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Le retour d’Ulysse dans sa patrie MONTEVERDI Opéra

Du 31 mars au 2 avril 2017

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Présentation

Affiche Le retour d’Ulysse dans sa patrie

Distribution

Il rittorno d’Ulisse in patria 
Le retour d’Ulysse dans sa patrie
Dramma per musica en trois actes 
Créé au Teatro San Cassiano de Venise, carnaval 1640

LIVRET Giacomo Badoaro, d’après L’Odyssée d’Homère
MUSIQUE Claudio Monteverdi

LE CONCERT D’ASTRÉE

DIRECTION MUSICALE Emmanuelle Haïm
MISE EN SCÈNE Mariame Clément
SCÉNOGRAPHIE | COSTUMES Julia Hansen
LUMIÈRES Bernd Purkrabek
ASSISTANAT À LA MISE EN SCÈNE Valérie Nègre

ULYSSE Rolando Villazón
PÉNÉLOPE Magdalena Kožená
JUPITER | AMPHINOME Lothar Odinius
NEPTUNE Jean Teitgen
L’AMOUR | MINERVE Anne-Catherine Gillet
JUNON Katherine Watson
LA FRAGILITÉ HUMAINE | PISANDRE Maarten Engeltjes
TÉLÉMAQUE Mathias Vidal
LE TEMPS | ANTINOÜS Callum Thorpe
EURYMAQUE Emiliano Gonzalez Toro
LA FORTUNE | MÉLANTHO Isabelle Druet
EUMÉE Kresimir Spicer
IRUS Jörg Schneider
EURYCLÉE Élodie Méchain

FIGURANTS Omar Baha, Christopher Bayemi, Julien Cheminade, Lionel Chenail, Thomas Chopin, Fabrice Colson, Pauline Colon, Lucie Kermarc, David Lo Pat, Grégory Maiuri, Raphaël Mondon, Radoslav Majerik, Séline Milla, Léo Reynaud, Frédéric Schalck, Matthieu Siska & Claire Tran
ENFANTS Pierre Lehmann

RÉALISATION DES DÉCORS & DES COSTUMES Ateliers du Staatstheater Nürnberg

PRODUCTION Théâtre des Champs-Élysées
COPRODUCTION Opéra de Dijon & Staatstheater Nürnberg

PROLOGUE

La Fragilité humaine déplore sa mortelle condition, tributaire des forces que sont le Temps boiteux, la Fortune aveugle et l’Amour cruel.

ACTE I 

Le palais royal d’Ithaque
Pénélope pleure la longue absence de son époux ; la vieille Euryclée, nourrice d’Ulysse, tente en vain de la consoler. La servante de Pénélope, Mélantho, chante avec son amant Eurymaque l’amour qui les unit. Les Phéaciens déposent Ulysse endormi sur le rivage d’Ithaque, enfreignant ainsi les ordres de Neptune. Courroucé, celui-ci obtient de Jupiter le droit de les punir : tandis que les Phéaciens naviguent sur les flots en célébrant leur joie de vivre, il les transforme en pierres. Ulysse s’éveille, seul, sur une côte qu’il ne reconnaît pas. Il se lamente et s’en prend aux dieux, puis aux Phéaciens qu’il croit coupables de l’avoir abandonné. Minerve apparaît, déguisée en berger. Après avoir révélé au héros qu’il se trouve à Ithaque, elle lui dévoile sa véritable identité et lui indique les moyens de la vengeance : déguisé en vieillard, il ira espionner les prétendants qui assaillent Pénélope. Ulysse revêt sa nouvelle apparence en buvant l’eau d’une source magique, et Minerve le confie à la protection des Nymphes et des Naïades.

Au palais royal d’Ithaque
Mélantho tente en vain de convaincre Pénélope d’oublier Ulysse et de céder aux avances des Prétendants. Le berger Eumée, seul au milieu de son bétail, plaint le destin des rois : les hommes de condition modeste, eux, peuvent se contenter des plaisirs simples de la nature. Surgit Irus le glouton, qui raille cet idéal champêtre : en ce qui le concerne, les animaux qu’élève Eumée, il les mange. Le berger le chasse prestement et s’inquiète du sort d’Ulysse. Ce dernier entre en scène, sous son apparence de vieillard, et annonce mystérieusement le retour proche du héros. Eumée laisse éclater sa joie.

ACTE II

Télémaque est aux côtés de Minerve sur le char céleste qui le ramène de Sparte, où il est allé chercher des nouvelles de son père. Eumée accueille Télémaque avec émotion et allégresse, et lui fait part de la prédiction mystérieuse du « vieillard ». Ce dernier unit sa voix à celle du berger pour confirmer ses dires. A la demande de Télémaque, Eumée part au palais annoncer à Pénélope l’arrivée de son fils. La terre engloutit Ulysse. Pour Télémaque, la disparition du vieillard est un mauvais présage qui signifie la mort de son père. Mais le héros resurgit des profondeurs, cette fois sous son apparence véritable. Le père et le fils s’abandonnent à la joie des retrouvailles.

Le palais royal d’Ithaque
Mélantho se plaint à Eurymaque de ce que Pénélope demeure inflexible, puis décide, quant à elle, de célébrer les joies de l’amour. Les Prétendants ( Antinoüs, Pisandre et Amphinome ) tentent en vain de séduire Pénélope. En désespoir de cause, ils l’invitent à se divertir. Eumée arrive au palais pour annoncer à Pénélope l’arrivée de Télémaque et le retour imminent d’Ulysse. Les Prétendants, inquiets de cette nouvelle, envisagent de tuer Télémaque, mais un signe néfaste du ciel les en dissuade. Ils décident donc d’adoucir le cœur de Pénélope grâce à des présents. Dans la forêt, Ulysse affirme sa confiance en Minerve, qui lui renouvelle l’assurance de sa protection : elle inspirera à Pénélope l’idée d’une épreuve au cours de laquelle les Prétendants, pour obtenir sa main, devront réussir à tendre l’arc d’Ulysse ; le héros s’emparera alors de l’arme pour les tuer. Télémaque raconte à sa mère son voyage à Sparte et sa rencontre avec la reine Hélène. Pénélope s’indigne de l’entendre vanter la beauté d’Hélène, mais Télémaque lui fait part de l’heureux présage dont la Troyenne a été l’interprète. Antinoüs reproche à Eumée d’avoir introduit le « vieillard » au palais et couvre d’insultes le berger et son protégé. À son tour, Irus s’en prend au « vieillard » et le provoque au combat. Irus est vaincu. Mettant leur projet à exécution, les Prétendants comblent tour à tour Pénélope de cadeaux. La reine propose alors l’épreuve de l’arc, redonnant ainsi espoir aux séducteurs, mais aucun d’entre eux ne parvient à tendre l’arc. L’humble « vieillard » demande alors à tenter sa chance ; à la stupeur générale, il surmonte l’épreuve – et massacre tous les Prétendants.

