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Kátia Kabanová JANÁČEK Opéra

Du 20 au 24 janvier 2015

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Présentation

Affiche Kátia Kabanová

Distribution

Kát’a Kabanová
Katia Kabanova
Opéra en trois actes
Créé au Théâtre National de Brno, le 23 novembre 1921

LIVRET Leoš Janáček etVincenc Červinka d’après la pièce L’Orage d’Alexandre Nikolaievitch Ostrovski
MUSIQUE Leoš Janáček

LES CZECH VIRTUOSI
CHŒUR DE L’OPÉRA DE DIJON

DIRECTION MUSICALE Štefan Veselka
MISE EN SCENE Laurent Joyeux
DRAMATURGIE | COLLABORATION À LA MISE EN SCÈNE Stephen Sazio
SCÉNOGRAPHIE Damien Caille-Perret
COSTUMES | MAQUILLAGE | COIFFURES Céline Perrigon
LUMIÈRES Jean-Pascal Pracht
ASSISTANAT A LA MISE EN SCÈNE Yves Lenoir
ASSISTANAT AUX COSTUMES Peggy Sturm
ASSISTANAT AUX MAQUILLAGES & COSTUMES Marion Bidaud
CHEF DE CHANT Nicolas Chesneau
CHEF DE CHOEUR Mihály Menelaos Zeke
PIANISTE RÉPÉTITEUR Maurizio Prosperi

KATĚRINA KABANOVÁ (KÁTIA) Andrea Dankova
MARFA IGNATĚVRA KABANOVÁ (KABANICHA) Katja Starke
VARVARA Katarina Hebelkova
BORIS GRIGORJEVIČ Alexey Kosarev
VÁŇA KUDRJÁŠ Jérôme Billy
TICHON IVANYČ KABANOV Albert Bonnema
DIKOJ Krystof Borysiewicz
KULIGIN Johnny Herford
GLAŠA Anna Wall
FEKLUŠA Aurélie Marjot

RÉALISATION DES DÉCORS Opéra de Dijon & Atelier Prelud-Décortique
RÉALISATION DES COSTUMES Opéra de Dijon

PRODUCTION Opéra de Dijon

L’été, à Kalinov, sur les bords de la Volga

ACTE I

Devant la maison des Kabanov

Koudriach, l’instituteur, admire la Volga. Arrivent le riche marchand Dikoi et Boris, qui se disputent. Dikoi reproche à son neveu d’être un bon à rien, et de toujours trainer près de chez les Kabanov. Resté seul avec Koudriach, Boris se confie : il a été élevé à Moscou par ses parents, et n’est revenu à Kalinov que pour toucher l’héritage de sa grand-mère. Mais celle-ci y a mis une condition : qu’il ne manque pas de respect a son oncle Dikoi. Ce dernier, avare au plus haut point, en profite pour le persécuter et le harceler en permanence. Les Kabanov, Tichon, Kátia, Varvara, et Kabanicha rentrent de la messe du soir. Boris avoue alors à Koudriach qu’il est tombé amoureux en secret de Kátia. Koudriach le met en garde : un malheur pourrait arriver. La Kabanicha reproche à son fils Tichon de l’abandonner depuis son mariage et de ne plus l’aimer et la respecter comme avant. Elle lui demande de partir le jour même pour le marché de Kazan, comme son père avait l’habitude de faire. Kátia proteste mais sa belle-mère la tance vertement. Kabanicha se lance alors dans un véritable sermon sur la façon dont son fils traite sa femme, qui ne le craint pas assez.

Varvara et Tichon restent seuls. Varvara reproche alors à son demi-frère sa lâcheté et sa faiblesse face à leur mère. Elle avoue éprouver de la pitié et de l’affection pour Kátia.

Chez les Kabanov.

Kátia dit son mal-être à Varvara. Depuis qu’elle vit ici, elle a perdu toute joie de vivre. Elle se souvient de la foi simple et naïve qu’elle avait quand elle était enfant, et avoue finalement à Varvara qu’elle éprouve un sentiment coupable pour un autre que Tichon. Elle s’effraie cependant de la suggestion de Varvara de provoquer une rencontre. Elles sont toutes deux surprises par Tichon qui s’apprête à partir. Kátia le supplie de rester ou de l’emmener avec lui. Tichon n’ose cependant s’opposer à sa mère. Kátia le supplie alors d’exiger d’elle un serment de fidélité. Tichon refuse. Entre Kabanicha qui exige que Tichon règle la conduite de sa femme durant son absence : elle devra être polie, ne pas rester sans rien faire, respecter sa belle-mère comme sa propre mère, et ne pas lorgner les jeunes gens. Tichon obtempère, implore sa femme de lui pardonner et part.

ACTE II

Chez les Kabanov.

Kabanicha reproche à Kátia de ne pas avoir témoigné des regrets d’usage au départ de son mari : d’autres auraient gémi devant la porte pour montrer leur peine. Elle sort. Varvara annonce à Kátia qu’elle a demandé à Glacha, la bonne, de faire les lits dans le jardin. Grâce à la clé qu’elle a volé, elles pourront alors sortir du jardin et rejoindre leurs amants. Elle donnera elle-même rendez-vous à Boris pour Kátia si elle le croise. Elle confie la clé à Kátia. En proie à la tentation et à la culpabilité, cette dernière finit par céder : elle verra Boris.

À peine a-t-elle quitté la pièce qu’entrent Kabanicha et Dikoi. Ce dernier, un peu gris, confesse avoir battu un paysan un jour de Carême et veut qu’elle le punisse…

Les bords de la Volga, derrière le jardin des Kabanov

À la sortie du jardin, Koudriach attend Varvara et chante pour passer le temps. Arrive Boris : une jeune fille lui a conseillé de venir ici à cette heure-ci. Koudriach le met à nouveau en garde contre les conséquences de son amour pour Kátia. Survient Varvara qui intime à Boris d’attendre Kátia. Elle et Koudriach partent se promener aux bords de la Volga. Kátia arrive, agitée de sentiments contradictoires. L’amour pour Boris l’emporte cependant, et elle lui cède, pleine de remords malgré tout. À l’invitation de Varvara, revenue entre temps avec Koudriach, ils partent à leur tour se promener le long de la Volga. À une heure, Varvara les rappelle et les couples se séparent.

ACTE III

Sous des arcades

L’orage menace et les passants, dont Kouliguine et Koudriach, s’abritent sous des arcades. À l’arrivée de Dikoi, Koudriach essaie de le convaincre de financer l’installation de paratonnerres pour le village. Ce dernier se méfie de la science : l’orage n’est rien moins que l’expression de la colère divine. Survient Varvara qui interpelle Boris : Tichon est rentré de voyage, et Kátia, rongée par la culpabilité, est capable de tout. Cette dernière, affolée, surgit et refuse de voir Boris. À l’arrivée de Kabanicha et Dikoi, elle avoue devant tous, dès le premier soir et pendant les dix nuits d’absence de son mari, avoir rencontré Boris. Alors que l’orage éclate, elle s’enfuit hors d’elle-même.

