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Der Kaiser von Atlantis ULLMANN Opéra

Du 11 au 13 mars 2015

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Présentation

Affiche Der Kaiser von Atlantis

Distribution

Der Kaiser von Atlantis, oder die Todverweigerung
L’Empereur d’Atlantide, ou la Mort abdique
Opéra en un acte op. 49
Créé au Bellevue Theater d’Amsterdam, le 16 décembre 1976

LIVRET Petr Kien
MUSIQUE Viktor Ullmann

DIRECTION MUSICALE Mihály Menelaos Zeke
MISE EN SCÈNE Benoît Lambert
SCÉNOGRAPHIE | LUMIÈRES | VIDÉO Antoine Franchet
COSTUMES Violaine L. Chartier
MAQUILLAGES & COIFFURES Marion Bidaud

ASSISTANAT À LA MISE EN SCÈNE Yves Lenoir
CHEF DE CHANT Nicolas Chesneau
COACH DE LIED ALLEMAND Helmut Deutsch

JEUNES SOLISTES DE L’ACADÉMIE DE L’OPÉRA DE DIJON
L’EMPEREUR OVERALL Christian Backhaus
LE HAUT-PARLEUR Jonathan Sells
LA MORT Conrad Schmitz
LE TAMBOUR Simone Eisele
ARLEQUIN Antoine Chenuet
UN SOLDAT Benjamin Alunni
UNE JEUNE FILLE COIFFÉE À LA GARÇONNE Yvonne Prentki

VIOLONS Vít Nermut & Petr Vyoral
ALTO Michaela Vyoralová
VIOLONCELLE Teodor Brcko
CONTREBASSE Jan Kořínek
FLÛTE Robert Fischmann
HAUTBOIS Jaroslava Tajanovská
CLARINETTE Karel Dohnal
SAXOPHONE alto Pavel Jordánek
TROMPETTE Marie Pačesová
CLAVECIN, piano Jan Meisl
HARMONIUM Sergey Perepeliatnyk
PERCUSSIONS Mikhail Pashaiev & Vladislav Sosna
GUITARE, BANJO Antonín Dlapa

RÉALISATION DES DÉCORS Ateliers de l’Opéra de Dijon, Association Eclectik ScénO & Juliette Pierangelo (ingénieure scénographe)
RÉALISATION DES COSTUMES Ateliers de l’Opéra de Dijon

COPRODUCTION Opéra de Dijon, Théâtre Dijon Bourgogne, Centre Dramatique National, direction Benoît Lambert
PRODUCTION DÉLÉGUÉE Opéra de Dijon

PREMIER TABLEAU
Un lieu non précisé

Arlequin et la Mort se plaignent tous deux de ce temps dans lequel ils n’ont plus de place. Les hommes ne savent plus sourire et ils ne respectent même plus la Grande Faucheuse. C’est alors que le Tambour annonce le dernier décret de l’Empereur : la guerre générale entre tous ses sujets. La Mort, se sentant bafouée, brise son épée : des lors, les hommes ne pourront plus mourir !

DEUXIEME TABLEAU
Dans le palais d’Overall

L’Empereur se rend compte avec stupéfaction que le condamné politique qu’il a fait exécuter reste malgré tout en vie et que personne ne meurt plus sur les champs de bataille de son royaume. Retournant vite la situation à son profit, il fait alors annoncer à ses sujets que c’est à Lui qu’ils doivent le secret de la vie éternelle.

TROISIEME TABLEAU
La guerre générale

Personne ne se bat puisqu’on ne peut plus se tuer. Cependant un soldat et une jeune fille se retrouvent face à face. Eux aussi cesseront le combat. Ils choisiront alors de communier ensemble dans les seuls sentiments humains capables de renvoyer dos à dos et la tyrannie et la mort : la compassion et l’amour.

QUATRIEME TABLEAU
Dans le palais de l’Empereur

Le pays se trouve sens dessus dessous. Arlequin fait ressurgir ses souvenirs d’enfance avec l’Empereur qui devient fou. La Mort promet ensuite de délivrer le peuple de la malédiction qu’Elle a jetée sur lui à condition que l’Empereur soit prêt à mourir en premier. L’Empereur accepte, et fait ses adieux à son vieux compagnon le Tambour. Tous chantent le retour de la Mort parmi les hommes :

« Viens, Mort, toi notre digne convive,
Dans l’abri de notre coeur.
Ôte-nous le fardeau et les souffrances de la vie,
Conduis-nous au repos après les peines et les pleurs.
Apprends-nous à honorer en nos frères
Les joies et les malheurs de la vie.
Apprends-nous le Saint Commandement :
Tu n’invoqueras pas le grand nom de la Mort en vain. »

Entretiens

C’est une oeuvre attachée à un contexte très particulier, avec laquelle vous abordez votre première mise en scène d’opéra. L’opéra Der Kaiser von Atlantis a été composé en 1943 par Viktor Ullmann, détenu dans le camp de Terezín. D’autres détenus ont participé aux répétitions jusqu’à la générale, après laquelle l’administration du camp a censuré la création. Comment avez-vous appréhendé cet opéra ?

La proposition de mettre en scène un opéra, pour un metteur en scène de théâtre, c’est à la fois très attrayant et potentiellement intimidant. J’aime la musique. Je ne suis pas musicien, mais j’ai beaucoup travaillé avec la musique dans mon parcours, avec une préférence pour la pop music, la variété. Et la proposition de l’oeuvre elle-même m’a beaucoup intéressé. J’y ai trouvé des points d’accroche, dans le contexte, mais aussi musicalement, justement : je perçois une proximité dans la musique d’Ullmann avec l’univers musical des artistes qui ont accompagné Brecht, je pense à Kurt Weill, ou Paul Dessau. Il y a aussi un point de familiarité dans la façon dont l’histoire se raconte, comme une sorte de petite fable exemplaire, qui pourrait faire penser aux Lehrstücke (pièces didactiques), ou aux petits opéras de Brecht. Bien que l’on soit en 1943, bien que ça ne soit pas construit de la même façon, et que la finalité soit tout autre, il y a dans la forme quelque chose qui évoque cette esthétique.