ACTE III

Le palais royal d’Ithaque
Irus déplore la mort des Prétendants, dont il était le pique-assiette : affamé, désespéré, il veut mettre fin à ses jours. Tandis que Mélantho invite Pénélope à punir le massacre, la reine se lamente sur son propre sort. Eumée, révélant à Pénélope l’identité réelle du « vieillard », se heurte à l’incrédulité de la reine. Télémaque vient confirmer les dires du berger, mais en vain. Minerve persuade Junon d’intercéder auprès de Jupiter : les souffrances des hommes, provoquées par les querelles des Dieux, n’ont que trop duré. Junon demande alors à son époux de mettre un terme à l’errance d’Ulysse ; Jupiter s’emploie à son tour à fléchir le dieu des ondes, et Neptune finit par accorder son pardon à Ulysse. La décision des dieux est célébrée par un chœur maritime et céleste. Euryclée, qui a d’elle-même reconnu Ulysse, est en proie à un cruel dilemme : devra-t-elle obéir au héros qui lui a intimé l’ordre de se taire, ou parlera-t-elle pour soulager la souffrance de Pénélope ? Télémaque et Eumée tentent toujours, en vain, d’arracher la reine à son incrédulité. Ulysse entre enfin sous sa véritable apparence, mais Pénélope se refuse toujours à le reconnaître. Ulysse décrit alors le drap à l’effigie de Diane qui recouvre le lit conjugal, et convainc ainsi Pénélope de son identité. Les deux époux donnent libre cours à la joie des retrouvailles.

Mariame Clément, metteuse en scène

Mettre en scène Il Ritorno d’Ulisse in Patria, c’est présenter un Ulysse qui n’est pas d’Homère, c’est raconter une histoire connue à laquelle manquent pourtant des éléments essentiels (ceux qui attendent la tapisserie de Pénélope en seront pour leurs frais chez Monteverdi), en introduire d’autres qui semblent incongrus (que viennent faire ici des personnages tels que le Temps, la Fragilité humaine ou la Fortune ?), c’est flotter entre l’Antiquité, la littérature classique et le XVIIe siècle vénitien, c’est changer de lieu à chaque scène, c’est représenter l’irreprésentable (à quoi ressemble un mythe ? à quoi ressemblent les Dieux ? Homère, lui, était aveugle…), c’est dépeindre l’amour mais aussi le massacre, la sensualité et la violence, c’est passer du surnaturel à la psychologie la plus fine, de la tragédie à la comédie. C’est assister, aussi, à la naissance de l’opéra : une musique à la fois sobre et envoûtante, un chant étrange, encore proche du théâtre parlé, qui semble être le jaillissement naturel de l’âme.

Et c’est faire tout cela aujourd’hui, des siècles après Homère, et des siècles après Monteverdi.

La question n’est pas de « moderniser » mais d’incarner le mythe : comment rendre palpable le temps qui passe (puisque vingt ans d’absence sont au centre de l’œuvre) tout en racontant une légende atemporelle ? Comment donner corps à ces personnages, leur permettre de nous émouvoir, sans les banaliser, sans leur ôter tout à fait leur statut de héros antiques ? Comment représenter ce lieu où Ulysse est né, où il a grandi, et qu’il ne reconnaît pourtant pas quand il y revient – tant le lieu a changé, peut-être ? Comment donner à voir ce qu’ont été ces vingt ans (vingt ans !) pour Pénélope, comment réintroduire le point de vue de cette héroïne non éponyme ? Bref, comment concilier — ou doser — réalisme et abstraction, naturel et surnaturel, psychologie et hiératisme ? La solution réside peut-être dans le foisonnement baroque de la musique, dans la liberté que nous donne Monteverdi, qui — prenant lui-même bien des libertés avec Homère pour mettre son œuvre au goût du jour — mélange allègrement les genres et juxtapose les scènes les plus diverses. Il nous enseigne à être à la fois classique et moderne, il nous incite à créer un monde propre à cette œuvre, un monde étrange, qui a sa logique, ses références, ici antiques, là contemporaines, à inventer un langage scénique et visuel tantôt réaliste, tantôt abstrait, à user de sobriété comme d’effets de machinerie.

Et au milieu de ce foisonnement, un homme et une femme scrutent l’horizon. Y retrouveront-ils l’être aimé après une si longue séparation ? 

Entretiens

Après des réalisations très remarquées de L’Orfeo, L’Incoro- nazione di Poppea, des Vespro della Beata Vergine, il était inéluctable — et très attendu qu’Emmanuelle Haïm abordât Il Ritorno d’Ulisse in patria, l’avant-dernier des trois opéras de Monteverdi qui nous soit parvenu. Ce qui ne signifie nullement que les tribulations du héros homérique constituent une nouveauté pour elle.

J’ai découvert Il Ritorno d’Ulisse en faisant travailler des chanteurs au Conservatoire de Paris et au Studio Versailles- Opéra. Par la suite, dans les années 1990, René Jacobs m’a demandé d’être son assistante pour une production qu’il préparait alors à Innsbruck en Autriche. Je n’ai finalement pas pu y participer, mais cela m’a donné l’occasion d’étudier l’intégralité de la partition ; et comme pour toutes les œuvres de Monteverdi, j’ai été immédiatement émerveillée par la beauté de la musique, par le génie théâtral de ce compositeur et par la modernité de son approche de ce mythe légendaire.

le poids de l’odyssée
S’agissant de la Trilogie monteverdienne, notre époque tend à placer, un peu hâtivement, Il Ritorno d’Ulisse à mi-chemin entre le fondateur Orfeo et la « moderne » Poppea, habitude injustifiée contre laquelle Emmanuelle Haïm s’inscrit résolument en faux.

