Présentation
Distribution
Die Zauberflöte
La flûte enchantée
Grand opéra en deux actes, K.620
Créé au Theater an der Wieden de Vienne le 30 septembre 1791
LIVRET Emanuel Schikaneder
MUSIQUE Wolfgang Amadeus Mozart
LES TALENS LYRIQUES
CHŒUR DE L’OPÉRA DE DIJON
MAÎTRISE DE DIJON
DIRECTION MUSICALE Christophe Rousset
MISE EN SCÈNE David Lescot
SCÉNOGRAPHIE Alwyne de Dardel
COSTUMES Mariane Delayre
LUMIÈRES Paul Beaureilles
CRÉATION VIDÉO Serge Meyer
CHEF DE CHANT Brigitte Clair
CHEF DE CHŒUR Anass Ismat
CHEF DE LA MAÎTRISE Étienne Meyer
ASSISTANAT À LA MISE EN SCÈNE Linda Blanchet
ASSISTANAT AUX DÉCORS Mélanie Morlighem
REINE DE LA NUIT Jodie Devos
PAMINA Siobhan Stagg
1re DAME Sophie Junker
2e DAME Émilie Renard
3e DAME Eva Zaïcik
PAPAGENA / VIEILLE FEMME Camille Poul
TAMINO Julian Prégardien
SARASTRO Dashon Burton
PAPAGENO Klemens Sander
MONOSTATOS Mark Omvlee
SPRECHER Christian Immler
LES TROIS ENFANTS (en alternance) Mathis Cachon, Sasha Médard, Mathilde Gomis, Nina Zenasni-Cor, Rémi Meyer & Emma Grünner
1er PRÊTRE | 1er HOMME ARMÉ Rafael Galaz
2e PRÊTRE | 2e HOMME ARMÉ Yu Chen
COMÉDIENS Gwladys Saligné, Vladimir Hugot, Nicolas Malrone, Salim Torki, Tony Iannone & Pierre Lhenri
RÉALISATION DES DÉCORS Ateliers décors de l’Opéra de Dijon, Eclectik Scéno, Espace et Cie, Prélud
RÉALISATION DES COSTUMES Ateliers de l’Opéra de Dijon
PRODUCTION Opéra de Dijon
COPRODUCTION Opéra de Limoges, Théâtre de Caen
AVEC LE MÉCÉNAT du Crédit Agricole de Champagne-Bourgogne
Synopsis
ACTE I
Alors qu’il est poursuivi par un serpent, le jeune Prince Tamino perd connaissance. Trois dames, envoyées par la Reine de la Nuit, arrivent pour terrasser le monstre, puis se retirent. Lorsque Tamino reprend ses esprits, il est stupéfait de découvrir le serpent inerte à ses pieds. Il rencontre alors Papageno, un étrange oiseleur qui se vante d’être son sauveur. Le mensonge est aussitôt puni par les Trois Dames qui cadenassent la bouche de Papageno et remettent à Tamino un portrait de Pamina, la fille de la Reine de la Nuit. En exprimant spontanément son amour pour la jeune femme, Tamino déclenche l’arrivée de la Reine qui lui promet la main de sa fille s’il parvient à la libérer de l’emprise de Sarastro, un tyran qui la retient prisonnière. Pour l’aider dans sa mission, Tamino reçoit une flûte enchantée et Papageno, chargé de l’accompagner, un jeu de clochettes, tandis que Trois Garçons se chargeront de les guider. Tamino et Papageno pénètrent dans le domaine de Sarastro. Alors qu’il perd momentanément la trace de Tamino, Papageno aperçoit Pamina. Son irruption la sauve des griffes de Monostatos, le serviteur de Sarastro. Papageno reconnaît alors la jeune femme et lui apprend que le Prince Tamino a promis de venir la secourir. Devant le temple de la sagesse, Tamino apprend d’un prêtre que Sarastro, qui règne ici, n’est pas le tyran qu’on lui a décrit. Il apprend également que Pamina est bien ici, vivante, et utilise les pouvoirs de sa flûte pour retrouver sa trace. Tandis que Tamino rejoint Pamina et Papageno dans leur fuite, Sarastro intervient : il pardonne Pamina pour sa tentative d’évasion, punit Monostatos et ordonne solennellement que l’on conduise les jeunes amoureux jusqu’au Temple des épreuves.
ACTE II
Parmi une assemblée de prêtres, Sarastro explique que Tamino et Pamina sont destinés l’un à l’autre, mais qu’ils ne pourront s’unir que lorsque le jeune Prince aura été admis au temple de la Sagesse en triomphant d’une série d’épreuves. La première épreuve est celle du silence ; Tamino s’y engage, suivi de Papageno qui espère trouver une femme en récompense. Quand les Trois Dames viennent les mettre en garde contre Sarastro, Papageno rompt immédiatement son vœu, et les Trois dames sont mises en fuite par les prêtres du temple. De son côté, Pamina est harcelée par Monostatos qui ne désire qu’une chose, la posséder. La Reine de la Nuit surgit : furieuse contre Sarastro d’avoir détourné Tamino de son premier but, elle remet à sa fille un poignard et lui ordonne de frapper le grand prêtre. À peine se retrouve-t-elle seule que Pamina est à nouveau menacée par Monostatos qui lui arrache le poignard. L’arrivée de Sarastro l’interrompt et le met en fuite. Tandis que Tamino s’astreint toujours au silence, Papageno fait la conversation à une vieille femme qui se présente comme sa petite amie. Elle disparaît subitement quand surgissent les Trois Garçons venus rendre à chacun la flûte et les clochettes et leur proposant de quoi dîner. Tamino utilise immédiatement sa flûte pour communiquer avec Pamina, tandis que Papageno se met à table. Alors qu’elle retrouve Tamino grâce au son de sa flûte, Pamina n’obtient aucun mot de lui. Croyant que le prince ne l’aime plus, elle s’en va, bouleversée. Libéré des épreuves à venir, Papageno exprime son désir de trouver une jeune femme. La petite vieille revient tester sa sincérité, et tandis qu’il fait semblant de lui jurer fidélité, elle se transforme en une ravissante jeune fille du nom de Papagena, mise en fuite par un prêtre. Séparée de Tamino, Pamina songe au suicide, le poignard à la main. Les Trois Garçons la rassurent alors quant aux sentiments de Tamino et l’emmènent. Mais il reste à Tamino une ultime épreuve. S’il réussit, il connaîtra alors la lumière des initiés. Tamino accepte l’épreuve sans hésiter et retrouve Pamina qui devra traverser avec lui les épreuves. Papageno, qui se désespère de la perte de Papagena, s’apprête à se pendre. Sur le conseil des trois garçons, il joue alors de son jeu de clochettes : Papagena apparaît. Tous deux se mettent à rêver à leur nombreuse progéniture à venir. S’étant rallié au royaume de la Nuit, afin de gagner la main de Pamina, Monostatos tente de pénétrer dans le temple, accompagné de la Reine de la Nuit et des Trois Dames. Le sol se dérobe alors sous leurs pieds et ils sont engloutis. Tous célèbrent alors la réussite de Tamino et Pamina et consacrent le couple élu, clamant la victoire du soleil sur la nuit et rendant grâce à la sagesse et la beauté !
Note d’intention
David Lescot, metteur en scène
C’est une Flûte enchantée d’après l’apocalypse. Une catastrophe climatique s’est abattue sur la terre. Dans l’opéra de Mozart, on adore le soleil. On aurait mieux fait de s’en méfier, car il a tout brûlé, et laissé à la surface un désert calciné, un sol blanchi, craquelé, une surface vide et désolée, comme une page blanche, sur laquelle tout réécrire. Plus de faune ni de flore : les animaux que l’on voit surgir, attirés comme un appeau par la flûte enchantée donnée à Tamino ne sont que des humains commémorant le règne animal, revêtus de parures faites de tout et de rien.
Cet espace dévasté, c’est aussi celui de la guerre que se mènent Sarastro et la Reine de la nuit. Ils se sont aimés, ont eu deux enfants. La première, Pamina, ils l’ont tant adorée qu’ils ont fini par se la disputer, ce qui a précipité la haine qu’ils se vouent désormais. Le second, Papageno (pas si incongru, au milieu de tant de fantaisie, d’imaginer qu’il est le frère délaissé de Pamina), ils l’ont abandonné. La Reine lui fournit tout juste de quoi survivre, tel un enfant sauvage. C’est sur cette lande délaissée que vit la Reine de la Nuit, régnant, car la guerre qui se joue est aussi une guerre des sexes, à la tête d’une Cité des Femmes. C’est le tableau que découvre le jeune Tamino, à qui la Reine de la Nuit confie la mission d’aller récupérer sa fille Pamina, enlevée par Sarastro, ce père qu’elle n’a pas connu.
