Présentation
Distribution
CRÉÉ Au Divadle na Veveří de Brno, le 21 janvier 1904
SPECTACLE EN TCHÈQUE SURTITRÉ EN FRANÇAIS
NOUVELLE PRODUCTION DE L’OPÉRA DE DIJON
LIVRET Leoš Janáček d’après Gabriela Preissová
MUSIQUE Leoš Janáček
DIRECTION MUSICALE Stefan Veselka
CZECH VIRTUOSI
CHŒUR DE L’OPÉRA DE DIJON
CHEF DE CHANT Nicolas Chesneau
CHEF DE CHŒUR Anass Ismat
MISE EN SCÈNE Yves Lenoir
ASSISTANAT À LA MISE EN SCÈNE Ludivine Petit
DÉCORS Damien Caille-Perret
COSTUMES Jean-Jacques Delmotte
LUMIÈRES Victor Egea
CHORÉGRAPHIE Virginia Heinen
MAÎTRE D’ARMES Thomas Sénecaille
JENŮFA BURYJA Sarah-Jane Brandon
LACA KLEMEŇ Daniel Brenna
ŠTEVA BURYJA Magnus Vigilius
KOSTELNIČKA BURYJOVKA Sabine Hogrefe
GRAND-MÈRE BURYJOVKA Helena Köhne
STÁREK Tomáš Král
LE MAIRE Krzysztof Borysiewicz
L’ÉPOUSE DU MAIRE Svetlana Lifar
KAROLKA Katerina Hebelkova
JANO Roxane Chalard
BARENA Axelle Fanyo
UNE BERGÈRE* Delphine Lambert
LA TANTE* Sophie Largeaud
*Artistes du Choeur de l’Opéra de Dijon
PRODUCTION Opéra de Dijon
Synopsis
acte I
Dans un village morave, l’été. Jenůfa attend avec angoisse le retour de son cousin germain Števa. Enceinte de lui sans que personne au village ne soit au courant, elle espère qu’il ne sera pas enrôlé pour le service militaire et pourra ainsi rapidement l’épouser et la sauver du déshonneur. Son cousin Laca — demi-frère de Števa — perçoit son inquiétude. Secrètement amoureux d’elle, et jaloux depuis l’enfance de Števa qui lui fut toujours préféré, il espère au contraire que ce dernier sera enrôlé ; lui laissant le champ libre pour épouser Jenůfa.
Les conscrits reviennent en compagnie de Števa, qui a été exempté et s’est enivré pour fêter la nouvelle. Au reproche de Jenůfa, il répond par un bouquet de fleur que lui a offert une jeune fille — héritier du riche moulin du village, il représente un bon parti et reçoit beaucoup de sollicitations.
Ils sont interrompus par la Sacristine, veuve et belle-mère moralement rigide et exigeante de Jenůfa. Outrée du comportement de Števa — et intérieurement opposée au mariage de sa belle-fille avec ce garçon qui lui rappelle par trop les égarements de son époux décédé — elle leur impose un délai d’une année avant le mariage, pendant laquelle Števa devra se montrer sobre. Contrarié par les remontrances de sa tante, ce dernier tente de rassurer Jenůfa, dont il aime tant les belles joues de pêche.
Après son départ, Laca tente de profiter de la situation et entreprend un jeu de séduction et de provocation maladroit auprès de la jeune fille qui le rabroue. Dans un mouvement de jalousie agressive, il la blesse au visage avec son couteau.
acte II
Cinq mois ont passé et l’hiver est là. Cachée dans la demeure de sa belle-mère, qui prétend au village l’avoir envoyée à Vienne, Jenůfa — que le coup de couteau de Laca a défigurée — a accouché d’un petit garçon. Elle espère toujours que le père de l’enfant veuille encore d’elle. Après lui avoir donné une décoction de pavot pour l’aider à dormir, la Sacristine reçoit Števa, qu’elle a convoqué pour le supplier d’épouser Jenůfa et de reconnaître l’enfant. Števa lui avoue alors que son amour pour cette dernière est mort depuis qu’elle a perdu sa beauté, et qu’il s’est déjà engagé avec la fille du maire Karolka. Il paiera pour l’enfant, mais ne veut pas le reconnaître.
À peine est-il parti que survient Laca, qui ne cesse d’errer dans les environs depuis l’accident, en quête de nouvelles et de pardon. Lorsqu’il apprend que Števa n’épousera pas Jenůfa, il se propose de le faire, étant depuis l’enfance amoureux de sa cousine. La Sacristine lui annonce alors la naissance du fils de Števa, et devant le choc que la nouvelle cause à Laca, le rassure immédiatement en l’assurant que le nourrisson est mort. Un fois le jeune homme parti, en proie à un intense tourment moral et psychologique, la Sacristine entreprend de mettre la réalité en conformité avec ses paroles, et ainsi d’assurer l’avenir de Jenůfa. Elle se saisit de l’enfant et s’en va le faire disparaître dans la rivière gelée.
Pendant son absence, Jenůfa se réveille et s’inquiète de la disparition de son bébé. À son retour, la Sacristine lui annonce qu’elle a déliré de fièvre pendant deux jours, durant lesquels le nourrisson est mort.
Au retour de Laca, la Sacristine enjoint Jenůfa d’épouser ce dernier, dont l’amour est sincère, et qui saura prendre soin d’elle. Bien que n’éprouvant rien pour lui, ce qu’elle lui annonce en tout franchise, Jenůfa accepte.
acte III
Deux mois plus tard, le dégel annonce l’arrivée du printemps. Alors qu’on s’apprête à célébrer le mariage de Jenůfa et Laca, auquel Števa et Karolka sont invités, un brouhaha provient de la rivière : le dégel a délivré le corps d’un nourrisson. Jenůfa reconnaît son enfant et en avoue le père, ce qui rompt les fiançailles de Števa et Karolka. Tandis que les villageois accusent la jeune fille d’infanticide, la Sacristine se désigne comme seule coupable du crime, à la stupéfaction générale. Avant de suivre le Maire au tribunal, elle obtient le pardon de Jenůfa, et comprend n’avoir agi que par égoïsme moral. Alors que Jenůfa s’apprête à renoncer elle aussi à un mariage dont elle se sent désormais indigne, Laca lui déclare à nouveau son amour et se dit prêt à la suivre et à la soutenir dans toutes les épreuves à venir. Jenůfa accepte, cette fois en éprouvant un amour véritable et supérieur.
Note d’intention
Une dissection d’âmes mortes
« Je n’ai ni bien, ni honneur, quant à de l’amour, le bel amour, pour tout au monde, je n’en ai plus, non plus. » Jenůfa à la fin de l’acte II.
En reprenant la saison dernière la mise en scène de Patrice Chéreau de De la Maison des morts à l’Opéra national de Paris, j’ai compris une chose de Janáček qui a un peu plus orienté ma réflexion sur Jenůfa. Finalement les drames en tant que tels importent peu pour Janáček. Faut-il rappeler que Jenůfa prend sa source dans deux faits divers qui ont fait et feraient encore les gros titres des journaux. Et puis si l’on met de côté Jenůfa et Katja Kabanova, pourquoi Janáček aurait-il composé des œuvres avec des narrations si éclatées, et ceci dans les toutes premières années du xxe siècle ?
Ce qui intéresse Janáček, ce sont ces femmes et ces hommes qui se débattent pour s’accrocher à la vie. Car ce qu’il y a bien de sidérant dans cette « écriture musicale violente, griffue, parfois éructée, vomie, hurlée »1 c’est ce désir de vivre coûte que coûte ; un désir qui transpire d’un bout à l’autre de l’opéra à travers l’histoire de cette famille et l’histoire de ce village.
Lorsque j’ai décortiqué le livret du compositeur, une des choses qui m’a le plus marqué, ce sont toutes ces phrases, tous ces mots qui sont répétés deux fois, trois fois, davantage encore, prolongés parfois par un silence ou une suspension avant d’être une nouvelle fois repris, tels quels, ou entrecoupés, et cela, pour épuiser un sentiment, une émotion, un désir ; l’exténuer, lui rendre sa vérité dans le but de retrouver ce qui a été perdu : l’empathie, l’amour, l’altérité.
Dès lors, il s’agissait pour moi aussi d’aller fouiller ces âmes mortes et de plonger dans les tréfonds de ces psychologies complexes et sombres pour essayer de les comprendre, de connaître ce qui les unit, ce qui motive leur existence, de pratiquer comme une autopsie et de poser un diagnostic tout en le laissant en question. L’idée n’était pas tant de rechercher une tentative d’explication du crime - un fait divers qui trouve de multiples raisons, qui a de multiples mobiles, mais d’élucider cette fin qui semble abolir des frontières, des murs, et qui prend sa source dans l’insondable pardon de Jenůfa.