Il ne nous reste malheureusement que trois opéras de Monteverdi. L’Orfeo, qui est le manifeste du mouvement qui créa le stile rappresentativo et donc l’opéra, en opposition avec la polyphonie de la renaissance, datant de 1607, et deux opéras tardifs de 1640 et 1642, respectivement Il Ritorno d’Ulisse et L’Incoronazione di Poppea ; chacun de ces ouvrages possède une identité unique. Ainsi, L’Orfeo est un chef-d’œuvre hors du temps, et le propos de cette favola in musica — selon l’appellation utilisée par Monteverdi lui-même — brille par l’universalité de ses thèmes: le mythe d’Orphée, le pouvoir et le rôle de la musique, l’organisation du monde selon la théorie de l’Harmonie des Sphères ( énoncée notamment au xve siècle par le philosophe italien Marsile Ficin ). Nous évoluons ici dans une véritable cosmogonie, nous interrogeant avec Striggio et Monteverdi, sur la place de l’homme dans l’univers.

Poppea, dramma in musica pour sa part, propose une peinture extraordinairement cruelle de l’âme humaine et de ses faiblesses. Pourtant, l’amour passionné qui lie les protagonistes Poppea et Nerone, nous fait oublier que nous sommes face à deux monstres : dévoré d’ambition et d’égoïsme pour Poppea, et sanguinaire pour Nerone. Et la musique la plus sensuelle et moderne que l’on puisse imaginer, nous emmène définitivement vers le monde de la tonalité. Avec Ulysse, nous sommes face à un texte fondateur, à l’épopée des épopées, au voyage le plus initiatique qui soit, à un mythe extraordinairement puissant, presque écrasant. Et pourtant, Monteverdi le met à notre échelle et nous fait entrer dans l’intimité des personnages. Les deux monologues de Pénélope et d’Ulysse sont aussi les piliers de l’opéra moderne à venir, annonciateurs des grandes pages de l’opéra romantique.

La dimension littéraire d’Ulisse explique certainement un ressort dramatique se démarquant de celui de Poppea, plus familier au public d’aujourd’hui.

Dans le livret de Poppea, on perçoit une violence vraiment radicale, des passions extrêmes, des drames personnels très forts. On est assez loin de l’introspection régnant dans Ulysse ; les scènes de retrouvailles que le librettiste Giacomo Badoaro nous offre sont magnifiques de pudeur et de beauté : la scène qui réunit Ulysse et Télémaque, le duo entre Ulysse et Eumée également, et évidemment, l’ultime duo entre Pénélope et Ulysse. Dans les grands monologues ( Ulysse, Pénélope, Eumée ), le voyage intérieur de chacun est peint avec une incroyable délicatesse et une grande finesse. En contraste, la peinture des scènes de genre ou comiques est brillante de truculence et de vie. Quant aux scènes de foule comme l’épreuve de l’arc, elles sont dignes des plus grandes réalisations cinématographiques d’aujourd’hui.

Des effectifs étoffés
Comme pour Poppea, l’attribution véritable d’Ulysse a été le sujet de polémiques bien connues, le consensus allant vers une paternité collective placée sous la surveillance du vieux maître.

Je considère que ces querelles sont du même ordre que celles concernant le plafond de la Chapelle Sixtine : il est certain que Michel-Ange a bénéficié de l’aide d’autres peintres, du simple fait de l’ampleur de la tâche à accomplir.

Une manière d’affirmer qu’au final, pour plurielle qu’elle fut, l’élaboration d’Ulisse n’a certainement pas échappé au regard vigilant de Claudio Monteverdi. La plupart des ouvrages du premier baroque soulèvent maintes difficultés quant aux versions multiples d’une même partition. Le cas du Ritorno d’Ulisse est un peu différent.

En effet, il n’existe qu’un seul manuscrit non autographe de la partition du Ritorno, conservé à la bibliothèque de Vienne ( Monteverdi avait des liens certains avec la famille d’Autriche ), et pas moins de neuf copies manuscrites pour le livret, qui diffèrent les unes des autres. Nous avons com- paré ces différentes sources pour établir un texte définitif pour la production, tant sur le plan musical que sur celui de l’italien, en corrigeant les erreurs évidentes, en unifiant la langue, en jugeant des divergences variées. Le découpage des scènes n’est pas nécessairement le même dans toutes les sources ; certaines scènes, présentes dans les livrets ou dans les didascalies, ne sont pas mises en musique. Les livrets sont en cinq actes ; la partition, en trois.

Cela étant dit, une fois ces décisions prises, tout reste à faire car dans le manuscrit de Vienne ne figurent que la ligne de chant et celle de la basse continue, ainsi que quelques ritournelles à cinq parties ; il n’y que très peu d’indications d’attributions d’instruments, comme dans la majorité des partitions de cette époque ( tutti gli strumenti, ou violini, ou plus laconiquement ritornello ).

La partition de l’Orfeo est, elle, une relative exception car grâce aux représentations à la riche cour de Mantoue, on a eu les moyens de l’imprimer; et on y trouve force détails quant à l’instrumentarium utilisé et à l’orchestration.

On peut en faire un certains nombres de déductions appli- cables à la partition du Ritorno. Pour le reste, il faut chercher dans les ouvrages didactiques ou témoignages de l’époque.

S’imposent donc des choix musicaux qui concernent la composition et la taille de l’orchestre, le Teatro San Cassiano, le premier opéra privé vénitien fondé en 1637, où survint la création d’Ulisse, étant un petit théâtre ne pouvant accueillir qu’un nombre limité de musiciens.