Celui-ci a établi son temple sous la terre, dans un centre commercial désaffecté et enfoui. La spiritualité, l’ascèse, ont choisi ironiquement comme séjour l’exact opposé de leurs valeurs : la surproduction, le mercantilisme, causes mêmes de la ruine universelle. Mais dans ce sous-monde en ruine, peuplé de fidèles recrutés parmi les damnés de la terre, les objets qui restent sont détournés de leur valeur utilitaire, et servent à créer de nouvelles illusions, magiques, poétiques, artistiques celles-là. Ce sont ces chimères de bric et de broc qui jalonnent le chemin d’épreuves des deux jeunes amants que l’on sépare pour tester l’authenticité de leur amour. Car c’est de cette mise à l’épreuve de leur sentiment que dépend la possibilité de refonder une humanité. S’ils se révèlent vrais et transparents l’un à l’autre, Sarastro les laissera repartir et prodiguer sa leçon non pas à l’intérieur du Temple, mais dehors, dans les vestiges du monde : un monde détruit comme pourrait l’être le nôtre, et donc un monde à refaire, à réenchanter.
C’est le dernier opéra de Mozart. On n’y trouvera aucune unité de style, mais une logique trop absurde, un rire trop fort, et la seconde d’après une tristesse trop éperdue. Certes, à la fin triomphent la raison, le bien, la lumière, la loi du père. Mais si l’on avait vraiment voulu balayer la part nocturne, sauvage, primale, la musique ne lui aurait pas prêté tant de beauté ni de puissance étrange. La phrase musicale la plus célèbre de tous les temps, ce n’est pas l’hymne des fidèles de Sarastro, c’est un chant sans parole, le cri inarticulé d’une mère à sa fille.
C’est bien sûr une œuvre dont la clé est l’enfance, comme mode d’accès au monde, aux vérités secrètes, aux énigmes insolubles, aux pouvoirs magiques. Mais pour moi c’est aussi l’opéra des « au revoir » : comptez le nombre de fois où ils finissent les airs, obstinément répétés, comme des ritournelles, comme des comptines, pour conjurer la nuit qui vient, pour chasser les ombres qui planent, pour se promettre des jours meilleurs. Et c’est bouleversant d’entendre, dans cette musique des « au revoir », non tant un hommage à l’enfance qu’un adieu à l’enfance, et bientôt un adieu à la vie.
Entretiens
Entretien avec David Lescot
Quand on sait qu’on va avoir à mettre en scène une Flûte enchantée, une œuvre dont le sens est complexe et qui a suscité des lectures très différentes, comment aborde-t-on son travail ?
J’essaie toujours de reprendre les choses à zéro, comme si elles n’avaient jamais été faites, quelle que soit l’œuvre. Au théâtre, je monte surtout des pièces que j’écris moi-même, et l’opéra est une façon de me frotter à un répertoire et à des œuvres qui ont une histoire, y compris une histoire de mise en scène. Cette histoire, ces mises en scène, je m’en nourris bien sûr, en particulier de la façon dont elles résolvent un certain nombre de problèmes concrets que pose l’incarnation d’une œuvre sur un plateau avec ses contraintes. Mais je ne veux pas fonctionner par références ou par allusions, ni aux autres mises en scène, ni à l’œuvre elle-même. J’essaie de faire comme si les gens ne savaient pas ce qu’est la Reine de la nuit, par exemple, et de prendre l’œuvre, de la défricher comme si elle était neuve. Au cours de mon travail de réflexion, je ne dissocie jamais l’écoute de la musique de la lecture du livret, et je crois que chez Mozart en particulier, les deux sont vraiment indissociables. Les personnages, les caractères sont construits par la musique, bien plus que par ce qu’ils disent ou par ce qu’ils font. Toutes les grandes œuvres nous renvoient quelque chose de notre présent, viennent faire miroiter quelque chose de notre temps. Et là, il m’a semblé que ce projet de Sarastro de construire une communauté nouvelle, soudée de manière spirituelle et vivant à l’écart, cette décision, avec son caractère merveilleux mais aussi son aspect violent, de refonder en quelque sorte l’humanité, pouvait prendre place dans un monde d’après la destruction, dans un contexte de monde de post- catastrophe écologique, où le besoin de reconstruire un monde habitable vient du fait que le monde ne l’est plus. C’est la première direction qui m’a guidée. Et à cette première catastrophe est venue se superposer celle d’un couple, un noyau conjugal et amoureux, qui a explosé et qui a tout fait exploser autour de lui, un peu comme chez le dramaturge suédois August Strinberg, chez qui les scènes de ménage deviennent cosmiques, où la guerre entre un homme et une femme remet en question l’ordre même de l’univers. La deuxième direction qui s’est imposée a donc été cette question des rapports familiaux, entre les membres du couple et entre les parents et les enfants, entre les générations.
Car en effet dans votre lecture, Sarastro et la Reine de la Nuit ont été un couple, et Pamina et Papageno sont leurs enfants. Pour Pamina, on sent effectivement dans l’œuvre qu’elle constitue un enjeu entre Sarastro (qui est l’héritier spirituel de son père, le livret l’indique explicitement) et la Reine de la Nuit, un enjeu qui concerne en fait son éducation, de la même façon qu’un couple peut se déchirer sur cette question de manière très violente. Concernant Papageno, votre lecture apparaît de prime abord moins évidente...
C’est clairement une invention dramaturgique de ma lecture, et je reconnais qu’elle est un peu audacieuse ! Il m’a semblé qu’il y avait là une certaine logique, une façon de raccorder la quête d’identité de Papageno, qui apparaît en filigrane dans le texte. « Donc tu ne sais même pas qui est ta mère ? » lui demande Tamino, et Papageno lui répond : « Non, je ne l’ai jamais su. » Ou quand Pamina lui dit : « Papageno, il me semble avoir déjà entendu ce nom… » C’est une façon pour moi de répondre à ces questions, et surtout de répondre à celle de ce lien étonnant qui se tisse entre Pamina et Papageno, qui n’est ni de l’amitié ni de l’amour, donc de la fraternité.
Il est vrai que leur première rencontre musicale, le duo « Bei Männern, welche Liebe fühlen » est un des moments les plus fusionnels de la partition, bien plus que tout ce que Pamina et Tamino vont chanter ensemble.
C’est pour cette raison que pour moi, c’est toujours la musique qui finit par révéler les choses. Ce qui semble étrange à la lecture du livret devient une évidence à l’écoute. Car qu’est-ce que c’est que ce duo ? Ce n’est pas un duo amoureux ! C’est la musique d’un frère et d’une sœur qui se retrouvent sans même le savoir.
Cela révèle en tout cas un autre aspect, un sens premier, de cette fraternité philosophique qui est centre de l’œuvre. Ce qui est étonnant dans La Flûte, c’est que Mozart semble tourner le dos à ces personnages à arrière-plan psychologique complexe que l’on trouve dans ses opéras italiens, pour mettre ici en musique des personnages beaucoup plus univoques, unidimensionnels, qui, comme les personnages de conte de fée, ne se débordent jamais. Vous qui avez monté il y a quelques années La Finta Giardiniera, qui est un opéra où l’on pourrait dire que l’inconscient joue le rôle principal, est-ce un aspect qui vous a frappé ici ?
Cela fait de La Flûte enchantée une œuvre encore plus moderne. Elle anticipe il me semble sur toute cette théâtralité particulière que l’on va trouver dans le cabaret et le music-hall, avec un côté didactique très brechtien, comme une Lehrstück. Et stylistiquement, il me semble y avoir une filiation très claire avec ce que feront plus tard Kurt Weill, Hans Eisler ou même Karl Valentin. C’est un aspect que je n’attendais pas du tout et qui m’a fortement ému et frappé. Les caractères peuvent paraître en effet beaucoup moins « psychologisés » que dans la tradition théâtrale antérieure, mais cela ne constitue en aucune façon une régression, au contraire. On sait bien que dans l’histoire des formes dramatiques, le rôle du personnage a plutôt eu tendance à s’effacer, à devenir une figure ou même une silhouette. Ensuite mon travail de metteur en scène est de les faire exister, bien sûr, je n’ai pas du tout envie qu’ils soient abstraits.
C’est une œuvre qui fonctionne essentiellement par oppositions, entre le jour et la nuit, entre la vérité et le mensonge, entre les initiés et les autres. Comment voyez ces oppositions, qui s’incarnent évidemment dans les figures de Sarastro et de la Reine de la Nuit ?