Aux bords de la Volga

Passent Tichon et Glacha à la recherche de Kátia, puis Varvara et Koudriach qui décident de fuir le village et de partir pour Moscou.

Arrive Kátia, qui espère voir une dernière fois Boris. Un doux chant s’élève de la Volga, que Kátia est seule à entendre. Boris surgit. Après une longue étreinte silencieuse, il lui avoue qu’il est chassé par son oncle et doit partir pour la Sibérie faire du commerce. Kátia lui demande de la pardonner : en avouant son péché, elle a fait son malheur. Avant qu’ils se séparent, elle lui demande de faire l’aumône à chaque mendiant qu’il verra sur son chemin. Boris parti, elle se noie dans la Volga.

Alerté par Kouliguine, tous accourent sur les berges. Dikoi sort des eaux le corps inerte de Kátia. Tichon s’effondre sur le cadavre tandis que Kabanicha remercie les villageois pour leur aide.

 

Laurent Joyeux & Stephen Sazio, metteurs en scène

Des arrière-plans sociaux et politiques qui font le propos de la pièce d’Ostrovski — ce conflit qui entre en phase critique vers 1850 en Russie entre les éléments les plus archaïques de la société et les aspirations progressistes de la nouvelle génération — Janáček ne conserve presque rien.

Dans un mouvement d’épuration qui cherche à faire surgir derrière l’élément folklorique et historiquement marqué la profondeur singulière et bouleversante d’un drame personnel et intemporel, l’acte de création du compositeur, sa correspondance de l’époque en témoigne, se cristallise sur la figure centrale de Kátia.

Avec son librettiste Vincenc Červinka, Janáček concentre la multiplicité des scènes et des personnages de la pièce d’origine, qui brossait un tableau réaliste d’une petite ville russe du milieu du XIXe siècle, dans l’unité d’une trajectoire continue qui nous fait partager quelques jours, déterminants, du destin unique et fascinant d’une femme aux prises avec ses propres tourments. De ce point de vue, le changement de titre qu’ils font subir à l’ouvrage est lourd de sens : au poids des puissances extérieures — les moeurs rigides du domostroi (ce code moral qui régit les moindres détails de la vie quotidienne et fait régner l’arbitraire du Tsar au sein de chaque foyer), le regard des villageois qui jugent et condamnent, la culpabilité religieuse qui ronge — symbolisé par l’orage se substituent les insatisfactions, les espoirs, les déceptions, et finalement l’impasse existentiels de Kátia Kabanová.

C’est donc avant tout de Kátia qu’il faut partir, de cette femme si douce « qu’une brise la disperserait » ; de cette femme saisie à un moment crucial de sa vie, confrontée au sentiment de vide de son existence ; de cette femme qui soudain, dans une scène bouleversante, mesure l’abîme qui sépare la vie spontanée et heureuse de sa jeunesse et son quotidien actuel, entre une belle-mère tyrannique et un mari qu’elle aime mais trop faible pour résister à l’emprise psychologique dévastatrice de sa mère. Cette femme qui un instant va céder au rayon de soleil qu’un nouvel amour fait surgir et se laissera glisser dans les bras de Boris, espérant ainsi s’ouvrir de nouvelles lignes de fuite. Cette femme qui, acculée, incapable de l’hypocrisie consentie et des mensonges auxquels oblige l’adultère, finira, comme un personnage surgi d’un roman de Virginia Woolf, par s’engloutir dans l’eau et la nuit.

Partir de Kátia, et faire droit à cette extraordinaire poésie du quotidien, qui semble vouloir « décrire le réel tel qu’il est : magique » — pour reprendre la formule d’un grand écrivain français — que distille la musique de Janáček, qui excelle à rendre chaque oscillation de l’âme comme chaque palpitation de la vie et de la nature. Cette nature dispensatrice de vie et de mort, à qui Janáček donne littéralement une voix, dont le flux et le reflux permanent, comme les eaux de la Volga, dessine comme une image paisible de l’éternité face à l’éphémère douloureux des destinées humaines. Faire droit également à ceux qui, comme Koudriach et Varvara, plus jeunes, plus libres, amoureux sans contraintes, font le choix que Kátia ne peut faire, et laissent derrière eux — serait-ce pour fuir vers d’autres désillusions — le carcan d’un monde qui oblige à des compromis intenables et broie sans scrupules ceux qui cherchent à rester vivants.

Car ce qui se dit dans Kátia Kabanová est de tout temps et de tout lieu. Kátia, c’est moi, c’est vous, c’est nous.

Entretiens

Janáček est considéré comme un compositeur au langage extrêmement original et personnel. Un langage qu’il s’est construit pour lui-même, très différent de ce que l’on peut entendre dans la musique de l’époque. Quelles sont pour vous les particularités de ce langage, qu’est-ce qui le rend si différent ?

C’est une question particulièrement difficile ! Sa musique, d’un certain point de vue, est très différente de ce qui se fait à l’époque, mais c’est aussi une musique qui est issue de la tradition musicale d’Europe centrale du XIXe siècle : Brahms et Dvořák en particulier.

C’est de ce langage musical là qu’il est parti. Puis, comme Bartók et Kodály dans les mêmes années, il a développé ses recherches autour, non seulement du folklore musical très important de Moravie et des régions avoisinantes, mais aussi de la façon même dont les gens, dans les villages autour de lui, parlaient. Il notait les lignes musicales, les intonations de la langue parlée, et les différences qu’il remarquait entre celles d’un enfant, d’une femme, ou d’un vieillard, entre des personnes qui se disputent ou se disent des mots d’amour. Il notait également les bruits, les sons qu’il entendait : celui du train ou des oiseaux dans la forêt, comme Messiaen le fera plus tard. Ce sont des éléments qu’il va utiliser dans ses opéras, entre autres. Cet intérêt pour l’aspect musical d’élément extramusicaux est en fait un élément courant au tournant du XIXe et du XXe siècles. Cependant, la particularité de Janáček, c’est qu’il est resté à Brno, et s’est intéressé à ces questions dans le cadre d’une aire géographique restreinte et concentrée, et il ne l’a pas fait dans un but scientifique, mais pour lui-même. C’est ce qu’il l’a amené à construire un langage qui apparaît encore plus spécifique et idiomatique.