J’ai cherché ces points de familiarité avant même de me laisser à une sorte de point aveugle et d’intimidation maximum que constitue inévitablement une oeuvre composée dans ces circonstances, parce qu’on est au coeur d’une sorte d’une nuit ultime de l’humanité. On est dans la grande nuit du XXe siècle qui est le massacre des Juifs d’Europe, la Shoah. Pour moi, c’est un sujet très écrasant, que je n’avais pas eu l’intention de traiter en oeuvre d’art. Je suis assez sensible à ce qui a pu être dit, notamment par Claude Lanzmann, sur cet événement historique particulier qui ne saurait être un sujet d’oeuvre d’art.

J’avais besoin d’une désintimidation par rapport à ce contexte. Je ne voulais pas faire de cette pièce une cérémonie funéraire, c’est bien plus lumineux. C’est le grand paradoxe, car la totalité des artistes qui ont participé à la création de l’oeuvre sont morts dans les camps, ce qui est évidemment le terrible sujet de la pièce. Mais tout l’enjeu est en fait de voir comment elle en parle, comment elle est une puissance de vie et non de mort, et c’est ce qui est très difficile. Ce qui fait sa beauté déchirante, et c’est ce qui m’a frappé dans cette pièce, c’est précisément qu’elle porte une fantaisie. Les dessins que l’on a des enfants et des peintres de Terezín le montrent : des petits cabarets précaires, avec des lumignons. Ces gens chantaient, dansaient, riaient. On est face à une oeuvre qui est tout sauf morbide. À l’inverse, elle fête les puissances d’exister, elle dit que la vie vaut la peine d’être vécue, mais qu’on aurait préféré choisir sa mort. Elle soulève cette très belle question de la dignité de la mort. Ce qui est également extrêmement beau, c’est la dimension comique de ces artistes sous la botte nazie, qui, dans cette extrémité ultime, rient encore : il y a même dans l’oeuvre des blagues d’humour noir, c’est extraordinaire. Dans cette situation, je trouve cela d’une telle élégance, et d’une telle force. Ce qui est délicat pour nous, c’est de réussir à montrer ce témoignage de la vie tout en travaillant devant les ombres des ruines. Et parmi ces ruines, c’est enlevé, c’est espérant, c’est vivant.

La mise en scène est déjà dessinée. Comment s’est déroulée toute la préparation de cette création pour vous, quelles en ont été les étapes ?

Créer un spectacle, c’est évidemment une action collective. Pour ce projet, il a d’abord fallu comprendre l’oeuvre. Pour cela, j’ai beaucoup échangé avec le dramaturge de l’Opéra, qui m’a proposé des lectures de textes, des pistes, pour m’éclairer. J’ai lu sur Terezín, sur cette période, mais je suis resté prudent dans cet exercice de documentation, car j’avais peur d’être ravisé par la gravité du contexte. Il faut garder un peu d’innocence et d’insouciance, je crois beaucoup à cela. J’ai l’impression que cette oeuvre présente une forme de désinvolture qu’il faut faire attention à conserver, et non la perdre sous prétexte de la gravité du contexte. C’est une oeuvre qui a déjà été montée assez récemment en France, j’ai donc également été regarder les photos de ce qui avait déjà été fait, quelles esthétiques…

Après cela, nous avons longuement échangé nos idées avec le scénographe Antoine Franchet, et la costumière, Violaine Chartier. Le scénographe a fait des premières propositions une fois qu’on était tombés d’accord sur l’atmosphère dans laquelle on voulait que ça se fasse. Il ne travaille pas sur la scénographie du réel, mais plutôt sur des espaces vides, donc des volumes, que l’on a modélisés en trois dimensions, sur ordinateur, pour mieux appréhender le rendu. Et puis il y a eu le travail avec la costumière, avec qui on a fait des maquettes.

Il y a dans le livret l’idée de troupe, la présence d’Arlequin, de l’empereur, d’une jeune fille, d’un tambour, d’un soldat. J’ai l’impression de voir une collection de cartes à jouer, des figures du tarot ancien. Ces personnages sont comme des figures de mythologie, ce ne sont pas ceux d’une fable, organisés les uns par rapport aux autres, ils sont jetés tous ensemble dans l’effort pour refaire un récit. Pour essayer de comprendre cette dimension, j’ai adopté l’idée d’une compagnie de théâtre, qui, dans les ruines, continue à pratiquer son art avec luminosité, comme un lampion dans les décombres. Toutes les inspirations sont l’aboutissement d’une longue réflexion entre corps de métiers, des rencontres au cours desquelles on confronte des idées, des dessins…

Comment appréhendez-vous à présent votre rencontre avec les chanteurs, pour les premières répétitions en février ?

Au théâtre, il est vrai que l’on connaît les acteurs avec qui l’on travaille : généralement, on est soi-même producteur de son spectacle, là où l’opéra fonctionne sur un principe de commande ; ce qui est un principe très vertueux pour un metteur en scène : je suis sollicité, je n’ai choisi ni l’oeuvre, ni les interprètes, ce qui m’oblige à faire mon travail avec un grand sérieux d’artisanat d’art. Je vais essayer de travailler le mieux possible pour rendre compte de cette oeuvre qui ne m’est pas nécessairement familière.

Quand à la rencontre avec les chanteurs, on va être obligés de se séduire ! Il faut essayer de créer ensemble une communauté de travail désirante, mais éphémère. Le fait de connaître mes acteurs est une force, mais peut être aussi une faiblesse. Là, il y a un étonnement de la découverte. Enfin, la question de la musique et du chant va énormément jouer, et sur ces questions je ne serai pas seul décisionnaire. J’ai hâte de découvrir ce travail de jeu et de chant. Ça me plaît beaucoup, car je n’ai pour l’instant abordé les personnages que par ce qu’ils disent, quand ils se parlent, qu’ils nous parlent.

Propos recueillis par le service dramaturgie de l’Opéra de Dijon

À propos de l’œuvre

Alain Féron, compositeur et musicologue

« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »

« Le germe de la pensée créatrice ne meurt pas dans la boue et la fange. Même dans pareils endroits, elle est capable de croître et de déployer sa floraison comme une étoile brillant dans les ténèbres. » PETR GINZ (1928-1944), dessinateur et auteur tchèque déporté à l’âge de 14 ans dans le camp de Terezín. Mort à Auschwitz.