Je les vois d’abord comme une guerre des sexes, un monde féminin avec une cité des femmes, et un monde masculin. Mais je ne voulais pas du tout que le monde des femmes soit dés-érotisé, mais au contraire qu’elles utilisent le sexe, la féminité, la séduction, le pouvoir sexuel comme une arme, et une fête, exactement comme les amazones. Guerre, fête, sexe, c’est la même chose pour elles. Du côté des hommes, on a quelque chose de l’ordre de l’ascétisme, du puritanisme, du spirituel bien sûr, mais qui est aussi inquiétant. Je l’imagine comme une communauté de réprouvés des bas-fonds, qui auraient rejoint Sarastro ou qu’il serait allé ramasser dans la misère, comme le font finalement tous les chefs religieux. Avec quelque chose de sectaire aussi. Et comme un gourou, ou un homme politique, Sarastro n’hésite pas faire appel, au début du second acte, à la manipulation, au charisme, à l’art de soulever les foules, de provoquer la conviction. Il y a du démagogue en lui, au service d’une cause noble, certes, faire renaître la vie, mais pour fédérer autour de cette cause, il faut en passer par là. La misogynie notamment, est un moyen qu’il utilise pour souder cette communauté et lui fournir une idéologie simple et efficace. C’est un personnage qui a aussi ses contradictions, et je voulais qu’il endosse tous les aspects du leader. Quelqu’un qui peut à un moment donné avoir une mainmise et une influence totale sur ses disciples, et à d’autres qui peut être d’une douceur irrésistible. Il me fait penser à un personnage d’une nouvelle de Chaïm Potok, L’Élu, qui se passe dans le New York de l’après-guerre, et raconte l’amitié entre un jeune juif émancipé et un hassidim. À la fin de la nouvelle, le père de ce jeune religieux hyper-orthodoxe et rigoureux, fait un geste très émouvant : il autorise son fils à quitter la tradition. Il y a de ce personnage du père dans l’attitude de Sarastro à l’égard de Pamina et de Tamino : il y a l’initiation, un héritage et des valeurs qui sont transmis, mais pas nécessairement pour perpétuer la chose à l’intérieur de la communauté. C’est pour le diffuser à l’extérieur, pour lui donner une efficience dans le monde, et pas dans le microcosme fermé de la secte. En tout cas c’est que nous avons voulu raconter.
On comprend très bien que Sarastro ait cette attitude à l’égard de sa fille Pamina, une éducation au sens le plus noble du terme, qui consiste non pas à amener l’enfant là où l’on voudrait qu’il soit, mais là où lui-même pourra choisir où il veut aller. Comment voyez-vous Tamino dans cette relation ?
Pour moi, Tamino, c’est l’étranger, c’est-à-dire celui qui arrive d’ailleurs. On a toujours besoin de l’étranger pour voir comment le monde fonctionne, sans lui, le monde ne fait que s’auto-décrire. C’est par le regard de Tamino qu’on découvre ce monde, qu’on voit pour la première fois la Reine de la Nuit et le monde de Sarastro. Il est celui qui nous fait passer dans l’histoire. Ce qui est très beau avec lui, c’est qu’il est complètement vierge, et immédiatement frappé par tout ce qui se présente à lui. On lui montre le portrait, et il s’enflamme immédiatement, et d’une manière totalement mystique. Son air du portrait n’est pas du tout un air de désir charnel, mais de désir spirituel, oui, mystique. La première mission qu’on lui donne, celle de libérer Pamina, il s’y jette avec la fraîcheur du converti. Et lorsqu’il pénètre dans le monde de Sarastro, il s’y converti aussi immédiatement. C’est drôle d’une certaine façon, mais ça nous dit aussi comment on passe sous la coupe d’une idéologie puis d’une autre, selon un chemin qui nous semble à chaque fois logique et évident. Cette fidélité à la dernière parole entendue, à laquelle on croit à chaque fois avec ferveur, nous l’expérimentons tous dans nos vies. Il vient s’inscrire dans le plan de Sarastro dans la mesure où ce dernier cherche à construire un couple qui tiendra, qui remettra le monde en équilibre. C’est pour cela qu’il l’éprouve, pour tester sa capacité à former un véritable couple avec Pamina, ce qu’il a lui-même échoué à constituer avec la Reine et a produit la catastrophe. Est-ce que ces deux-là pourront tenir ensemble ? De cette force naîtra-t-il quelque chose ?
Cette intransigeance du converti dont est capable Tamino vous amène à traiter ses rapports avec Papageno, au début du second acte, de manière beaucoup plus radicale que ce qu’on a l’habitude de voir. On traite en effet le plus souvent l’opposition entre les deux — Tamino le spirituel et Papageno le terre à terre — uniquement sur le mode de l’humour. On sent ici une véritable tension entre les deux, un vrai potentiel de violence.
Le dernier converti est toujours le plus fanatique, c’est là aussi une vérité dont l’actualité nous fournit encore de nombreux exemples, hélas. C’est la face noire de l’engagement total dont est capable Tamino, et je ne voulais surtout pas l’occulter. Quant à Papageno, il me semble être beaucoup plus intéressant qu’un Naturmensch bon vivant et hâbleur. Il incarne un véritable pouvoir, celui de dire « non », il faudrait même dire celui de dire « merde ! ». Cette capacité enfantine à la révolte, cette force de résistance que peut avoir un enfant quand il dit : « j’ai pas envie ! ». Il ne renonce à rien de ce à quoi il tient, il refuse d’obéir à l’injonction au silence : il est entier. Et il finit par obtenir ce qu’il veut. Il incarne aussi un amour plus terrestre, plus charnel que Tamino, mais au moins cet amour-là, on sait qu’il existe !
De la même façon, on sent que vous avez voulu mettre à jour les tensions internes du monde de Sarastro, à le présenter comme moins monolithique que ne veut la tradition. Vous donnez au personnage du Sprecher la stature d’un quasi contre-pouvoir à Sarastro.
Ce n’est pas préconçu. C’est un point de tension qui s’est présenté pendant le travail avec Christian Immler. Le Sprecher est à ce moment-là en quelque sorte en train de dire à Sarastro : « Attention, tu es en train de jouer à l’homme politique. Tu nous imposes un nouvel arrivant, tu dis qu’il est bien et il faut qu’on te croit sur parole, mais… » Il est à la fois le porte-parole des valeurs de Sarastro et de la communauté, mais il a un pouvoir de contestation, il ne le suit pas aveuglément. Mon but n’est pas de caricaturer la communauté fondée par Sarastro. Mais à côté des convictions et des valeurs qu’elle porte, il y a aussi des choses inquiétantes et un potentiel sectaire et fanatique, comme dans toute communauté. Le Sprecher me permet ainsi d’en donner une image plus complexe, plus équivoque et plus riche.
Après la catastrophe climatique, Sarastro choisit d’établir sa communauté dans les ruines d’un centre commercial…
C’est une forme d’ironie, bien sûr. J’ai toujours beaucoup aimé ce thème de la récupération, des décombres, des choses qui sont détournées de leur usage prévu. J’avais aussi envie que cette beauté incroyable qui se dégage progressivement de ce second acte n’apparaisse pas dans un lieu qui soit immédiatement engageant, mais qui en soit au contraire comme l’antithèse. Et il est aussi évidemment un pied de nez symbolique : Sarastro s’installe dans un lieu qui incarne les valeurs inverses de celles qu’il cherche à faire naître, un lieu de la consommation, de la surproduction, qui ont amené la catastrophe.
Quant à la Reine de la Nuit, elle arrive en voiture… !
Plus j’avançais dans mon travail, et plus elle incarnait pour moi le lien libidinal, émotionnel et affectif avec le passé, avec une certaine beauté esthétique des années passées, celle du XXe siècle, celle du rêve en cinémascope des années quatre-vingts, qui rendaient déjà hommage à l’esthétique des années cinquante. La Reine de la Nuit est tournée vers le passé, avec lequel elle ne peut pas rompre. Elle cherche à en conserver tout ce qu’elle peut, ses objets et ses valeurs, elle continue à s’en servir et à les faire vivre. Elle a le même rapport avec Pamina, elle veut la garder dans l’enfance, dans un rapport fusionnel, tentaculaire avec elle, là où Sarastro est tourné vers l’avenir et l’émancipation de sa fille.
On n’en dira pas plus, mais vous lui réservez une fin particulière. Est-ce qu’elle trouve une forme de rédemption ?
Oui, car elle a une belle mort, et une belle mort c’est comme une rédemption, puisque cela fait éprouver pour le personnage de l’émotion et de la compassion. C’est le spectateur in fine qui sauve ou pas un personnage. Elle disparaît avec beaucoup de panache, de grandeur et de tristesse. De toute façon j’ai toujours été à fond pour elle !
C’est un événement qui jette comme une ombre ou un cerne sur le triomphe final qui le suit…
Oui, j’aimerais beaucoup que cela donne un caractère moins unanimiste, plus ambigu à ce finale. Pour moi, le salut ne peut pas se trouver à l’intérieur du temple. C’est ce qu’explicitera, j’espère, la dernière vision qu’on aura de Tamino et Pamina.
Nous n’avons pas évoqué la figure des trois enfants. Comment les voyez-vous ?