Il était bien sûr en contact avec la musique de son temps, il allait à Prague écouter des oeuvres nouvelles, Madama Butterfly de Puccini par exemple. On sait qu’il n’appréciait pas le type de son d’orchestre qui se développait dans les oeuvres de son temps, qu’il le trouvait trop gras, trop sucré, trop touffu. Il se faisait par exemple son propre papier à musique, et il ne marquait que les lignes de portée nécessaires. Pour les cuivres par exemple, lorsqu’il avait besoin de deux mesures, il ne traçait que deux mesures, parce que, disait-il, si la portée continue à vide sur le reste de la partition, vous avez forcément tendance à la remplir, et à grossir ainsi le son de l’orchestre ! Il s’efforçait d’écrire de manière concise, concentrée, sans scories. À tel point que lorsqu’il a été plus connu, et qu’on a commencé à jouer ses opéras à Prague, les directeurs et chefs de l’Opéra ont eu le sentiment qu’il ne savait pas orchestrer correctement, et ils ont grossi le son de l’orchestre pour le rapprocher du modèle wagnérien, en ajoutant des doublures, etc. Et les partitions sont restées telles quelles. C’est seulement avec les recherches de Sir Charles Mackerras, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, que l’on est revenu aux partitions originales et à leur son très clair et aéré.

On dit souvent que Kátia Kabanová, après Osud et avant La petite renarde rusée, qui sont des opéras très complexes dans leur forme et le type de narration qu’ils utilisent, revient à une forme plus traditionnelle, plus proche de l’opéra tel qu’on le conçoit à l’époque. On sait que Janáček a beaucoup vu Madama Butterfly, au moment de la composition de Kátia. Quel est votre sentiment à cet égard ?

Je pense qu’il y a surtout une différence avec les derniers opéras, L’Affaire Makropoulos et De la maison des morts, qui sont encore plus radicaux. Jenůfa et Kátia sont en effet plus traditionnels, et Jenůfa plus encore que Kátia, avec ses danses populaires et son côté folklore. Au fur et à mesure, son style devient plus clair, plus sobre, il élimine progressivement tout ce qui vient alourdir la musique et la dramaturgie. Quant à la comparaison avec Madama Butterfly, je ne la trouve pas systématiquement pertinente. J’aime beaucoup Butterfly aussi, mais les deux oeuvres, d’un point de vue mélodique et lyrique, sont très différentes. Dans Kátia, le chanteur qui a le plus de mélodie, c’est l’orchestre ! L’orchestre dans Kátia est vraiment celui qui commente et développe les sentiments et les pensées des protagonistes. C’est d’ailleurs ce qui le rend si excitant à diriger ! Il y a, c’est vrai, chez Puccini le même souci de concision, de limiter ce qui peut freiner la progression dramatique, il y a chez lui quelque chose de cinématographique. C’est certainement ce qu’aimait Janáček. Janáček part des mots, de la façon dont les gens se parlent, il ne veut rien ajouter de plus : les mots et les émotions, c’est tout. C’est comme un récitatif mozartien. Dans Don Giovanni, par exemple, l’action avance pendant les récitatifs, et dans les arias, les personnages réfléchissent leurs émotions, l’action s’arrête. Chez Janáček, d’une certaine façon, il n’y a que les récitatifs, l’action ne s’arrête jamais. Cela en fait une dramaturgie très moderne. Il n’y a aucun temps mort. Les moments ou le chant se déploie sont très rares, et d’autant plus efficaces et bouleversants. La plupart du temps, c’est de la musique presque parlée. Les personnages ne disent pas leurs sentiments, ils les vivent, et l’orchestre les explicite. Beaucoup de personnes à l’époque n’ont pas compris cette façon de procéder. Mais il ne faut pas oublier que la musique de Janáček que l’on joue aujourd’hui, il l’a composée à cinquante ans passés. Jusque-là, il enseignait l’orgue, et il composait une musique beaucoup plus traditionnelle. Quelque chose s’est passé en lui, du point de vue de la création, à ce moment-là, son génie est tardif.

Vous allez interpréter cette musique avec des musiciens de Moravie, dont vous êtes-vous-même originaire. Qu’est-ce que cela apporte ?

C’est bien sûr toujours délicat d’aborder cette question, parce que si vous la poussez ad absurdum vous en concluez que seuls des musiciens allemands peuvent jouer la musique allemande, des musiciens français la musique française, etc. Dans tous les pays, on peut jouer toutes les musiques de manière magnifique. Mais dans un sens, c’est vrai. Quand vous avez grandi dans une certaine tradition, que vous avez appris avec une certaine façon d’articuler, de conduire la ligne musicale, que vous avez respiré une certaine tradition qui remonte à la création des oeuvres, bien sûr, cela aide beaucoup. Vous sentez cette musique de manière différente, le son de l’orchestre est différent, un certain nombre de particularités rythmiques ou de phrasés typiques viennent naturellement, sans que vous ayez à les expliquer. Vous êtes en quelque sorte à la maison. Mais cela ne veut pas dire que seuls des Moraves peuvent jouer et bien jouer cette musique. Cette tradition peut d’ailleurs parfois être un frein : il y a des habitudes qui ne viennent pas des exigences de la partition. Alors il vous faut expliquer et revenir aux sources pour obtenir ce que vous voulez. Mais cela n’est jamais un problème majeur.

Propos recueillis par Stephen Sazio, dramaturge de l’Opéra de Dijon

Kátia Kabanová est un opéra qui, bien que de plus en plus représenté aujourd’hui, reste assez méconnu du grand public. Quel est son sujet ?

