Présentation
Distribution
CRÉÉ au Festival de Schwetzingen, le 27 mai 2016
SPECTACLE EN ALLEMAND
CRÉATION FRANÇAISE
MUSIQUE Georg Friedrich Haas
LIVRET Händl Klaus
KÄRNTNER SINFONIE ORCHESTER
DIRECTION MUSICALE Bas Wiegers
MISE EN SCÈNE Immo Karaman
SCÉNOGRAPHIE ET COSTUMES Nicola Reichert
PROJECTION VIDÉO Laszlo Zsolt Bordos
MICHAELA Ruth Weber
MICHAEL Stefan Zenkl
JASMIN Bryony Dwyer
ALEXANDER | MUTTER Daniel Gloger
COPRODUCTION
Stadttheater Klagenfurt
Opéra de Dijon
Synopsis
L’intrigue
Dans le monde de Michaela, dans les ténèbres : autour du lit fixe de la patiente en coma vigil, se trouvent son mari Michael, sa petite fille Barbara, sa sœur Jasmin, le mari de celle-ci, Alexander, ainsi que les docteurs Auer et Schönbrühl avec les trois infirmiers Jonas, Nikos et Zdravko. Tous parlent à Michaela, prennent ses bras et exécutent des mouvements de natation douloureux mais stimulants qui rappellent la raison du coma vigil : au milieu de l’hiver, Michaela a nagé très loin dans le lac – peut-être pour se noyer – puis elle est retournée au rivage avec ses dernières forces et s’est enfoncée, épuisée, sous le ponton où sa fille l’a trouvée juste à temps. Depuis, Barbara est muette. Le regard de Michaela est vide, ses yeux errent sans cesse. Mais elle arrive à avaler, à tousser, à se lécher et à se mordre les lèvres.
Les infirmiers lui rincent la bouche et lui brossent les dents. Les autres parlent à Michaela doucement, sans arrêt ; Alexander lui aussi lui montre son amour. Elle ne réagit pas. Mais son visage est chaud. Les docteurs proposent de stimuler la patiente avec des objets familiers de son enfance. D’abord Jasmin se sert d’un moment essentiel qu’elle veut rappeler à sa sœur : enfants, elles voulaient toutes les deux apporter la paix sur la terre par leur silence, jusqu’à ce que leur mère, muette elle aussi, ne les batte.
Tout le monde écoute et regarde Michaela, respirant avec elle. Puis on décrit une cruauté qu’elle avait commise – une fois elle avait étranglé un merle dans sa main nue. Maintenant on lui glisse doucement dans la main quelque chose de familier que Michaela avait confectionné elle-même autrefois, que son père, décédé, avait porté longtemps et qui a retenu l’odeur de ses cheveux. Michaela semble alors pleurer. Jasmin et Michael lui parlent de la chatte bien-aimée de son enfance, nommée Hélène, et de sa dernière empreinte sur le lit, que Michaela voulait conserver après que la chatte malade ait été délivrée de ses souffrances par le vétérinaire. La mère avait alors cruellement secoué sa couverture et Jasmin avait rampé dans le sac de couchage de sa sœur.
Maintenant, Jasmin, son mari et son beau-frère éprouvent le poids de Michaela – « que tu es légère » - ils la tiennent enlacée. Les infirmiers déplacent Michaela.
Un rêve avait uni Michael et Alexander, un idéal tant imaginé, qu’ils racontent passionnément et ensemble à la femme, leur bien-aimée : elle leur avait ordonné de lui ouvrir les yeux. Finalement, les deux hommes avaient tiré sur les paupières soudées – « c’est alors que tu m’as regardé. Ton regard était de sang. Ton sang m’a regardé. »
Les infirmiers attachent Michaela pour la mettre debout et pour éviter d’éventuelles escarres. Jasmin évoque un moment passé dans le jardin de leur enfance : elles étaient dans le jardin, voulaient brûler sous le soleil, puis elles se sont endormies tout en restant debout et rêvaient qu’elles avaient réellement brûlé – jusqu’au moment où leurs parents les ont appelées.
Michaela saisit les mains de son mari et de son bien-aimé ; les docteurs les préviennent de ne pas répondre à cette pression car elle pourrait déclencher des spasmes. Jasmin et le mari de celle-ci rappellent à Michaela une vieille langue secrète qu’ils avaient inventée et dans laquelle ils avaient fait une prière, après quoi, tout embarrassés, ils s’étaient lavés avec du sable chaud. Jasmin évoque alors une scène fantomatique dans la chambre des enfants, dans laquelle les bourgeons des branches dans un vase se révélaient être de mordants scarabées. Les filles avaient alors couru dehors en criant. Les docteurs voient que Michaela se sent oppressée, mais constatent aussi un progrès, puisqu’elle réagit. Elle semble s’être réchauffée et on entreprend de la laver et de la guider pour qu’elle se lave elle-même. On lui tend un miroir, la déshabille, lui dirige les mains au visage qui tressaille au contact de l’eau. Le lavage continue, jusqu’à la plaie qui est restée de la sonde comme un second nombril, humide et crue. Michaela doit affronter son désir de mort et le surmonter, le lavage devient alors une répétition de la tentative de noyade : on la plonge, la laisse couler au fond – « que tu es lourde » - « on te tient ». Les docteurs préviennent : « Elle se noie ». Ensemble, ils s’efforcent de « la ramener chez nous » – et se voient vaincus, ayant perdu espoir et souhaitant même la mort de Michaela. Effrayés, on sèche Michaela, « notre chiffon est doux et chaud ». On prononce des mots impuissants – « je suis près de toi dans ma peur » - « que tu m’es devenue étrange » - « tu es proche de moi » - « mince comme la peau » - et tout le monde se demande si Michaela fait ses adieux : « Elle est calme, elle respire profondément. »
- « Elle cherche la proximité. »
- « Tu es fatiguée. » - « Ferme les yeux pour dormir. »
- « Tu as presque coulé. » On appelle sans cesse : Michaela. Michaela. Michaela.