Je les vois comme des enfants qui ont grandi et appris à vivre au milieu des ruines, comme sortis d’Allemagne année zéro. Ces enfants qui ont grandi sur les décombres de la guerre mais qui en prennent leur parti et se débrouillent et connaissent mieux que tout le monde comment trouver à manger, etc. Des enfants qui se sont adaptés à leur milieu, et donc aussi un peu caméléons. Au début, leurs costumes se fondent dans le décor, et au deuxième acte, il se sont servis des déchets qu’il ont pu trouver pour s’habiller. Ce moment très beau du quatuor avec Pamina, dans le finale du second acte, je le ressens comme un adieu de Pamina à l’enfance. La voir à côté d’eux, alors qu’elle s’apprête à se donner la mort, nous fait saisir à quel point ses épreuves lui ont fait quitter le monde de l’enfance. Du reste, les seuls vrais moments d’empathie des trois enfants sont avec Pamina et Papageno, les personnages qui sont encore connectés au monde de l’enfance. Tamino, les enfants le conseillent et le guident, ils chantent pour lui. Mais Pamina et Papageno, les enfants chantent avec eux, les comprennent, et les sauvent.
Propos recueillis par Stephen Sazio, dramaturge de l’Opéra de Dijon
Entretien avec Christophe Rousset
Vous avez déjà dirigé par le passé L’Enlèvement au Sérail, qui se rapproche de La Flûte par certains égards, la langue bien sûr, et aussi la forme du Singspiel, mais se trouve en quelque sorte à l’autre bout de la production lyrique du Mozart de la maturité. Vous avez aussi dirigé ses opéras italiens, et Così fan tutte ici même à Dijon. Y a-t-il une différence importante entre le style de Mozart dans ses opéras italiens et allemands ?
C’est un cliché de le dire, mais je crois que nous avons affaire en effet à une veine complètement différente lorsqu’il s’exprime en allemand. Il y a dans La Flûte beaucoup d’éléments très différents par rapport à L’Enlèvement, mais néanmoins dans les deux, la langue allemande amène Mozart à un autre type d’expression, qu’on pourrait décrire comme une peu moins belcantiste. Mozart est surtout connu pour la beauté de ses lignes, pour la plasticité de son chant, que ce soit d’ailleurs à l’opéra ou dans un concerto pour violon ou pour piano — il est capable de faire chanter un piano comme si c’était une soprano en train de nous dire ses états d’âme. Il y a dans la veine germanique quelque chose de résolument différent. On retrouve dans le Singspiel cette même ambition que dans l’opéra comique français ou la zarzuela espagnole : on veut se rapprocher de quelque chose de national, imposer un style qui soit idiomatique et propre à la culture du pays. Et donc on n’hésite pas à faire appel à un répertoire plus populaire, comme la chansonnette ou le Ländler comme chez Osmin ou même dans le vaudeville final de L’Enlèvement. On retrouve cet aspect dans La Flûte avec les airs de Papageno, mais aussi dans ceux de Monostatos, qui sont des choses assez simples et très clairement d’une teneur populaire. Bien entendu, dans La Flûte aussi bien que dans L’Enlèvement, Mozart ne peut s’empêcher d’être un compositeur savant : quand il écrit des ensembles pour plusieurs voix, des quatuors ou des quintettes, ce sont toujours des émerveillements, par leur science de la polyphonie, par leur façon de traiter chaque voix de manière individuelle et personnelle, identifiable et parfaitement cohérente avec le texte. C’est un aspect que l’on retrouve aussi bien dans la veine italienne qu’allemande. Dans La Flûte, on retrouve en fait cette vocalité, ces grandes lignes propres à son style italien essentiellement dans les deux personnages principaux que sont Tamino et Pamina, qui ont tous deux des airs di grazia qui ne seraient absolument pas incongrus et feraient merveille dans ses opéras avec Da Ponte. On ne peut pas dire la même chose des airs de la Reine de la Nuit ou de Sarastro qui relèvent pour moi d’un autre type d’expression.
Les airs de La Reine de la Nuit sont pourtant souvent rapprochés de l’opera seria ?
Oui, il y a effectivement les vocalises, de même que l’arioso du premier air, qui a le côté un peu larmoyant d’un lamento : deux éléments qu’on pourrait trouver dans un opera seria. Mais on est malgré tout dans quelque chose de très différent.
Il y a déjà dans ses opéras italiens la tendance à aller chercher des éléments stylistiques dans des domaines très différents : seria, bouffe, etc. Dans La Flûte, cet aspect est presque porté à son paroxysme, avec des oppositions extrêmes et presque inconciliables. Est-ce que cela pose un problème du point de vue de la direction musicale ?
Non, absolument pas. C’est au contraire une grande richesse que d’avoir autant de contrastes. Cet ouvrage, qui curieusement était destiné à un théâtre qui était loin d’être le plus grand théâtre de Vienne, est en fait très ambitieux. Par l’instrumentarium d’abord, qui est extrêmement fourni, avec trois trombones, toute l’harmonie, une forme d’orchestre qui est donc très élaborée ; par le nombre de solistes ensuite, qui est beaucoup plus important que dans Così, par exemple, et qui comprend trois enfants, ce qui est inhabituel ; enfin par le rôle très important du chœur, qui est très présent tout au long de l’œuvre. Tout cela est d’une richesse très inattendue pour un petit théâtre où on était censé faire des choses relativement légères. Cette présence essentielle du chœur est pour moi un signe évident de l’héritage de Gluck. Gluck était une figure incontournable à Vienne à l’époque, que Salieri, par exemple, vénérait et continuait à prendre en exemple absolu, mais son héritage est rarement sensible chez Mozart. Dans les drammi giocosi, évidemment, on pouvait s’y attendre, mais même ses opera seria vont plutôt voir du côté de la réforme italienne, Traetta et Jommelli, notamment. La Flûte est le premier moment où l’on entend vraiment du Gluck chez Mozart, avec ce côté un peu pompeux. Le « O Isis und Osiris » du deuxième acte, c’est vraiment le Gluck un peu minéral et sans concession qui ouvre sur l’avenir de l’opéra et Wagner en particulier. Il y a bien sûr la présence de Bach, dans le choral magnifique des deux hommes d’armes et sa fugue, mais aussi de temps en temps une écriture très Sturm und Drang. On a le théâtre populaire viennois, mais aussi des éléments qui nous amènent vers le Requiem. Il y a une convergence de tous les styles que Mozart a pu aborder qui fait de cette œuvre une sorte de point culminant de son art.
On pourrait presque entendre par moments, je pense par exemple au « Ach, ich fühl’s » de Pamina au second acte, une forme d’héritage monteverdien du lamento, avec le maximum de puissance émotionnelle dans une très grande économie de moyens…
Oui, encore que des lamenti, il y en a dans beaucoup d’opéras ! Ici, Mozart utilise les cordes pour donner une sorte de palpitation cardiaque, et donne l’appui à la voix et l’expression des flux émotionnels que ressent Pamina par les vents. Ça, c’est vraiment du Mozart, quelque chose d’unique. La façon dont une simple flûte vient s’ajouter et vous transpercer le cœur, c’est quelque chose qui n’appartient qu’à lui. Personne n’écrit d’une manière aussi efficace et émotionnelle, n’arrive à prendre ce qu’exprime le texte et le transmettre avec une telle vérité et une telle sincérité. C’est pourquoi sa musique touche de manière aussi naturelle et évidente tout le monde, connaisseurs comme néophytes.
Comme toutes les œuvres qui se sont maintenues au répertoire à travers des époques différentes, un certain nombre de traditions et d’habitudes d’interprétation se sont déposées sur la partition, des habitudes que l’on retrouve aussi bien à la scène qu’au disque, et qui ont orienté notre écoute et notre connaissance de l’œuvre. On a senti chez vous durant tout le travail de répétition un désir de retourner au texte, et rien qu’au texte.