Les Masques de la Barbarie

 

En 1943, sous la pression du Danemark, l’Allemagne accepta qu’une délégation de la Croix Rouge visite le camp de concentration de Theresienstadt. Ce dernier fut alors aménagé par les nazis. Des jardins furent plantés, les baraquements des détenus furent rénovés, et d’autres décorés afin de simuler, ici une banque et des cafés, là, un hôpital et une école. Le régime hitlérien poussa sa sinistre parodie jusqu’à fleurir l’endroit et faire passer ce camp de transit pour une station thermale ! Juste avant que la délégation n’entre à Terezín en juin 1944, plus de 8.000 juifs (les vieux et les malades) seront envoyés dans les chambres à gaz d’Auschwitz.

 

Les nazis profitèrent de ces « aménagements » pour, en aout 1944, faire réaliser un film de propagande par le cinéaste juif Kurt Gerron : Theresienstadt. Ein Dokumentarfilm aus dem jüdischen Siedlungsgebiet. Le IIIe Reich, y donnant à voir la vie culturelle et artistique d’un camp de juifs où la vie apparaissait quasiment comme idyllique, pensait ainsi détourner momentanément l’attention de plus en plus aiguë de ceux qui s’interrogeaient sur sa politique concentrationnaire… Le tournage fut achevé en septembre 1944 et, le 8 octobre, Kurt Gerron fut gazé avec la plupart de ses acteurs. Et lorsque l’on sait que ce film eut près de 30.000 participants… Le 23 Juin 1944, la délégation de la Croix Rouge arrivait donc à Terezín. Elle passa six heures dans les murs de ce camp en comptant : le thé offert par les officiers SS ; la visite guidée du ghetto par le SS Karl Rahm avec, notamment, un arrêt dans un salon de coiffure dans lequel les membres de cette délégation entrèrent sans s’apercevoir que les éviers n’étaient pas raccordés à des canalisations. Pour finir, les membres officiels de la Croix Rouge furent invités à assister à deux répétitions musicales, l’une concernait l’opéra Brundibár de Hans Krása, l’autre, le Requiem de Verdi dans une version pour choeur et piano que dirigeait Rafael Schächter.

L’Histoire retiendra que la délégation s’en fut et donna un blanc-seing au régime hitlérien. La Croix Rouge discréditait ainsi aux yeux du monde ceux qui (encore trop peu nombreux) accusaient le IIIe Reich de mener une politique d’extermination des juifs dans les camps de concentration. Et c’est ainsi qu’après cette visite soigneusement orchestrée par Eichmann, les officiels de la Croix Rouge Internationale décidèrent d’annuler leur inspection du « camp de familles » de… Birkenau.

Devoir de Mémoire

 

Le camp de Terezín se trouve dans la forteresse de Theresienstadt que l’empereur Joseph II fit construire en territoire tchèque à la fin du XVIIIe siècle.

En novembre 1941, les nazis y déportèrent un premier groupe de détenus juifs. L’été suivant, ce fut au tour de centaines de juifs dont la particularité était qu’ils étaient allemands et qu’ils s’étaient fait remarquer par leur courage lors de la Première Guerre Mondiale. Un peu plus tard, le camp s’ouvrit à des juifs venus d’autres pays (notamment du Danemark, de Hongrie et de Hollande).

C’est ainsi que la forteresse de Theresienstadt, qui prévoyait un taux d’occupation maximal de 7.000 individus (incluant à l’origine les soldats de l’armée autrichienne mais aussi leur famille), reçut sous le régime nazi, presque 60.000 détenus simultanément !

Entre le 24 novembre 1941 et la libération du ghetto par les soviétiques en 1945 le camp de Terezín accueillit 139.654 juifs dont 15.000 enfants : 33.419 d’entre eux périrent de mauvais traitements, de maladies et de privations. Des 86.934 prisonniers qui furent envoyés de ce camp vers Auschwitz et Treblinka, 3.000 seulement survécurent.

Face à l’Innommable

 

La spécificité du camp de Terezín (outre qu’il fut le seul camp spécifiquement juif de l’histoire concentrationnaire) se trouve dans le grand nombre d’intellectuels et d’artistes qui, y ayant été enfermés, réussirent par la seule force de leur esprit à s’opposer à la Négation nazie dont ils étaient victimes. Et ce, en continuant aussi bien à créer qu’à organiser des groupes de recherche (sur l’ethnographie, la psychologie, la politique, la religion).

Ces manifestations de culture, évidemment interdites par les nazis au début, finirent par être tolérées lorsque ces derniers s’aperçurent qu’ils pouvaient en tirer parti en les détournant au profit de leur propagande angélique et négationniste. Les Allemands créèrent alors une « Administration pour les Activités de Loisirs » (Freizeitgestaltung) dont ils confièrent l’organisation aux détenus. Au début de l’année 1942, toute activité culturelle (celle du moins qui n’était pas censurée par les Allemands) fut ainsi légitimée et encouragée. Les prisonniers purent donc, dans leur « temps libre », participer à des programmes culturels. Parmi tous les artistes déportés à Terezín durant l’existence de ce camp, ceux qui possédaient une certaine notoriété furent quant à eux dispensés du travail obligatoire : Viktor Ullmann fut l’un d’eux.

Entre 1942 et 1944 eurent donc lieu 2.430 conférences touchant à tous les thèmes ! Mais aussi : des concerts de musique classique et de jazz, des pièces de théâtre et même des opéras et du cabaret.

Bien des oeuvres ont ainsi été écrites, pensées, transcrites, peintes, dessinées, dans ces baraquements du couloir de la mort. Beaucoup disparurent avec leurs auteurs. Certaines, après la libération, furent retrouvées qui constituent aujourd’hui autant de précieux documents de la capacité créatrice et du courage de l’esprit humain face à l’Innommable.

De la Musique à Terezín

 

Parmi les personnalités musicales de tout premier plan déportées à Terezín, citons : Karel Ančerl, Robert Brock, Rafael Schächter, Leo Pappenheim (chefs d’orchestre), Gertrude Borger, Marion Podolier, Hilde Aronson-Lindt, David Grünfeld, Karel Berman (chanteurs), Pavel Haas, Hans Krása, Gideon Klein, Viktor Ullmann (compositeurs), ou encore Martin Roman (pianiste de jazz qui y créa les Ghetto Swingers) et Fritz Weiss (clarinettiste et saxophoniste qui y forma un quintette de jazz).

Cette liste ne rend cependant point compte, loin de là, du nombre impressionnant de musiciens qui emplirent ces murs de leurs talents et qui, après les humiliants et harassants travaux qu’on les forçait à accomplir trouvaient encore le temps d’organiser et d’offrir à leur communauté des récitals, des concerts d’orchestre à cordes, des spectacles de cabaret, du théâtre pour marionnettes, des spectacles pour enfants, des opéras, des oratorios, des programmes de musique de chambre, et même, des créations (vingt opéras ont été écrits dans les enceintes de ce camp).