Il est d’abord évident que les instruments du dessus jouaient beaucoup plus que les simples ritournelles contenues dans le manuscrit et qu’ils accompagnaient une partie du chant. Il convient donc de réfléchir sur les moments et sur la manière dont ils intervenaient. Du point de vue des effectifs, on sait qu’ils variaient en fonction des lieux et des moyens finan- ciers alloués. Le Théâtre des Champs-Élysées étant une grande salle, j’ai pris la décision de ne pas avoir un effectif instrumental trop faible, tout en gardant le principe de l’économie vénitienne d’un instrument d’une même famille par partie ; ainsi, parmi ceux présents couramment en Italie à cette période, nous utiliserons deux violons, deux altos, deux violes de gambe, un lirone, un violoncelle, un violone pour les cordes ; deux flûtes à bec, deux cornets, une dulciane, une sacqueboute pour les vents. Enfin, pour les instruments du fondamento, réalisant la basse continue, deux clavecins, un orgue, une régale, un théorbe, un archiluth, une harpe double, une guitare. Les instruments à percussion seront également présents ( tambourin, cymbalettes de doigts, crotales, tambour… ), comme l’iconographie nous le montre et comme la présence de musique populaire dans l’ouvrage nous l’indique.

la basse continue, ce démiurge
La composition de la basse continue, véritable démiurge sans lequel le drame ne saurait se jouer, revêt une importance cruciale.

Dans l’opéra du Seicento, le continuo s’impose comme un personnage à part qui va soutenir et colorer le discours de chaque chanteur en fonction de la qualité du personnage ( personnage tragique, comique, divinité, démon,… ), des affects exprimés, de la situation, du style utilisé ( cantar passeggiato, stile rappresentativo, canzonetta, recitativo, arioso, musique à danser ). Nous avons parfois attribué des instruments à certains personnages ( la régale et la sacqueboute pour Neptune, la dulciane pour Iro, l’orgue pour Giunone, les luths et la harpe pour Penelope) mais aussi cherché les couleurs qui convenaient le mieux aux choix scéniques, au fur et à mesure que s’effectuait le travail quotidien avec les chanteurs et Mariame Clément qui signe la mise en scène du spectacle. Les chiffrages, nous indiquant l’harmonie utilisée, sont très rares dans la partition ; il convient donc de faire en tout premier lieu des choix harmoniques, en fonction de nos connaissances des pratiques de l’époque, de la fréquentation des ouvrages polyphoniques de Monteverdi ou de ses contemporains. Ces choix doivent être guidés je crois, par la recherche de la dissonance mettant le mieux en valeur le mot; et pour ce faire, ne pas accompagner la dissonance car cela l’amoindrit, ainsi que Montevedi nous le montre dans son écriture madrigalesque.

Cette souplesse va bien au-delà des effectifs instrumentaux ?

On sait que le plus grand pragmatisme régnait, et que les partitions restantes ne sont que le témoignage d’une interprétation donnée à un moment « t ». Si l’on changeait de distribution, on transposait le rôle pour mieux l’adapter à la voix du nouvel interprète. Ainsi, dans de nombreuses partitions contemporaines, de Cavalli par exemple, on trouve des indications comme un tuono più alto ( un ton plus haut ), ou come stà ( comme écrit ). Les coupures ou déplacements de scènes étaient fréquents ; si on avait besoin de musique instrumentale pour des raisons scénographiques, on impro- visait volontiers ou on utilisait de la musique que l’on avait sous la main. Mariame et moi avons décidé de procéder de la même façon pour construire nos changements de scènes ou transitions.

Pour ce qui est des voix, la principale incertitude concerne le rôle de Telemaco et sa tessiture. Pour Emmanuelle Haïm, néanmoins, aucun doute n’existe.

Le rôle est clairement écrit en clé d’ut quatrième, clé traditionnellement attribuée au ténor ; le choix d’un ténor m’a donc semblé évident ; d’autant plus que nous avons ici Mathias Vidal qui est un chanteur avec lequel je travaille depuis longtemps, qui connaît très bien ce style et qui me semble par ailleurs idéal pour être le fils de Rolando Villazón.

Il va sans dire que la présence du grand Rolando Villazón en Ulysse constitue un événement. Une amitié musicale ancienne lie chanteur et chef.

Quand j’ai rencontré Rolando pour la première fois, je cherchais un Testo pour Il Combattimento di Tancredi e di Clorinda. Je voulais un narrateur de la même stature qu’un Orson Welles déclenchant une véritable panique lorsqu’il annonça à la radio l’arrivée des Martiens en 1938 ! Pour moi, Rolando possède exactement ce charisme et cette même puissance de conviction. Il est habité par une curiosité inextinguible ; c’est un historien, un lecteur passionné, qui écrit également. C’est un acteur qu’il faut laisser se développer dans son rôle sans toujours interférer, car il a un extraordinaire instinct.

Face à un Ulysse d’une telle stature, Pénélope revêt la silhouette majestueuse de Magdalena Kožená.

Le choix de Pénélope demande tout autant de réflexion et le caractère du personnage est parfait pour l’extrême intelligence de Magdalena, son immense sensibilité. La finesse de Magdalena, sa capacité à incarner l’émotion à travers le mot, son amour profond pour cette musique, conviennent à la fois au caractère énigmatique et à fleur de peau de Pénélope. Pour le reste de la distribution, je suis très heureuse car nous avons cherché avec Michel Franck, le directeur du théâtre, à la fois des chanteurs qui avaient une pratique importante de cette musique ( Isabelle Druet, Emiliano Gonzalez-Toro, Katherine Watson) ou des caractéristiques vocales particulières pour ce que leur rôle demandait ( Jean Teitgen, Callum Thorpe ), ou encore, des chanteurs avec lesquels je tra- vaille très habituellement ( Kresimir Spicer, Anne-Catherine Gillet ). Je crois que le travail très en détail que demande cette musique ne peut-être que renforcé par des liens forts entre des interprètes mus par un profond amour pour ce répertoire.

Monteverdi,  un  coloriste  de  génie  Incontestablement, le personnage de la reine d’Ithaque peut sembler receler un je-ne-sais-quoi de marmoréen dans sa fidélité obstinée. Emmanuelle Haïm préfère y voir une dimension éminemment humaine.