Mon devoir de directeur d’ensemble de musique ancienne, c’est de décaper les traditions et de retirer ce vernis accumulé depuis deux siècles, pour essayer de retrouver la fraîcheur et les vrais couleurs de la partition. Cela ne veut pas dire que ces traditions sont nécessairement mauvaises, elles correspondent à une certaine façon de voir l’œuvre qui s’est construite au cours du temps. Au Volkstheater de Vienne, par exemple, on joue toujours La Flûte de la même façon : de manière un peu burlesque, avec beaucoup de choses appuyées, des clins d’œil au public, un Papageno tellement croustillant, etc. Ce n’est pas une tradition inintéressante, bien évidemment, il ne faut pas en faire fi. Mon travail cependant n’est pas de respecter ces traditions, mais de les mettre en question, partition en main. Par exemple, lorsqu’on étudie le texte même de la partition, on s’aperçoit que l’articulation de l’orchestre, de tout ce qui concerne les cordes ou les vents, est souvent contradictoire avec ce qui est demandé aux chanteurs. Si on prend cet aspect en compte, on arrête par conséquent de faire des points de staccato sur le chant quand ils ne sont pas expressément indiqués. Qu’il y en ait d’indiqué à l’orchestre ne les implique pas nécessairement dans le chant. De même des sforzatti à l’orchestre ne les implique pas nécessairement dans le chant. Mozart est extrêmement précis dans son écriture, aussi bien dans les intentions que dans les articulations. C’est ce type d’habitudes, de dépôt interprétatif que nous essayons de nettoyer. Lorsque Mozart veut qu’on retienne le tempo, il le marque, comme dans le duo de Papageno et Papagena au second acte. Sur les « Kinderlein », il y a effectivement indiqué « ritardando poco a poco ». Mais pourquoi en ajouter, comme on le fait par tradition, là où il n’y en a pas ? De même pour les nombreux points d’orgue ajoutés par l’usage. Alors bien sûr, c’est parfois en contradiction avec l’image musicale que chacun s’est forgé d’une œuvre aussi aimée et populaire. Mais notre travail de musiciens, c’est de servir l’œuvre telle qu’elle est écrite, dans son essence même.
C’est, je trouve, particulièrement frappant dans la manière dont vous abordez la scène de l’Orateur, dans le finale du premier acte. On la traite généralement sur un mode qui tend à l’oratorio, hiératique et solennel. Vous-même l’abordez comme un récitatif.
Parce que c’est un récitatif ! Et la preuve en est que Mozart indique régulièrement « a battuta » ou « a tempo » sur certains passages en arioso qui demandent donc une battue régulière. Sinon, tout le reste de la scène est écrit comme un récitatif. Il se trouve que je ne suis pas un chef qui vient de Wagner, ou de Weber, et que lorsque j’aborde cette partition, je le fais en venant de Gluck et de la tragédie lyrique française, où le récitatif est essentiel. Et donc quand j’ouvre la partition de Mozart à cet endroit, ce que je vois d’écrit correspond exactement à un récitatif. Je ne bats donc en mesure que lorsque Mozart demande que ce soit « a battuta », et si le chanteur me surprend, eh bien tant mieux ! Je suis claveciniste, j’adore accompagner les récitatifs, j’adore accompagner et suivre les chanteurs dans l’immédiateté de l’instant. Et à partir du moment où on a décapé cette scène et qu’on l’a rendue à son récitatif, on obtient d’une part un contraste incroyablement intéressant avec ce qui précède et ce qui suit, et surtout d’autre part, on obtient une scène extrêmement vivante, qui est une véritable confrontation entre Tamino, ce jeune homme impétueux plein de convictions — et « les convictions sont des ennemies plus grandes de la vérité que les mensonges », comme l’écrivait Nietzsche — et l’Orateur, le sage qui l’introduit au monde de Sarastro.
Une phrase de Nietzsche qui pourrait aussi s’appliquer à merveille au domaine de l’interprétation musicale… Quand les opéras de Mozart ont commencé d’être abordés sur instruments d’époque au début des années quatre-vingt-dix, une des questions où la confrontation avec la tradition a été la plus violente était celle des tempi, généralement plus rapides, voire radicalement plus rapides dans certains passages comme le début du finale du premier acte ou l’air de Pamina au second. Quel est votre point de vue sur cette question ?
Pour moi, les tempi ne sont jamais un problème. Quand on fait de l’opéra, ce qui est l’essentiel de mon activité de musicien, l’expression d’un texte doit être la première chose qui nous guide. Le débit d’un texte, qui fait qu’on va comprendre le sens d’une phrase et ce que portent les mots, est ce qui en général me fait prendre mon tempo. Et dans la mesure où, en tant que chef lyrique, je suis au service du chanteur, je fais en sorte d’adapter mes convictions à leurs nécessités vocales : tout le monde n’a pas la capacité de tenir des tempi aussi lents ou l’agilité de suivre des tempi aussi rapides que ceux que je pourrais vouloir. C’est donc une question de flexibilité, et d’aptitude à trouver la pertinence de son interprétation un peu en dehors du tempo décidé à la table de travail. On m’a souvent reproché de manquer de caractère dans mes interprétations de Mozart ou Haendel, ce que je prends de manière tout à fait positive, parce que cela veut dire que je ne cherche pas à marquer mon territoire ou à adopter un point de vue partial et personnel sur l’œuvre, mais au contraire à trouver une forme d’évidence et de fluidité, pour que le chanteur ait l’espace nécessaire pour s’exprimer. Mais ne nous y trompons pas : je suis très interventionniste auprès des chanteurs !
Justement, pour nombre des chanteurs de cette production il s’agit d’une prise de rôle…
Je trouve cela formidable, parce que cela veut dire que le terrain est vierge et que je peux intervenir sur chaque mot, chaque intention, chaque ornement, chaque appoggiature, chaque humeur. C’est passionnant. Il faut aussi dire que pour la partie germanique de la distribution, La Flûte est une œuvre dont ils connaissent par cœur presque chaque rôle, tant elle imprègne la culture lyrique de leurs pays. Christian et Klemens ont chanté les rôles des enfants quand ils l’étaient eux-mêmes, Julian a chanté le premier des Hommes d’arme… Ils ont cette partition dans leur fibre ! Mais même avec eux, je me permets d’intervenir beaucoup pour les amener vers ce que je souhaite musicalement.
Il y a en effet dans les pays allemands une grande familiarité avec cette œuvre parfois dès le plus jeune âge. Vous êtes vous-même originaire d’Aix-en-Provence, où se tient un festival dont Mozart est la clé de voûte. Avez-vous une histoire particulière avec La Flûte enchantée ?
À vrai dire, c’est avec le film de Bergman que j’ai découvert cet opéra… Je l’ai pourtant vu sur scène à Aix pour la première fois quand j’avais dix-huit ans. Je me souviens parfaitement qu’Edita Gruberova chantait la Reine de la Nuit ! Le reste de la distribution m’avait moins marqué… Mais ce n’est pas vraiment une œuvre emblématique de ma jeunesse de musicien. Dans mes années de conservatoire, j’ai joué un exercice de Czerny sur un thème de La Flûte enchantée, mais c’est un peu maigre ! Mais malgré tout, c’est une œuvre avec laquelle on a toujours une certaine familiarité, on en connaît des airs ou des thèmes, elle fait partie d’une sorte de patrimoine musical commun.
Aujourd’hui, vous l’abordez pour la première fois, quel est votre sentiment ?
Je suis très curieux de la façon dont on va pouvoir équilibrer le plateau et la fosse. L’écriture me semble parfois très compacte à l’orchestre, et je sens qu’il va falloir veiller de près aux équilibres, tandis qu’à d’autres moments je me permets de demander des nuances très piano aux chanteurs, car je vois bien que la matière orchestrale le permet. J’attends donc avec une certaine gourmandise de pouvoir en juger une fois l’orchestre en fosse. En particulier avec les Trois Dames, où j’ai si souvent entendu par le passé trois voix sans la volonté de se mélanger. Et je crois que nous avons trouvé ici un trio magnifique, avec trois voix, trois personnalités parfaitement identifiables, et qui trouvent ensemble des couleurs superbes sans perdre leurs caractères propres. J’attends donc la suite avec une grande impatience !
Propos recueillis par Stephen Sazio, dramaturge de l’Opéra de Dijon
À propos de l’œuvre
La Flûte enchantée, "Grand Opéra"
Michel Noiray, chercheur
« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »
Il est tentant de voir dans les trois derniers opéras de Mozart l’exploration délibérée des trois principaux genres lyriques de son époque, l’opera buffa avec Così fan tutte, l’opera seria avec La Clémence de Titus et l’opéra allemand avec La Flûte enchantée. Une telle vision de la trajectoire de Mozart à la fin de sa vie laisse cependant de côté le fait que les commandes de ces opéras sont largement le fruit du hasard. C’est parce que Salieri était en panne d’inspiration que Mozart hérita miraculeusement des livrets de Così et de La Clémence, qui ne lui étaient pas destinés au départ ; quant à son retour à l’opéra allemand en 1791, il s’explique avant tout par l’absence de sollicitation du côté du Théâtre de la Cour, en pleine réorganisation après la mort de Joseph II. Que l’invitation à composer pour le Theater auf der Wieden, exclusivement consacré aux opéras en langue allemande, soit venue combler un vide dans la vie créatrice de Mozart n’empêche pas, évidemment, qu’il y ait vu l’occasion d’approfondir sa conception de l’opéra, aidé en cela par l’aubaine d’un livret où la musique elle-même — comme le titre l’indique — joue un rôle de premier plan.
