d’église.

Précisons à ce stade qu’il existe deux grandes catégories de Nô : les « Nô d’apparitions » (mugen nō) et les « Nô du monde réel » (genzai nō). Les pièces afférentes à ces deux sortes de Nô possèdent cependant une structure récurrente qui, inspirée des rituels religieux, se structurent en deux actes et un interlude central.

Les « Nô d’apparitions » mettent en scène fantômes, divinités, démons et autres personnages imaginaires alors que ceux des « Nô du monde réel » sont tournés vers l’expression des sentiments de personnages humains face à des situations tragiques. En ce cas précis, l’interlude entre les deux actes n’a dès lors plus de réelle fonction si ce n’est celle de marquer une coupure entre les deux actes. Ainsi donc, et c’est ce que nous allons développer maintenant, l’inspiration de Britten doit une part de son originalité à ces deux catégories musico-théâtrales japonaises !

Quels sont donc les éléments du Nô que Britten a retenus pour sa synthèse ?

1. Une action dramatique lente conçue à partir d’un temps en rapport avec une représentation occidentale (environ soixante-dix minutes… contrairement au théâtre Nô qui se déployait souvent sur un ou plusieurs jours d’affilée), le récit de William Plomer ne s’en étirera pas moins dans cette brièveté même. Ce qui permettra à Britten de plonger son action véritable au sein des émotions véhiculées par le livret.

2. Une action éludée au profit d’atmosphères qui oscillent entre rêve et réalité.

3. Une finalité : faire ressentir, sur le mode du plaisir esthétique, l’impermanence du réel.

4. Un petit ensemble de musiciens : dans une représentation de Nô, l’on trouve traditionnellement une flûte et trois percussionnistes, et les instrumentistes jouent sans chef d’orchestre. Pour Curlew River, Britten reprendra cette idée de petit ensemble de chambre non dirigé.

Il retiendra aussi, pour sa nomenclature, l’emploi de percussions japonaises (principalement des cloches et des tambours, et notamment pour ces derniers, la technique de jeu caractéristique du tremolo accelerando irrégulier utilisé dans le Nô).

De surcroît, Britten choisira d’ajouter à son effectif un orgue portatif pour rappeler, à la fois, le son et les harmonies du sho, cet orgue à bouche oriental que l’on trouve dans le Gagaku (mais point dans le Nô).

Le reste de son ensemble comprendra : un cor, un alto, une contrebasse et une harpe.

Cependant, si l’on trouve l’empreinte de la musique Nô dans Curlew River ce ne sera pas au sens littéral car jamais l’art de Britten ne se serait abaissé à composer un simple pastiche ! C’est donc une approche bien plus subtile, au « second degré », qu’il pratiquera.

Et cet orientalisme recréé, nous en trouvons par exemple les traces dans le traitement de l’orgue ou encore dans l’écriture hétérophonique qu’il adopte (traitée ici dans un contexte de plain-chant grégorien). Nous relèverons aussi le parfum singulier de l’écriture mélodique qui, bien que résolument diatonique et modale se voit traitée avec l’adjonction constante de chromatismes agissants comme des broderies ornementales.

En outre, il suffit à Britten d’un alto, d’un cor, d’une harpe, d’une contrebasse à qui il confie la même monodie (qu’il étage sur quatre octaves) et d’une flûte[3] qui y surajoutera des trilles (au ton / demi-ton inférieur ou supérieur) pour nous ouvrir une fenêtre sonore sur cet Extrême Orient… Autre artifice sonore ? Appliquant à une monodie le principe des entrées en fugato, Britten modifie à chaque entrée la rythmique de celle-ci en créant ainsi un bref écho dont la répétition donne alors à s’y méprendre l’illusion de la musique du Nô (la ligne mélodique plonge cependant ses racines dans le plain-chant) !

Mais tout serait à citer, du moindre flatterzungue à la flûte ( qui nous fait alors immédiatement penser au nokan ) à ce parti-pris d’écrire de courtes phrases instrumentales que séparent des silences et dont les développements se réalisent, lentement, au milieu même de ces trouées de silences qui perdurent ( illusion sonore provoquant une atmosphère orientale ), en passant par ses imitations de biwa ( luth à quatre cordes utilisé dans la musique de Gagaku ) ou par ses parties de cor, qui oscillent entre deux à cinq notes en tournant autour d’une tonique modale ( dont le résultat fait immanquablement penser à la musique orientale ) ; ou bien encore par ces parties vocales qui se tuilent avec les instruments, et dont un seul suffit à Britten afin de nous plonger dans des atmosphères envoûtantes ou recueillies, fantastiques ou inquiétantes.