Pénélope doit gérer les affaires du royaume, sauver un trône qu’elle doit préserver pour son fils, Télémaque. Elle est contrainte de tenir tête à des envahisseurs qui convoitent et son lit et son trône. On fait d’elle un parangon de la fidélité conjugale, et cela n’est pas faux, mais elle est également, d’une certaine manière, une résistante qui a décidé avec une conviction absolue qu’elle agirait à sa guise. Voilà ce que j’entends dans sa musique. Lorsque l’opéra commence, Pénélope ne sait pas si Ulysse est encore en vie. Quand Ulysse réapparaît, Pénélope ne le reconnaît pas. Elle ne le peut pas, ne le veut pas, désemparée devant cet époux qui resurgit soudainement et qui est devenu un inconnu. Et quand la scène des retrouvailles finales arrive enfin, c’est un moment plein de pudeur, de fragilité, sans l’explosion de joie que l’on pourrait attendre.

Il Ritorno d’Ulisse palpite indubitablement d’une vie théâtrale que l’on a eu trop tendance, par le passé, à sous-estimer. La beauté de son discours dramatique est désormais en passe de se révéler pleinement.

L’action théâtrale commence vraiment dans l’Acte II. L’Acte I est, pourrait-on dire, un acte d’exposition. Il me paraît très cinématographique dans son fonctionnement car il procède littéralement par « flash-back ». Nous découvrons Ulysse et les Phéaciens, les Dieux avec Giove et Nettuno conversant comme tout un chacun. Toutefois, avec son premier et très fameux monologue, « Di misera regina », Pénélope nous offre ce qui est, à mes yeux, l’essence même de l’opéra, une page extraordinaire d’écriture, de développement musical et poétique, avec ce merveilleux arioso « Torna, torna, Ulisse, deh torna », quasi un leitmotiv. Comme toujours, Monte- verdi procède ici par micro-intervalles dans le cadre d’une tessiture très étroite mais la grandeur de ce qu’il réussit à exprimer à l’intérieur de ces limites est absolument étonnante. En coloriste de génie, il y parvient grâce, en premier lieu, à un spectre harmonique incroyable et à la subtilité avec laquelle il illustre les mots. Il le fait à la fois par la mélo- die et, surtout, par le soutien harmonique qu’il écrit. On est saisi par exemple par la juxtaposition de couleurs par- fois très éloignées, un accord de do mineur côtoyant par exemple un accord en la majeur. L’impression qui en résulte est celle d’un incroyable voyage.

Et c’est bien à un véritable voyage, cette fois intérieur, que nous convie Claudio Monteverdi, alors même que les tribulations du roi d’Ithaque touchent, elles, à leur conclusion. Quelles que soient les incertitudes quant à la paternité de l’œuvre, la finesse psychologique ou la justesse infaillible de la mise en musique des mots relèvent de l’art montéverdien le plus achevé. Il n’est que légitime de voir Il Ritorno d’Ulisse in patria prendre progressivement sa place légitime dans le panthéon lyrique. Le prologue nous annonce que l’homme — incarné par le personnage émouvant de la Fragilité Humaine — n’est rien d’autre que le jouet impuissant des Dieux, du Temps, du Destin ou encore du cruel Amour.

Propos recueillis par Yutha Tep,
Journaliste

 

 

Clins d’œil au cinéma de Tarantino, emprunts hilarants aux comics ou aux artistes pop comme Rauschenberg ; l’opéra selon Mariame Clément est un théâtre mental où s’affrontent des visions décalées, toujours signifiantes, sou- vent cocasses, mais soutenues par une connaissance infail- lible du répertoire. Offenbach, Bizet, Rameau, Donizetti, Mozart, Cavalli ou bien le jeune Wagner, son choix des com- positeurs témoigne d’un appétit dévorant pour la matière lyrique. Dans Il Ritorno d’Ulisse, l’un des tout premiers opé- ras de l’histoire, elle a opté pour une lecture contemporaine du couple formé par Ulysse et Pénélope. Entre humour noir et poésie des sens, Mariame Clément lève le rideau sur son approche d’un genre complexe et exaltant, l’opéra vénitien du Seicento.

Avez-vous eu à choisir entre les trois opéras de Monteverdi?

C’est un compositeur dont je connaissais assez mal les œuvres, un peu L’Incoronazione di Poppea, bien moins son Orfeo. Dans ce corpus, si Poppea semble plus attirante, Il Ritorno s’avère une vraie contrainte. Et c’est tant mieux. Il s’agit d’une œuvre complexe qui force à résoudre des pro- blèmes de lisibilité et de fluidité. C’est le côté excitant du travail de metteur en scène, raison pour laquelle je préfère me voir commander des opéras plutôt que d’avoir à les choi- sir. Je porte ce Ritorno en moi depuis quatre ans. Pour des raisons diverses, le projet a été mis en sommeil. Ce qui s’est avéré finalement judicieux car il a pu mûrir.

Qu’est ce qui nourrit votre imaginaire lorsque vous travaillez ?

En bonne élève, je fais d’abord mes devoirs. Relire Homère, L’Avant-scène Opéra... Puis visionner des films. J’ai besoin de beaucoup d’images, de cinéma, de peintures. Par exemple, pour Castor et Pollux à l’Opéra de Vienne, en 2011, il y eut les films de Douglas Sirk. Ou bien des livres comme La peau de l’ours de Joy Sorman pour La Calisto. Je suis une cinéphile et les techniques de narration m’intéressent tout particulièrement. Surtout concernant cet ancêtre du cinématographe qu’est l’opéra. Pour Il Ritorno, The History of Violence de David Cronenberg et les films de Tarantino m’ont beau- coup nourrie. Cela permet aussi de partager un imaginaire commun avec le public.

Comment avez-vous collaboré avec Emmanuelle Haïm?

Nous avons d’abord lu le texte ensemble, en mode « version latine », très pointue. C’est un vrai travail de mot à mot, très scolaire. Mais, en procédant ainsi, on met tout en place. De mon côté, j’avais déjà mon décor et mes intentions.

Puis nous avons confronté nos envies et nos nécessités. J’ai eu, par exemple, besoin de coupes dans la scène Melanto- Eurimaco, au premier acte. Dans son intégralité, ce duo ne me semblait pas signifiant. Nous nous sommes accordées très vite pour en sauvegarder l’essentiel tout en évitant le plus anecdotique.

Où situez-vous la cour d’Ithaque?