Lutte de magiciens et quête de la sagesse
Les amateurs des œuvres complètes de Mozart connaissent un duo datant de l’année 1790, rarement joué mais d’un intérêt vital lorsqu’on mesure à quel point il est directement relié à La Flûte enchantée. Il s’agit de « Nun liebes Weibchen », K. 625, dans lequel un mari cocufié invite sa femme à rentrer au bercail, avant de s’apercevoir qu’elle a été ensorcelée et qu’elle ne peut plus émettre que des miaulements. Ce duo est la contribution de Mozart à un opéra héroï-comique allemand, Der Stein der Weisen (La Pierre philosophale), créé un an avant La Flûte, dont un enregistrement en CD nous permet aujourd’hui d’apprécier la grande qualité musicale. Cet opéra, dont le livret est de Schikaneder, futur librettiste de La Flûte enchantée, et la musique de divers compositeurs, met aux prises deux personnages dotés de pouvoirs surnaturels qui luttent pour devenir les maîtres du monde. Ils se combattent en manipulant de simples mortels, usant de moyens que La Flûte nous a rendus familiers : l’enlèvement d’une jeune fille par l’un des magiciens et la recherche de cette jeune fille par le héros masculin, encouragé en cela par le magicien rival. L’histoire se joue dans un univers féerique où certains personnages apparaissent et disparaissent par une trappe, tandis que d’autres descendent du ciel dans une machine volante. Le chœur y joue un rôle important, dont la solennité est compensée par le rôle de premier plan confié à un personnage populaire, joué en 1790 par Schikaneder en personne. Comme ce chanteur-librettiste n’était autre que le directeur du théâtre, il flaira vite un filon à exploiter à nouveau. Aidé par Mozart en personne dans l’élaboration de son remake, il conçut La Flûte enchantée en réorientant le sujet dans un sens moralement plus ambitieux, mais sans rien renier de la conception féerique, comique et spectaculaire qui lui avait déjà si bien réussi.
L’une des particularités de La Pierre philosophale est le renversement de perspective qui s’opère au cours de l’action, révélant que le magicien apparemment hostile est en réalité le protecteur du héros, et que le but ultime de ses agissements est de mettre hors d’état de nuire un génie malfaisant et assoiffé de pouvoir. L’une des nombreuses améliorations de La Flûte enchantée par rapport à La Pierre philosophale consiste à faire de cette inversion des valeurs un élément central du dispositif dramatique et de le mettre en relief de diverses manières. Du même coup, la délivrance de la bien-aimée, qui aboutit à l’union librement consentie d’un couple princier, se double d’une démarche d’ordre spirituel où se mêlent recherche de la vérité et ascension vers la sagesse. C’est pourquoi le finale du premier acte de La Flûte est le moment crucial de l’opéra, dramatiquement parlant, en ce qu’il transporte le héros, Tamino, et le spectateur avec lui, de surprise en surprise. Ce finale commence avec l’entrée de Tamino dans un bois sacré, accompagné par trois Garçons munis d’une palme d’argent ; ce passage dans un monde nouveau est rendu musicalement par un raffinement de l’instrumentation qui agit comme un signal aisément reconnaissable, même si l’auditeur n’a pas de formation musicale particulière. Un mystérieux alliage de clarinettes, de trombones, de trompettes avec sourdine et de timbales voilées annonce clairement que l’on pénètre dans un lieu où souffle l’esprit, propice à la prise de conscience d’une réalité qui se situe au-delà des apparences.
L’interrogatoire auquel le Prêtre ( parfois dénommé « Orateur » ) soumet ensuite Tamino ne lève le voile que sur un coin du mystère, mais le contraste entre l’emportement juvénile du jeune prince et l’autorité de son interlocuteur ne laisse planer aucun doute sur la nature bienfaisante de Sarastro, le maître des lieux ; la phrase sublime par laquelle le Prêtre conclut l’entretien, reprise peu après par un chœur invisible ( « Pamina lebet noch », « Pamina vit encore » ) appose le sceau du sacré sur une scène pleine de rebondissements dont Wagner avait déjà remarqué l’étonnante modernité dramaturgique.
Les explications se poursuivent au début de l’acte II, dans une longue scène parlée qu’introduit une marche à la coloration religieuse. Mozart a puisé les idées de ce morceau instrumental dans deux modèles, la marche de l’Alceste de Gluck qui précède la scène de l’oracle, et celle de son propre Idoménée qui inaugure la scène du sacrifice au troisième acte. Une fois terminée la procession — car la musique ne prend tout son sens que si elle accompagne une pantomime et qu’elle en règle les mouvements —, Sarastro et les autres « initiés » se livrent à un dialogue où retentissent des formules destinées à se graver dans la mémoire du spectateur, telles que « Plus qu’un prince, c’est un homme », paroles dont on sait, par une lettre de Mozart, qu’il les prenait lui-même très au sérieux. Il est vraisemblable que ces « discours » (comme disait Mozart dans la même lettre), de même que les scènes initiatiques qui suivent, aient été d’inspiration franc-maçonne, même si le livret ne se réfère jamais qu’à des décors et à des rites égyptiens — que ce soit par dissimulation ou par choix esthétique de la plus grande splendeur visuelle. Tamino se révèle, dès lors, comme l’instrument d’un grand dessein visant à renforcer la communauté des initiés, tandis que le côté féminin de l’intrigue nous est dévoilé quelques scènes plus loin dans un long dialogue entre Pamina et sa mère. C’est la Reine de la nuit, en effet, dans une conversation tendue avec sa fille, qui nous apprend le but ultime de ses machinations, visant à arracher à Sarastro le « cercle solaire » dont il est seul détenteur — l’équivalent de la pierre philosophale dans l’opéra du même nom.
La préhistoire de La Flûte se reconstruit ainsi pièce par pièce, comme un puzzle, dont les derniers éléments ne sont livrés à Tamino que dans l’antépénultième scène de l’opéra. Il s’agit du récit, en musique cette fois-ci, que fait Pamina à Tamino juste avant qu’ils n’affrontent ensemble les épreuves du feu et de l’eau. C’est à dessein, bien sûr, que Schikaneder retarde si longtemps les ultimes informations nécessaires à la compréhension des événements, afin de faire planer le mystère presque jusqu’au bout. Pamina nous apprend donc — car au-delà de Tamino c’est le spectateur qui est le destinataire de ses paroles — comment son père a taillé la flûte dans un chêne millénaire ; son récit a la même vivacité et le même pouvoir illustratif que le dialogue avec l’Orateur, faisant alterner de manière imprévisible des phrases en récitatif avec des moments plus lyriques. Les deux héros, forts de leur savoir et de leur sagesse, sont alors prêts à affronter les ultimes épreuves qui les attendent. Non seulement Pamina s’y joint à Tamino mais c’est elle qui le prend par la main, donnant de la femme une image déterminée qui tranche avec tout ce que le livret, jusque-là, pouvait avoir de platement misogyne.
L’exemplarité moralisante de La Flûte enchantée est difficile à restituer dans le contexte de son époque : s’agit-il d’un texte philosophiquement hardi, nourri de ce que les Lumières avaient produit de plus avancé ? Ou Schikaneder s’est-il contenté de ressasser des banalités qui étaient devenues monnaie courante ? Quoi qu’il en soit, le texte est parsemé d’innombrables maximes et sentences qu’Ingmar Bergman, dans sa mise en scène pour le cinéma, a immortalisées par l’apparition d’écriteaux, comme si les personnages abandonnaient momentanément leur nature théâtrale pour communiquer des messages moraux. Ces moments, qui pourraient apparaître simplistes et convenus, comptent au contraire parmi ceux où Mozart se hisse au plus haut niveau d’inspiration, créant à chaque fois une sorte de recueillement proche du sentiment religieux. C’est le cas d’un morceau tout entier, le duo « Bei Männern, welche Liebe fühlen » (« Chez les hommes qui savent aimer »), dont on sait par une lettre de Mozart qu’il devint aussitôt un favori du public. La situation suscite d’emblée une attention particulière en faisant se rejoindre une princesse et un homme des bois, tous deux communiant dans une même célébration de l’amour. Le dispositif musical choisi par Mozart est le plus simple qui soit : un rythme immuable de sicilienne, sobrement instrumenté, qui laisse entendre les paroles dans leur évidence. La seule diversion provient d’un petit chœur d’instruments à vent qui vient rappeler, avec une touchante naïveté, la nature sylvestre de Papageno.