YVES LENOIR
Metteur en scène
Entretiens
Entretien avec Yves Lenoir
L’Orfeo de Monteverdi, que vous avez mis en scène il y a deux ans à Dijon, était une œuvre centrée sur un personnage mythologique, une métaphore de l’artiste totalement en dehors de l’ordinaire, avec comme soubassement un questionnement esthétique et théorique. On a le sentiment avec Jenůfad’aller à l’autre extrême du spectre de l’opéra : des personnages inscrits dans un quotidien qui pourrait être le nôtre, dans une histoire qui est somme toute un fait divers et un propos qui se veut naturaliste et réaliste. Comment passe-t-on de l’un à l’autre ?
Il y a en effet un vrai travail à faire pour passer d’un univers à l’autre. Il y a tout de même un point commun très fort entre les deux œuvres, entre celle de Monteverdi et celle de Janáček : dans les deux cas, il est toujours question d’être au plus près possible de l’émotion, d’être le plus juste possible dans la façon dont on va la dire. Pour le reste, les époques, les univers, les esthétiques sont bien évidemment tout à fait autres. Même si Janáček s’inscrit dans un courant qu’on pourrait dire vériste ou réaliste, on sent bien que ce qui l’intéresse, plus que les situations elles-mêmes qu’il met en musique, c’est de se rapprocher de la vérité de l’émotion. Les faits divers dont son livret s’inspire, ce n’est pas, je crois, le plus importants à ses yeux, ce n’est pas pour lui le cœur du sujet. Le moment de l’Histoire de l’opéra dans lequel il s’inscrit veut que ce soit ce type de sujets qui soient valorisés, crédibles, modernes. Mais ce qui fait au fond que Janáček est un grand compositeur qui nous touche encore aujourd’hui, c’est qu’il est allé au-delà, qu’il a su aller chercher l’émotion pure, qu’il s’est intéressé aux hommes plutôt qu’aux faits.
Je me souviens qu’à l’époque vous aviez décrit l’Orphée de L’Orfeo comme le premier véritable personnage d’opéra, parce qu’il exprimait ses propres émotions à la première personne. Au début de Jenůfa, on a finalement un sentiment assez proche : celui d’avoir affaire à des individus qui chacun sont prisonniers de leurs émotions individuelles, de leur problèmes personnels.
Jenůfa raconte certes l’histoire de plusieurs individus qui sont enfermés, repliés sur leurs sentiments et leur problèmes, cloisonnés dans leurs carcans personnels, mais qui sont aussi connectés les uns aux autres à travers les clans familiaux et la communauté villageoise. Ces trois niveaux, l’individu, la famille, la communauté, en font un récit beau- coup plus complexe. Les personnages de Jenůfa sont au pied du mur, ce que manifeste de manière très parlante la scénographie de Damien, mais ne cessent de lutter contre cette situation, chacun à leur manière. C’est d’ailleurs ce qui fait la force vitale extraordinaire de la musique de Janáček, et tout mon travail consiste à aller au plus près de cette vitalité, de cette crudité sans médiation qui est toujours à la peau des émotions et des pulsions, ces moments de violence affective primitive. Il y a un côté un peu Festen —le film de Thomas Vinterberg dans lequel tous les comptes se règlent au cours d’une fête d’anniversaire — dans cette famille Buryja où trainent beaucoup de cadavres, où les pères sont absents, où les demi-frères se haïssent, où les relations flirtent avec une certaine forme d’inceste et où un mariage entre cousins germains ne fait tiquer personne. On pourrait aussi y sentir un parfum de dégénérescence, avec ces pères tôt disparus qui ont sombré dans l’alcool, la violence conjugale et le suicide. Il y a donc ce carcan familial, ces frustrations, ces névroses, ce passif lourd qui enferme les personnages. Et il y a aussi le carcan social, l’importance que la communauté accorde à la représentation, au respect formel des convenances, qui est le véritable moteur du crime. Tout cela pèse comme un mur sur les personnages et les prend au piège.
On voit souvent la Sacristine traitée comme un personnage extrêmement corseté, toujours dure et raide, dans un contrôle total d’elle-même. Une sorte de monstre de vertu éventuellement un peu hypocrite. Un personnage à qui la naissance du bébé donne avant tout un problème moral et de convenance. À voir le travail de répétition, on a le sentiment que vous cherchez à lui donner une dimension plus humaine, plus tourmenté, plus sensible, avec des moments de vraie faiblesse.
Il faut imaginer qu’elle a eu une vie avant son moment «Sacristine». Elle a été mariée, sans doute avec amour, et elle a souffert de son époux, dans sa chair et dans son cœur. Si elle se montre aussi dure avec Števa, si elle désapprouve autant l’amour que Jenůfa lui porte et le mariage qui s’annonce, c’est parce qu’il lui rappelle en tout point son propre mari, elle le dit elle-même. Son sentiment à l’égard de Števa ne peut donc qu’être extrêmement ambigüe. Il lui rappelle un homme qu’elle a tout à la fois détesté et aimé. Je voulais absolument échapper à la caricature d’une femme simplement austère. Bien sûr, elle a développé une grande psycho-rigidité, et elle a à faire face à des responsabilités énormes. Mais c’est aussi un femme qui vit, qui est prise dans tous les petits arrangements avec ses principes que la vie impose : elle a envoyé Jenůfa au moulin parce qu’un mariage avec l’un des deux demi-frères assurerait son avenir, c’est une femme qui certes est une référence morale pour le village, mais qui aussi travaille et vend des vêtements — ces points sont très clairs dans la pièce de Preissová. C’est une femme qui assume des responsabilités qui ne sont pas celles d’une femme à l’époque. Ce n’est pas juste une figure de bigote ou de folle, c’est une femme qui est insérée, qui est même au centre de la vie sociale de la communauté, au centre de la vie de sa famille, une femme rationnelle, qui cherche à faire tourner les choses vers le bien de manière très concrète. Elle ne s’est pas seulement fait un devoir moral d’élever Jenůfa, elle en a fait la propre fille qu’elle n’a pas eue. Lorsqu’elle prend la décision de tuer cet enfant, ce n’est pas du tout dans une espèce de délire, ou pour effacer la trace théologique d’un péché, c’est parce qu’elle ne voit plus aucune autre solution pour faire tourner les choses vers le bien, c’est-à-dire assurer un avenir possible à sa belle-fille. Auparavant, elle est allée jusqu’à s’humilier devant Števa pour essayer de rétablir la situation. Ce qu’elle ne mesure pas, c’est évidemment le poids que ce meurtre aura sur sa conscience.
Ce meurtre lui permet aussi de mettre la réalité en accord avec le mensonge qu’elle vient de faire à Laca en lui assurant que l’enfant était mort à la naissance...
Mais ce mensonge lui-même est en réalité la suite d’un tas d’autres «petits» mensonges. Depuis 5 mois, elle ment à tous en disant que Jenůfa est à Vienne. Combien de mensonges au quotidien cela implique-t-il de faire passer pour absent quelqu’un qui est présent, qui est même enceinte avec toutes les contraintes que cela implique ? Elle s’est enfermée peu à peu dans une spirale de mensonges qui à un moment donné la rattrape malgré elle-même. Un fait divers tel que celui-là, cela tient en deux lignes dans Le Bien public. Mais lorsqu’on en tire tous les fils, lorsqu’on en fait l’analyse et la psychanalyse, lorsqu’on cherche a en comprendre les raisons et le déroulement, on entre dans des histoires aussi complexes que sordides mais qui prennent racines dans des sentiments et des motivations que nous avons tous. À la fin, dans ce moment de lueur qui conclut tous les opéras de Janáček, la Sacristine prendra finalement conscience de ce qu’il y avait d’égoïste dans ses actes, du fait qu’elle a malgré tout mis sa fierté plus haut que le reste. Ce à quoi elle a sacrifié l’enfant, ce n’est pas au bonheur de Jenůfa, mais à ce qu’elle-même voulait que la vie de Jenůfa soit, à l’avenir qu’elle projetait par procuration dans sa belle-fille. Ses motivations sont beau- coup plus personnelles que religieuses. Mais c’est une prise de conscience qui reste malgré tout presque anecdotique fasse au cheminent qui est celui de Jenůfa et de Laca.
Comment voyez-vous pour sa part le personnage de Steva ?