L’histoire de Kátia est une histoire très simple, qui pourrait arriver n’importe où, à Dijon par exemple, qui est peut-être même en train d’arriver. C’est l’histoire d’une femme, mariée à un homme qu’elle aime, et qui s’aperçoit progressivement que sa vie n’est pas celle qu’elle espérait. En particulier parce que son mari, Tichon, est un homme qui, quoique généreux et aimant, est sous l’emprise psychologique totale de sa mère, la Kabanicha, qui se comporte avec tout son entourage en véritable tyran hypocrite. Il y a dans le premier acte cette scène magnifique dans laquelle Kátia, au cours d’une conversation avec sa belle-soeur Varvara, se souvient de son enfance et de sa jeunesse, à quel point elle était libre, spontanée, pleine d’espoirs, combien ses sensations étaient riches et sa vie épanouie. Elle prend conscience alors de l’enfermement psychologique dans lequel elle vit aujourd’hui, à quel point les contraintes et cette atmosphère pesante d’hypocrisie morale et de relations empoisonnées par sa belle-mère la font souffrir et détruisent son bonheur. Cette scène très simple et très belle, traitée par Janáček et son librettiste comme une scène de la vie quotidienne d’une femme moderne, comme on pourrait la trouver, par exemple, dans un film comme The Hours de Stephen Daldry, nous en dit beaucoup sur le caractère de Kátia. C’est une femme très pure, sincère, immédiate et généreuse dans ses relations avec les autres, incapable d’hypocrisie et de mensonge, qui prend conscience que ses rêves d’enfant sont morts et que la vie a progressivement rongé ses espoirs. Elle se trouve en somme dans une sorte de mid-life crisis comme on peut tous en avoir. Dans ces circonstances, le moindre rayon de soleil devient irrésistible, et ce rayon de soleil sera pour elle Boris, un jeune homme venu de Moscou vivre chez son oncle, qui aime Kátia en secret et dont elle s’est éprise également. On peut supposer qu’il représente à ce moment-là pour elle une sorte d’ailleurs, une autre vie possible, loin du carcan de sa vie actuelle. Varvara, qui est une jeune fille et appartient à la nouvelle génération, plus libre et décidée à profiter de la vie, va alors profiter de l’absence de Tichon, parti quelques jours pour la ville voisine, pour provoquer un rendez-vous entre les deux amoureux qui ne se connaissent pas encore. Cette première rencontre aura lieu une nuit, près du jardin de la maison familiale, sur les bords de la Volga. C’est une véritable scène d’amour nocturne comme on peut en trouver dans Tristan et Isolde, mais traitée de manière à la fois très lyrique et très réaliste : pas d’interminables palabres amoureux, mais simplement deux êtres irrésistiblement attirés l’un vers l’autre, et conscients, en particulier pour Kátia, de mettre ainsi le doigt dans un engrenage dont les conséquences peuvent être dramatiques. Pendant dix nuits, les deux amants se retrouvent ainsi, jusqu’au retour de Tichon qui va mettre le feu aux poudres. Incapable de l’hypocrisie et du mensonge auxquels oblige l’adultère, rongée par la culpabilité envers son mari qu’elle aime encore tendrement, Kátia va alors avouer publiquement sa faute. Un dernier adieu aura lieu avec Boris, chassé par son oncle. Prise dans une situation dont elle ne voit aucune issue, se sentant plus enfermée et étouffée qu’auparavant, Kátia va mettre fin à ses jours en se noyant doucement dans les eaux de la Volga, au désespoir de son mari et à la joie sadique de sa belle-mère.

Comment pourrait-on caractériser la musique que Janáček compose pour cet opéra ?

C’est une musique à la fois extrêmement et précisément construite, à base de petites cellules facilement identifiables qui nourrissent le déroulement musical, et extraordinairement accessible. On sait que Janáček notait inlassablement dans ses carnets les inflexions et les mélodies qu’il entendait dans les conversations autour de lui. La langue tchèque est une langue très musicale ! Il s’en servait ensuite lorsqu’il composait ses opéras, cherchant à construire une musique qui colle de manière la plus naturelle possible aux paroles de ses personnages, et permette d’en révéler aussi les non-dits et les sentiments cachés. Cela produit, il faut le dire, un effet de réel assez époustouflant : on oublie parfois qu’on est à l’opéra, on est happé par les personnages et leur histoire, on est presque au cinéma. Il sait aussi bien sûr, à la manière de Puccini, être extrêmement lyrique et emporter tout à coup le coeur de l’auditeur. Il cherche en permanence une sorte de vérité des êtres et des sentiments, qui se transmet immédiatement à celui qui écoute. C’est pour cela qu’on finit par aimer véritablement ses personnages, qu’il rend si proches de nous, comme si on les connaissait intimement. Il y a donc ce premier élément de la recherche d’une vérité psychologique des personnages à travers la musique, cette tentative de suivre et de faire résonner en nous les moindres oscillations de leur âme. L’autre élément frappant que l’on trouve dans sa musique, et en particulier dans Kátia, c’est l’évocation de la nature. Janáček est né dans un petit village au fin fond de la Moravie, à quelques kilomètres de l’actuelle frontière polonaise. Il a vécu son enfance dans ce monde rural du milieu du XIXe siècle, où la vie suivait le cours et le rythme de la nature. C’est quelque chose qu’il va intégrer dans sa musique, qui entoure en permanence ses personnages de la grande palpitation de la nature, qui les dépasse. Que ce soit dans l’évocation par Kátia du vol des oiseaux, dans la nuit d’été étoilée qui enveloppe les amants, dans l’orage qui provoque l’aveu de Kátia ou dans l’omniprésence des eaux de la Volga, à qui Janáček donne littéralement des voix avec un choeur à bouche fermée qui n’est pas sans évoquer la aussi Puccini et Madama Butterfly, la nature est, à travers les mille couleurs que déploie l’orchestre, la toile de fond permanente sur laquelle s’inscrit le drame. Déchaînée, protectrice, envoutante ou consolante, elle est un personnage à part entière. C’est d’ailleurs à elle que retourne Kátia à la fin de l’opéra.

C’est donc un élément que vous allez traiter sur scène ?

Oui, nous avons cherché avec Damien Caille-Peret et Céline Perrigon à créer un univers qui soit en contact avec la nature. Les scènes d’intérieur, par exemple, se dérouleront dans l’immense véranda de bois et de verre d’une sorte de Datcha, ces maisons de campagne russes qui sont des lieux ou toute la famille se côtoie et se croise. Les costumes se réfèrent principalement aux années 50, qui sont une période où les normes et les codes sociaux se remettent à peser après les années de guerre, où l’adultère reste un tabou et un crime social, mais qui sont néanmoins encore suffisamment proches de nous, par la littérature ou le cinéma, pour nous parler encore directement. La nature sera présente notamment à travers les branches d’un immense saule pleureur, qui abritera les nuits d’amour clandestines de Kátia et Boris, avec la scène de l’orage qui, nous l’espérons, sera très impressionnante, et surtout avec les eaux de la Volga, qui envahiront progressivement le plateau, et dans lesquelles Kátia pourra disparaître. Nous allons ainsi, comme cela avait été fait pour Tristan en 2009, mettre en eau la totalité du plateau de l’Auditorium, qui va devenir une immense piscine ! Cela permettra également de faire naître tout un jeu de reflets avec le saule et les chanteurs. En somme, nous allons essayer de faire droit à ces deux éléments qui animent l’oeuvre de Janáček : le souci de la vérité des êtres et des choses, et cette force poétique qui les entraîne au-delà d’eux-mêmes, pour leur bonheur ou leur malheur.