Un « Grand Opéra »
Si les probables allusions maçonniques, quoique perceptibles seulement par des initiés, ont fait couler des flots d’encre, la dénomination officielle de La Flûte enchantée qui apparaît sur la page de titre du livret, « grand opéra », est généralement passée sous silence. On a là pourtant une clef de compréhension significative, que notre époque, peu friande de décors réalistes et variés, a tendance à reléguer au second plan. La Flûte enchantée ne compte pas moins de quatorze changements de décor, parmi lesquels une « salle somptueuse », une « palmeraie », la « voûte d’une pyramide ». Ces éléments visuels renforcent les associations orientales qui fourmillent dans le livret, sans souci exagéré de cohérence : les trois Dames sont « voilées » comme des musulmanes mais Tamino porte un « splendide habit de chasse japonais ». Schikaneder a puisé à pleines mains dans le Dchinnistan de Wieland, un recueil de vingt et un contes orientaux qui ont fourni tantôt des types de personnages, tantôt des péripéties de l’action, tantôt des citations ponctuelles. À cela s’ajoutent, puisqu’on est au théâtre, des machines propres à tous les sortilèges : montagnes qui s’ouvrent et se referment pour la Reine de la nuit, véhicule aérien pour les Garçons — véritables petits dieux ex machina —, trappes permettant des apparitions et des engloutissements. Ces expédients théâtraux, si l’on en croit Nissen, le second mari de Constanze Mozart, n’ont rien de subalterne car La Flûte enchantée, selon lui, doit fasciner l’enfant qui sommeille en tout spectateur. C’est en tout cas ce que pensait Mozart lui-même, puisqu’il raconte avoir amené à une représentation son fils Carl, âgé de sept ans, accompagné par sa grand-mère, laquelle, quoique sourde, avait assez de belles choses à voir pour tirer plaisir du spectacle.
Mais c’est évidemment l’émerveillement musical qui retient d’abord l’attention, à commencer par tous ces moments où Mozart, comme il l’avait déjà fait avec Idoménée, cherche à inspirer la terreur sacrée. Il compose ainsi de véritables cataclysmes musicaux dont les principales victimes sont les trois Dames dans les deux quintettes de l’acte II, accompagnées la seconde fois, dans le finale, par la Reine de la nuit et par Monostatos, avec qui elles disparaissent dans les entrailles de la scène. Tous crient à tue-tête, au milieu des « éclairs, du tonnerre et de la tempête » que rendent des accords violemment dissonants, des trémolos furieux et les mugissements des cors ; des effets sonores d’une telle brutalité sont totalement inusités chez Mozart et le mettent, pour quelques brefs instants, sur un pied d’égalité avec les plus bruyants de ses contemporains, comme Cherubini ou Méhul. Mais le calme revient dès que les personnages malfaisants sont tombés dans leur trappe et l’on passe immédiatement à la dernière scène, grâce à l’un de ces changements de décor instantanés que permettait la machinerie théâtrale du XVIIIe siècle. En l’occurrence, « les rayons du soleil chassent la nuit », et l’on passe de l’ombre à la lumière par un fondu-enchaîné musical où la texture de l’orchestre s’allège par paliers, avant de déboucher sur un hymne triomphal aux dieux de l’Égypte et à Tamino et Pamina.
La Reine de la nuit n’appartient que partiellement à la sphère du surnaturel, dans la mesure où ses pouvoirs magiques sont moindres que ceux de Sarastro. Elle n’en bénéficie pas moins d’une impressionnante introduction orchestrale lors de sa première apparition devant un Tamino médusé. Son premier air a la particularité d’être en partie narratif et de ne comporter quasiment aucune répétition de paroles, caractéristique qui s’étend aussi à de nombreux autres morceaux musicaux de La Flûte. Le second air de la Reine la représente en enchanteresse maléfique, à l’instar de ses congénères de l’Antiquité ou de la Renaissance, Médée, Circé ou Armide, ou comme Électre à la fin d’Idoménée lorsqu’elle invoque les Furies. Après une première phase d’imprécations et de vocalises stratosphériques, la Reine de la nuit se fixe sur un intervalle obstiné d’octave descendante ; l’idée musicale, si frappante dans son acharnement, n’est cependant que la fidèle traduction musicale d’une idée textuelle tout aussi singulière, la répétition en cascade des participes passés « Verstossen », « verlassen », « zerstrümmert » (« proscrite », « abandonnée », « détruits »). Mais la voix reste le plus souvent dans la nuance piano, et c’est l’orchestre qui bouillonne en permanence comme un chaudron, en illustration littérale du verbe « kochen » (« cuire ») qui figure stratégiquement au premier vers. Dès que le personnage prend sa respiration l’orchestre se déchaîne en trémolos et en gestes compulsifs qui relancent sans cesse le discours jusqu’aux terrifiants éclats de voix à la fin. Puis la Reine « disparaît par la trappe », accompagnée par des syncopes qui rappellent, dans un forte volcanique, celles qui avaient dignement présidé à son apparition au premier acte.
La sphère surnaturelle ne se manifeste pas seulement par la virulence sonore, mais aussi par un recueillement qui fait souvent entrer La Flûte enchantée dans le domaine de la musique religieuse. La marche des Prêtres, dont il a déjà été question, est suivie par un air de Sarastro, « O Isis und Osiris, schenket » (« Ô Isis et Osiris, accordez ») où l’orchestre sonne un peu comme un orgue, entourant la voix d’une sorte de halo sacré. Mozart, encore une fois, use d’une instrumentation sans précédent en éliminant violons et contrebasses et en laissant ressortir la sonorité étrange des clarinettes graves appelées cors de basset — précisons, à l’attention de ceux qui les considèrent comme des instruments maçonniques, qu’on les trouve déjà dans L’Enlèvement au sérail, opéra totalement étranger à la franc-maçonnerie. L’ambiance religieuse culmine dans le grand chœur d’hommes « O Isis und Osiris, welche Wonne ! » (« Ô Isis et Osiris, quel bonheur ! »), où des effets d’écho évoquent la réverbération d’une église. L’orchestration riche en cuivres y joue aussi un rôle capital, servant d’écrin à une psalmodie directement empruntée à la pratique liturgique.
Le pouvoir de la musique
La musique des morceaux cités jusqu’ici illustre à l’évidence les situations dramatiques correspondantes, mais avec un degré de raffinement qui oblige en même temps à prêter attention à la formulation musicale en elle-même. C’est encore bien plus le cas dans tous les passages où la musique constitue le sujet même de l’action dramatique, comme l’annonce déjà le titre de l’opéra dans sa globalité. Les épisodes proprement musicaux commencent dans le finale de l’acte I, lorsque Tamino joue de sa flûte pour dire sa joie de savoir Pamina vivante. Or, comme souvent lorsqu’un sortilège est à l’œuvre, les effets dépassent l’intention de son auteur. Ce sont d’abord des animaux qui surgissent, charmés par la flûte comme l’étaient les créatures de la Thrace par la lyre d’Orphée. Puis Tamino reprend son air au début, chose rare dans La Flûte enchantée, avec l’effet de retenir sur scène une ménagerie à la fois comique et bienveillante, mais surtout de faire venir vers lui Pamina et Papageno. L’air formalisé s’interrompt cependant assez rapidement, pour se dissoudre dans des appels en direction de Pamina et Papageno ; et de fait, ceux-ci font leur entrée, attirés par la flûte comme dans la légende de l’enchanteur de Hamelin.
Il est encore d’autres moments où la musique fait survenir l’être aimé, au second acte cette fois : dès que Tamino joue de la flûte pour exprimer ses sentiments alors qu’il lui est interdit de parler, Pamina fait malencontreusement son entrée, avec la conséquence qu’elle prend le silence de Tamino pour de l’indifférence. Les deux autres passages où la musique est à prendre comme une métaphore de l’amour, ou du moins de l’attirance entre les sexes, reviennent à Papageno. Son air « Ein Mädchen oder Weibchen » (« Une fille ou une petite femme ») formule explicitement le souhait d’une présence féminine, et le glockenspiel remplit irréprochablement son office : « Me voici, mon ange ! », dit Papagena sous les traits d’une vieille femme qui entre « en dansant et en s’appuyant sur une canne » pendant que retentit la ritournelle finale de l’air, en style de gigue. Plus parlant encore est le dernier épisode « musical », celui où Papageno, sur le conseil des trois Garçons, renonce au suicide et fait fonctionner à nouveau son jeu de cloches, qu’il appelle comiquement ses « Zauberdinge » (« machins magiques »). Le prodige dure alors particulièrement longtemps car Papagena doit agrémenter son entrée de divers mouvements de pantomime, sur un rythme mécanique qui laisse entendre qu’elle est mue par la musique comme un automate. Il n’est pas indifférent de repérer, ici comme ailleurs, toute la dimension mimétique de la musique de Mozart, que nous sommes habitués à écouter en disque ou à voir dans des mises en scène qui répugnent à l’illustration littérale : quelle que soit l’option esthétique adoptée aujourd’hui, Mozart pensait en termes d’imitation, grâce à cette capacité inépuisable qu’il avait d’imaginer des sons dès qu’il se représentait des gestes.