HÄNDL KLAUS
Librettiste
Texte traduit du programme de salle du Stadttheater de Klagenfurt par Thomas Henninger
Note d’intention
L’opéra - le théâtre des émotions
Je crois en l’opéra. Je crois au théâtre musical vivant. Tant qu’il y a des scènes où l’on cultive la tradition des chefs-d’œuvre du passé, tant que le besoin existera de faire aussi de l’art qui soit NOUVEAU, avec des musiciens magnifiques et de formidables virtuoses du décor, de la mise en scène et de la lumière.
Je crois en l’unité de la musique, de la lumière, du tableau et de la scène. Et ceci pas par une duplication (ou multiplication) bon marché des effets. Mais dans le sens d’un effort de chacun pour produire sur scène, de façon claire et nette, les messages formulés concrètement et sans ambiguïté dans le texte et la musique.
Depuis mon opéra Nacht [Nuit] (première au Festival de Bregenz en 1996 et 1998), je fais quelque chose qui m’aurait sûrement été reproché comme une erreur en cours de composition : je compose simplement le long du texte.
Quand Jasmin rappelle à sa sœur dans le coma comment elles étaient battues par leur mère, ces coups retentissent dans l’orchestre. Et ce, aussi longtemps qu’un châtiment corporel aurait duré en moyenne au sein d’une famille bourgeoise autrichienne. Quand des scènes différentes du passé de Michaela sont évoquées tour à tour (le miel cristallisé, les adieux à la maison familière lors d’un déménagement, la compote de pommes, l’échec de Michaela comme enseignante), les clarinettes commencent par une mélodie hâtive qui se ralentit de plus en plus et s’immobilise, impuissante, au bout de plusieurs minutes - un symbole du caractère désespéré de l’entreprise. Quand le lac (où Michaela se serait presque noyée) « s’y étend calmement », des accords calmes d’harmoniques retentissent dans l’orchestre – dans le gouffre et la profondeur de ces intervalles dits « purs », etc.
La condition préalable pour permettre cela est un livret qui soit capable de déployer une force dramatico-musicale par lui-même, qui présente une disposition formelle efficace et en même temps crée de l’espace pour moi, comme compositeur, un espace dans lequel je puisse concevoir librement.
Händl Klaus écrit des livrets qui me le permettent (de même que Jon Fosse, avec qui j’ai eu le plaisir de collaborer auparavant dans des conditions tout à fait différentes).
Je considère « l’opéra » comme un théâtre des émotions.
Dans tous mes opéras et œuvres dramatico-musicales, ces émotions sont perçues du point de vue du ou de la protagoniste central(e).
Adolf Wölfli (1981) : un monodrame sur le peintre Adolf Wölfli
Nacht [Nuit] (1996) : le BARYTON (le « Moi » de Hölderlin)
Die schöne Wunde [la belle plaie] (2003) : encore le baryton – à tour de rôle comme médecin de campagne (Kafka : Un médecin de campagne) et comme prisonnier (Edgar Allan Poe : Le puits et le pendule)
Melancholia [Mélancolie] (2007) : le peintre Lars Hertervig
Morgen und Abend [Matin et soir] (2015) : Jean le pêcheur, récemment décédé Bluthaus [Maison de sang] (2011) : Nadja, abusée
Thomas (2013) : Thomas, pleurant son bien-aimé décédé
Hyena [Hyène] (2017) : la narratrice à la première personne (« storytelling »). Mes projets futurs ne seront pas diiférents.
La protagoniste de KOMA, c’est Michaela, qui se trouve dans le coma. Tout ce qui arrive est vu et entendu à travers sa perception – ou non-perception.
Händl Klaus met sur scène 3 niveaux différents :
1. Le niveau de l’action scénique traditionnelle – la famille tente de faire sortir Michaela du coma par des souvenirs. La musique, la scène et la lumière créent un espace « habituel ».
2. La « silhouette », le niveau organisationnel de l’hôpital. Il s’agit de certaines manipulations et de machines qui maintiennent Michaela en vie. L’orchestre se tait. On n’entend que les voix des membres de la famille et du personnel soignant. Les infirmiers sont des hommes – basses profondes. Les médecins sont des femmes –altos profondes.
La lumière est réduite. Les personnages deviennent des silhouettes dans des tessitures partiellement extrêmes.
3. Le noir. Les ténèbres absolues deviennent une métaphore pour le coma.
Ce n’est que dans ces ténèbres que Michaela arrive à chanter.
Elle n’a plus de mots. On n’entend que des vocalises abstraites. La voix est devenue un instrument de musique qui retentit quelque part dans l’espace – mais pas sur la scène.
Je me suis intéressé aux compositions jouant avec les ténèbres – avec plus ou moins de succès – depuis mon court opéra Adolf Wölfli de 1981. Il ne s’agit pas seulement d’apprendre par cœur une partition et puis d’éteindre la lumière. C’est plutôt une attitude entièrement nouvelle et inhabituelle envers la musique qui est demandée. Chaque musicien est entièrement responsable de son jeu. Il n’y a personne au pupitre qui peut lui indiquer ce qu’il faut faire et à quel moment. La musique doit être solidement mémorisée – puisqu’il n’y a plus de partitions qu’on pourrait consulter. Et il est impératif d’écouter les autres très attentivement et de faire passer le feu des sons avec une sûreté de somnambules. Et c’est mon devoir de compositeur de créer des situations où cela est possible.
Pour les auditeurs, les ténèbres sont une expérience insolite. Contrairement à nos ancêtres (il y a encore 150 ans), nous ne connaissons plus de ténèbres absolues. Mais notre organisme est prêt à vivre dans ces ténèbres et nous possédons cette capacité – même inutilisée. Par ma musique, on est transféré pour quelques minutes chez les hommes de l’âge de pierre, après que le feu de camp se soit éteint dans la grotte nocturne – guettant et écoutant avec appréhension toutes sortes de menaces. Et l’on n’est pas seuls : pendant quelques minutes, tous, nous ne faisons qu’écouter, avec beaucoup de concentration.