Je voulais là aussi aller plus loin que la figure de l’enfant gâté, qui plaît aux filles parce qu’il est beau gosse et hérite d’un beau moulin. Bien sûr, il a tout pour lui, mais c’est surtout parce qu’on fait tout pour lui : on s’arrange pour qu’il hérite du moulin avant l’âge légal, le Maire fait en sorte qu’il ne soit pas recruté, etc. Il est le bon cheval sur lequel tout le monde mise, mais lui-même ne décide en réalité de rien. On ne lui a jamais donné la possibilité de choisir, d’être responsable. Il possède, mais en réalité, il est dépossédé de sa vie. Comme son père, il se réfugie alors dans l’alcool ou les aventures galantes, c’est-à-dire dans ce qui lui reste. Et à la fin de l’opéra, il n’a aucune issue : son mariage est foutu, sans doute son héritage aussi, et sa réputation. Pour moi, c’est vraiment un personnage à la Tchekov, une sorte de Platonov qui lui aussi finira mal. Au deuxième acte, il me semble même assez honnête : il sait qu’il n’y arrivera pas, qu’il ne pourra assumer le futur qu’on lui propose. Il avoue que Jenůfa, par le côté radical qu’elle a hérité de sa belle-mère, lui fait peur. Il est là au cœur du sentiment qui les anime tous. Tant que tous ces personnages n’auront pas dépassé leurs peurs, ils ne pourront avancer. Števa est en fait très touchant, et comme tous les personnages de Janáček, il a lui aussi son moment de vérité. Il finit par savoir où il en est. Le choix de Karolka est en réalité un bon choix, elle est tout à fait ce qu’il lui faut, elle lui correspond, contrairement à Jenůfa en vérité. La fin de l’opéra est véritablement tragique pour lui. Quelle solution lui reste-t-il ?
Son demi-frère Laca, malgré la violence qui l’habite, apparaît de prime abord plus attachant...
Je ne voulais pas gommer cette violence qu’il a en lui. Lorsqu’il blesse Jenůfa au visage, ce n’est pour moi pas du tout un accident, c’est au contraire quelque chose de très volontaire, quelque chose dont il avait envie avec pleine conscience, un acte en partie prémédité. Il est au départ dans cette démarche de faire payer à l’autre, à Števa mais aussi quelque part à Jenůfa, la situation frustrante dans laquelle il se trouve et la jalousie qui le dévore. Dans cette démarche aussi d’obtenir enfin ce qu’il n’a jamais eu, ce qu’il sait qu’on ne lui donnera jamais. Il est vraiment habité par une violence impulsive, née de cette rancœur, qu’il ne contrôle pas complètement et qu’en réalité il regrette dès l’instant suivant. D’une certaine façon, il en est resté au stade immature des amours et des jalousies enfantines. Il va bien sûr grandir, mûrir tout au long de l’opéra, ce qui en fait un personnage passionnant. Son passage à l’acte à la fin du premier acte agit comme une sorte de catharsis, une découverte de lui-même qui l’oblige à évoluer et à se remettre en question. Son évolution s’achève pour moi à la toute fin de l’opéra, lorsque le cadavre de l’enfant est découvert. Je crois que c’est pour lui le moment de vérité, le moment où se résout enfin son dilemme, où il accepte intérieurement l’existence de cet enfant et ce qu’il signifie, pour lui et pour Jenůfa, alors qu’au second acte sa première réaction est, comme on peut bien le comprendre, négative. À partir de ce moment-là, il peut véritablement aller vers Jenůfa, aller véritablement vers l’autre, l’aimer au-delà de la simple possession.
Le titre de la pièce de Preissová — Sa belle-fille— renvoie autant à Jenůfa qu’à la Sacristine. Celui de Jenůfa fait clairement de la jeune fille le personnage central. Comment la voyez-vous ?
C’est pour moi véritablement l’âme de l’histoire. Le troisième acte est pour elle une sorte de Passion, au sens religieux du terme. La perte de son enfant est une véritable épreuve qui la change profondément. Son monologue du deuxième acte est pour moi un moment clé. Elle se réveille, elle est depuis des semaines sous l’emprise psychologique de sa belle-mère, elle est encore sous l’effet des narcotiques que cette dernière lui a fait prendre pour dormir. Et elle va tenter, durant tout ce monologue, de prendre le contrôle de ses peurs, de retrouver la maîtrise de sa réalité. Après le moment de panique totale du réveil, la fin de son monologue, cette prière bouleversante de simplicité, est le moment où elle se reconnecte avec le réel, avec elle-même, et où elle dépasse ses peurs. Elle se trouve alors prête à une épreuve de vérité. La mort de son enfant sonne comme la mort de tout ce qu’elle était auparavant. Dans une franchise totale, elle accepte Laca sans amour, mais avec compassion, ce qui est la première étape, essentielle, de son chemin vers l’autre. Mais ce n’est qu’à la toute fin, lorsque le cadavre de l’enfant vient à la fois matérialiser et clore le deuil, lorsqu’elle voit le chemin parcouru par Laca et ce qu’il est prêt à accepter, que son chemin vers lui, vers l’autre, s’accomplit en plein et qu’elle s’ouvre à son amour, à un amour supérieur. Au début de l’histoire, c’est une jeune femme comme les autres, avec sa part d’égoïsme, d’immaturité et de méchanceté, notamment à l’égard de Laca qui l’exaspère, centrée sur ses problèmes. Pour moi, cette question de l’ouverture à l’autre, de ce chemin qu’il nous faut tracer vers lui traverse tous les personnages et toute l’œuvre. Pour Jenůfa et Laca, ce chemin est aussi un chemin qui mène vers le départ, le fait de quitter le village, la communauté. J’aimerais qu’à la fin de l’opéra, on retrouve cette communauté, mais sans eux, qu’on n’entende leurs dernières répliques que de loin, alors qu’ils sont déjà partis vers un ailleurs.
Propos recueillis le 31 août 2018 par Stephen Sazio,
Dramaturge de l’Opéra de Dijon
Entretien avec Stefan Veselka
Jenůfa est en réalité le troisième opéra composé par Janáček, mais il est souvent considéré comme le premier opéra où il est complètement lui-même, où il trouve le style propre qui sera le sien. Est-ce un point de vue que vous partagez ?
C’est en effet un point de vue que je partage. Jenůfa est aussi l’opéra avec lequel Janáček accède à la célébrité dans le monde musical de l’époque, avec une création à Prague puis à Vienne et Berlin, après la premièreà Brno évidemment. Jenůfa est ainsi devenu son «premier» opéra, parce que ce fut son premier opéra connu en dehors de Brno. Ce qui est frappant, si vous le comparez par exemple aux œuvres qui ont précédées et suivies, c’est le temps que lui a pris la composition, un temps beaucoup plus long. Avec notamment un laps de temps de cinq ans entre la composition du premier et des deux autres actes. C’est pourquoi le premier s’inscrit encore en partie dans la tradition romantique de l’opéra, avec des sortes d’airs, de duos, de quatuors. De la même façon, l’orchestre dans celui-ci n’a pas un rôle aussi important que dans les actes suivants, dans lesquels il constitue comme un sous-texte ou une instance narrative qui génère l’émotion au même titre que les chanteurs, c’est-à-dire le rôle qu’il occupera dans les grands opéras suivants comme Kat’a Kabanová ou La petite renarde rusée. Lorsqu’on écoute ainsi Jenůfa du début à la fin, on perçoit également des différences importantes dans l’instrumentation, dans la manière dont Janáček fait sonner son orchestre. On trouve dans sa correspondance une lettre dans laquelle il raconte la forte impression que lui a faite, entre le travail sur le premier acte et les deux autres, la découverte de La Dame de Pique de Tchaïkovski où par moment, dit-il, l’orchestre ne joue que des accords qui lui apparaissaient comme l’âme de ce que les chanteurs disent. Et c’est en effet ce qu’il a cherché à faire dans les deuxième et troisième actes, et à mon sens ce qu’il a réussi.
Pourtant, si on écoute l’introduction du premier acte par exemple, avec ce rythme lancinant au xylophone à découvert, on est déjà dans quelque chose de très inhabituel, de très différent de la tradition lyrique et orchestrale de l’époque, de complètement nouveau...
C’est très intéressant, parce qu’en réalité, il y avait à l’origine, comme le veut la tradition, une ouverture prévue avant ce début de premier acte, un morceau que Janáček a intitulé par la suite Jalousie et qui aujourd’hui est joué comme une pièce à part. Mais l’instinct dramatique de Janáček a vite saisit que cette ouverture était en réalité inutile, et il l’a sup- primé dès avant la première. Ce simple xylophone, qui peut être tout à la fois le moulin, le couteau qu’on aiguise, ou la pesanteur d’une atmosphère tendue, c’est d’un point de vue scénique et musical quelque chose de beaucoup plus efficace que n’importe quelle ouverture.
On a du mal a imaginer comment un instituteur et compositeur d’une petite ville comme Brno peut arriver à créer quelque chose de si nouveau. Comment vous expliquez- vous cela ?