C’est le problème que pose toute œuvre mythologique. Est- elle d’aujourd’hui ? Parle-t-elle de demain ? Faut-il faire réfé- rence à l’époque d’Homère ou à celle de Monteverdi ? Et que montrer ? Le metteur en scène est sur le fil du rasoir entre incarner le personnage, lui donner une épaisseur précise, voire totalement décalée comme le fait Dmitri Tcherniakov1, ou bien s’en tenir à une dimension intemporelle. Le risque est d’être soit dans l’anecdotique pur, voire le too much, soit dans l’abstrait trop vague. Mais je ne peux pas résider dans cet entre-deux.

Je travaille avec des chanteurs, avec des acteurs. Il faut leur donner une direction, quoi qu’il en soit. Nous avons tenu à avoir, pour cette production, un côté classique dans la structure architectonique et des costumes contemporains. Ce n’est pas une transposition façon Regietheater, car ce geste ne serait pas ici approprié, mais il s’agit d’une vision plutôt pop.

Comment un metteur en scène traite-t-il de la mythologie en 2017 ?

Une œuvre telle qu’Il Ritorno demande un travail sur le concept du temps et de son passage. Nous l’avons rendu tangible en choisissant un décor unique, un palais dont on sent qu’il a été profané dans un temps antérieur à celui de l’action. Ce n’est plus celui qu’a connu Ulysse vingt ans aupa- ravant. Ce décor permet de donner de l’épaisseur au temps. La lisibilité de la mythologie passe aussi par la façon dont on conçoit les héros homériques.

Un bon exemple est la caractérisation de Pénélope. Pour moi, elle a l’âge de ces actrices de cinéma à qui on ne donne plus de rôles car leur maturité commence à être un écueil. Mais cette femme a gouverné pendant vingt ans. Elle a dû se battre pour garder son trône face à un monde d’hommes voraces. Elle s’apparente au rôle de Madame le premier ministre dans la série Borgen ( incarnée par Sidse Babett Knudsen ). J’aurais d’ailleurs tendance à voir Pénélope comme le personnage principal du Ritorno. J’ai recentré ma mise en scène sur l’héroïne.

Dans Il Ritorno, s’agit-il du retour d’Ulysse dans son royaume, ou plutôt du retour de l’homme vers Pénélope?

C’est essentiellement un opéra de l’attente, mais qui s’achève par de somptueuses retrouvailles. Il Ritorno parle du couple, mais aussi du syndrome post-traumatique. Ulysse revient sur le lieu de sa jeunesse après avoir vécu et commis des horreurs. Cette dimension guerrière est celle qui nous parle aujourd’hui, en 2017.

Que faire des conventions propres à l’opéra du Seicento ?

J’ai installé les dieux au bar de l’Olympe [ rires ]. Ils « boivent des coups » et décident de ce qu’ils vont faire des hommes. Comme il n’y a pas encore de foot à la télé, alors il leur faut imaginer un nouveau divertissement. Peut-être s’amuser avec les Phéaciens et les habitants d’Ithaque ? Quant à la convention, on peut parfois la respecter. L’arc d’Ulysse est un arc, tout simplement. Mais j’ai rajouté un côté très comic, en surjouant l’effet hémoglobine. Parfois, à l’opéra, il ne faut pas chercher midi à quatorze heures, si vous me permettez l’expression. En revanche, le bateau des Phéaciens subite- ment pétrifié par Neptune est un écueil complexe à franchir pour le metteur en scène …

À quel moment du travail vos propositions visuelles interviennent-elles ?

Très en amont, pour être dès le début en accord avec l’équipe. Ainsi, pas de mauvaises surprises. Mais il m’est arrivé d’avoir à travailler avec un chef qui arrive tard dans la produc- tion. Cela peut être source de conflit. Cependant, comme je déteste ces situations, et que je suis diplomate, le clash est rarement au rendez-vous. Que ce soit avec les chefs ou avec les chanteurs, il faut savoir négocier. C’est l’une des exigences et des beautés de ce métier ; échanger et éviter d’imposer.

L’opéra du xviie siècle semble vous attirer …

Détrompez-vous. Mis à part Giasone, j’ai très peu abordé ce répertoire.

Mais pour cette saison, il se trouve que j’enchaîne Purcell, Cavalli, Monteverdi et la reprise d’une Agrippina de Haen- del. Je suis donc en plein esprit baroque. J’aime ce chevau- chement du théâtre et de la musique. Le répertoire vénitien est vraiment un cadeau pour metteur en scène.

Quel regard portez-vous sur les livrets de cette époque?

Le rapport au texte qu’ils proposent est fascinant. Il y a un merveilleux équilibre paroles / musique, un jaillissement proche de la spontanéité du théâtre de rue, tout en étant à la fois érudit et populaire. Un livret d’opéra n’est pas fait pour être lu, mais chanté. Si le baroque fonctionne très bien, c’est justement parce qu’il est calibré pour être joué. Cela se ressent encore de nos jours dans la façon de mener une production. Faire travailler des chanteurs dans un opéra romantique est difficile parce que 80 % de leur cerveau est occupé à émettre le son. Le baroque induit une autre façon de faire. Les chanteurs ne sont pas là pour les mêmes raisons. Dans le bel canto, la mise en scène a une fonction différente, car le public vient surtout écouter une prestation et une voix, et la mise en scène doit travailler autour de cette donnée fon- damentale qu’il serait absurde d’ignorer. Or, dans le théâtre vénitien, il s’agit d’action pure et le chant réclamé n’est pas celui d’un sportif de haut niveau.

Qu’est ce qui est le plus difficile à restituer dans ce répertoire ?

Le paysage culturel. Les références sont très éloignées de nous, ce qui rend le rapport au public difficile car plus personne n’a les clés pour comprendre un prologue, par exemple. Il faut rester lisible tout en respectant le foison- nement de cet univers. Et l’italien du Ritorno est difficile, très littéraire.

Vous avez évoqué des coupes, un sujet sensible pour certains musicologues et critiques…

L’opéra est un art vivant avec des obligations qui sont celles de notre temps. Si je comprends le désir d’exhaustivité musicologique, j’ai aussi conscience de devoir créer un art pour aujourd’hui. D’ailleurs de quel respect parle-t-on?

Regardez Carmen dont les variations du livret ont été, dès l’origine, nombreuses.