Bien sûr, ces ténèbres sont aussi fragiles. Le seul éclair d’une lampe de poche dans la salle, un seul portable clignotant sans bruit peut tout détruire. Mais cette fragilité ne manque pas non plus d’une certaine beauté. KOMA est une pièce extrêmement exigeante pour tous les musiciens. Non seulement parce qu’il s’agit de jouer dans une obscurité totale pendant plus de la moitié de l’œuvre, mais également parce que l’écriture elle-même est particulièrement difficile. Il n’y a presque pas de motifs ou de mélodies, mais seulement des états musicaux changeants. Les exigences musicales et de tessiture pour les chanteuses et chanteurs repoussent également les limites de ces derniers.
L’harmonie enrichit le système sonore traditionnel de 12 demi-tons accordés chromatiquement. L’intervalle le plus petit dans la musique traditionnelle, la première augmentée ou seconde mineure (par ex. do – do dièse) se révèle ici un espace très large qui offre de nombreuses possibilités de subdivision.
Un piano accordé microtonalement dans l’orchestre aide à explorer ce monde. Ce qui d’ordinaire aurait sonné « faux », se trouve maintenant tout d’un coup « juste ». Et ces tons, précédemment faux mais justes désormais, doivent par ailleurs être exécutés avec une précision supérieure à celle qui est requise dans la musique tonale et atonale traditionnelle.
J’espère que, dans ce contexte, au cœur des ténèbres, l’écoute se fera encore plus attentive et permettra d’apprécier la qualité sonore mystérieuse et mystique de ces nouveaux intervalles, même si un tel changement, une telle réorientation de l’écoute exigent un effort considérable. Je suis profondément reconnaissant envers les nombreuses personnes qui investissent leur temps précieux pour faire de mes rêves musicaux une réalité.
GEORG FRIEDRICH HAAS
Compositeur
À propos de l’œuvre
Koma G. F. Haas
Alain Féron
Compositeur & musicologue
« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »
Résumé biographique
Dans sa dix-septième année, G. F. Haas (né à Graz en 1953) aurait pu être poète ou écrivain mais il utilisait les mots avant tout pour leur sonorité et non pour leur sens. Le jour où il s’en rendit compte, il devint compositeur. Je veux dire par là qu’il sut que la musique serait désormais son véri-table moyen d’expression artistique. Pour ce faire, il étu-dia… D’abord, le piano avec Ivan Ërod, puis, l’électroacoustique avec Gösta Neuwirth, avant que de devenir l’élève (durant deux ans, entre 1981 et 1983) de Friedrich Cehra au Conservatoire de Vienne. Tout naturellement nous le retrouvons ensuite aux cours d’Été de Darmstadt puis en stage à l’IRCAM (en 1991).
Ce parcours l’a mené à s’intéresser à la fois à la musique spectrale ( de Grisey et Murail notamment ) ; à l’ordinateur en tant qu’outil d’aide à la composition ( IRCAM ) ; à l’École de Vienne ( Schoenberg et Webern surtout ) et donc à ses techniques d’écriture sérielle et au concept de klangfarben-melodie ( « mélodie de couleurs de timbres » ) ; ainsi qu’à investir son imaginaire sonore tant à travers la quête du continuum sonore ( en décidant d’explorer les intervalles et échelles micro-tonales ) qu’en s’appuyant sur la théorie des espaces non-actaviants du compositeur russe mystique Ivan Wyschnegradsky…
Tel fut le terreau musical sur lequel G. F. Haas fonda son langage. Mais ces directions techniques et esthétiques ne prennent tout leur intérêt chez ce compositeur que parce qu’il les confronte toutes entre elles ( soit en les opposant, soit en les combinant afin de les passer au tamis d’une vision très personnelle de l’Histoire de la musique occidentale ). Une vision à travers laquelle il tisse des liens avec Mozart, Schubert, Mahler, Mendelssohn, Ives aussi bien qu’avec John Adams, Franz Shrecker, John Cage, Giacinto Scelsi, James Tenney, Steve Reich, György Ligeti, Josquin Desprez, Scriabine, Harry Partch, La Monte Young, ou Carlo Gesualdo…
Quelques notions sur le continuum sonore
L’univers musical « non tempéré » se nomme l’infra-chromatisme… Les échelles intervalliques qui y sont utilisées exploitent donc des hauteurs inférieures au demi ton(1). Ainsi, d’autres divisions que celle choisie par notre Occident existent de par le monde : celles en quart de tons ( divi-sion du demi ton en deux parties égales ), en cinquièmes de tons ( division d’un ton en cinq parties égales ) en sixièmes de tons, etc. Ces divisions peuvent aller jusqu’aux seizièmes de tons et plus si on le souhaite, ce, tant que l’oreille parvient encore à percevoir une différence de hauteur entre les inter-valles de telles échelles (2).
Ce qu’il faut savoir en outre c’est que la gamme ( majeure et mineure ) de notre système occidental dit tempéré se révèle « fausse » acoustiquement parlant, car la résonance naturelle d’un corps en vibration ne divise pas les hauteurs de manière égale ! Ce qui signifie que le tempérament égal ( qui fut si primordial pour le développement et l’évolu-tion du langage musical occidental ) n’est qu’une inven-tion conceptuelle parmi bien d’autres théories existantes en notre monde.
Dès lors, il semble parfaitement compréhensible et logique que certains créateurs aient désiré dépasser l’accommode-ment qu’avait signé la tonalité avec la réelle nature acoustique du son (3).
De plus, il n’est pas inutile de savoir que ce n’est qu’au Moyen-Âge que la pratique des anciens Grecs consistant à user de deux quarts de tons dans le genre modal dit « enharmonique » disparaîtra ! Certains, même, tenteront de la réintroduire au xvie siècle dans le cadre du courant dénommé du « retour à l’antique ». Mais le renouveau de l’enharmonie fut un échec. Et c’est au xixe que les théoriciens propose-ront - dans le cadre du tempérament égal cette fois-ci - une nouvelle définition de l’enharmonie avec quarts de tons théoriques qui les poussèrent ainsi à continuer le cycle des quintes ( fa-do-sol-ré-la-mi-si pour les dièses et si-mi-la-ré-sol-do-fa pour les bémols ) jusqu’aux doubles altérations.