Si on regarde ses premières œuvres, les Danses de Lachie par exemple, on voit bien que Janáček commence par être un compositeur qui s’inscrit complètement dans la tradition musicale du moment, celle pour les Pays tchèques de Smetana et Dvořák. Au moment de l’écriture de Jenůfa, il a une vie très chargée : il enseigne l’orgue à Brno, il élève ses enfants, il collationne les traditions musicales folkloriques de la région. On peut imaginer qu’au milieu de tout cela, composer tel qu’il en éprouvait intérieurement le besoin, en dehors de la tradition, dans un style qui lui soit propre, pouvait constituer une sorte de processus libératoire, de défoulement. C’était de toute façon une personnalité hors- norme, un peu folle, dans le bon sens du terme. Concernant Jenůfa, la pièce de Preissová, avec son aspect rural et terroir qui lui parlait directement, l’avait profondément touché et il a immédiatement voulu la mettre en musique. Je ne crois pas qu’il se soit assis à sa table en disant «Maintenant, je vais faire quelque chose de nouveau !». Mais le processus qui le menait à exprimer son instinct dramatique unique était enclenché, les choses sont venues d’elles-même.
Dans ses opéras ultérieurs, les sources folkloriques de sa musique sont pour ainsi dire tissées au plus profond de la trame musicale, si bien qu’on ne les remarque qu’à l’étude de la partition et non à l’écoute. Ce qui frappe dans Jenůfa, c’est que ces musiques folkloriques semblent présentes à l’état de citations textuelles, dans les chœurs des premier et dernier actes par exemple.
Il y a d’abord dans ces chœurs un aspect fonctionnel. Il sont la marque et le reliquat de cette forme traditionnelle de l’opéra dont part Janáček et dont je parlais plus haut, une sorte de moment attendu dans toute œuvre lyrique de l’époque. Ce qu’il y a de remarquable cependant, c’est que leur côté folklorique ne vient pas du tout de citations qu’ils feraient de musiques traditionnelles moraves. Ils sont une invention pure et simple de Janáček qui écrit ici dans un style ouvertement «folklorique», mais sans jamais faire usage de mélodies ou airs folkloriques réels. Ils sont imprégnés bien sûr de toute la musique populaire recueillie par Janáček, mais sont en tant que tel une création totale de sa part, et participent évidemment du caractère naturaliste de l’œuvre.
On sait à quel point le langage vocal de Janáček est connecté à la langue tchèque parlée. La plupart des rôles dans cette production sont tenus par des non-tchècophones. Comment travaillez-vous avec eux ?
C’est un problème que l’on rencontre en vérité dans toutes les langues, lorsqu’on fait un opéra français en Allemagne avec un cast international, par exemple. Il est vrai que chez Janáček, le rapport à la langue est d’un point de vue musical primordial. Les chanteurs, le plus souvent, ont travaillé le rôle avec un coach tchèque avant d’arriver sur la production. Étant moi-même tchècophone, j’interviens aussi autant que nécessaire. Le tchèque est une langue très différente du français, de l’allemand et de l’anglais, dans sa syntaxe et sa prononciation, et c’est un vrai défi pour eux ! Il faut qu’ils arrivent à sentir le texte comme Janáček le sentait lui-même, et un chanteur dont c’est la langue natale dispose forcément d’un avantage dans ce domaine. Mais avec tous, c’est un travail qui ne cesse qu’avec la dernière, sans cesse on améliore, on peaufine, on creuse.
À l’inverse, vous allez travailler une fois encore avec les musiciens des Czech Virtuosi, qui sont originaires de Brno, connaissent et pratiquent cette musique depuis toujours. Qu’est-ce que cela change pour vous ?
Ils sont bien sûr dépositaires d’une tradition dans l’interprétation de cette musique, ce qui facilite beaucoup le travail. La musique de Janáček n’est pas une musique facile à jouer pour un orchestre, il faut d’abord comprendre comment elle est écrite, avec ses articulations et ses ruptures, et comment tout cela doit se fondre dans une grande ligne. Évidemment, une partie de mon métier de chef est d’amener les musiciens à cela. Dans le cas des Czech Virtuosi, ce sont des musiciens qui tous ont déjà joué cette musique, qui ont une grande familiarité avec elle, qui savent comment elle doit sonner. Cela passe par de nombreux petits détails qui pour eux vont de soi, et qui sont autant de points sur lesquels nous n’avons pas à nous attarder. Nous avons une compréhension mutuelle de ce que doit-être cette musique, ce qui est une base de travail extraordinaire. Bien sûr, on peut parfois avoir une interprétation différente de la tradition, la discussion est toujours possible et profitable ! Mais avant tout, je crois qu’il faut pour Janáček un son d’orchestre particulier, moins rond, plus âpre et cru que dans le reste du répertoire, et c’est comme cela que ces musiciens ont appris à le jouer dans les conservatoires en Moravie. Je n’ai donc pas à chercher à obtenir ce son, ce qui est toujours très difficile : je l’ai d’entrée de jeu. Ces musiciens de Brno sont dans ce type de musique comme à la maison. Même avec un orchestre de Prague, ce serait différent.
Vu d’ici, avec le regard d’un étranger, Prague et Brno, la Bohême et la Moravie, c’est un seul pays, une seule culture, une seule tradition. Lorsqu’on connaît mieux ces pays, on sait qu’il peut y avoir une certaine défiance des Moraves à l’égard de la capitale. Janáček lui-même vécut assez mal le fait que le directeur de l’Opéra de Prague n’accepte Jenůfa qu’après en avoir «corrigé» la partition. Diriez-vous que Janáček est un compositeur tchèque ou morave ?
Si vous posez cette question à quelqu’un de Brno, comme je le suis, il vous répondra forcément qu’il était Morave ! Si vous la posez à un Praguois, il vous répondra qu’il était Tchèque...
Concernant la version de Prague, Karel Kovařovic, le directeur de l’Opéra, en voyant la partition pour la première fois, a véritablement pensé que Janáček ne savait pas orchestrer : il s’éloignait trop du modèle admis à l’époque. Lorsque Janáček assista à Madama Butterfly à Prague, il adora l’œuvre mais en trouva l’orchestration trop sucrée, trop riche. Il était pour sa part à la recherche de quelque chose de plus sec, de plus proche du mot. Il a délibérément tourné le dos àce type d’orchestrations. Il se faisait d’ailleurs son propre papier à musique, où il ne marquait que les portées nécessaires. Pour les cuivres, par exemple, il ne traçait que les deux mesures qu’il souhaitait, parce que, disait-il, si la portée continue à vide, vous aurez naturellement tendance à la remplir et par conséquent à grossir le son ! La version originale de Jenůfa, celle que nous avons choisie, est vraiment, de ce point de vue, très différente, beaucoup plus transparente.
La tradition musicale «nationale» tchèque, née avec Smetana et Dvořák, était très influencée par le modèle musical germanique, dans lequel ces deux compositeurs avaient été formés. Un modèle rejeté par Janáček. Diriez-vous dès lors que ce dernier est le premier compositeur de musique véritablement tchèque ?
On pourrait dire cela, d’une certaine façon. Si Dvořák, à la fin de sa vie, tend à s’éloigner malgré tout du modèle germanique, il en reste cependant tributaire. Et si Janáček, à ses début, lui est lui-aussi soumis, il opère à moment donné une véritable rupture. Mais d’un autre côté, Janáček n’est pas à l’origine d’un nouveau style tchèque qui aurait été repris par d’autres compositeurs. Il ne fait pas école, son style reste unique. Si on veut considérer qu’il est le premier compositeur tchèque, alors il faut aussi admettre qu’il est le dernier ! Il était si singulier que son art est mort avec lui, sans trouver de successeurs.
Propos recueillis le 3 septembre 2018 par Stephen Sazio,
Dramaturge de l’Opéra de Dijon
À propos de l’œuvre
Jenůfa : l’émergence d’un style personnel
Marianne Frippiat
« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »
Avec Jenůfa, son troisième opéra, Janáček trouve un style personnel. Issu de son exploration de l’écriture pour la voix et du rapport entre l’opéra et la vie, celui-ci naît aussi au confluent de deux courants qui ont marqué le début des années 1890 dans les Pays tchèques : le réalisme et l’ethnographie.
Le réalisme et la modernité du théâtre « national »
Le Národní divadlo – Théâtre national – qu’on ouvre à Prague en 1881 n’est rien de moins que la principale institution des Pays tchèques chargée de présenter la production scénique nationale (théâtre et opéra). Autrement dit : les œuvres d’auteurs du pays en langue tchèque. Alors que les Pays tchèques font partie l’Autriche-Hongrie, il marque la reconnaissance officielle d’une culture dramatique propre et le vœu qu’elle se développe. Rappelons qu’en 1882, on ouvrirait aussi à Prague la première université tchèque indépendante (par scission en université allemande et université tchèque).