Face aux bourreaux hitlériens qui tentaient de casser leur corps et de briser leur esprits, l’énergie et la volonté de ces dizaines de milliers de gens déployée dans l’art et la culture sous tous ses aspects est sidérante. Une telle résistance déployée face à l’implacabilité monstrueuse d’une machine de mort industrialisée de surcroît pensée pour éradiquer un peuple entier s’inscrit, dans l’Histoire de l’Humanité, comme l’une des plus grandes victoires de l’Homme sur la « Bête » immonde.

Cette fictive et cruelle illusion de « liberté » fut donc retournée par les détenus contre leurs bourreaux en autant d’actes de résistance dans lesquels la musique se fit l’expression même de leur rébellion. De fait, la musique permet la communication en tant que métalangage, car, si elle ne peut être un moyen de communication discursif et réciproque du sens, l’absence même de ce dernier prête son emploi à des interprétations multiples. Ainsi en est-il de la musique instrumentale qui, bien qu’apparemment non-signifiante, est capable de résonner triplement en chaque individu.

D’une part, la musique fait appel à des genres culturels (musique de danse, musique populaire, musique sacrée, musique folklorique, etc.) porteurs de caractéristiques génériques qui, fortement différenciées, possèdent chacun des spécificités dont la société humaine hérite. À l’intérieur de ces genres, d’autres catégories se nichent qui précisent des particularismes attachés soit à des coutumes et aux diverses significations dont elles sont porteuses pour l’être humain, soit, plus profondément encore, aux techniques mêmes de production et/ou d’élaboration de ces catégories. Plus l’on est aguerri à la culture, plus il est aisé de décrypter les structures intimes des genres culturels qui nous entourent ou nous ont précédés. La richesse de cet héritage permet à l’homme cultivé d’avoir à sa disposition un réseau de significations qu’il lui est possible de décrypter (en établissant les liens nécessaires) dans l’oeuvre portée à son attention.

D’autre part, la musique détient la capacité de transmettre à l’auditeur un caractère général lié aux émotions humaines (la joie, la tristesse, etc.). En effet, à travers les multiples techniques liées à l’emploi de l’écriture musicale et grâce aux structures formelles dans lesquelles cette écriture se coule, l’auditeur dispose de clés de perception qu’il lui est possible de rattacher à ces caractères pour les enrichir de diverses nuances. De fait, lorsque le ressenti sensible de l’auditeur s’accompagne du savoir culturel (qui lui est complémentaire), il lui est désormais possible d’interpréter plus finement les intentions du créateur sans risquer de se tromper sur ces dernières ou sur son ressenti même.

Enfin, la musique instrumentale détient le pouvoir de faire partager une signification précise qui se sert du médium de la re-connaissance culturelle comme vecteur de communication, dans l’écoute. En effet, en utilisant des matériaux musicaux connus de l’auditeur, le compositeur est alors capable d’encoder du sens transmissible au sein de ses partitions. La mémoire que la musique transporte ainsi apporte une information signifiante que précisera le contexte musical qui l’entoure et celui, culturel, où elle s’inscrira. C’est seulement ainsi que la musique peut faire de l’humour et même de l’ironie, ainsi qu’elle peut nommer et dénommer, caricaturer ou honorer, se rebeller contre l’ordre politique établi, le fustiger, le ridiculiser ou bien l’encenser. Moyen de propagande mais aussi donc de résistance, son pouvoir de suggestion et son potentiel signifiant (porteur de réflexion) seront une véritable arme que les compositeurs de Terezín mettront au service de toutes les victimes de la barbarie. Les nazis crurent avoir dépossédé les juifs de leur parole, ce fut le contraire qui se produisit. Les oeuvres parvenues jusqu’à nous en témoignent.

Viktor Ullmann

 

Né en 1898 à Teschen, le jeune Viktor Ullmann part à Vienne à l’âge de vingt ans pour devenir l’élève d’Arnold Schoenberg. En 1919, Alexander von Zemlinsky lui confiera la direction musicale du Nouveau Théâtre Allemand de Prague (aujourd’hui Opéra d’État de cette ville), poste qu’il occupera jusqu’en 1927 avant que de prendre la direction de l’Opéra d’Aussig.

En 1933, après l’arrivée des nazis au pouvoir, il se réfugie à Prague. Là, il rencontrera Alois Haba (par l’intermédiaire du mouvement anthroposophique dont il était devenu l’adepte) et suivra ses cours de composition en quarts de ton au conservatoire (entre 1935 et 1937). Travaillant comme professeur, il développera en cette ville des activités de critique musical tout en y obtenant la reconnaissance de son talent de compositeur.

En mars 1939, les Allemands occupèrent la Tchécoslovaquie. Ullmann, comme tant d’autres, se vit imposer de sévères restrictions, mais ceci ne limita pratiquement pas son activité de compositeur. Sur la cinquantaine d’oeuvres qu’il composa avant sa déportation à Theresienstadt, dix-huit seulement ont été conservées.

Déporté à Terezín en septembre 1942, Viktor Ullmann devint rapidement l’un des musiciens les plus dynamiques du camp. Consacrant une grande partie de son temps à composer, il se produisait de plus comme pianiste, organisait des concerts, dirigeait le « Studio de Nouvelle Musique ». Il écrivit aussi des essais et des critiques sur les événements musicaux qui se déroulaient en ce ghetto : vingt-six articles et compte-rendus nous sont ainsi parvenus qui retracent l’histoire bouleversante de la vie culturelle au sein de Terezín. Si l’activité d’Ullmann fut si débordante en de telles circonstances, cela est avant tout dû au fait qu’il était dispensé du travail obligatoire. Aussi, durant les deux dernières années de sa vie composa-t-il quelques 33 oeuvres (dont la plupart ont réussi à être préservées).

On y trouve, entre autres, de la musique de chambre avec : trois Sonates pour piano (dont deux devaient être l’ébauche de symphonies), Herbst pour voix et trio à cordes (1943) ; des Lieder pour voix et piano (Der Mensch und sein Tag, Deux Chants Chinois, Hölderlin Lieder (1943), le recueil de trois mélodies intitulé Brezulinka) ; un opéra (Der Kaiser von Atlantis), et sa dernière oeuvre, écrite pour narrateur et piano (il n’eut pas le temps d’en réaliser une version orchestrale) : Die Weise von Liebe und Tod des Cornets Christophe Rilke. À sa mort, Ullmann travaillait sur un livret d’opéra mettant en scène la vie de Jeanne d’Arc.