Il n’y a pas de cadre défini, marmoréen. L’opéra s’est constamment adapté aux contraintes du spectacle vivant, regardez aussi comment firent Haendel ou Vivaldi. Si l’on se condamne au dogmatisme, on tue la dynamique de l’opéra. Mais effectivement, pour ce qui concerne les coupes, la balance est délicate. On doit se préserver de toute raideur idéologique mais aussi veiller à ce que l’ego du metteur en scène ne déborde pas. Et puis, lorsqu’on travaille sur l’opéra vénitien, sa forme vous tend sans cesse des pièges. Telle ritournelle, qui est d’usage mais qui n’est pas notée, faut-il la faire, ou alors la déplacer?

Dernier détail, mais qui a son importance pour qui voudrait restituer l’opéra baroque in extenso : le timing. Il ne correspond plus à celui de nos soirées. Et puis avouons que des kilomètres de récitatifs surtitrés forment un handicap majeur pour une réception par le plus grand nombre…

Quelle est votre relation au répertoire de l’opéra ?

Je baigne dedans depuis mon enfance et j’ai rapidement su qu’il allait être mon univers. Après l’ENS, je ne voulais pas aller vers l’enseignement, je ne me sentais pas bâtie pour cela. Au sortir de ce cursus, j’ai un peu erré, du Louvre à la Maison de la Radio, de l’histoire de la peinture à celle des chœurs de Radio France. Puis les hasards de l’existence m’ont posée à Berlin. En Allemagne, comme en Autriche, le rapport à l’opéra est primordial. La musique est au cœur de la culture générale. Les représentations sont innombrables.

Contrairement à la France, il est impossible de rencontrer un intellectuel ou un politique qui ne sache pas faire la dif- férence entre Bach et Prokofiev… À Berlin, j’ai aussi décou- vert le Regietheater. Ces spectacles m’ont ouvert les yeux sur ce que l’on peut faire d’une œuvre avec une grille intel- lectuellement très contemporaine. Il est vrai que Sellars et Chéreau m’avaient déjà beaucoup « ouvert » le regard. C’est ainsi, de stages en représentations, que je suis venue à la mise en scène.

Qu’est ce qui fait le secret d’un spectacle réussi ?

Je crois beaucoup à la rencontre entre les gens, chanteur ou musicien. Ça a été le cas pour Agrippina avec Ann Hallen- berg. Ou avec Paul Groves dans Werther. Le travail devient alors un merveilleux jeu de ping-pong, un échange de haut vol extrêmement fécond. Je crois aussi aux résonances entre une œuvre et son propre cheminement. J’ai ainsi vécu des moments magiques, comme avec Castor et Pollux produit alors que je venais d’avoir un enfant…

Comptez-vous aborder le théâtre « pur »? Beaucoup de metteurs en scène de théâtre viennent à l’opéra, alors que le cheminement inverse est plus rare…

Cette idée m’attire et me tétanise à la fois. Au théâtre, on est seul avec le texte, alors qu’à l’opéra la musique accomplit déjà la majeure partie du travail sensoriel et donne un sous-texte. Le théâtre, c’est la page blanche. On se trouve nu face aux mots, et on doit en trouver la musique juste. 

À l’opéra, il faut faire le chemin inverse : le résultat ( la musique ) est donné, et il faut trouver avec les chanteurs le moyen de donner l’impression que cette manière de dire le texte est la seule possible. Je considère l’opéra comme un travail de transmission. On donne à voir du pré-établi. Je trouve cette contrainte incroyablement féconde. Inverse- ment, on ne passe pas aisément du théâtre seul au théâtre en musique. Parfois des metteurs en scène de théâtre, enga- gés pour dépoussiérer l’opéra, accouchent d’un spectacle poussiéreux parce que la contrainte leur a coupés les ailes.

Propos recueillis par Vincent Borel

 

 

 

 

À propos de l’œuvre

Denis Morrier, Professeur d’Analyse au CNSMD de Paris et de Culture Musicale au CRD du Pays de Montbéliard.

« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »

Dans l’éloge posthume qu’il a composé à la mémoire de son maître, le poète et musicien Benedetto Ferrari (1604 - 1681) a érigé Claudio Monteverdi en « Oracolo della Musica ». Le musicologue Leo Schrade, quant à lui, l’a désigné comme « le père de la musique moderne ». Ces hommages ne sont pas exagérés : Monteverdi a réellement marqué de son empreinte indélébile l’Histoire de la musique. À travers son oeuvre monumentale, il a réalisé une prodigieuse synthèse des héritages du passé avec toutes les innovations de son temps, soit toutes les tendances stylistiques de ce qu’il dénommait lui-même sa prima et sa seconda prattica. Sa production couvre les trois répertoires fondamentaux de la fin de la Renaissance et du Baroque naissant : la Musica da Chiesa (dont il publia trois volumes de messes et de motets liturgiques), la Musica da Camera (magnifiée en huit livres de madrigaux et divers autres recueils profanes) et enfin la Musica da Teatro : celle-ci compte de nombreux divertissements de cours, balli, intermezzi, tornei, et des opéras, premiers véritables chefs-d’oeuvre du genre.

Une première carrière de musicien de cour

Baptisé à Crémone le 15 mai 1567, Monteverdi grandit et obtient sa première éducation musicale dans sa cité natale. Grâce au soutien de son maître, l’éminent compositeur Marc Antonio Ingegnieri, il publie dès l’âge de quinze ans un recueil de petits motets, les Sacrae Cantiunculae, joyaux fon- dateurs de sa prima prattica. En 1590, il est engagé comme violiste et chanteur par le Duc de Mantoue, Vincenzo Gonzaga. Il gravit ensuite les échelons hiérarchiques de la chapelle ducale jusqu’à en obtenir la direction, en 1602. De 1586 à 1603, il publie ses quatre premiers livres de madrigaux. Son écriture polyphonique se fait de plus en plus hardie. Il n’hésite pas à remettre en question les règles traditionnelles du contrepoint pour privilégier l’usage des dissonances à des fins expressives. À partir de 1599, Monteverdi subit les attaques du chanoine et théoricien Giovanni Maria Artusi (c. 1540 - 1613), parti en croisade contre les « imperfections de la musique moderne ». Monteverdi clôt le débat en produisant deux nouveaux chefs-d’oeuvre qui inaugurent sa seconda prattica : le Cinquième Livre de Madrigaux (1605) et son premier opéra, L’Orfeo, créé au palais ducal de Mantoue en février 1607. 
L’année suivante, à l’occasion des noces du prince héritier Francesco Gonzaga, il est chargé de composer un nouvel opéra, L’Arianna, et un ballet dramatique, le Ballo delle Ingrate. Le recueil de musique sacrée de 1610, comprenant la Missa in illo Tempore et le célèbre Vespro della Beata Vergine, est sa dernière publication mantouane. À la mort du Duc Vincenzo, en 1612, Monteverdi entre en conflit avec son successeur, Francesco. Les incessants retards de paiement et la maigreur des émoluments sont depuis longtemps les leitmotivs de sa correspondance. Le compositeur est finalement remercié. Après une année de tractations, il obtient le poste le plus convoité d’Italie : celui de Maestro di Capella de l’église palatine des Doges de Venise, la Basilica di San Marco.