Propos recueillis par Stephen Sazio, dramaturge de l’Opéra de Dijon

À propos de l’œuvre

Marianne Frippiat, musicologue

 « Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »

Le réalisme d’Ostrovski

Dans l’histoire de la littérature russe, Ostrovski (1823-1886) reste dans l’ombre d’écrivains plus célèbres. Au théâtre, ce dramaturge réaliste dont l’essentiel de la production couvre les années 1850-1870 est éclipsé par Tchekhov, dont on fait parfois un précurseur. Et si l’on s’en tient à son époque, ce sont ses contemporains romanciers qui sont aujourd’hui connus : de fait, l’un des grands succès d’Ostrovski, L’Orage (1859), dont Janaček tire Káťa Kabanová, est contemporain des Carnets de la maison morte de Dostoievski, qui inspireront au compositeur son dernier opéra. Les débuts d’Ostrovski coïncident également avec ceux de Tolstoï, autre colosse du roman russe cher à Janaček.

Ostrovski est celui qui met en scène le monde des marchands, classe capitaliste montante. Après l’abolition du servage en 1861, il a pu observer les nouvelles fortunes créées par des spéculations sur les terrains. Dans La Foret (1871), l’une de ses pièces majeures, il parvient à un schéma exemplaire. On y suit l’évolution d’un trio rassemblant un marchand affairiste, acheteur de la forêt, la riche et cupide propriétaire du domaine, Raisa Gourmyjskaia, et un jeune arriviste d’origine roturière – tous trois bien sûr sont guidés par la poursuite de leurs propres intérêts. Le portrait de la riche veuve propriétaire du domaine, n’existant qu’à travers le rôle social extérieur qu’elle s’est construit, est magistral : une façade respectable légitime ses actes, lui donne bonne conscience et oblitère ses mobiles psychologiques véritables. C’est à cette catégorie qu’appartient aussi la riche marchande veuve Kabanicha dans L’Orage, à cette différence près qu’on est captivé par Raisa Gourmyjskaia, composée avec finesse et empathie par Ostrovski, alors que Kabanicha, douze ans plus tôt, dresse un personnage entièrement noir de fausse dévote formaliste – son despotisme incarne  « l’empire des ténèbres » qu’est le monde des marchands avant l’abolition du servage, dans une ville de la province russe.

Pareille alliance de personnages crée donc une classe triomphante, sans scrupules, devant laquelle les âmes sensibles s’effacent d’elles-mêmes (un couple de comédiens dans La Foret, Katěrina dans L’Orage). Ainsi Katěrina Kabanova vivra-t-elle son amour envers et contre tout, autodestructrice, assumant jusqu’au bout son destin tragique. En 1860, dans un essai célèbre intitule « Un rayon de lumière dans un empire de ténèbres «, le critique démocrate Dobrolioubov voit dans L’Orage une métaphore des changements que la société russe traversait à l’époque, et, dans le personnage de Katěrina, un manifeste sur la force de résistance de l’individu face à un milieu terrifiant (groza, titre de la pièce en russe, signifie à la fois « orage » et « menace », « horreur »).

De la Russie à la Bohême jusqu’à Janaček

Dans l’histoire de la musique, Ostrovski laisse d’abord une trace à travers les mises en musique de ses pièces en Russie. Sa comédie Le Voievode offre à Tchaïkovski le sujet de son premier opéra (1869). Conte de printemps périphérique dans l’oeuvre du dramaturge, Sniégourotchka (Flocon de neige) est représenté en 1873 avec une musique de scène écrite par Tchaïkovski ; et l’opéra qu’en tirera Rimski-Korsakov, quelques années plus tard, sera son premier succès lyrique déterminant. Intéressant, encore : Ostrovski connaitra personnellement le grand mécène de la musique Savva Mamontov. Plus tôt, ses points de rencontre avec le jeune Tchaïkovski s’étaient faits autour de poèmes et chants populaires russes que le dramaturge avait transcrits. Et bien avant Janaček, c’est L’Orage qui avait en premier inspire Tchaïkovski, encore étudiant au conservatoire de Saint-Pétersbourg – il en fit une ouverture symphonique des 1864.

Ostrovski sera connu relativement tôt dans les milieux littéraires de Bohême. Sa première pièce représentée dans les Pays tchèques est Pauvreté n’est pas vice, en 1867. Puis viennent Une place lucrative en 1869 et L’Orage en 1870. Dans sa critique du 12 mars 1870 où il commente la représentation de L’Orage pour le journal Národní listy, l’écrivain tchèque Jan Neruda caractérise la poétique d’Ostrovski, soulignant son esthétique réaliste, nationale – attachée à décrire la vie russe dans sa vérité la plus nue – et inséparable de l’état de crise de la nation russe. Il ouvre son compte rendu par un mot mémorable : « Ostrovski dessine sans pitié. La pointe de sa mine arrache la page, l’acide de la vérité grave dans la pierre des cicatrices cautérisées. Ce n’est pas un dramaturge, c’est un médecin, un guérisseur. Impitoyable – bon. Malade est la nation russe (...). Elle n’a pu jusqu’à présent se développer de façon naturelle, le despotisme n’ayant nulle part un esprit éducateur. « Et de prédire une meilleure acclimatation des pièces d’Ostrovski teintées d’humour que de L’Orage, où « les pensées sont une pierre tranchante ».

D’autres pièces d’Ostrovski seront encore représentées en traduction tchèque en Bohême : Innocents coupables à Prague en 1885 (Brno 1889), La Foret à Prague en 1888 (Brno 1893). Dans les années 1880, la question de la diffusion du drame russe en Bohême s’inscrit dans les débats sur l’orientation culturelle des Pays tchèques dans la constitution d’un répertoire national de théâtre. A la forme, l’intelligentsia littéraire tchèque russophile oppose la vérité des caractères par laquelle se distingue le théâtre russe – c’est la voie de la modernité, la voie à suivre. Mais, comme l’avait prédit Neruda, L’Orage disparait des scènes tchèques et ne fera son retour à Prague et à Brno qu’en mars 1919. Au total, l’oeuvre d’Ostrovski n’est jouée que de façon sporadique et reste assez peu connue en Bohême au moment où Janaček va s’y intéresser.

Russophile, avec un frère ayant habité à Saint-Pétersbourg de 1895 à 1908, lui-même président du Cercle russe de Brno, Janaček était un fervent lecteur de littérature russe. Il maitrisait parfaitement la langue et avait même envisage quelques années plus tôt un opéra en langue russe d’après Anna Karénine de Tolstoï. On ignore quelle était sa connaissance du théâtre d’Ostrovski, mais il devait s’en faire une idée assez haute, puisqu’en 1902 il demandait à sa fille Olga de lui rapporter de Saint-Pétersbourg « des oeuvres d’Ostrovski et une Edition pas chère de Pouchkine ». Toutefois, aucune édition russe d’Ostrovski ne s’est conservée dans sa bibliothèque. Il est assez probable qu’il ne connaissait pas L’Orage avant que le directeur du Théâtre de Brno, Vaclav Jiřikovsky, n’attire son attention sur cette pièce. C’était entre le printemps 1918 et le début de 1919. Janaček, qui avait terminé les Excursions de Monsieur Brouček, avait évoqué sa recherche d’un sujet pour un prochain opéra. Jiřikovsky lui avait alors prêté plusieurs volumes, dont la nouvelle traduction de L’Orage par Vincenc Červinka parue au printemps, qui fut choisie.