L’Histoire du manuscrit de Der Kaiser von Atlantis

 

Cette partition d’une heure, composée par Viktor Ullmann en 1943, est écrite pour 7 voix et un ensemble de 14 musiciens dont la formation atypique (incluant un saxophone alto, un banjo prenant la guitare, un piano prenant le clavecin, un harmonium) est due à la contrainte d’utiliser les musiciens alors disponibles pour sa création. La dernière date figurant sur le manuscrit (inscrite à la fin de l’air final de l’Empereur) est le 13 janvier 1944. Il était prévu de présenter l’oeuvre vers mars 1944. Le metteur en scène et chanteur Karel Berman relate dans ses mémoires que les répétitions eurent lieu sur la scène de la maison dite de Sokol, que les répétions furent interrompues pour le tournage forcé du film de propagande que réalisa Gerron et que, pour finir, l’oeuvre fut interdite par les nazis après qu’ils aient assistés à sa générale. Aucun document ne subsiste qui nous permettrait de connaître les raisons de son interdiction mais il semble assez évident que la charge politique contenue dans cet opéra contre le régime Hitlérien (livret comme musique) ainsi que l’ironique transformation de l’hymne national allemand en mode mineur (qui plus est, hommage non dissimulé à la symphonie dite « Titan » d’un autre grand compositeur juif : Gustav Mahler), ou encore, le recours à tous les styles de la « musique dégénérée » proscrits par les nazis (emprunts stylistiques au jazz, au cabaret, a Schoenberg…) n’aient guère plu aux SS.

En effet, dans cet opéra en un acte et quatre tableaux, Ullmann utilise fréquemment la citation. Éclectiques, celles-ci sont choisies pour le sens au second degré qu’elles acquièrent dans le contexte où elles sont citées. Et chacune d’entre elles, ancrée dans la culture (n’oublions pas que les auditeurs et spectateurs juifs à qui l’oeuvre se destinait étaient pour la plupart des gens cultivés capables de percevoir ces doubles sens, parsemés ici et là par le librettiste et le compositeur), prend des lors la force d’une dénonciation qui défie avec une cinglante ironie l’autorité nazi. Autant de flèches lancées (et qui font mouche) contre le régime Hitlérien et le Führer lui-même !

Viktor Ullmann fut transporté le 16 octobre à Auschwitz avec une grande partie de ceux qui prirent part a cet opéra : Rafael Schächter (le chef d’orchestre), Frantisek Zelenka (le metteur en scène), le ténor David Grünfeld (qui interprétait les rôles d’Arlekin et celui du Soldat), la basse Karel Berman (qui chantait La Mort) et le baryton Walter Windholz (qui tenait le rôle de l’Empereur).

Ullmann avait remis peu auparavant ses manuscrits, dont celui de cet opéra, a un ami qui survécut : le Dr Emil Utitz (1883-1956). Ce dernier, la guerre terminée, confia cette oeuvre à Hans G. Adler qui l’emmena à Londres ou il émigra en 1947. Quelques trente années passèrent avant que le chef d’orchestre Kerry Woodward ne redécouvre le manuscrit et n’en fit la révision pour créer enfin cette oeuvre à Amsterdam en 1975. Der Kaiser von Atlantis fut, peu après, joué en Israël (en 1978). Vint ensuite la reconnaissance discographique et diverses traductions de l’oeuvre en anglais et en espagnol.

Frantisek Peter Kien

 

Né en 1919 à Varnsdorf en Tchécoslovaquie, il étudiera les Beaux-Arts à Prague et deviendra (à 19 ans) professeur dans la prestigieuse école des Beaux-Arts de cette ville. Apprécié autant comme graphiste, peintre que caricaturiste, il sera interné a Terezín le 4 décembre 1941 avec sa femme Ilse. C’est à lui que les nazis confièrent de dessiner les faux billets qui circulèrent dans le ghetto lors de la visite de la délégation de la Croix Rouge en Juin 1944.

Auteur du livret de l’opéra Der Kaiser von Atlantis, il a aussi réalisé plusieurs centaines de dessins témoignant des conditions de vie dans le camp de Terezín.

Outre ses talents graphiques, Kien était un véritable poète, l’un des plus brillants que la langue allemande ait produite en ces temps de désolation. À Terezín il écrivit entre autre des pièces de théâtre (Medea, Mauvais Rêve et A la Frontière) qui restent étonnamment, aujourd’hui encore, peu connues. Résistant dans l’âme, jamais il ne baissera les bras devant le régime concentrationnaire nazi : en secret, il participera en effet aux programmes d’éducation des enfants juifs en leur donnant des cours de dessin et de peinture. De plus, grâce aux liens qu’il entretint avec des détenus travaillant dans les locaux du « Gouvernement Juif Autonome » (c’est dans ces bureaux, qui fonctionnaient sous la vigilance stricte des SS, que se décidait qui serait mis sur les listes de transfert vers les camps d’extermination de l’est), Kien réussit à sauver la vie a des personnes qui lui étaient chères. Tout comme Ullmann, il sera assassiné à Auschwitz en octobre 1944.

Résumé du livret

 

Der Kaiser von Atlantis se structure en une suite de quatre tableaux encadrée d’un prologue (où sont présentés les personnages et leurs motifs), et d’un épilogue (où la Mort délivre les hommes de la souffrance). Nous sommes donc « quelque part », dit le livret, « où l’on ne compte plus les jours », un lieu sec, « désert à cause des trous d’obus », lieu aux « longues ombres », ou « la lune est blanche » et « le miroir voilé » depuis des années. L’opéra nous plonge ainsi dans un monde dévasté, dirigé par l’Empereur Overall dont la folie tyrannique invente la guerre totale : celle de tous contre tous. La Mort, furieuse que l’Empereur la dépossède de son rôle, décide alors de cesser de faire mourir les hommes. Mais que se passe-t-il lorsque la mort n’existe plus ? Conçu tel une parabole brechtienne, le caractère distancié de ce livret (se déroulant dans un temps et un espace qui se veulent bien entendu « indéterminés ») rend les allusions de ce dernier au régime hitlérien d’autant plus claires qu’elles sont féroces dans leurs dénonciations par l’absurde et par la dérision.