Mais avant que de continuer, une nouvelle petite explication s’impose : le terme d’enharmonie désigne des enchaî-nements ( soit mélodiques soit harmoniques ) dont la hau-teur se trouve être la même dans notre système tempéré mais dont la fonction musicale et harmonique ainsi que la dénomination intervallique s’avèrent différentes. Ainsi, sur un piano, un la bémol et un sol dièse se jouent sur la même touche et sonnent pareillement alors qu’en tant que notes elles n’appartiennent pas aux mêmes tonalités. Cependant, les instrumentistes à cordes continuent à faire entendre à nos oreilles une différence de hauteur au sein de l’univers des enharmonies ( mais sans aller jusqu’au quart de ton ) : ainsi un violoniste prendra-t-il soin de hausser le sol dièse d’environ un comma ( soit un neuvième de ton ) et d’abaisser le bémol d’autant.
En ce qui concerne notre aventure musicale occidentale de l’écrit, l’univers micro-tonal ne sera cependant véritablement exploité qu’au XXe siècle par Julian Carillo, Aloïs Haba et Ivan Wyschnegradski ( chacun posant pour sa part, les fondements d’une musique occidentale infra-chromatique ) (4).
Qu’est-il donc arrivé pour qu’un jour le système tempéré de la musique tonale soit remis en question ?
Mise en prospective
En ce qui concerne la quête du continuum sonore, un événement majeur eût lieu en 1948 : l’apparition de la musique dite « concrète », suivie de peu par celle dénommée « électronique » et dont le mariage devait consacrer le terme de musique électro-acoustique.
Avec la Symphonie pour un Homme Seul de Pierre Schaeffer et Pierre Henry, le monde musical vécut en effet un véritable big-bang. Le matériau musical était remis à plat, le signe était bouté hors la partition par la bande magnétique, et le bruit acquérait ses titres de noblesse ( il devenait un son complexe ) : le continuum sonore était cette fois-là vérita-blement atteint !
Toutes les fréquences audibles par l’oreille humaine désormais accessibles, les compositeurs, de plus en plus nombreux, allaient commencer à dénoncer l’impasse de la généralisation sérielle.
Xénakis sera parmi les premiers à délaisser l’espace tempéré et la hiérarchie des hauteurs afin de se pencher sur des masses sonores formées d’intervalles infra-chromatiques. Les micro-intervalles parvenaient ainsi à la reconnaissance en tant que matériau musical à part entière au sein de notre monde occidental. Mais si Xénakis s’intéressait uniquement au son global né de ses masses sonores, Ligeti lui, les articulait en les travaillant de l’intérieur en usant de myriades de micro polyphonies. Il démontrait ainsi que l’on pouvait appliquer une combinatoire ancienne en l’adaptant aux contingences et exigences de ce nouveau matériau sonore. En ce domaine, Claude Ballif suivra pour sa part les traces de Wyschnegradski en pliant les micro-intervalles à ses principes métatonaux tandis qu’Alain Bancquart allait appliquer une pensée sérielle ( et non pas une « technique » sérielle ) à ses échelles défectives en quarts de tons et que Maurice Ohana s’inspirait, lui, d’une pensée modale en usant du tiers de ton pour l’allier à la fonctionnalité du timbre et reconquérir ce faisant une liberté rythmique et thématique qui le placera dans une lignée Debussyste ( alors que Bancquart s’inscrira dans celle reliant Schubert et Bruckner, Scriabine et Messiaen ).
Pendant ce temps, un compositeur italien du nom de Giacinto Scelsi concentrait son attention sur l’écoute intérieure du son en proposant un geste sonore global où les instruments individuels d’un ensemble se fondaient en une seule sonorité, complexe, qui se transformait dans le temps grâce à un emploi de l’infra-chromatisme jouant sur la richesse des battements créée par l’emploi d’intervalles micro-tonaux (5). Découvert tardivement, Scelsi sera placé, a posteriori, entre Varèse, Stockhausen et Ligeti comme étant l’un des précurseurs de la musique spectrale (6).
Arrivé à ce point, précisons que la micro-tonalité est un matériau sonore et que la musique spectrale est devenue, pour sa part, une pensée compositionnelle ( les mathématiques s’y alliant à la science de l’acoustique ) permettant de structurer l’exploration de la série des harmoniques d’un son.
Ceci posé, il est grand temps maintenant de revenir à G. F. Haas lui-même.
La musique de haas vue au travers de son héritage
Repartons du début…
Pour aborder la musique de ce compositeur, il nous faut avoir constamment à l’esprit un principe que lui inculqua son professeur de piano ( Ivan Eröd ) : « La mesure de tout est l’Homme », c’est-à-dire que la Musique se résout à travers les possibilités inhérentes de la « perception humaine ». Bref, cette dernière se confond avec ce que l’on entend, et ce que l’on entend est… du son. Mais, dans ce terme allemand de Klang, Haas fait contenir la totalité du Monde et celui de la Musique.
Ce principe l’amènera ainsi à envisager l’art de la composi-tion, avant toutes choses, du point de vue du son, de sa vie intérieure, de sa capacité à être un univers à part entière dans lequel se déploie la musique ( et non le contraire ).
En ce sens, Haas s’avère peut-être l’unique véritable héritier de Scelsi (7) dont la musique, en s’avouant fiction harmonique, fiction conceptuelle et illusion auditive tournait le dos aux préoccupations et spéculations mathématiques et acousticiennes des œuvres nées du courant spectral ( qui en réalisaient le fruit sonore en s’offrant à nous comme des produits statistiques de science appliquée ).
Certes, il est un point commun entre la musique spectrale et l’œuvre de Scelsi : le souci d’opérer une synthèse de timbres en procédant ( notamment pour Scelsi ) par agglomération de timbres afin d’obtenir un son global, nouveau, unique. Mais il est une spécificité que Haas est l’un des rares à partager avec Scelsi, c’est la force primaire qui se dégage de leur écriture à chacun et dont on trouve l’explication dans leurs retours fréquents à une même hauteur, dans leurs répéti-tions et variations de courtes formules, dans leurs emplois de rythmes s’organisant autour d’une périodicité plus ou moins cachée, et surtout, dans leur emploi de fluctuations mélodiques (8) issues de l’usage d’intervalles infra-chromatiques ( considérés avant tout par eux comme dévoilement des ressources internes du son-en-soi ).