D’esprit assez proche de Janaček, la préface de cette traduction (citant un texte de 1913) montre une évolution dans la réception de la pièce. Le despotisme familial décrit par Ostrovski y est perçu comme une allégorie du tsarisme, laissant « proliférer sous l’oppression despotique le vice, le mensonge, l’escroquerie et la désunion «. Des éléments nouveaux apparaissent dans l’interprétation de l’oeuvre : la psychologie – Katěrina intériorise « le despotisme social », qui « devient en elle un terrible despotisme d’impulsion intérieure » – et la problématique de la condition de la femme – « il faut songer à ce qu’était la position de la femme russe et des hommes qui avaient transféré sur elle la domination de la peur ». Sont soulignées, encore, la beauté et la nostalgie des pages consacrées a Katěrina, et le rôle de « destructrice du monde » joue par sa belle-mère Kabanicha, qui la condamne « aux flammes de l’enfer » – autrement dit à cette géhenne peinte sur le mur d’une galerie voutée qui sert de décor à la scène de l’orage. Janaček semble avoir entendu l’allusion : il associe au profil mélodique du Dies irae les dernières paroles de Kabanicha, remerciant les gens d’avoir repêché le cadavre de Kaťa, qui s’est suicidée après avoir avoué en public son adultère. Sans doute Janaček vit-il L’Orage, représenté au Théâtre de Brno en mars 1919. À la fin d’octobre, il demande à Červinka l’autorisation d’utiliser sa traduction. Il dit ne pas encore connaitre l’original russe, mais apprécier que la traduction soit si rythmique qu’elle « s’habille de musique sans qu’on y pense «. L’autorisation lui parvient le 31 décembre. Les multiples déconvenues essuyées avec les librettistes sollicités pour les Excursions de Monsieur Brouček auront été déterminantes : désormais Janaček confectionne son livret lui-même – essentiellement en collant des passages de la pièce traduite en tchèque.

La composition progresse à un rythme intense : commence début janvier 1920, l’opéra est terminé le 17 avril 1921. La partition est éditée l’année suivante à Vienne, chez Universal Edition, avec la traduction allemande de Max Brod. Pour couvrir le temps nécessaire aux changements de tableau, Janaček ajoutera en 1927 les interludes des actes I et II. Il demandera que ces deux actes se déroulant le même jour soient enchaines sans entracte.

La concision tragique

Káťa Kabanová ouvre la série des quatre derniers grands opéras de Janaček, suivi par Les Aventures de la petite Renarde rusée, L’Affaire Makropoulos et De la maison morte. Janaček est au faite de ses forces créatrices et livre un opéra tous les deux ans environ. Cet élan créateur est soutenu par des circonstances extérieures : le pays est en pleine mutation avec la fondation de la Tchécoslovaquie en 1919, qui réjouit un Janaček ardent patriote ; sa reconnaissance tant attendue de compositeur est venue avec Jenůfa représenté à Prague puis à Vienne. Sur le plan personnel, la rencontre de Kamila Stosslova et le sentiment amoureux pour cette jeune mère de famille lointaine, avec qui il est entre en correspondance, sont sources d’un regain de jeunesse. Janaček compose alors en toute indépendance des courants du moment, et développe le sujet de Káťa Kabanová dans son intemporalité. Au premier regard, le choix d’une pièce d’Ostrovski ancrée dans la Russie tsariste est même anachronique.

Pour autant, Káťa Kabanová ne sort pas du néant. Janaček profite de l’expérience qu’il a acquise. Les dix années qui précèdent ont vu naitre des poèmes symphoniques (L’Enfant du ménétrier, Taras Bulba, La Ballade de Blaník), deux cantates à l’écriture orchestrale évocatrice (Le Chalet sur le mont Soláň, L’Évangile éternel), des choeurs poétiques pour voix de femmes et le pionnier Carnet d’un disparu. Et surtout, il tire ample leçon de ses deux derniers opéras. Après les expérimentations au canevas dramatique complique du Destin et des Excursions de Monsieur Brouček, ici il élague et condense : un plan épuré et la rapidité dramatique permettront un impact redoublé – qui soulignera la violence des conflits – et le déploiement du lyrisme amoureux, avec un effet de tension entre sentiments extrêmes.

De la pièce d’Ostrovski, il retient avant tout l’amour impossible entre deux âmes jeunes, Katěrina (Kaťa) et Boris. Ni l’un ni l’autre ne sont libres. Kaťa est mariée à Tichon, et sous la coupe d’une belle-mère despotique, la riche marchande veuve Kabanicha, qui nourrit envers elle une attitude destructrice. Pour l’orphelin Boris, né d’une mère noble et éduqué à Moscou, l’entrave est financière : il doit servir jusqu’à sa maturité son oncle Dikoj, marchand, pour pouvoir disposer avec sa soeur de l’héritage qui leur revient. D’entrée de jeu, Janaček campe Dikoj comme un goujat odieux et ridicule.

Avec à la fois un effet chambriste et une vivacité des caractères, l’action sera regroupée sur ses personnages principaux et l’intérêt recentre sur le personnage de Kaťa. Janaček traite avec une concision d’autant plus saisissante les autres personnages et les rapports qu’ils nouent entre eux. La complicité de Kabanicha et de Dikoj, caractères « noirs » symétriques, est ramassée dans une unique scène, sorte de médaillon mis en abyme vers le milieu de l’acte II, ou le marchand saoul vient « apaiser son âme » (et ses sens) auprès de la veuve dévote qui joue le rôle du « confesseur ».

Le rapport de Kabanicha à son fils Tichon, le mari de Kaťa, est résumé à travers deux scènes violentes, placées en conclusion des actes I et III. À la fin de l’acte I, la scène des ordres, humiliante, se donne comme un double rappel d’allégeance et de hiérarchie – soumission de la belle-fille a son mari, de celui-ci à sa mère. Dans la brevissime conclusion de l’opéra, Tichon dénonce avec véhémence la cruauté cynique de sa mère.