Le personnage de l’Empereur (ironiquement dénommé Overall), s’il est la caricature grimaçante d’Hitler lui a été sans doute inspiré aussi par la figure du dernier empereur romain : François II (1768-1835). Ce dernier, qui fonda l’Empire d’Autriche après sa défaite en 1804 contre Napoléon (à Austerlitz), se faisait alors appeler : « François Ier, élu Empereur Romain par la Grâce de Dieu, toujours Auguste, Empereur héréditaire d’Autriche ». A ces titres s’ajoutaient ceux de : Grand Duc de Cracovie, Prince de Transylvanie, Margrave de Moravia, Duc de Sandomir… C’est pourquoi Kien donnera à son empereur d’Atlantis le nom anglicisant d’Overall qu’accompagnent les titres ironiques de duc d’Ophir, de cardinal de Ravenne et de sénéchal d’Astarté ! Quant à Hitler et à ses rêves d’Empire Germanique il sera caricaturé en ce prologue par et au travers l’hymne national allemand « Deutschland über alles » (que Haydn composa pour l’Empereur François Ier d’Autriche en 1797 en s’inspirant d’une mélodie du folklore croate). De plus, personne n’ignorait à l’époque que la plupart des discours du chancelier de l’Allemagne nazie s’achevaient par le slogan « Deutschland über alles » !

Langage musical et esthétique

 

Le langage de Viktor Ullmann reflète trois périodes distinctes. La première, placée clairement sous l’influence de l’écriture Schoenbergienne, englobe ses Variationen und Doppelfuge über ein Thema von Arnold Schönberg pour piano et s’étend de 1920 à 1930 environ. Cependant, à partir de 1924, l’emprise de Schoenberg se distendra peu à peu au profit de son admiration pour Berg.

 

La première Sonate pour piano (composée à Prague en 1933) est caractéristique de sa deuxième période ou Ullmann tente de créer (à l’instar de Scriabine) de nouvelles fonctions harmoniques au sein d’une sorte de polytonalité qui établit des ponts entre les 12 tonalités majeures ainsi que leurs relatives mineures. De fait, dans cette oeuvre, la tonalité principale est… triple. Ullmann visait en effet (comme Berg mais par d’autres moyens) à établir une synthèse entre l’univers tonal et la technique des douze sons qu’avait inventé Schoenberg. Sa troisième et dernière période (qui recouvre en grande partie son internement a Terezín) fut celle où il acquit la maîtrise de la forme architecturelle. En ce lieu, dans les derniers mois de sa vie, il écrira un essai intitulé Goethe et Ghetto dans lequel on peut lire ces mots :

« La maxime de Goethe : « vivez le moment présent, vivez dans l’éternité » a toujours représenté pour moi le sens énigmatique de l’Art. La structure ou la composition d’une oeuvre doit arriver à conquérir sa substance. Theresienstadt a été, et est encore pour moi, l’école de la Forme. Auparavant, lorsque nous ne ressentions ni l’impact ni le fardeau de la vie matérielle parce qu’ils étaient gommés par le confort - cet accomplissement magique de la Civilisation - il était facile de concevoir des formes artistiques d’une grande beauté.

C’est ici, à Terezín, lorsque dans notre vie de tous les jours il nous fallut vaincre la matière avec le concours de la forme, lorsque tout ce qui avait rapport aux Muses contrastait si extraordinairement avec l’environnement qui était le nôtre, que se trouvait la véritable école des Maîtres. À la suite de Schiller, nous avons tenté de percer le secret de chaque oeuvre d’art, en une tentative d’annihiler la matière par la forme, ce qui est bien la mission suprême de l’homme. L’homme de l’esthétique, comme celui de l’éthique.

J’ai composé a Terezín une certaine quantité de musique, principalement pour satisfaire les besoins des chefs d’orchestre, des metteurs en scène, des pianistes et des chanteurs, et de ce fait, des membres de l’Administration des loisirs du ghetto. En dresser le catalogue serait aussi vain que de souligner le fait que jouer du piano a Theresienstadt fut totalement impossible aussi longtemps que le camp fut dépourvu d’instrument. Il serait tout à fait aussi futile d’évoquer pour l’édification des générations futures le cruel manque de papier à musique.

Il faut souligner cependant que Theresienstadt a contribué à mettre en valeur et non à empêcher mes activités musicales, qu’en aucune façon nous ne nous sommes assis pour pleurer sur les rives de Babylone, et que notre effort pour servir respectueusement les Arts était proportionnel à notre volonté de vivre, malgré tout. Je suis convaincu que tous ceux qui luttent, dans la vie comme dans l’Art, pour triompher de la Matière qui toujours résiste, partageront mon point de vue ».

Aperçu musical et dramaturgique

 

Les numéros de cet opéra sont relativement courts et, par voie de conséquence, fortement différenciés. Tout comme les formes choisies qui vont ici du mélodrame (prologue) au grand air opératique et qui intercalent - avec la vivacité de l’éclair - les récitatifs parlés et les récitatifs accompagnés, les respirations purement instrumentales et des bouffées orchestrales aussi inattendues que surprenantes qui strient cette partition sans la hacher.

Ce qu’il y a de miraculeux dans cet enchevêtrement de techniques ? C’est cette rapidité même avec laquelle Ullmann passe d’un Menuet à une Passacaille, de l’esthétique du cabaret Berlinois à celle de la musique dodécaphonique, du jazz à Mahler, de la gravité à l’ironie, de la citation empruntée ou de l’hommage stylistique a son propre langage, et ce, sans jamais que son écriture propre ne subisse le moindre dommage de cet éclectisme kaléidoscopique. Ainsi les numéros s’enchaînent-ils qui assument la mémoire culturelle du Monde en la synthétisant par l’incandescence d’une pensée n’ayant nul besoin de s’attarder pour dire ce qu’elle a à dire. Et l’évidence de nous saisir. Et la dynamique de sa plume de nous entraîner à l’essentiel, de mettre en lumière, sans jamais faiblir, la dramaturgie tragique de ce livret. Ce maillage culturel ou d’autres se seraient perdus, Ullmann en tire une unité musicale qui, par la seule force de son écriture relie ce qui était délié. De plus, il nous livre en cet opéra de chambre, avec une sensibilité exacerbée et un sens du théâtre consommé, une humanité qui rend les hommes frères, malgré l’horreur, malgré l’inconcevable. Qu’espérer de plus de la musique ?