Car ce sont ces micro intervalles, qui, en développant des effets de « brouilllage », fonctionnent alors comme une image sonore en anamorphose et nous permettent d’en-tendre fictivement ( et donc artistiquement parlant ) la vie organique d’un son, ses « profils », ses « entretiens », ses « nœuds » en vibrations.
Pour bien comprendre chez Haas la différence de cette distinction entre musique spectrale et musique infra-chromatique, il nous faut faire intervenir ici une approche philosophique (9) du son. Voici à cet effet une parabole dont Scelsi était friand auprès de ses élèves :
...« un homme désirant apprendre le tir à l’arc prend conseil auprès d’un maître qui lui dit :
- Vous y arriverez si vous parvenez à voir battre le cœur d’un pou !
- Mais comment puis-je arriver à pareil prodige répond l’homme ?
- Mettez deux bâtons en terre, tendez un fil entre eux et placez un pou sur ce fil. Regardez-le. Et encore. Longtemps, longtemps. Vous verrez peu à peu le pou grossir à vos yeux et puis, un jour, vous verrez battre son cœur...
Ce à quoi Scelsi ajoutait : « c’est la même chose avec ce si ! Il devient de plus en plus grand au fur et à mesure que vous vous plongez dans son écoute. Puis vient le moment où vous entendrez battre son cœur. Or, le cœur du son est un univers à lui seul, qui vous encercle. Vous êtes alors entré à l’intérieur du son. Vous êtes devenu un musicien ! »
La parabole trouvée quant à lui par Haas est la suivante… Après avoir affirmé que la composition s’apparente pour lui à une forme de méditation, il explique qu’il s’assied et écoute les sons qui se développent en lui. À ses yeux, les sons ressemblent à des êtres vivants, à des plantes. Il faut donc s’assurer que ces dernières sont éclairées, qu’elles ont suffi-samment d’eau et qu’elles ne sont pas exposées au vent. À quoi il ajoute de son côté : « il en va de même pour les sons : il faut regarder et écouter comment les sons se développent afin qu’ils grandissent et deviennent quelque chose. »
Reste qu’à ses débuts la recherche sonore de Haas passera d’abord par des procédés d’écriture mathématiques dont l’étude lui permit, en tous les cas, de trouver une direction à donner à ses expérimentations tout en testant par là-même son écriture afin qu’elle parvienne à sculpter ce matériau infini de l’au-delà du tempérament égal.
Précisons de suite que cet intérêt pour les mathématiques ( en tant que permettant de construire des techniques ordonnatrices du matériau spectral ) intégra logiquement les techniques polyphoniques du contrepoint ( que firent leur aussi bien Josquin Desprez, Gesualdo, Schoen-berg, Webern, Stockhausen que Ligeti et dont Haas se sent proche ).
C’est donc tout naturellement que ce compositeur autrichien s’intéressa aux possibilités mises à sa disposition par l’outil « ordinateur » afin de faciliter dans un premier temps ses calculs ( sa fascination pour le nombre d’or au sein de ses premières œuvres est exemplaire à ce propos ).
Et son passage à l’IRCAM de lui permettre ensuite d’approfondir l’un des aspects de sa recherche identitaire : les problématiques compositionnelles liées à l’emploi du spectre sonore et à l’exploration des séries d’harmoniques d’un son ( l’informatique musicale lui permettant dès lors de maîtriser les phénomènes acoustiques et psycho-acoustiques du son ).
Cette démarche va cependant rapidement se heurter à ses convictions esthétiques selon lesquelles la musique est capable « d’articuler les émotions et les états de l’âme d’un être humain de manière à ce que d’autres êtres humains puissent embrasser ces émotions et ces états de l’âme comme étant les leurs ». De fait, cette attitude non intellectualiste allait entrer rapidement en opposition avec les séries mathématiques complexes ayant nourri les principes compositionnels abstraits qui avaient guidé ses premiers pas de compositeur. Lors d’une interview, voici ce qu’il déclarait d’ailleurs à propos de Nacht-Schatten ( l’une de ses pièces composée sur ordinateur dans les années 1990 ) : « Je pensais que l’énergie de la construction, le pouvoir inhérent aux matériaux organisés mathématiquement, aurait un résultat direct dans ( et sur ) la musique. Or, un de mes étudiants en fit une analyse et découvrit que la partition comportait plus de 250 erreurs graves. C’est ainsi que j’ai remarqué que des calculs incorrects ne diminuaient en rien le résultat de mon travail mathématique et que l’œuvre n’en fonctionnait pas moins bien malgré ces erreurs. »
Il faudra attendre … Einklang freier Wesen… pour que Haas prenne définitivement conscience qu’il pouvait se passer des mathématiques et de ses fastidieux calculs pour composer. Cette œuvre, pour laquelle le compositeur autri-chien s’était donné pour contrainte de concevoir dix pièces solo pouvant, une fois superposées ensemble, donner vie à une pièce pour ensemble assurant à la fois la cohérence du Tout et celle de ses dix parties séparées, fut un déclic. La complexité des calculs qu’une telle volonté entraînait lui fit ainsi réaliser le côté absurde de telles constructions abstraites. C’est pourquoi il décida de s’affranchir de ces calculs pour reprendre sa liberté de compositeur et qu’il choisit, en définitive, de ne définir que les champs har-moniques sur lesquels il interviendrait puis de se laisser aller à son instinct pour créer leurs durées et leurs trans-formations. De plus, cette nouvelle approche lui suggéra d’inclure dans son écriture une certaine part d’aléatoire qui eut pour effet de le rapprocher des esthétiques de certains compositeurs américains tels Earle Brown et Morton Feld-man. Depuis cette œuvre, Haas n’aura de cesse de déve-lopper un langage où la notation ne s’oppose point à une certaine part d’aléatoire tout en affirmant avec Schoenberg que si « le cœur doit guider la tête » il n’est aucune raison objective pour sacrifier l’un en faveur de l’autre ! Ce qui guidera désormais son inspiration sera de parvenir à la clarté de la simplicité. Ce qui ne signifie nullement écrire une musique simpliste, bien au contraire, mais de faire en sorte que la complexité de l’écriture ne cache jamais l’évi-dence de son propos compositionnel…
Cette liberté reconquise lui ouvrit ainsi une intense période d’activité créatrice et marqua un tournant dans sa musique (10).