Ajoutez à cela : que l’écriture de cette oeuvre est a-mesurée ( elle ne comporte point de barres de mesures ) ; qu’il n’est pas rare de trouver en ces pages des tempi différents superposés ( laissant la porte ouverte à des rencontres verticales et horizontales tout aussi savoureuses qu’imprévues ) ; que l’écriture construit ici son langage par couches modales additionnées ( chaque protagoniste détient sa propre échelle[4] et certaines notes de ces échelles possèdent même une signification purement dramatique ) ; que certains personnages possèdent leur propre image instrumentale ( la flûte pour la Femme folle de chagrin, l’orgue de chambre pour l’Abbé et le choeur de moines, le cor pour le Passeur, la harpe pour la rivière aux courlis ) et vous aurez une vue assez précise de la variété des techniques déployées en cette oeuvre par Britten afin de parvenir à une richesse et une souplesse musicales qui, ne reniant en rien l’austérité qu’elle pratique, s’allie un feu d’artifice d’inventions et d’imagination aux fins de transposer, moderniser, réinventer et fusionner deux genres musico-dramatiques venues de deux civilisations culturelles apparemment imperméables.

5. Un choeur et du mîme : dans le théâtre Nô le choeur ne participe pas à l’action et se compose de quatre, huit ou douze chanteurs qui ont pour rôle de relayer l’acteur principal quand celui-ci mime un long récit. Chez Britten aussi, ces acteurs-choristes ne sont pas là pour faire avancer l’action mais bel et bien pour en assurer un commentaire. Ils se contentent en effet — la plupart du temps — de répéter une partie du texte de manière litanique et rituelle dans la tradition religieuse du chant grégorien. Chez Britten, les choristes seront au nombre de huit. Et, comme dans le Nô, Britten introduira en son oeuvre des « assistants » qui, à certains points de la dramaturgie, peuvent amener des décors de scène, accompagner les acteurs avec de petits instruments ou faire fonction de mîmes. Dans Curlew River, ils sont trois, prévus par Britten, à assumer ces fonctions.

6. Une structure formelle : Britten a conçu sa « parabole d’église » comme un opéra de chambre en un acte et un prélude. Sur sa partition, il n’est en effet nullement fait mention de scènes prédécoupées, ni même d’interlude ou d’actes pluriels, ni même d’ailleurs de prélude (bien qu’il existe). Cependant, par la force des choses (puisque Curlew River est adapté de Sumida-gawa) il reste dans l’oeuvre de Britten la structure sous-jacente que portait l’histoire originelle. Et, dramaturgiquement parlant, l’on trouve ici deux grandes parties que l’on pourrait assimiler à des actes (comme dans le Nô).

Le premier acte se passerait donc sur la berge et dans la barque du passeur, le second, près de la tombe, puis lors de l’apparition du fantôme du jeune garçon.

Si le prélude est facile à identifier par l’importance accordée aux seuls instruments (après que le Te lucis ante terminum ait été chanté par les moines), le début de l’acte I commencerait avec la discussion visant à accepter la Femme dans la barque du passeur et se continuerait par la traversée où son histoire nous est racontée.

L’acte II semblerait pour sa part prendre lieu au moment où la Femme sort du bateau avec tous les autres occupants. Reste que cette découpe n’est pas entièrement satisfaisante musicalement. En effet, un peu plus loin dans l’oeuvre, une fois arrivés tous près de la tombe, nous trouvons un choeur (« Let him guide you to the tomb ») où tous les protagonistes (excepté la Femme) chantent avec une ferveur religieuse leur compassion pour ce jeune garçon mort et sa mère éplorée. Or, à ce moment-là, s’installe un véritable silence (total), qu’une flûte solo viendra rompre brièvement avant que d’être rejointe par le chant de la mère (« Hoping, I wandered on ») et d’entamer un long dialogue (troué de silences) avec la flûte. En contraste de ton avec ce qui précède (l’auditeur spectateur entre ici dans la douleur et la folie même qu’elle a engendrée chez cette Femme) cette rupture silencieuse nous conduit dans un autre univers, un « ailleurs » (nous sommes effectivement parvenus sur les terres d’Orient) d’une intimité quasi dérangeante où nous devenons voyeur contre notre plein gré, où cette proximité émotionnelle se fait perturbante. Et le génie de Britten fut de développer là, peu à peu, les interventions (alternées puis de plus en plus imbriquées) de la flûte et de la Femme, tout en ménageant un intense crescendo dramatique (auquel l’orchestre va venir tardivement apporter sa contribution) afin d’aboutir à un point de tension extrême qui se résorbera immédiatement dans un nouveau silence total.