Le second usage des instruments enchanteurs est de protéger les héros contre un monde hostile. Dans le premier finale, Papageno transforme Monostatos et ses esclaves en robots chantants et dansants, avec pour effet de leur ôter momentanément toute leur méchanceté. Ainsi, la musique adoucit les mœurs, ce que Pamina et Papageno, toujours unis dans un même élan de fraternité, chantent en canon sur des paroles où « Harmonie » rime avec « Sympathie ». La musique exerce encore sa vertu bienfaisante à l’acte II, lorsque la flûte de Tamino repousse les lions de Sarastro venus menacer Papageno ; il y avait là, bien sûr, matière à plaire aux enfants, petits et grands, et les animaux conçus pour le festival de Glyndebourne par le peintre David Hockney sont là pour montrer que la magie est toujours prête à opérer, pour peu que l’on accepte La Flûte enchantée comme un tout, sans en exclure ses aspects les plus ingénus.
Continuité musicale
La longueur du dialogue parlé — toujours raccourci à la représentation — ne doit pas masquer le fait que La Flûte enchantée « musicalise » des événements qui, dans tout autre opéra de l’époque, seraient traités en récitatif ou en dialogue. Le quintette du premier acte, par exemple, enchaîne dans une seule coulée musicale les borborygmes de Papageno réduit au silence, la remise des instruments magiques par les Dames, l’évocation des trois Garçons dans un moment d’une particulière beauté sonore, enfin les adieux avant le départ des deux hommes. Le second finale va plus loin encore en fusionnant, dans un morceau long d’une demi-heure environ, des épisodes systématiquement contrastés les uns avec les autres. La tentative de suicide de Pamina mène Mozart vers des sommets d’inspiration, aussi bien pour rendre la détresse déchirante de la jeune femme que la sagesse raisonneuse des trois Garçons. La musique suit pas à pas chaque état d’âme de l’héroïne, longtemps murée dans son désespoir et sourde à toute consolation. « Ich möcht’ihn sehen » (« Je voudrais le voir »), chante Pamina par quatre fois, avec une insistance à laquelle seule la musique peut conférer ce degré d’intensité. L’épisode se conclut sur une valse où se mêlent les quatre voix aiguës, formant ensemble une euphonie rayonnante où s’expriment l’espoir retrouvé et l’amour béni des dieux dont parle le texte. Puis tout change brutalement pour amener les épreuves du feu et de l’eau. Le défi, pour Mozart, consistait à traduire en musique un paysage effrayant, avec cascade et volcan en éruption, que gardent deux hommes au casque surmonté d’une gerbe de flammes. Commence alors une fugue, forme quasiment inouïe à l’opéra, mais dont le sens est de préparer la lecture d’une inscription probablement figurée en hiéroglyphes. Les deux gardes impassibles déclament le texte sur une mélodie du XVIe siècle, accentuant encore davantage l’impression de dépaysement que dégage cette musique archaïque. Le procédé du contrepoint agit ici comme moyen expressif autonome, sans le secours d’autres instruments à vent que les trombones à l’unisson avec les voix. C’est que Mozart garde en réserve l’effet d’instrumentation le plus miraculeux de l’opéra, qu’il met en œuvre peu après, lorsque Tamino et Pamina traversent le feu et l’eau la main dans la main. On entend alors une dernière fois la flûte magique, soutenue par les seuls cuivres (trompettes, cors et trombones) et la ponctuation mystérieuse des timbales. Nulle évocation ici de la nature hostile, tout se concentre sur la mélodie de la flûte, dont le dessin mélodique rappelle en passant une des phrases les plus mémorables de l’opéra, celle sur laquelle s’ouvre l’air de Tamino au premier acte (« Dies Bildnis ») et celle que chante Pamina lors de leurs retrouvailles (« Tamino mein ») — ce qu’on pourrait appeler, en citant Proust à propos de la Sonate de Vinteuil, « l’air national de leur amour ». L’abondance des ensembles, la place accordée aux sentences morales et la longueur des finales aboutissent à laisser peu de place à l’effusion des sentiments — constatation paradoxale si l’on pense à quel point les personnages sont associés dans notre esprit à des émotions plutôt qu’à des actions. La raison est à chercher dans le détail expressif des ensembles, mais aussi dans la densité des airs, comme si Mozart avait voulu compenser en intensité ce qu’il perdait en longueur. Les airs de Tamino et Pamina sont d’une brièveté saisissante, surtout en comparaison avec deux autres airs écrits par Mozart quelques années plus tôt dans Der Schauspieldirektor, consacrés eux aussi à ces deux sentiments primaires (comme on parle de couleurs primaires) que sont l’amour et le désespoir. Ceux de La Flûte enchantée ont perdu tout ce que leurs antécédents pouvaient avoir de formel : l’expression individuelle coule de source, comme si la musique s’inventait au fur et à mesure qu’elle se déroule.
La Flûte enchantée est donc un opéra conçu pour une équipe d’égaux, ce qui devait être encore plus sensible lors de la création au Theater auf der Wieden, où les chanteurs étaient tous unis par des liens de famille ou d’amitié. Mozart lui-même, depuis La Pierre philosophale, avait rejoint cette compagnie sans divas, mais où les trois principaux chanteurs masculins (Sarastro, Tamino et Papageno) étaient aussi compositeurs, donc des musiciens particulièrement chevronnés. Il n’est pas étonnant que les premières représentations aient été un immense succès et que Salieri en personne ait dit à Mozart que c’était un « operone », c’est-à-dire, en bon italien, un « grand opéra » comme l’annonce le livret. Le public d’aujourd’hui a perdu le sens de ce que l’œuvre pouvait avoir d’exceptionnel, de même que la complicité entre la troupe et les spectateurs appartient à un passé à jamais révolu. Mais la présence toujours renouvelée des enfants dans le public est là pour nous rappeler que la magie, dans tous les sens du terme, est prête à opérer comme au premier jour.
Médias
Flûte enchantée : Siobhan Stagg (Pamina), Julian Prégardien (Tamino), Rafael Galaz (Premier homme en arme), Yu Chen (Deuxième homme en arme), Les Talens Lyriques, Christophe Rousset
Vidéos
La Flûte enchantée à l’Opéra de Dijon
Interview de Christophe Rousset, direction musicale de La Flûte enchantée à l’Opéra de Dijon
Interview de David Lescot, metteur en scène de La Flûte enchantée à l’Opéra de Dijon
La Flûte enchantée (Mozart) à l’Opéra de Dijon !
Timelapse du montage du décor de l’opéra La Flûte enchantée à l’Opéra de Dijon
Action culturelle





La Flûte (ré)enchantée
Dans le but de rendre la culture accessible à tous, l’Opéra de Dijon continue, année après année, à développer de nombreux projets d’action culturelle. Cette saison, l’Opéra de Dijon et l’ensemble des Talens Lyriques se sont associés pour proposer à deux groupes d’élèves, dijonnais et parisiens, de revisiter La Flûte enchantée de Mozart.
Depuis septembre 2016, Ismaël Gutiérrez, metteur en scène, accompagne deux groupes, au parcours différent :
Le premier, une classe de 6e du collège Henri Dunant à Dijon, à la découverte d’un univers encore inconnu pour les élèves : celui de l’opéra.
Le second, une classe de 3e du Collège Balzac dans le XVIIe arrondissement de Paris, formée depuis 4 ans par l’ensemble des Talens Lyriques*. Leur objectif : aborder tous les aspects de la création d’un spectacle pour plonger dans l’univers féérique d’un opéra et proposer leur propre version d’une oeuvre majeure du répertoire.
L’Opéra de Dijon et les Talens Lyriques associent leur savoir-faire pour proposer une création pédagogique et artistique ambitieuse : La Flûte (ré)enchantée. Les élèves de la classe-orchestre des Talens Lyriques jouent les parties instrumentales arrangées pour eux, alors que les élèves de Dijon interprètent les parties chantées et les dialogues parlés.
Grâce à des échanges sur Skype et aux allers-retours du metteur en scène entre Dijon et Paris, les deux groupes ont su (ré)enchanter La Flûte de Mozart en proposant, lors de nombreuses séances de travail, leur propre version de l’oeuvre tout en s’inspirant de la mise en scène de David Lescot (voir la note d’intention du metteur en scène d’Ismaël Gutiérrez sur la page suivante).
Alors qu’à Paris, les élèves n’en sont pas à leurs débuts dans le milieu musical, à Dijon une équipe pédagogique complète s’est formée autour du projet afin que les élèves, accompagnés par le service d’action culturelle de l’Opéra de Dijon, deviennent des chanteurs lyriques au mois de mars.
Ce projet, qui a couronné quatre années de pratique musicale pour la classe parisienne, a été présentée le jeudi 23 mars en avant-spectacle de La Flûte enchantée à l’Opéra de Dijon. Une seconde représentation a été proposée à Paris le 31 mars.
* Pionniers dans la création d’orchestres dans les collèges, Les Talens Lyriques forment des élèves non musiciens à la pratique orchestrale en mettant à leur disposition pendant 4 ans un instrument de musique et en leur proposant deux heures d’apprentissage hebdomadaires animées par une médiatrice culturelle, des musiciens et un professeur de musique.