Dès lors, la forme et le fond ne seront pour lui ( au même titre que Varèse ) qu’une seule et même chose : la forme n’étant qu’un résultat, c’est-à-dire le résultat d’un processus et non un point de départ ou un modèle à suivre ou encore un moule à remplir. En renonçant à la prégnance hégémonique de l’outil ordinateur Haas se plaçait donc, sans le vouloir ou l’avoir véritablement désiré, dans la lignée de Varèse qui, s’il avait espéré en la science et ses technologies fut néanmoins le premier à mettre en garde contre la tyran-nie de la machine en déclarant que « celle-ci ne peut nous donner que ce que nous mettons en elle » !
Reste que si Haas ne renonce point à se confronter à la Forme, celle-ci deviendra avant tout sous sa plume une résultante du dramatisme née de sa volonté d’opposer dif-férents modes d’organisation des hauteurs. La forme se déploiera alors « en actions » dans les contrastes mêmes qu’il entretiendra entre les divisions tempérées de l’octave, les intervalles irréguliers ( mais acoustiquement « purs » ), et l’emploi spectral de la série des harmoniques.
Deux catégories sonores vont ainsi se construire entre fusion et opposition, entre rejet et absorption, qui redonnent par là-même un sens ( en le réactualisant ) à la duelle « tension-détente » qu’avait imposé le langage musical occidental du Passé. Ce qui fera dire au compositeur que : « ( … ) depuis le milieu des années 1990, je n’ai en fait composé qu’avec seule-ment deux accords dont je n’ai toujours pas épuisé toutes les possibilités inhérentes aux relations existantes entre eux » (11).
Quoiqu’il en soit, à partir de … Einklang freier Wesen…, la suspicion que jeta Haas sur tout système théorique dogmatique fut régulièrement abreuvée par le pluralisme dont il fit dès lors preuve en s’appropriant un univers sonore où s’opposeront désormais diverses idées et matériaux contrastés qu’il mélangera de façon improbable. Son style se forgera ainsi dans la lutte perpétuelle qu’il engagera, dans le même temps, entre ses matériaux micro-tonaux et spectraux et entre les prérogatives qu’il confiera à l’aléatoire et celles qu’il concèdera à un structuralisme élargi. Ce à quoi il faut ajouter qu’il accueille de plus en son écriture la relec-ture de compositeurs du répertoire tels Mozart, Schubert, Gesualdo ou Mendelssohn ( soit en usant de citations, soit en recomposant leur musique et en l’ingérant dans la sienne propre ) !
C’est d’ailleurs aussi à cette époque que Haas commencera à marquer son intérêt croissant pour les possibilités offertes par l’emploi de l’infra-chromatisme ( telles les techniques afférentes à la création de battements compo-sés, de « fractures du son » et de sons résultants ).
Ce nouveau pas sera franchi dans son premier Quatuor à cordes ( 1997 ) qui utilisera des intervalles ( tirés de la série des harmoniques ) en intonation juste (12) que viendront perturber des intervalles micro-tonaux. Ainsi, comme l’écrit le compositeur lui-même « la transition entre des gammes aux échelles subtiles et des glissandi continus ( est-il ) l’un des matériaux essentiels de cette pièce ». Nous retrouverons cette écriture fondée sur l’opposition - arti-culée dans le temps - entre consonances et dissonances ( ou si vous préférez maintenant, entre intonation pure et klangspaltung ) dans la plupart de ses partitions ultérieures. Tant et si bien que beaucoup commencèrent à parler de la musique de Haas comme appartenant à la musique spectrale ou bien par la qualifier du terme réducteur de musique micro tonale.
À vrai dire, ni l’une ni l’autre de ces appréciations ne satisfait véritablement ce créateur qui n’a de cesse de déclarer : « Je ne suis pas très à l’aise lorsqu’on me catégorise comme « compositeur micro-tonal ». Je suis avant tout un compositeur, libre d’utiliser les moyens dont j’ai besoin pour ma musique. Je n’ai pas d’idéologie concernant l’intonation « pure », que celle-ci soit perçue comme une mystique pythagoricienne du nombre ou comme une « nature » déterminée par des lois physiques communes. Je suis un compositeur et non pas un adepte de la micro-tonalité. »
Ce à quoi il nous faut ajouter cette autre déclaration : « Je ne me sens pas comme un « compositeur spectral ». J’utilise des accords, qui ont des relations avec la série harmonique. Je les utilise parce que je les aime et parce qu’ils sonnent bien. Mais je n’ai jamais utilisé d’analyses spectrales ( ... ) je fais confiance à mes sensations. J’essaie de savoir comment le son, la couleur, le temps et la dynamique vont de pair. Je n’ai pas de système. »
Assurément, plus on se penche sur la musique de ce compositeur, et moins il devient facile de réduire sa musique à une étiquette. Néanmoins, il est un point d’ancrage de celle-ci : le fait qu’elle s’offre à nous dans un geste qui se veut radical ( et sans concession sur l’essence de l’acte créateur qui en est l’origine ). Un geste qui toujours nous parle de l’impossibilité de parvenir à l’harmonie ( terme pris tout autant ici dans son sens musical que dans celui, plus philosophique, met-tant en jeu l’échange des sentiments via la communication entre les Hommes ).