L’oeuvre débute avec un motif de quatre notes empruntées à la Symphonie Asraël du compositeur Tchèque Josef Suk (déjà, Ullmann brave les nazis). Ce motif accompagne le « Hallo ! Hallo ! » du Haut-Parleur a qui est confié le Prologue résumant le sujet de l’opéra. Ce Prologue est un récitatif parlé entrecoupé, de temps en temps, par un instrument ou des bulles d’orchestre qui travaillent le motif initial. Une courte introduction (Prélude), purement instrumentale, nous plonge dans l’univers du Kurt Weill des années 1920- 1930. Lorsqu’apparaît l’air d’Arlequin (début du 1er Tableau) la couleur « cabaret » se joint à l’ambiance du Pierrot Lunaire de Schoenberg.

La Mort arrive alors sur scène pour un bref récitatif accompagné qui enchaîne sur un court Duo entre Elle et Arlequin. Ou l’on entend de nouveaux relents de musique de cabaret (on songe bien entendu toujours à Kurt Weill bien que la « patte » ne puisse être contestée à Ullmann). Le récitatif qui suit (accompagné) est donné à Arlequin et à la Mort dont les lignes chantées, distendues se rappellent du style d’écriture du Jardin Suspendu de son maître Viennois (Arnold Schoenberg). Le jazz fait son apparition (sous forme d’un blues décalé) avec l’air de la Mort (Allegro maestoso). Celle-ci déplore la modernisation et la déshumanisation de la guerre. L’air suivant, confié au Tambour réintroduit le leitmotiv dans sa forme initiale. Elle déclame un décret de l’empereur Overall qui débute par l’énumération moqueuse de tous ses titres… Où l’on entend l’hymne national allemand (Deutschland über alles) ironiquement défiguré par son passage en mode mineur. Après un bref récitatif accompagné survient une Passacaille (Andante misurato) qui souligne l’aspect solennel de l’appel aux armes d’Overall à son peuple afin « d’exterminer le Mal » sévissant dans leur pays. Le premier tableau s’achève sur un très court trio, éclaté, qui réunit la Mort, Arlequin et le Tambour. Un trio à la fin duquel la Mort brisera son sabre, condamnant l’Homme à vivre éternellement. Le rideau tombe.

Le deuxième tableau est précédé d’une Totentanz (danse des Morts) sur un décapant, grinçant et distancié tempo di Minuetto. Nous voici introduits dans le bureau d’Overall. Tout au long de cette scène Kien et Ullmann s’emploient (sans nul doute possible) à porter une charge virulente contre Hitler lui-même, ici représenté sous les traits d’Overall. Ce dernier est assis. Il est en train d’écrire à son bureau lorsque soudain, dans un sursaut, il prend son téléphone pour demander l’heure qu’il est. Et c’est un Haut-Parleur invisible qui lui répond (cette géniale invention dramaturgique n’est pas sans évoquer la froideur toute mécanique de la machine bureaucratique nazie). Toute la scène 9 se passera entre ces deux protagonistes aux dialogues hautement improbables et cependant si proches (par l’inversion de la réalité pratiquée par Kien) de ce que fut la folie pure incarnée par le IIIe Reich.

Overall, qui téléphonait au tribunal pour savoir si l’auteur d’un attentat qu’il a fait condamné à mort est bel et bien passé de vie à trépas (l’Empereur est obsédé par le calcul des morts dont il est le responsable) apprend que ce dernier ne parvient pas à mourir par pendaison… L’orchestre nerveux, oscille entre Strauss et Berg. Overall, énervé que ce condamné refuse de mourir se décide à en finir une fois pour toutes en donnant l’ordre de l’exécuter par balles. Mais à son désir de voir cette affaire se clore, l’Empereur se voit répondre inlassablement par le Haut-Parleur : « la mort doit intervenir d’un instant à l’autre ». Exaspéré, Overall téléphone ensuite au médecin qui lui confie que les soldats sont atteints d’une « étrange maladie » puisque « des milliers (d’entre eux) luttent contre la vie afin de pouvoir mourir » ! L’air d’Overall qui suit (Allegro sostenuto) est accompagné par un orchestre qui imite, en une sorte de choral, la luxuriance solennelle de l’orgue. Les poignantes lignes vocales de l’Empereur d’Atlantis font, la, penser à l’univers musical du post romantisme allemand (Wagner n’est pas loin). Le tableau s’achève avec un déchirant et dramatique « Mort, ou est ton aiguillon ? Enfer, ou est ta victoire ? » dont l’ultime tenue vocale est peu à peu laissée à nu, dans toute sa fragilité et son impuissance « Humaine… trop humaine ». Après une introduction dramatique peu développée, le troisième tableau met quant à lui en scène la rencontre d’un soldat et d’une jeune fille (« coiffée à la garçonne » indique le livret). Nous sommes sur un champ de bataille. Les deux personnages commencent par se battre et finissent par s’aimer. Pendant ce temps-là, le tambour continue, derrière le rideau, à déclamer le décret d’Overall aux habitants de la contrée. Il n’apparaîtra que pour tenter de séparer les amoureux et de convaincre le soldat de choisir la guerre. Dans sa durée, cette scène permet à Ullmann de justifier quelques duos, de confier un air à « la garçonne » où se dessinent les ombres portées du lyrisme de Zemlinsky (l’orchestre comprend même un clin d’oeil a son orientalisme), d’écrire un mini duo pour cette dernière et le Tambour ou le Renard de Stravinsky s’invite pour laisser bientôt la place a Kurt Weill puis a un trio (le soldat se rajoutant) avant que de finir ce tableau par un sublime duettino d’amour ou pointe le bout du nez de Dvořák et l’esprit d’une marche emplie de Naturlaut Mahlérien.