Œuvrant dans cet esprit, Smetana s’était attaché à poser les jalons de ce qu’il souhaitait être un art lyrique national diversifié et intégré dans la culture européenne. Rapidement devenu très populaire, son opéra-comique La Fiancée vendue (1866) proposait une intrigue située à la campagne tchèque. Mais à l’époque, la vie rurale portée sur la scène était idéalisée, et le « folklore » relevait de l’esthétique de la couleur locale.
Cette vision de la campagne tchèque, censée donner une image de l’identité nationale, est radicalement modifiée à la fin des années 1880 avec d’une part l’influence grandissante du réalisme littéraire, d’autre part les débuts de l’ethnographie. Le débat porte alors sur la modernité et l’orientation de l’art dramatique tchèque par rapport aux courants européens.
Le réalisme s’est implanté dans les Pays tchèques soutenu par la connaissance du théâtre russe. Celui-ci s’y est frayé un chemin à partir de la fin des années 1860, avec les mises en scènes à Prague du Révizor de Gogol (1865), du Mariage de Kretchinski de Soukhovo-Kobyline (1867) et de pièces d’Ostrovski, notamment (Pauvreté n’est pas vice, Une place lucrative, L’Orage,entre 1867 et 1870). Mais c’est la fin des années 1880 surtout qui est décisive, avec, entre autres, Ostrovski de nouveau (Innocents coupables et La Forêt montés en 1885 et 1888 à Prague), les Joueurs de Gogol (1885), et aussi La Puissance des ténèbres de Tolstoï, pièce-phare traduite en tchèque dès l’année de sa publication en russe : 1887. Le traducteur, Vilém Mrštík, est lui-même écrivain : fervent propagateur du réalisme, connaisseur de Zola, il publie la même année en feuilletons dans le journal Česká Thália son essai O realismu v dramatickém umění (Le Réalisme au théâtre).
L’impulsion des Russes encourage donc le courant réaliste en Bohême, à un moment où les questions sociales sont aussi plus vives, puisque l’industrialisation des Pays tchèques en fait la première puissance industrielle de l’Autriche-Hongrie avec pour répercussions une bourgeoisie attirée par le vaste marché de l’empire habsbourgeois, la croissance de la classe ouvrière, des rapports sociaux dominés par l’argent et une campagne « arriérée », hantée par l’alcoolisme, où la religion survit sous forme sclérosée de préjugés moraux. En Moravie, l’écart était important entre les villes, fortement germanisées, et la campagne, où la population était restée tchèque. Tenue à Prague en 1891, l’Exposition générale jubilaire du Pays, à l’occasion du centenaire de la première exposition industrielle de Prague, témoigne de la maturité économique de l’industrie tchèque.
C’est en 1887 qu’apparaît la première d’une série de quatre pièces réalistes mettant en scène la campagne qui allaient devenir des classiques du théâtre tchèque : Naši furianti (Nos fiers-à-bras), comédie de L. Stroupežnický sur la rivalité fanfaronne des paysans de la Bohême du Sud. Elle sera suivie par trois grands drames situés en Slovaquie morave.
Gazdina roba (La Maîtresse du fermier, 1889, 1erepr. à Brno 1890), de Gabriela Preissová, retrace le sort de deux amoureux : Eva, couturière, et Mánek, héritier d’un riche fermier. Hostile, la mère de Mánek contrecarre cette mésalliance. Chacun se marie de son côté. Le mariage forcé d’Eva se transforme peu à peu en haine et en détresse ; elle fuit son mari et devient l’amante de Mánek. Quand la mère de celui-ci annonce que la demande de divorce est refusée, Eva refuse le mépris social et se noie dans le Danube.
Avec Její pastorkyňa (Sa belle-fille, 1890, 1erepr. à Brno 1891), Preissová continue son exploration des personnages féminins et peint l’histoire complexe et cruelle d’une famille rongée par les remariages et les inégalités d’argent, où chacun se détruit pour reconstruire, finalement, des rapports plus sains. Dans un village catholique bigot où le folklore s’est préservé intact, Jenůfa est prise entre la jalousie de deux demi-frères et l’honneur de sa mère adoptive, la sacristine veuve, qui tuera l’enfant qu’elle met au monde du riche et frivole héritier du moulin. Défigurée, avilie, Jenůfa refuse le désespoir.
Maryša,des frères Mrštík (1894), revient sur le thème du mariage forcé. Lorsque son bien-aimé Francek part faire son service militaire, les parents de Maryša concluent son mariage avec un riche meunier veuf, Vávra, père de trois enfants. Maryša se soumet mais avertit son mari : qu’il sache que la femme qu’il épouse le déteste. Revenu de l’armée, Francek apprend qu’il la bat et défie Vávra : je coucherai avec ta femme. Vávra décroche son fusil, le tir est manqué. Maryša l’empoisonne. On l’arrête.
La Maîtresse du fermier sera immortalisé à l’opéra par J. B. Foerster (Eva, 1897, 1e repr. 1899) et Její pastorkyňa par Janáček (Jenůfa). Naši furianti et Maryša sont restés au répertoire et sont aussi connus à travers des films tchécoslovaques mémorables des années 1930.
Au tournant de 1890, les débats sur la légitimité et la définition du réalisme et du naturalisme battent leur plein dans les Pays tchèques, donnant lieu, notamment, à la parution d’une étude importante du théoricien Otakar Hostinský, O realismu uměleckému (Le réalisme artistique, 1890). Qui plus est, ce réalisme tchèque de la campagne optant pour une coloration dialectale fait réfléchir à la langue à adopter au théâtre : peut-on représenter des pièces en dialecte dans une institution nationale ? Il interroge la fonction et le rôle du folklore au théâtre.– Apothéose faite aux costumes traditionnels, d’une élaboration somptueuse, lorsque les personnages portent une parure de fête quel que soit le moment. – Attrait immédiat du dialecte, plein de fraîcheur. – Mais au-delà, le folklore est une composante indissociable de la vie du peuple et essentielle au drame, puisqu’il peint un milieu à double tranchant : fascinant pour ce qu’on appelle aujourd’hui ses arts décoratifs et son patrimoine immatériel préservé (danses, coutumes, dialecte), mais travaillé de pressions sociales fausses, destructrices, inacceptables et sources de rupture pour les esprits éclairés et les caractères francs et sincères. Enfin, ce réalisme de la vie rurale ouvre la question de la position sociale et de la vie amoureuse de la femme à la campagne.
En un sens, la dramaturge Gabriela Preissová est un fruit de son époque. Ayant passé quelques années de sa jeunesse à Prague, elle s’installe en Moravie après son mariage en 1880 avec un employé d’une sucrerie de Hodonín, près de la frontière slovaque, région fortement germanisée. C’est avec un regard venu de l’extérieur qu’elle observe les conditions de vie dans la campagne morave. Elle se passionne pour ce milieu spécifique et son folklore, ses costumes, ses broderies. Ses nouvelles mettant en scène la région très typée de Slovácko (Tableaux de Slovaquie morave, 1886) rencontrent immédiatement le succès. Elle est en rapport avec les milieux littéraires, politiques, ethnographiques et religieux de Prague, de Moravie et de Slovaquie. Elle a 26 ans quand le directeur du Théâtre national de Prague, Fr. A. Šubert, la prend sous son aile et l’encourage à passer de la prose au théâtre. Elle livre alors coup sur coup ses deux pièces de théâtre majeures, La Maîtresse du fermier et Její pastorkyňa, qui ont dans l’histoire du théâtre tchèque l’impact des pièces d’Ostrovski dans le théâtre russe. Elles sont aussitôt montées au Théâtre national de Prague, rencontrent le succès du public, sont éreintées par la critique. Pour les uns, une pièce en dialecte – La Maîtresse du fermier– est un « monstre », tandis que d’autres, décortiquant la stylisation dialectale créée, la condamnent pour son manque d’authenticité. Preissová réduira donc la coloration dialectale dans Její pastorkyňa, mais pour certains, ce drame est d’un naturalisme outrancier et brutal, voire immoral, la matière exhale un deces événements criminels exceptionnels qui secouent la nation. Le personnage de Števa dérange, il y a trop d’orgueil et de passivité chez les deux protagonistes féminines, on ne peut pas aboutir à une acceptation du crime. Le texte de Preissová dans le rapport des deux protagonistes à Dieu est mal compris. Les partisans du réalisme soulignent au contraire une mise en garde morale efficace et la force de ce drame, qui réside dans la caractérisation et l’analyse psychologique de l’âme humaine. D’emblée les critiques relèvent la parenté thématique et la construction des personnages qui fait de ces pièces des pendants aux drames russes (La Maîtresse du fermier à L’Orage d’Ostrovski et Její pastorkyňa à La Puissance des ténèbres de Tolstoï). On reprochera ainsi à Preissová des modèles russes qu’elle n’a pas eus, avant d’admettre, tardivement, que les ressemblances ne sont pas dues à un plagiat, mais aux conditions de vie semblables dans la campagne russe et tchèque.