À ce propos, son imaginaire sonore a débouché sur une prise de position hautement dramatique et théâtrale qui nourrira d’un signifiant nouveau son approche sonore. Je veux parler de son intégration de la lumière à son discours musical. Et quand on parle de lumière chez Haas il faut par-ler tout autant d’obscurité, et même, surtout, de noir absolu. Il ne s’agit point ici de synesthésie comme chez Messiaen ou Scriabine mais d’une dramatisation de ses textures sonores. Une dramatisation qui influera directement sur l’écriture même de ses partitions ainsi que sur la perception de cette dernière chez l’auditeur. La lumière, pensée ici telle une scé-nographie visuelle et dialectique du discours musical joue en effet chez ce créateur un rôle qui deviendra de plus en plus prédominant à partir de In Vain (13).
Dans son troisième quatuor ( in iij noct. daté de 2001 ) Haas ira même jusqu’à demander d’exécuter son œuvre entière dans le noir total. Une telle exigence a amené le compositeur à réfléchir sur une nouvelle manière de concevoir sa partition musicale puisque les instrumentistes sont séparés dans l’espace de la salle de concert et ne peuvent communiquer entre eux que grâce aux sons ( même les pupitres faiblement éclairés sont exclus, au même titre d’ailleurs les lampes des sorties de secours qui doivent elles aussi être éteintes ou obturées ). C’est ainsi que la partition ne se compose presque que de texte ( la notation musicale y étant minimaliste ) et que le compositeur s’est vu contraint d’inventer un système d’invitations sonores reconnaissables par chaque musicien par des signaux prédéterminés et dont le matériau musical obéit à des règles variées qui permettent aux 17 sections composant cette pièce de préserver une grande richesse de potentialités d’invention quant aux improvisations « contrôlées » dont elle est tissée.
La plus complexe de toutes les œuvres de Haas concernant cette double écriture ( lumière-son ) reste cependant son « concerto pour lumière et orchestre » intitulé Hypérion ( 2006 ). Là, l’éclairage joue le rôle du chef d’orchestre : quatre groupes instrumentaux ( cordes, vents, cuivres, claviers ), chacun associé à un percussionniste, entourent le public mis au centre de ce dispositif. Chaque groupe est placé de telle manière qu’il peut observer les changements program-més de la lumière sur le mur qui lui fait face. Et ce sont ces changements lumineux ( transformations subites, assom-brissements ou éclaircissements plus ou moins rapides ) qui dirigent le déroulement temporel de la musique. Bien entendu les durées de chaque changement forment une sorte de partition rythmée ( et mesurée ) se surajoutant aux rythmes musicaux mêmes.
Tout ceci pourrait être une démarche complètement superficielle si le compositeur n’était guidé par une intention réellement musicale. Or, son utilisation de la lumière répond à trois critères des plus cohérents.
Le premier est d’ordre dramatique et formel : il lui permet d’illustrer concrètement son travail interne du son en offrant aux auditeurs une visualisation qui permet à ses idées sonores de dépasser l’abstraction dont elles sont iné-vitablement porteuses ( ce, en la clarifiant par le subterfuge d’une analogie signifiante au premier degré ).
La seconde raison ? Il s’en explique en ces termes : « La lumière est un instrument musical. Changer de cou-leur altère la perception des sons. La lumière organisée temporellement fonctionne comme une partie de percussions silencieuses ».
Le dernier critère étant sa recherche personnelle pour créer un langage musical, riche en contrastes, unifiant des opposés ( et même des paradoxes ) sans jamais perdre de vue que le plus important pour ce créateur reste que la musique doit véhiculer une émotion. Or pour que naisse cette émotion, Haas ( nous l’avons vu ) cherche à mettre l’auditeur dans une ambiance de méditation dans laquelle, son ouïe s’aiguisant, il deviendra capable de s’abandonner aux sons qui l’entourent. Cette recherche de lâcher prise permet selon lui de s’ouvrir aux émotions qui nous traversent en mettant bas les barrières de notre esprit qui vagabonde et n’en finit pas de raisonner, de penser ( c’est par ailleurs ce que nous apprend le yoga ! ). Son emploi de la lumière devient ainsi une écriture « en écho » de sa musique qui n’est pas un simple effet théâtral, mais, à part entière, un moyen de parvenir « à une perception plus précise et plus intense » ( selon ses propres mots )… La lumière se fait ainsi résonance du son.
Il n’est d’ailleurs pas anodin que l’intrusion de la lumière en sa musique se soit accomplie dans une œuvre à portée politique (14).
Haas semble en effet des plus lucides tant sur la portée très relative que peut avoir la musique sur l’Homme que sur sa faculté d’être comprise ( par les individus qui l’entendent ) en tant que message perceptible ( hors la sphère strictement musicale qui l’habite et la fait exister à notre perception ). Il ne se berce non plus guère d’illusion sur les œuvres à por-tée politique qu’il a pu écrire (15) ( contre la guerre des Balkans, contre la montée du parti d’extrême droite en Autriche, contre le racisme, etc. ).
Constatant avec amertume l’impuissance de cet art à pouvoir changer le monde, son réalisme se teinte même d’humour lorsqu’il déclare que « John Cage est peut-être plus politique que Luigi Nono ( car ) peut-être plus de gens ont changé de vie après avoir écouté Cage que de gens ne sont devenus communistes après avoir écouté Nono » ! Reste que la musique n’en est pas moins porteuse d’émotions et que certaines de ces dernières peuvent être vécues de manière universelle sans risquer d’être mal interprétées… La réponse de Haas ( au-delà des gestes sonores traditionnels sédimen-tés musicalement au sein d’une codification historique ) sera donc d’acclimater la lumière en maîtrisant son emploi ( dans l’univers même des sons qui est le sien ) afin de créer un état d’écoute permettant de dépasser ce constat.
Si l’on peut toujours gloser sur la pertinence ou l’efficacité de cette technique qu’il a inventé, il n’en est pas moins vrai qu’elle est pour le moins probante lorsque, utilisée dans des contextes spécifiques, son intrusion dans l’univers des sons est pensée comme un élément à part entière fonctionnant en synergie dramatique avec le discours musical.