Le dernier tableau est introduit par un Intermezzo instrumental dont le rythme de marche et l’harmonie chromatique font référence à une nouvelle Danse des Morts, mais ce sont des Morts-Vivants dont il est question cette fois. Et nous voici à nouveau dans le bureau d’Overall ou le Haut- Parleur crache le discours d’un général en chef. Arlequin émerge d’une trappe et chante quelques souvenirs liés à son enfance apparemment passée avec Overall. Un roulement annonce l’arrivée du Tambour qui se met à chanter sur un rythme de marche militaire : « Nous Overall, Nous Overall, le monde est saturé de nos actions (…) Intelligence égale stupidité, sagesse égale folie ! Nous Overall ». Sans transition, Arlequin entame quant à lui une berceuse (« Dors, l’enfant dors. Je suis une épitaphe. ») sur un thème populaire allemand. Le dialogue entre Overall et le Haut-parleur reprend. L’Empereur est maintenant en ligne avec le ministère des Affaires Étrangères, puis, le voici qui cherche un nouveau numéro… « On entend un brouhaha de voix, des lambeaux de la proclamation impériale, du vacarme » nous dit le livret, puis le Haut-Parleur diffuse une station de radio et l’on peut entendre : « … La châtiment est à la mesure de notre monstrueux péché (…) Nous n’aurons aucun repos avant que ne soit extirpé de nos coeurs le dernier chiendent de haine et d’intolérance. À mains nues, nous détruirons la tanière d’acier du Diable ». Overall arrête brusquement la radio. Débute alors un trio sous forme de shimmy (danse américaine de divertissement dont le rythme est issu du jazz populaire) que le leitmotiv tiré de Suk domine continument. Je n’insisterai pas sur l’évidente signification de ce passage ou s’expriment le désir et l’espoir qu’Hitler soit vaincu par les alliés.

S’ensuit l’air de La Mort, ou Ullmann rend hommage au dernier mouvement (Entrückung) du Quatuor à cordes n°2 (avec voix) de Schoenberg. Un mouvement où la prière que Schoenberg formulait au travers du texte de Stefan George dans le mouvement précédent (Litanei) se voyait désormais exaucée et où le désir du pèlerin de libérer son âme de toute attache terrestre trouvait alors sa réalisation musicale dans l’affranchissement des chaînes de la tonalité.

Or donc, si le texte qu’Ullmann fait chanter à la Mort s’avère être aussi une prière, celle-ci ne débouche en revanche point sur un avenir riche en promesses, ni même sur l’accession à une nouvelle Terre à conquérir ! Non, la prière d’Ullmann n’est porteuse d’aucun espoir, d’aucun paradis à découvrir ou de nouvelle vie à construire. Le monde d’Ullmann a implosé comme une étoile naine s’affaissant sur elle-même en se consumant de l’intérieur jusqu’à l’anéantissement. Pour lui (et pour sa communauté prisonnière), il ne reste plus que la Mort qui vante ses mérites et qualités (« Je suis la Mort, le jardinier, et je sème le sommeil dans les sillons creusés par la douleur (…). Je suis celui qui délivre de la peste, pas la peste (…). Je suis la plus grande fête de la liberté. Je suis la dernière berceuse. Calme et paisible est mon accueillante demeure ! Venez, reposez-vous ! »). Cette fois, c’est la signification sacrée qui se trouve entièrement inversée ici.

Le seul repos serait donc d’abandonner la Vie ? Mais il n’y a pas de nouvelle vie après la mort semble nous dire le compositeur en ce passage. Il ne restera donc des hommes que cendres ? Pour faire ressentir ce degré de désespérance, pour montrer (musicalement parlant) combien était sans fond le gouffre de la bêtise et de la cruauté de l’Homme, Ullmann a inversé à nouveau le sens de son discours afin de l’insérer dans une réflexion sur l’écriture et le langage musical qui prend pour objet une partition contredisant entièrement les propos qu’il met dans la bouche de la Mort. Nous sommes bel et bien là en présence d’un art musical qui se fait dialectique ! Aussi, dans le même temps qu’il nous dit que le temps n’est plus à espérer, Ullmann affirme (en faisant allusion à cette oeuvre de Schoenberg) que la seule immortalité transcendantale possible est celle induite par l’art (et non celle promise par la religion) … L’art, pour sauver l’Humanité du Mal absolu qu’est la barbarie ayant dépossédé la Mort de sa propre faux. Il reste donc un espoir !

Succédant brutalement à l’expressionnisme exacerbé de ce passage, la fin de cet air laisse la voix seule avec le piano pour évoquer Schubert et son Voyage d’Hiver. On retrouve en effet ici une partie vocale dévolue à un dramatisme empreint de tendresse et de mélancolie que le piano accompagne par des accords distillés tout à la fois avec subtilité et simplicité. Overall s’aperçoit alors que seule la Mort est indispensable aux hommes (« qu’ils ne peuvent vivre sans [Elle] »). La Mort lui propose donc de revenir régner sur le monde à condition qu’il consente à sacrifier sa vie en premier. Overall accepte. Ce faisant, il atteint une nouvelle dimension en accédant au tragique. Une dimension dont cet air se trouve entièrement imprégné. Et l’on pense à cet autre empereur dont Strauss avait sculpté l’âme dans sa Femme sans Ombre, mais aussi au quatrième de ses Quatre derniers Lieder ou Strauss fait ses adieux à la Vie. Et Ullmann de nous apporter, par sa musique, la preuve que l’art est transcendant, que la musique peut nous mener au-delà de l’Achéron en nous tendant un miroir vibrant de l’émotion la plus pure, et que tout auditeur peut traverser à ses côtés, puis en revenir tel Orphée.

La Mort prend maintenant Overall par la main « et le conduit à travers le miroir (de son bureau) pendant que résonne la musique du choral luthérien[1] Ein feste Burg ist unser Gott » dont les paroles ont été remplacées par les mots : « Komm Tod, du unser werter Gast » (« Viens, Mort, notre digne convive (...) Apprends-nous à honorer en nos frères les joies et les malheurs de la vie »). De choral, ce final se fera madrigal avant que de se refermer sur une poignée de main fraternelle au compositeur juif allemand : Felix Mendelssohn[2]. Ultime pied de nez de Ullmann à l’antisémitisme des nazis et à leur concept de Musique Dégénérée.



[1] Les paroles originales de ce choral de Martin Luther sont : « C’est un rempart que notre Dieu, une solide défense et une bonne arme ; Il nous délivre de toute épreuve qui s’abattrait sur nous ; Le vieil ennemi s’en prend maintenant sérieusement à nous, puissance et ruse sont son armement le plus cruel et il n’a pas son pareil sur la terre. »
[2] Qui avait utilisé ce choral dans sa Symphonie n°5 « Réformation »

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Extrait Der Kaiser von Atlantis à l’Opéra de Dijon

Opéra de Dijon - Der Kaiser von Atlantis : Dans les coulisses d’une production

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Photos des répétitions

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