Au bénéfice de la rapidité dramatique, Janaček traite en grande partie par sous-entendu les rapports de Kabanicha et de Tichon à Kaťa. La scène finale de l’acte I, que nous venons de mentionner, est exemplaire. L’attitude même de son mari (qui refuse le serment de Kaťa) et celle de sa belle-mère (la séquence des ordres, où Kabanicha met le doigt sur ce qui blesse) laissent entendre qu’ils ont compris le désir adultère de Kaťa. C’est d’ailleurs l’essence du tragique que de faire venir au jour des rapports latents pour les purger.

Le sous-entendu est également employé à l’acte III pour exprimer la déchéance de Kaťa après son aveu public d’adultère. Pour la montrer reprouvée, il suffit à Janaček de faire passer en scène, sans texte, un comparse fredonnant une bribe d’air, railleur, puis un figurant, ivrogne, et de les faire dévisager Kaťa. Par sa coloration étrange, ironique, la musique ajoute à cette scène nocturne une connotation subjective symbolique.

L’unique intrigue secondaire est à la fois fort peu développée en termes d’événements et vigoureusement caractérisée. De fait, le couple de Varvara et de Kudrjaš apporte un effet de contraste et de parallèle par rapport à l’intrigue principale, avec une magnifique scène de double duo. Les caractères de Varvara, demi-soeur espiègle de Tichon, et de Kudrjaš surtout – l’enseignant qui détabouise la foudre en l’expliquant comme un phénomène électrique – tranchent vivement par leur regard éclairé et sain. Leur association à des chansons populaires renforce cette caractérisation. Notons que Janaček a obtenu le profil saillant de Kudrjaš en fusionnant deux personnages ostrovskiens.

De même, la collectivité est quasiment absente (en dehors de son rôle symbolique dans la scène de l’orage), et le choeur est investi d’une nouvelle fonction : sans texte, il exprime la Voix de la Volga, dont la plainte presse Kaťa au suicide.

Il n’y a par ailleurs aucun rebondissement. L’action se noue en des scènes brevissimes, d’un resserrement fulgurant. Départ de Tichon dans la hâte, clé empochée par Kaťa dans un sursaut, aveu public de l’adultère dans la panique excitée par l’orage – les personnages agissent dans une précipitation qui empêche la réflexion sur ses propres actes. Ceux-ci sont donc prioritairement commandés « par le destin ». Se rendant compte qu’elle a caché la clé fatidique qui lui ouvrira la porte vers Boris, Kaťa résume : « Advienne que pourra ».

Ayant ainsi comprimé au maximum l’intrigue et réparti les forces dans un esprit de symétrie et de symbolisme, Janaček aboutit à un plan dramatique simplifié en trois actes, chacun comprenant deux tableaux. Les premiers tableaux sont plus mouvementés ; les échanges en déclamation chantée y prédominent. Les seconds tableaux, dans chaque acte, sont des pages d’une grande beauté d’inspiration, où se déploient le lyrisme de l’émotion amoureuse et l’immense solitude de Kaťa.

Une telle concision aboutit à un opéra d’une heure quarante. Janaček ne s’étale pas, même dans les scènes lyriques par excellence que sont les deux rencontres de Kaťa et de Boris. Dans la première, « clandestine », le veilleur sonne une heure et les amants se quittent. Dans la seconde, Boris « doi[ t ] y aller maintenant » (už mám čas). Et, jointe à un mordant signal de cor avec sourdine, accelerando, la Voix de la Volga rappelle la pression du temps. Ce besoin vital d’avancer se manifeste aussi par l’emploi d’un procédé d’anticipation : alors qu’une scène n’est pas encore terminée, Janaček peut déjà faire entendre le matériau de la suivante, chassant la première.

Et pourtant, c’est par sa tendresse liée a la caractérisation de l’héroïne, par son lyrisme élégiaque, sa musique exceptionnellement suave et sa manière de suspendre le temps que Káťa Kabanová se singularise face aux autres opéras janačekiens. Cette recherche de ton faisait partie entière du projet de Janaček dans sa mise en musique de L’Orage, comme il l’écrivait au traducteur, Červinka : « Il y a [dans cette pièce] beaucoup de tendresse élégiaque, de moelleux slave ; une profondeur de sentiments ! Pourvu que je réussisse à trouver une expression juste, aussi profonde. »

L’art de la caractérisation

Un univers sonore particulier aura influence la genèse de son opéra : le 5 décembre 1919, Janaček assiste à Brno a une représentation de Madame Butterfly. Cet opéra puccinien qu’il connaissait déjà, mais revoit dans une lumière nouvelle, vient à point nommé faciliter son orientation vers un ton élégiaque. Butterfly lui offre un modèle d’opéra au déroulement dramatique lent, fait d’instants d’épanouissement lyrique, focalise sur une protagoniste féminine omniprésente, a l’amour absolu et vouée a une fin tragique.

Peut-être l’émulation a-t-elle joue également entre les pages magiques si mémorables de l’opéra de Puccini – l’entrée de Cio-Cio-San programmée comme une « apparition » ; son duo érotique avec Pinkerton comme un enchantement, à la fin du premier acte – et les moments respectifs de Káťa Kabanová. Irradiant une tendresse intacte, l’entrée en scène de Kaťa – amenée par l’émerveillement de Boris – constitue le premier « rai de lumière » de la partition avant l’autoportrait de Kaťa enfant. Et Janaček pousse à son plus haut degré de raffinement la rencontre nocturne des amants, puisqu’il livre un double duo – à l’arrière-plan Kaťa et Boris, à l’avant-plan Varvara et Kudrjaš –, où il entremêle les matériaux motiviques différenciés des deux couples. L’écriture est d’une sublime magie orchestrale, avec une remarquable texture de cordes.

À l’avant de la scène, Varvara et Kudrjaš conversent en débit rapide et léger, quelques réminiscences du motif de chanson de Varvara passant à l’orchestre. Simultanément, l’orchestre suggère le plan de Kaťa et de Boris, derrière la scène, avec un effet d’éloignement crée par de longs accords tenus des cordes graves, doublées dans l’aigu par un groupe de quatre violons ii soli jouant des sons harmoniques ; et sur ce fond lointain, le motif du duo d’amour de Kaťa et de Boris apparait en legerissimes accords tremolo, sul ponticello, des violons I et de la viole d’amour.

Très original, et malgré son emploi d’une stricte économie, l’orchestre janačekien a la puissance évocatrice d’une musique à programme : il suggère les battements d’ailes d’un oiseau, les battements du coeur de Kaťa, les piqures de la pluie, le tourbillon du vent et le grondement du tonnerre. Descriptif, le xylophone du veilleur de nuit sonne une heure. Plus symboliques, les grelots évoquant un attelage (unis au glockenspiel et aux violons pizzicato, con legno) sont associés au thème du départ de Tichon, mari de Kaťa, dont l’amorce fournit le motto du destin : huit coups frappes aux timbales.