Son emploi au sein de l’opéra qui sera joué ce soir en est une preuve en soi, d’autant que la lumière s’allie ici à une situation théâtrale qui la justifie pleinement et qu’elle s’appuie en outre sur un texte parfaitement compréhensible.
KOMA : résumé de l’action
Michaela ( le personnage féminin principal ) est dans le coma suite à un accident. Autour d’elle, un certain nombre de gens vont et viennent dans sa chambre d’hôpital. Il y a son mari ( Michael ), sa fille, le docteur, sa sœur et son mari ( Alexander ) qui est entre autre l’amant de Michaela.
Haas explore ici des thèmes qui lui sont chers : les relations intimes, les réactions humaines exacerbées par l’amour, l’an-goisse, la douleur, la mort. Au centre de cet opéra, l’intérêt dramatique se noue autour de la perception des événements et des dialogues qui entourent ce personnage plongé dans la nuit d’une conscience qui nous échappe et auxquels les protagonistes n’ont pas accès, contrairement à nous, spec-tateurs qui pouvons suivre les multiples perceptions de l’esprit de Michaela. Cette situation prismatique d’une conscience éveillée bien qu’enfermée dans le silence d’un entre-deux monde est ainsi le ressort dramatique et musical même de cet opéra. C’est ainsi que l’immersion dans cet univers inconnu d’une conscience en léthargie permet à Haas d’introduire ses techniques d’écriture en leur assurant une cohérence signifiante qui s’impose comme une évidence : le Temps s’y dilate autant qu’il s’y dilue, l’étrange et l’inconnu deviennent les lieux mêmes de l’action musicale, et les ténèbres inconnues de cet état de mort suspendue focalisent toutes les paroles et les émotions qui y sont véhiculées. Un monde perceptif s’ouvre ainsi à nous où la lumière ou l’absence de lumière participent entièrement de la dramaturgie dans laquelle le spectateur est plongé au même titre que les chanteurs sur scène. Sans jeux de mots, la lumière et l’obscurité éclairent là, de l’intérieur, le cheminement théâtral, psychologique et musical de cette œuvre hors normes.
En dire plus serait déflorer la surprise et l’étonnement dont vous ne manquerez pas de faire ce soir l’expérience.
Alain Féron
Compositeur & musicologue
1- Le ½ ton est le standard que l’Occident a choisi au xviie siècle comme étant le plus petit intervalle entre deux sons. C’est ainsi que l’octave fut divi-sée en douze parties égales ( d’où la dénomination de « tempérament égal » ). Sur cette division théorique se forma le socle sur lequel fut bâti le langage musical spécifique qui en découla : la tonalité.
2 - D’où le fait que l’on parle de micro-tons.
3 - En ethnomusicologie, par exemple, l’on s’est aperçu depuis longtemps que les micro intervalles apparaissaient souvent à titre de resserrement du demi ton et que ce dernier était alors « compensé » par l’élargissement de l’intervalle voisin.
4 - En 1864, à Moscou, un piano à deux claviers accordé en quarts de tons sera ainsi inventé !
5 - Je pense ici notamment à sa partition intitulée 4 Pezzi su una nota sola ( 1959 ).
6 - « La musique spectrale, courant qui naît en France dans les années 1970, désigne une musique dont tout le matériau est dérivé des propriétés acoustiques des composantes d’un son. C’est la mutation du son, le devenir sonore qui est au centre de la recherche du compositeur. Par cette approche exclusive du son, le compositeur refuse tout matériau de base pour travailler unique-ment sur la mutation du son. Les chefs de file de l’école spectrale en France sont Gérard Grisey et Tristan Murail qui furent rejoints en 1973 par de nom-breux compositeurs réunis au sein de l’ensemble de l’Itinéraire dont Michael Levinas et Hugues Dufourt. » in Encyclopaedia Universalis
7 - À ce propos, Haas déclarait ceci : « J’ai réalisé que Scelsi mettait en forme la sonorité « en tant que telle », simplement en tant que processus sonore en constante évolution. Dans ces espaces apparemment fluides, la différence de richesse des battements entre des sons plus ou moins voisins crée une profondeur et une intensité qui étaient pour moi jusqu’alors inouïe et qui m’a captivé - je sentais la nécessité dans mon travail de reprendre là où Scelsi s’était arrêté. »
8 - Pour qualifier cette technique d’écriture G. F. Haas parle de klangspaltung ( un terme qui signifie « fracture du son » ).
9 - Pour Haas, la notion de « son » n’est pas suffisamment explicite car elle doit inclure le fait que « toute interprétation doit refléter ses qualités transcendantales et métaphysiques ».
10 - Concertos pour violon ( 1998 ), violoncelle ( 2004 ), piano ( 2007 ), saxophone baryton ( 2008 ) ; œuvres pour grand ensemble comme In Vain ( 2000 ) et Hyperion ( 2006 ) ; des opéras tels Nacht ( 1998 ), Die Schöne Wunde ( 2003 ), Melancholia ( 2007 ) ; de nombreuses œuvres de chambre dont neuf quatuors à cordes.
11 - La plus célèbre de ses compositions ( In Vain, 2000 ) a imposé cette dramatisation des oppositions musicales entre ces deux manières d’envisager le son comme le paradigme fondamental qui définira désormais son écriture.
12 - L’œuvre nécessite d’accorder les cordes à vide des instruments à l’aide de quatre accords de septième de dominante en intonation juste ( qui produisent les sons des huit premières harmoniques de la série des harmoniques ).
13 - Assistée par l’intensité lumineuse, de plus en plus faible au fur et à mesure que la pièce avance, les grandes plages sonores de Haas atteignent ici leur paroxysme au milieu de la pièce lorsque la musique finit par retentir dans un noir absolu.
14 - In Vain a été composé en réaction à la désillusion subie par Haas lors de la victoire aux législatives de 1999 du parti autrichien d’extrême droite.
15 - Citons pour l’exemple son Concerto pour violoncelle ( 2004 ), Wer, wenn ich schriee, hörte mich ( 1999 ) pour percussions et ensemble, In Vain ( 2000 ), ou encore, Je ne peux pas respirer pour trompette…