Autour du crime : motivations et réaction
La motivation du crime de la Sacristine a toujours fait problème pour les critiques, qui reconnaissent en même temps la rapidité et l’impact dramatique saisissant du IIeacte. Ils ont senti que ni le concours de circonstances, le soir où elle emporte l’enfant, ni l’orgueil de la Sacristine ne fonctionnaient comme des motivations réelles. Seul le poids des préjugés sociaux peut expliquer l’infanticide. Dans sa monographie de référence de Preissová, Artur Závodský mentionne une intention de la dramaturge qui aurait été avouée beaucoup plus tard : porter sur la scène une femme stérile hantée par le désir insatisfait et douloureux d’un enfant. Ce qui conforte l’impression d’une pièce réaliste, mais porteuse d’un degré psychologique plus profond. Rappelons que la Sacristine n’a pas d’enfant, Jenůfa est la fille du premier mariage de son mari (d’où le titre Sa belle-fille). De même, la passivité de Jenůfa a toujours intrigué : elle accepte dans le même moment la mort de son fils et les fiançailles avec un homme qu’elle n’a pas choisi. Závodský souligne la construction du personnage au cours de la pièce : Jenůfa s’élève au dernier acte et montre la voie à la Sacristine par son courage et sa grandeur humaine. Quant à la lecture psychologique de la pièce, elle est supportée par son atmosphère balladique et un réseau d’éléments suggestifs auxquels Janáček a été sensible, en particulier lors de la tempête qui couronne l’acte II. Závodský analyse également avec justesse les éléments épiques dans la construction du drame.
L’apogée du mouvement ethnographique
Vu rétrospectivement, il paraît évident que Její pastorkyňa et La Maîtresse du fermier ne pouvaient manquer d’intéresser Janáček : leur héroïsme idéaliséd’une femme hors normes, leur catharsis éthique se retrouvent dans plusieurs de ses grands opéras. De même, le travail de la dramaturge sur de fines réminiscences motiviques et sur les atmosphères se prêtait à une mise en musique. Or, c’est par le folklore et l’ancrage morave que Janáček est venu à cette écrivain. Après son premier opéra post-romantique Šárka, Janáček (1854-1928) cherche une autre voie et s’investit dans le mouvement ethnographique qui culmine dans les Pays tchèques au tournant de 1890. Il commence ses collectes systématiques de musique populaire, noue une collaboration avec le dialectologue et ethnographe František Bartoš qui aboutira en 1901 à la publication en commun d’un vaste recueil de 2057 Chansons populaires moraves nouvellement recueillies.
La jeune Gabriela Preissová venait de se démarquer par sa mise en valeur de la Slovaquie morave dans ses nouvelles. Dès 1888, Janáček lui demande un livret d’opéra : elle refuse, écrire sur commande ne lui réussit pas. En 1889, il a l’idée d’associer la danse et le chant sur des textes folkloriques en un ballet doté d’une action dramatique unitaire, avec orchestre – une voie que Martinů exploitera plus tard avec bonheur et originalité. Il part de ses arrangements pour orchestre de danses populaires : les Danses valaques de 1889 (plus tard rebaptisées Danses de Lachie), qui ont rencontré beaucoup de succès. Il cherche à les porter sur la scène. Le chorégraphe du Théâtre national de Prague suggère, en passant, d’intégrer certaines des danses dans la pièce de théâtre La Maîtresse du fermier de Preissová. Puis en 1891, Janáček leur adjoint un livret autonome et en fait un ballet : Rákoš Rákoczy pour solistes, chœur, danseurs, orchestre et musique de scène. La même année, il recycle encore ses danses dans son deuxième opéra : Počátek románu (Le Début d’un roman), en un acte, sur un livret versifié d’après une nouvelle de G. Preissová.
Le ballet Rákoš Rákoczy est créé auThéâtre national de Prague en juillet 1891 – neuf mois après la première représentation si houleuse de la pièce Její pastorkyňa et en parallèle de l’Exposition jubilaire du pays. Celle-ci inclut une « Maison de campagne tchèque » où est présentée une exposition d’art populaire. C’est une réussite qui encourage le directeur du Théâtre national de Prague, Fr. A. Šubert, à proposer d’organiser une nouvelle exposition consacrée au patrimoine populaire. Cette Exposition ethnographique tchéco-slave de 1895 marque le fondement de l’ethnographie en tant que discipline scientifique en Bohême. Projet audacieux des Tchèques, somptueux, elle inclut la présentation d’espaces de vie typiques, d’activités artisanales et de musique. Janáček y participe en organisant trois journées consacrées à la musique populaire de Moravie. Elle connaît un vif succès.
Quant au Début d’un roman, il est créé à Brno en février 1894 et retiré de l’affiche après quatre représentations. Janáček semble avoir regretté de s’être lancé dans un faux projet – idylle superficielle, livret versifié ne soutenant pas le folklore – à l’époque où il envisage déjà de mettre en musique Její pastorkyňa.Les préparatifs de l’exposition tchéco-slave le retenant, la composition, commencée au printemps 1894, progresse lentement. L’acte I de Jenůfa doit être terminé en 1897. Les actes II et III seront composés entre 1901 et 1903, après quatre ou cinq ans d’interruption. Le livret est directement adapté par Janáček de la pièce de théâtre et en prose, choix très progressiste pour son temps.
Její pastorkyňa offrait plus de vérité que Le Début d’un roman et comptait avec l’inclusion naturelle du folklore : costumes, teinte dialectale, croyances (le romarin), décors et musique. La pièce permettait d’introduire deux scènes folkloristes dans l’opéra : la scène des recrues à l’acte I et la chanson nuptiale traditionnelle de l’acte III. Toutes deux sont bâties sur les paroles de chants populaires, tirées de différents recueils (voir les notes bibliographiques ci-dessous). La musique, en revanche, est de Janáček.
À l’acte I, Preissová prévoit d’annoncer l’arrivée des conscrits par une musique en coulisse jouant une bribe de skočná(danse tchèque). Števa entre ensuite sur scène avec quatre violonistes, « (... de la main droite, il donne la mesure de la chanson) : Et moi je dois être soldat, fini les amours ! ». C’est une allusion à une chanson populaire que Janáček connaît. Il fait donc chanter aux recrues la chanson complète, Všeci sa ženijá : on peut percevoir dans la musique un écho mélodique de la chanson folklorique, mais le rythme et l’harmonie sont tout à fait nouveaux.
Dans le texte original de la pièce de théâtre, Števa demande ensuite aux musiciens accompagnant les conscrits de jouer « la chanson de Jenůfa : Cože ty frajerko ». Il semble qu’il s’agisse d’un titre inventé sans référence à une chanson populaire connue. Janáček profite de la liberté offerte. Il donne à cette « chanson préférée » de Jenůfa les paroles de la chanson folklorique Daleko, široko, do těch Nových zámků. La musique aura une origine complexe : au départ, c’est une danse pour piano de Janáček, Ej Danaj, dont la mélodie ne semble pas avoir de source folklorique unique, bien que Janáček dise avoir été marqué par une danse de Slovácko qui l’avait fasciné par sa fougue et sa forme rhapsodique. Elle devient un chœur avec orchestre sur le texte Zelené sem seła, avant d’être réutilisée dans l’opéra sous les paroles Daleko, široko, où elle porte la scène à son paroxysme avec la danse des recrues.
La chanson nuptiale Ej, mamko était déjà présente dans la pièce de théâtre, où Preissová l’avait incluse sur le conseil de František Bartoš. La musique n’a pas de source folklorique précise. Dans les trois cas, il ne s’agit donc plus d’arrangements de musique populaire, au contraire du Début d’un roman, mais plutôt de « faux » parfaitement convaincants. Janáček écrit dans un style qu’il a totalement assimilé.
Comme le souligne Artur Závodský dans sa monographie de Gabriela Preissová, Jenůfa est une chanteuse populaire et occupe la fonction principale dans le groupe de chanteuses du village, en plus d’être instruite. Dans la pièce, à l’acte III, les chanteuses venues la féliciter pour son mariage commentent : « C’était notre première chanteuse – notre institutrice et tout le monde l’aime bien ». Son personnage est associé au monde des chansons populaires et à ses expressions typiques, qui donnent une certaine musicalité au texte. L’exemple le plus évident est son regret à l’acte I : Ba, ten můj rozum, stařenko, už dávno mi tu někde do voděnky spadl (« Oh ma tête, petite grand-mère, il y a bien longtemps qu’elle est tombée dans l’eau par ici ») – avec son diminutif caractéristique « do voděnky »(« dans la petite eau ») – que Janáček illumine par un effet descriptif de ruissellement (trémolos des violons et arpèges motiviques de harpe). La pièce intégrait aussi des dictons populaires, comme celui de la vieille Buryovka : Každý párek si svoje trápení musí přestát (« Chaque couple au début a sa peine à surmonter »), mis en relief dans l’opéra à travers l’ensemble qui termine la scène des recrues.