Des cloches vont alors résonner, et un choeur de caractère funèbre s’ensuivra (« Life was full of promise »). Cette scène donc, où la Femme fait le tour de la tombe de son fils en chantant un duo avec la flûte, pourrait être précisément cet interlude que nous évoquions plus haut (dans l’optique où nous désirons voir au-delà des apparences). Si tel était le cas, nous pourrions affirmer que Britten a été cohérent dans sa synthèse jusqu’au point d’emprunter au Nô sa structure formelle dramatique même. Si, au contraire, nous péchions par trop de zèle afin de trouver des correspondances auxquelles Britten n’a peut-être même pas pensés, nous pourrions encore nous retourner vers le « Nô du monde réel » attentif à « l’expression des sentiments de personnages humains en proie à des situations tragiques » et avancer l’idée que l’interlude, dans ce cadre, pourrait n’être alors que simple coupure s’incarnant en ce silence.

Nonobstant, ce dont nous sommes assurés, c’est que, dans le Nô[5], le premier acte se voit confier l’apparition du personnage imaginaire sous une forme humaine ( vieillard ou parfois jeune femme ) et que ce personnage raconte sa vie passée et ses tourments.

L’interlude qui suit y est souvent un résumé factuel du récit du personnage ou des légendes associées au lieu.

Quant au deuxième acte, le personnage imaginaire s’y révèle sous sa véritable forme et revit son récit du premier acte de façon très désordonnée, sans même conserver de fil chronologique. Cet acte étant le coeur de la représentation, il doit fasciner le spectateur par son surréalisme et sa poésie. Lorsque le personnage est un esprit ou un fantôme, cette partie est le plus souvent onirique.

Pour que Curlew River corresponde à cette description, il nous faudrait cependant encore démontrer que tout ce qui se passe dans cette parabole d’église est volontairement onirique, fantastique, au-delà du réel !

Qu’à cela ne tienne, prenons le terme parabole au sens strict du terme ! Et si la rivière aux courlis n’était autre que le Styx et le passeur, Charon ? Et si les personnages embarqués étaient déjà morts et que l’histoire qui nous est contée relevait d’une légende ? Une légende instructive puisque religieuse, avec, qui plus est, une morale à la fin ?

7. Une hiérarchie fonctionnelle des personnages : « une pièce Nô a toujours un rôle principal, le shite (« celui qui fait »), joué par un homme qui doit être capable d’interpréter tout type de personnages (vieillard, femme, guerrier, moine...) ainsi que danser et chanter.

Dans les « Nô du monde réel », c’est plutôt la situation qui connaît un retournement radical.

Le shite peut être accompagné d’autres acteurs : les tsure qui accompagnent les chants, mais n’interviennent pas, dans le déroulement du récit, et les tomo qui jouent les personnages annexes. Parmi les actants, il faut également compter le ji, le choeur qui représente toujours un personnage, une voix, un sentiment, et se substitue momentanément à un personnage de la pièce ; par exemple, dans le second acte des « Nô d’apparitions », c’est souvent le choeur qui narre ou commente l’action (…)

Le pendant du shite est le waki (« celui qui est sur le côté ») qui fait parler et jouer le shite, qui décrit les lieux et les situations. Assis de côté sur la scène, il sert de médium entre le public et le shite, surtout dans les « Nô d’apparitions », à la manière du deutéragoniste dans le théâtre grec (...)

Le waki peut incarner tout type de personnages selon le récit : moine, aristocrate, guerrier, gens du peuple. Il peut être accompagné de ses propres tsure, c’est-à-dire de ses propres compagnons. Le rôle du waki est essentiel dans le premier acte : il a pour but de révéler la véritable forme du shite et de provoquer sa « transformation » au second acte. Parvenu a cette fin, il s’efface du spectacle »[6].

Cela ne vous rappelle rien ? Écoutez bien !