Janaček maitrise la caractérisation des situations dramatiques avec une lisibilité telle qu’il peut tout à fait – s’appuyant sur un plan dramatique serré – construire en homme de théâtre complet : il pense en même temps, indissociablement, le texte, la situation et le déroulement dramatiques, et la musique que ceux-ci font naitre. La grande scène de l’acte I, second tableau, où Kaťa se confie à sa belle-sœur Varvara est un parfait exemple d’une musique qui épouse les étapes du sentiment. Ailleurs, la musique, plus instable, trahit une priorité donnée a l’action scénique.

Les textures, l’harmonie, les timbres participent de l’intention caractérisante – on relèvera ici un instrument particulier : la viole d’amour, qui apparait souvent en association avec l’un des bois et comme liée à l’idée de nostalgie. Elle est présente dès le prélude de l’opéra. On la retrouve dans la scène des ordres, où elle ombre la mélodie qui semble évoquer le voyage de Tichon. Elle revient dans le double duo de l’acte II, et lors du monologue de Kaťa dans la solitude et la nuit, à l’acte III – pour sa douleur d’amour et le baiser silencieux de ses dernières retrouvailles avec Boris (stýskalo se mi po tobě : tu me manquais). Exprimée à travers une écriture rare chez Janaček – des mélodies en accords, aux cordes, d’une grande douceur harmonique et tonale, parfois avec des appoggiatures caressantes –, la sensualité amoureuse de la musique dans les rencontres avec Boris est emblématique de Káťa Kabanová. Pour mettre en scène l’« empire de ténèbres » de L’Orage ostrovskien, au contraire, Janaček convoque fréquemment les teintes sombres des cordes et des cuivres avec sourdines, et des cordes sul ponticello. Lui-même soulignait l’importance du silence, lorsque Kaťa tremblante vient au rendez-vous fatidique avec Boris ; il y recourt également de manière capitale dans le grand monologue de Kaťa à l’acte III.

L’écriture vocale révèle une même maitrise du portrait. Les patronymes choisis par Ostrovski avaient déjà une valeur caricaturante : Dikoj signifie « sauvage » ; le surnom Kabanicha rappelle le mot russe « sanglier ». Rôle de caractère confie à une basse, le marchand Dikoj fera ici son apparition sur une musique disgracieuse, avec des trilles moqueurs, et sa ligne vocale présentera des glissandi descendants typiques d’un portrait caricature. L’entrée en scène de l’alto Kabanicha, querellant son fils, est une pierre de touche de l’interprète, avec une écriture vocale nerveuse et détraquée, au débit rapide. Janaček souligne d’emblée le contraste à travers le calme des réponses de Kaťa, en courbes mélodiques qui se concluent dans la douceur. Au total, la ligne vocale de Kaťa scindée entre le grave et des aigus cristallins est aussi d’un plus grand mélodisme. Ainsi différenciée, l’unique soprano de la partition est donc bel et bien étrangère dans la société qui l’entoure. Elle est isolée par sa nature même, d’une émotivité trop intense, qui la fait chavirer dans son extase mystique, perdre contenance dans l’orage, s’égarer auprès du chant de la Volga, mais aussi par son intransigeance envers elle-même. Son mélodisme l’unit peut-être uniquement au rôle discret et a la sensibilité chantante de Boris (ténor), dont il faut une fougue à soulever des montagnes pour briser les résistances de Kaťa.

Au confluent de deux imaginaires

C’est du côté des chansons populaires de Varvara et de Kudrjaš qu’il faut chercher une caractérisation russisante. Sous un texte nouveau, l’une d’elle est authentique : Janaček en a emprunté la mélodie au recueil d’airs russes compilé par un émigré tchèque en Russie, Ivan Prač (ou Pratsch). Pourtant Káťa n’est pas un opéra « russe ». Il ne fait que révéler une certaine image mentale de la Russie chez un compositeur épris de littérature russe et russophile, une Russie lointaine, symbolisée par les grelots tintinnabulants d’un équipage.

Près d’un quart de siècle plus tôt, en 1896, Janaček avait vu la Volga à Nijni Novgorod. Sans doute les impressions de ce court voyage, l’idée de vastitude, ont-elles compte lorsqu’il imagina de rendre musicalement la « plainte de la vaste Volga ». La « tendresse élégiaque », le « moelleux slave » qui l’avaient frappé chez Ostrovski relèvent quant à eux du topos.

À cette féminité slave incarnée par Kaťa, aimante, élégiaque, mais aussi passionnée et avide de liberté, se superpose une autre inspiration. L’héroïne grandit dans l’oeuvre avec l’image de Kamila Stosslova, muse rencontrée à l’été de 1917. Après lui avoir envoyé la réduction chant-piano, Janaček écrit à Kamila le 25 février 1922 : « Il me fallait connaitre un grand, un incommensurable amour au moment de composer cet opéra. (...) Et je posais toujours votre image sur celle de Kaťa Kabanova quand je la composais. » Pourtant, la tendresse de Kaťa ne l’identifie pas à Kamila : sa muse stimule la créativité de Janaček, qu’il oriente à son gré. Les deux oeuvres étroitement liées à Kamila sont bien plutôt le Carnet d’un disparu et surtout le Second Quatuor : progressistes, éblouissants de modernité.

Lorsqu’il vit Káťa Kabanová à Prague en 1924, Romain Rolland en sortit « fortement frappé », au point de confier par lettre au musicologue René Prunieres : « Janaček est un grand musicien dramatique. Il ne me parait guère possible de mettre ceci en doute. Je ne vois même personne a lui comparer dans ce domaine en l’Europe actuelle. « L’opéra valut aussi à Janaček les compliments de Schonberg et de Schreker, en 1926 à Berlin. Et si les complexités du compositeur continuent en général de le rendre rébarbatif aux oreilles du grand public tchèque, la ferveur qui rayonne dans Káťa Kabanová fait de cette ode à l’amour l’un des opéras de Janaček les plus appréciés en son pays.

Médias

Kátia Kabanová : Alexey Kosarev (Boris), Andrea Dankova (Katia), Katarina Hebelkova (Varvara), Czech Virtuosi, Stefan Veselka

Kátia Kabanová à l’Opéra de Dijon

Opéra de Dijon - Kátia Kabanová : Dans les coulisses d’une production - Episode #1

Opéra de Dijon - Kátia Kabanová : Dans les coulisses d’une production - Episode #2

Photos du spectacle

Crédit photos : ©Gilles Abegg - Opéra de Dijon

Photos des répétitions

Crédit photos : ©Gilles Abegg - Opéra de Dijon

Maquette

Crédit photos : ©Gilles Abegg - Opéra de Dijon

Croquis

Crédit croquis : ©Céline Perrigon - Costumière