Le thème de la jalousie constituait un autre fil rouge enchaînant sur l’univers du folklore. L’une des premières pages que Janáček compose pour Jenůfaest une ouverture, terminée en février 1895. Cette pièce pour orchestre intitulée Jalousie ne présente aucun rapport motivique musical avec l’opéra, mais est liée en revanche à un chœur d’hommes antérieur de Janáček : Le Jaloux (1888), sur le texte d’une ballade populaire, où un bandit blessé à mort se prépareà tuer sa mie pour qu’elle n’appartienne à aucun autre, d’une écriture chromatique redoutable pour la justesse. Plus tard, Janáček écartera cette ouverture, redondante avec l’entrée en matière de l’acte I, et qui survivra comme une partition indépendante. Elle est doublement intéressante. D’une part, par son écriture passionnée, ses sonorités et certains éléments motiviques, on peut y sentir un lien avec l’opéra Le Destin, qui suivra Jenůfa. D’autre part, elle montre l’intérêt de Janáček pour le rapport entre Laca et Jenůfa. Or, celui-ci doit s’articuler plus profondément avec le personnage de la Sacristine, colonne vertébrale du drame, qui, une fois le livret élagué par rapport à la pièce, est devenu assez difficile à intégrer au Ieracte de l’opéra, entre l’effet d’un « deus ex machina » etdes explications déterministes de son passé (d’où les hésitations, aujourd’hui, entre l’omission de son monologue ou son inclusion en optant pour la « version de 1908 »).
Ainsi l’univers du folklore fournissait-il un angle d’attaque pour une grande partie du premier acte. Pour le musicologue John Tyrrell, spécialiste de Janáček, la confrontation entre Santuzza et Turiddu, dans Cavalleria rusticana, procurait en outre un point de repère pour celle de Števa et Jenůfa au premier acte. Janáček avait salué comme une belle réussite cet opéra italien vériste représenté à Brno en 1892, quoiqu’en relevant des trivialités à côté de moments de véracité convaincante. « Du point de vue dramatique, la scène entre Santuzza et Turiddu est menée magistralement », avec sa gradation d’un « calme glacial » à la « passion destructrice ». Mais Cavalleria rusticana, en un acte, est bâti sur le principe littéraire de la nouvelle à trajectoire unique tendue vers un effet final, et s’arrête là où plus souvent à l’opéra l’action commence. Ce double angle d’attaque pouvait donc rassurer Janáček dans un premier temps pour le premier acte, mais ne suffisait pas pour mettre en musique la pièce de Preissová dans toute sa complexité.
Nouvelles impulsions
John Tyrrell fait ici le lien avec la réaction enthousiaste de Janáček lorsqu’il découvre La Dame de pique représentée à Brno en janvier 1896. Dans la critique qu’il publie alors, Janáček invite à prendre Tchaikovski comme modèle : « De nouveau on a vu rayonner une œuvre artistique authentique ; un génie d’originalité, de caractère typé et de vérité en musique nous est de nouveau apparu. C’est lui et encore lui qu’il faut suivre en art, vers lui qu’il faut tendre ! » Avec son énigmatique comtesse qui fonde la trame de l’opéra et son rendu magistral de la psychologie, des leurres et des obsessions de l’âme, La Dame de pique montre une perfection dramatique qui va stimuler Janáček. Il souligne plusieurs qualités de la partition, notamment le motif des trois cartes, la perfection de toute la partie du bal dans le style du XVIIIesiècle, la gestion « modulable » de la courbe mélodique, pouvant se contracter ou s’étendre selon les situations. Il est frappé tout particulièrement par la scène où Herman pénètre dans la chambre de la comtesse, espérant lui extorquer le secret des trois cartes (acte II, 2ndtableau) et qu’il qualifie de hudba hrůzy : « musique de l’horreur » ou de « l’épouvante ». Il y observe la construction d’un grand tout dramatique qui n’est ni fondé sur une forme usitée, ni sous-tendu par une ample ligne mélodique, mais au contraire fait de brefs motifs apparemment épars et discordants, maintenus dans une cohérence mystérieuse – ce qui deviendra l’une des caractéristiques principales du style de Janáček. « Une musique de l’horreur ! Déchirée, fragmentée – sans grande mélodie étroitement liée. L’orchestre ne lance de tous ses côtés que des sons errants, piquants. Et pourtant, au plus haut degré de maturité, la pensée musicale du compositeur tisse tous ces petits maillons en un tout si grandiose, d’un effet si fascinant, comme peu d’œuvres dans toute la littérature musicale en obtiennent. » Plusieurs musicologues, notamment Jaroslav Vogel dans l’une des premières monographies de référence sur Janáček, ont signalé que cette « musique de l’horreur », fondée sur une pédale en ostinato d’ut dièse saisissante, extrêmement longue (près de cinq minutes), a pu servir de modèle pour l’introduction au IIe acte de Jenůfa, elle aussi construite sur une pédale d’utdièse, quoique plus courte. Dans le sens amont – quand on écoute Tchaikovski en connaissant Jenůfa dans le détail –, le parallèle vient effectivement à l’esprit, en particulier avec la fonction de prélude à un acte sombre. Janáček note aussi comment Tchaikovski utilise le ton populaire russe pour contraster avec la trame sombre des personnages centraux du drame. « Comme l’élément de musique populaire russe apporte une éclaircie sur le ton sinistre du reste ! » Il cite la chanson russe joyeuse de Pauline « Allons, Mashenka, ma chérie » (acte I, 2etableau), le chœur des dames de compagnie « Notre bienfaitrice » au coucher de la comtesse (acte II, 2ndtableau) et celui des joueurs à l’acte III « Les jours de pluie ». C’est aussi avec une fonction de contraste et d’allègement avant un regain de tension que Preissová avait inclus le folklore à l’acte III –dans un mariage sans réjouissances, sans musique, sans costumes, sans fleurs, la mariée vêtue de noir – exactement comme la prière de Jenůfa dans la nuit étoilée offrait un moment de douceur dans un IIe acte exacerbé.
Quoi qu’il en soit, vers 1896, Janáček semble avoir suspendu la composition de Jenůfa. Lorsqu’il y revient en 1901, c’est fort de son observation des « mélodies de la parole », qui renouvelle son écriture vocale. La composition des actes II et III prendra en outre un sens biographique pour Janáček. La Sacristine lui tend un miroir : comme elle, il a séparé sa fille de son prétendant en l’éloignant à l’étranger. Lorsqu’Olga reviendra de Russie atteinte d’une fièvre rhumatismale dont elle mourra, composer pendant ses longs mois de souffrance peut être lu comme une volonté de faire triompher la vie, de vaincre sur l’œuvre où – dira-t-il plus tard – il « a peint noir sur noir ». L’opéra sera dédié à la mémoire d’Olga.
Une musique personnelle
Jenůfa est l’œuvre où Janáček accède à son style personnel et elle porte la marque de cette interruption dans la composition. Le premier acte est imprégné d’éléments de musique folklorique, qui en sont le fondement. Janáček en tire des petits motifs vigoureux, comme ceux qu’il tire aussi de la parole. Traités dans une écriture en ostinatos prédominante, ils ont une charge dramatique explosive. Associés à des accentuations « boiteuses », ils apparaissent comme un cachet distinctif de Janáček.
Le premier pan de l’acte est particulièrement répétitif, une écriture qui correspond à l’univers mental de jalousie obstinée de Laca. On est saisi à partir de la scène folkloriste des recrues, véritable réussite, qui initie une gradation efficace jusqu’à la fin de l’acte. Les éléments de chanson et de danse pénètrent dans la ligne vocale, qui reste très lyrique pour Jenůfa. Plus épique, Laca alterne rudesse et tendresse, tandis que Števa, essentiellement lié à la danse, se détache dans sa déclaration enflammée sur la beauté de Jenůfa. Mais on entend souvent également des motifs vocaux courts, stylisant la parole, passer de la voix à l’orchestre.
L’écriture de l’acte I est encore tributaire de certaines conventions, en particulier le petit air du contremaître et le quatuor vocal avec chœur Každý párek. Le xylophone qui représente le cliquètement du moulin est utilisé un peu trop visiblement comme articulation entre les différentes scènes. L’orchestre et la voix sont encore dans une très grande proximité.
L’acte II est le cœur de l’opéra, avec un resserrement chambriste et un impact violent. Il signe aussi un éloignement par rapport au folklore et une avancée de Janáček dans l’écriture opératique. On observe une fluidité et une mobilité dramatiques plus grandes, obtenues par des alternances plus fréquentes de matériau.