[1] Or donc, cette « méthode d’écriture avec douze sons n’ayant de rapports qu’entre eux » comme Schoenberg l’appelait, eut pour tâche d’abolir toute référence tonale en ordonnant les douze sons de la gamme chromatique tempérée dans une succession (définie au départ) qui ne variera plus tout au long du morceau. Le principe de base qui permet d’éviter toute polarisation et effet de hiérarchisation pervers ramenant au système tonal en est simple : aucun son (dans cette nouvelle organisation intervallique) ne peut réapparaître avant l’énoncé intégral des onze autres (que cet énoncé soit pratiqué horizontalement, verticalement ou les deux à la fois). En outre, chaque série de douze sons peut prendre quatre formes contrapuntiques fondamentales (droite, renversée, rétrograde et rétrograde-renversée) et être transposée sur toute l’échelle du total chromatique. De plus, il n’y a aucune obligation légiférant l’interdiction d’user de demi-séries ou de tronçonner la série initiale en plusieurs et divers segments : ce qui confère à la série un maniement thématique des plus souples tant sur le plan harmonique que mélodique (et notamment l’intrusion de demi-séries à caractère tonal). Cependant, malgré les chefs d’oeuvre que sut donner cette méthode d’écriture il est une critique qui infirmera sa volonté d’universalisme. À savoir, l’impossibilité — à l’audition — de discerner la fonction d’un son (un même son pouvant revenir dans une oeuvre avec, à chaque fois, une fonction sérielle différente soit harmonique soit mélodique...). Schoenberg dut s’en apercevoir, lui qui, dans sa dernière période créatrice réintroduisit la tonalité au sein de son écriture sérielle.
[2] Ce terme désigne les arrêts de la gestuelle ou des mimiques des acteurs, caractéristiques du temps dramatico-théâtral de cette forme artistique.
[3] La flûte utilisée dans la musique de Nô s’appelle nokan. Elle possède un petit tube qui permet de l’imiter le flux d’air et d’obtenir ainsi des sons très appuyés. Utilisée au début et la fin d’une représentation théâtrale de Nô, elle sert à créer des atmosphères lyriques pour les entrées et les danses.
[4] Le caractère des personnages est affilié à des échelles dont les toniques (modales) peuvent évoluer en fonction des interactions psychologiques entre les protagonistes. L’Abbé et les Moines, par exemple, s’appuient sur un ré principal (presque toutes les mélodies de l’Abbé commenceront ou se termineront sur cette note). L’échelle qui lui est affiliée comportera un la (tonique secondaire) puis un do et un fa dièse (bien entendu, ni l’Abbé, ni les Moines ne chanteront uniquement sur ces notes, mais, toutes celles qui ne correspondent pas à cette échelle seront des ornementations de leurs lignes vocales). La partie chantée du Passeur est centrée quant à elle autour d’un la tonique et d’un ré secondaire (à l’octave de celui de l’Abbé). Sa particularité est de moduler sur les notes voisines du la sur lequel il retourne toujours. Ainsi est-il défini musicalement comme celui qui revient toujours au même endroit (et les nombreuses modulations dont il fait preuve en sa partie de signifier les nombreux allers et retours qu’il effectue de par son métier). La Femme, elle, ne possède qu’une tonique (un ré dièse qui est ½ ton plus haut que le ré de l’Abbé et un triton au-dessus du la du Passeur). Les hauteurs qu’elle utilise étant les plus aiguës de l’effectif vocal constitué, ce sont les notes de son échelle ainsi que ses constantes modulations qui vont apporter les dissonances les plus dramatiques. Son traitement vocal reflète ainsi l’anxiété qui la ronge et la douleur qui l’accable. Elle détient une sorte de thème (« You mock me ! You ask me ! ») qui, en s’appuyant sur le ré dièse comporte : un la, un sol dièse et un mi affirmant sa constante volonté de retrouver son fils. L’intervalle de septième majeure descendante qui caractérise d’ailleurs la fin de ce thème prendra une grande importance lorsqu’elle découvrira que son fils est mort et enterré. Britten créera alors une nouvelle échelle (de sept notes cette fois-ci) incluant les triades duelles d’un do majeur - mineur et l’opportunité de jouer dès lors avec les tonalités majeures et mineures de mi afin de retrouver les couleurs modales dont toute l’oeuvre est imprégnée. Quant au Voyageur, n’étant attaché à rien ni personne, il ne possède pas de tonique ni d’échelle personnelles. Sa partie sera donc modulante et elle s’attachera les toniques et échelles de ses interlocuteurs. Cette interrelation intervallique (et rythmique aussi, souvent) on la retrouve chaque fois qu’elle peut être signifiante dramatiquement. Ainsi lorsque au début, le Passeur et le choeur se moquent de la Femme ils utilisent les six notes mêmes de l’échelle de son thème (glissandi compris). Et, un peu plus tard, lorsque les Moines demanderont finalement au Passeur de la faire monter à bord, ceux-ci chanteront en s’accaparant la tonique (note la) du Passeur, etc. Le jeune garçon aura pour sa part une tonique de mi… qui n’est autre que la résolution du ré dièse incarnant sa mère devenue folle. Pour finir, précisons que l’hymne grégorien Te lucis ante terminum (chanté au début et à la fin de l’ouvrage) inspirera le discours musical dans son ensemble, soit par sa tournure mélodique, soit par l’emploi que fit Britten de certains de ses intervalles caractéristiques.
[5] Gérard Martzel, Le Dieu masqué : fêtes et théâtre au Japon, Paris, Publications orientalistes de France, 1982, 338 p.
[6] Jean-Jacques Tschudin, Histoire du théâtre classique japonais, Toulouse, Anacharsis, 2011, 506 p.

Médias

Curlew River à l’Opéra de Dijon

Dans les coulisses de Curlew River à l’Opéra de Dijon

Photos du spectacle

Crédit photos : ©Gilles Abegg - Opéra de Dijon

Maquette

Crédit photos : ©Gilles Abegg - Opéra de Dijon

Croquis

Crédit croquis : ©Fanny Brouste - Costumière