À l’orchestre, d’un côté Janáček privilégie des trémolos, de l’autre les ostinatos à la fois prennent un profil plus abstrait (parfois par relecture rythmique d’un autre motif), se chargent d’une fonction plus évocatrice et surtout deviennent des acteurs du drame. La voix libérée évolue plus souplement tout en s’intégrant de façon indissociable dans une trame orchestrale qui a sa propre logique. Orchestre et voix évoluent donc dans une plus grande indépendance, plus souvent en dialogue (en particulier entre le cor ou le violon et la voix), même s’ils peuvent aussi se rejoindre. À certains endroits, Janáček parvient à une vive différenciation, avec une superposition de motifs entre la ligne vocale et les différentes parties de l’orchestre qui peut aller jusqu’à la contradiction. Cette écriture individualisée lui restera typique. Il n’hésite pas à faire chanter ses personnages tous en même temps sur des textes différents.
Sa palette de moyens expressifs s’est enrichie, les enchaînements harmoniques en particulier. La gamme par tons fait son apparition pour évoquer la désolation de Jenůfa et Janáček exploitera sa proximité avec des fragments d’échelles modales. On remarque divers effets de timbre des cordes, comme les harmoniques, des trémolos sul ponticello, le jeu sur la touche.
Cet acte II fait pénétrer dans l’univers de la Sacristine et franchit le pas de l’idéalisation et de l’amplification fantastique. En concentrant le livret sur l’essentiel, Janáček élève les personnages par rapport à la pièce de théâtre, les rendant moins emprisonnés dans une cruauté malsaine. Il dévoile en la Sacristine un personnage de grand style, à travers un chant d’un pathos noble, d’une très belle plasticité. La visite de Števa est un moment clé : le compositeur y confronte ce chant majestueux avec l’image que Števa a de la Sacristine – une sorcière qui fait peur, figure de plainte, persécutrice. Ce double éclairage du personnage rend Števa, ému aux larmes, moins antipathique. Soulignant la dimension psychologique, Janáček exploite toutes les coïncidences qui font que l’acte semble conduit par le destin et met en relief les hallucinations et le surnaturel.
L’acte III réintroduit le folklore et montre l’art de caricaturiste de Janáčekà travers les médaillons de trois personnages supplémentaires : le maire, sa femme et sa fille, seuls moments où un humour railleur perce dans l’opéra. Au milieu de l’acte, la scène de tumulte des villageois découvrant l’enfant mort répond symétriquement à la danse des recrues de l’acte I, avec une intensité accrue.
C’est l’acte des confessions et des prises de conscience. S’élevant sur un seul à seul poignant des mariés – accablé par le deuil de Jenůfa, lorsque Laca lui apporte « quand même un petit bouquet », « de Belovec, jusque de chez le jardinier » –, l’aveu de Laca est une magnifique courbe, partant d’une phrase de basson sinistre pour s’ouvrir peu à peu et rayonner en fanfares héroïques : il anticipe sur ceux de Živnýdans Le Destin.
Certains avaient reproché à la pièce de théâtre l’absence de confrontation entre les deux femmes au sujet de l’enfant à l’acte II et la trop grande passivité de Jenůfa. Preissová et Janáček réservent le face à face à l’acte III, où il prend son véritable sens. L’infanticide est un catalyseur qui poussera la Sacristine à accepter l’altérité de sa fille adoptive. « Pardonne-moi toi, toi uniquement. Maintenant je vois que je m’aimais plus que toi. Maintenant tu ne peuxplus dire : " Maman, ah Maman ". Tu ne pouvais pas hériter mon caractère, mon sang, et maintenant c’est toi qui me donnes de la force. » Cette force de continuer à vivre pour expier et s’ouvrir au regard de Dieu : Janáček ouvre toute la tessiture de l’orchestre sur la lumière éclatante d’un utmajeur purificateur. Ultime apaisement des tensions, la dernière scène nous transporte dans un ailleurs symbolique, au couronnement du parcours de Jenůfa et de Laca.
Sort de l’œuvre
Jenůfa sera créé à Brno avec succès le 21 janvier 1904. Refusé de longues années durant par le Théâtre national de Prague, il n’y sera monté pour la première fois qu’en 1916 mais triomphera. Traduit en allemand par Max Brod, il sera représenté à Vienne en 1918, y sera publié par Universal Edition, et, de là, prendra son envol international.
Entre-temps, Janáček a révisé l’opéra à plusieurs reprises. La version 1904, celle de la création à Brno, a été reconstruite assez récemment en analysant les couches de corrections. La version 1908 est une révision effectuée à l’occasion de l’édition de la partition chant-piano. Enfin, la version de 1916 inclut des modifications imposées par le chef d’orchestre Karel Kovařovic pour la création pragoise.
Jenůfa résume le parcours de Janáček sur une quinzaine d’années, au tournant du XXe siècle. La collaboration avec Preissová et la forte affinité de Janáček avec le réalisme psychologique des drames de la campagne qui ont vu le jour en Bohême dans les années 1890 laisseront des marques durables. Lorsqu’il mettra en musique Káťa Kabanová d’après Ostrovski, on peut considérer que Janáček reviendra sous une autre forme à La Maîtresse du fermier. Dans les récits de forçats de la Maison morte, son dernier opéra d’après Dostoïevski, on retrouvera des motifs présents dans Maryša des frères Mrštík : le mariage forcé, le défi de l’homme aimé, le mari qui bat sa femme espérant obtenir l’obéissance, la résistance de la femme, le désespoir, la violence et le crime.
Cet article se fonde notamment sur les sources suivantes :
Leoš JANÁČEK: Literární dílo (1875-1928)[Œuvre littéraire (1875-1928)], éd. Theodora Straková et Eva Drlíková, 2 vol., Editio Janáček, Brno, 2003.
SIMEONE, Nigel, TYRRELL, John, NĚMCOVÁ, Alena, Janáček’s Works : a catalogue of the music and writings of Leoš Janáček, Oxford University Press, Oxford, 1997.
STRAKOVÁ, Theodora, „Janáčkovy hudebně dramatické náměty a torsa“ [« Les sujets et fragments d’opéras de Janáček], Brno, Musikologie III, 1955, p. 417-449.
TYRRELL, John, Czech Opera, Cambridge University Press, Cambridge, 1988.
TYRRELL, John, Janáček’s Operas: a documentary account, Faber & Faber, London, 1992.
TYRRELL, John, Janáček: Years of a Life, 2 vol., Faber & Faber, London, 2006, 2007.
VOGEL, Jaroslav, Leoš Janáček: a biography, Academia, Prague, 1997 (1èreéd., 1962).
Recueils de chants populaires :
BARTOŠ, František, Národní písně moravské v nově nasbírané [Chansons populaires moraves nouvellement recueillies], Matice moravská, Brno, 1889. – Le texte Daleko, široko, do těch Nových zámků est celui de la chanson n° 837.
BARTOŠ, F., JANÁČEK, L. (éd.), Kytice z národních písní moravských [Un bouquet de chants populaires moraves], Emil Šolc, Telč, 1890. – La chanson Všeci sa ženijá forme le n° 120, sous le titre Nezbytnosť.
SUŠIL, František, Moravské národní písně s nápěvy do textu vřaděnými [Chansons populaires moraves, avec les mélodies insérées dans le texte], K. Winiker, Brno, 1860. – Le texte de Ej, mamko est celui de la chanson n° 817, Odrazování. La ballade de bandits Le Jaloux : Žárlivec se trouve en n° 124.
Littérature :
KŠICOVÁ, D., „Ruské drama v českém prostředí do doby meziválečné“ [« Le Théâtre russe en milieu tchèque jusqu’à l’entre-deux-guerres »], Sborník prací filozofické fakulty brněnské univerzity D43, 1996.
MÜLLER, Vlad., Gabriela Preissová, in : České umění dramatické, část I. činohra [L’Art dramatique tchèque, partie I. Le théâtre parlé], éd. Šolc a Šimáček, Prague, 1941.
ZÁVODSKÝ, Artur, Gabriela Preissová, Státní pedagogické nakladatelství, Prague, 1962.
Les chronologies des représentations des œuvres scéniques sont consultables sur le site internet des Archives des Théâtres nationaux de Prague et de Brno (Archiv národního divadla v Praze / v Brně).
Les éditions originales des œuvres littéraires, y compris des recueils de chants populaires, sont en libre accès sur le site de la bibliothèque numérique de la Bibliothèque du Pays morave de Brno (Moravská zemská knihovna).
Médias
Vidéos
Interview de Stefan Veselka, direction musicale de Jenůfa à l’Opéra de Dijon
Interview de Yves Lenoir (mise en scène), Jenůfa à l’Opéra de Dijon
Timelapse du montage du décor de l’opéra Jenůfa à l’Opéra de Dijon