La consécration vénitienne

Devenu le musicien officiel de la Sérénissime République, il trouve une reconnaissance, une situation matérielle et des occupations bien différentes de celles qu’il avait connues précédemment. Il obtient un salaire de 300 ducats (quand son prédécesseur n’en gagnait que 200), qui s’élève à 400 dès l’année suivante. Il bénéficie d’un cadre de vie confortable, et d’une charge de travail concentrée sur son activité à la Basilique. Alors commencent, selon ses propres mots, « les seules vraies années heureuses » de sa vie. Sa renommée devient universelle ; ses oeuvres, publiées à Venise, sont réimprimées à travers toute l’Europe. En 1614 paraît son Sixième Livre de Madrigaux suivi en 1619, par le Septième Livre, intitulé Concerto. S’ouvre ensuite une longue période de silence éditorial qui s’explique par la lourdeur de sa charge à la Basilica di San Marco, mais aussi par les déboires de la Sérénissime République, marquée par une grave crise économique et par la tragique épidémie de peste de 1630.
Cette dernière emporte son fils Francesco. Monteverdi, veuf depuis 1607, se fait ordonner prêtre en 1632. Son activité de compositeur ne faiblit pourtant pas. Il compose non seulement de la musique liturgique, tant pour San Marco que pour les autres églises de la lagune, mais reçoit également de nombreuses commandes de spectacles et de divertissements pour diverses cours italiennes. Monteverdi ne confie pourtant aucune oeuvre majeure à l’imprimerie avant 1638 : il publie alors son testament musical profane, le Huitième Livre de Madrigaux. Deux ans plus tard, il livre son ultime publication : une monumentale anthologie de musiques liturgiques et spirituelles, la Selva morale. Il meurt à Venise en 1643, comblé d’honneurs.

La seconde naissance de l’opéra

Durant les trente années de sa carrière vénitienne, Monteverdi fut d’abord le témoin puis l’acteur privilégié d’une révolution : l’invention des premiers théâtres lyriques « modernes ». En 1637, la noble famille Tron ouvre son Teatro San Cassiano (inauguré en 1580 et jusqu’alors dédié aux comédies) aux premières représentations publiques et payantes d’opéra. Le succès triomphal de l’Andromeda de Francesco Manelli et Benedetto Ferrari va bouleverser le cours de l’Histoire. De spectacle aristocratique, offert à une élite invitée, l’opéra devient un divertissement plébéien, accessible à tous ceux qui peuvent payer leurs places.
Dès 1639, deux autres familles patriciennes ouvrent leurs théâtres aux productions lyriques : les Zane (et leur San Moisé, construit en 1613) puis les Grimani (et leur SS Giovanni e Paolo, bâti pour l’occasion). Financeurs, impresarii et musiciens se lancent dans une concurrence acharnée. La loi du marché règne désormais en maître et, pour attirer la clientèle, l’éblouissement des yeux et des oreilles devient la nouvelle règle d’or.
L’infatigable Monteverdi, à plus de soixante-quinze ans, va s’engager dans ces entreprises d’un genre inédit. Il organise une reprise de son Arianna au teatro San Moisé en 1639. Il Ritorno d’Ulisse in Patria est représenté au San Cassiano durant le Carnaval de 1640 (soit l’hiver 1639-40, la saison théâtrale commençant fin décembre). Durant la saison suivante, Le Nozze d’Enea con Lavinia voient le jour (la musique en est hélas perdue) tandis qu’en 1642 - 43, son ultime opéra, L’Incoronazione di Poppea, est créé au Teatro di SS Giovanni e Paolo.

 

Un retour aux sources d’Ulisse

Ulisse et Poppea ont connu un semblable destin. Peu après leurs créations, ces deux oeuvres sont tombées dans l’oubli, jusqu’à leurs redécouvertes par les musicologues de la fin du XIXe siècle, puis leurs résurrections triomphales sur les scènes d’opéras du XXe siècle. Cet oubli fut si profond que les réapparitions de leurs partitions furent, à chaque fois, auréolées de doutes et de polémiques quant à leur paternité.
Les informations concernant la production initiale d’Il Ritorno d’Ulisse, en 1639-40, sont rares et lacunaires, parfois même contradictoires. L’oeuvre semble n’avoir jamais été reprise à Venise. Pourtant, dans les mois qui ont suivi sa création vénitienne, la troupe itinérante du compositeur Francesco Manelli (1594 - 1567) l’a représentée au Teatro Castrovillani de Bologne. Un opuscule publié en 1640, intitulé Le Glorie della Musica, témoigne de ces représentations bolonaises. Il confirme en particulier l’identité des auteurs de l’opéra : ce court recueil de poème comprend deux sonnets célébrant, l’un, L’Ulisse, opera musicale del Sig. Claudio Monteverdi, et l’autre, L’Ulisse, Dramma dell Illustrissimo Sig. Giacomo Badoaro e Musica del Sig. Claudio Monteverdi. Il révèle également les noms des deux principales interprètes féminines lors de ces représentations : Giulia Paolelli, une célèbre cantatrice romaine, dans le rôle de Pénélope, et Maddalena Manelli, l’épouse du compositeur, dans celui de Minerve. La famille Manelli étant à l’origine des premières représentations d’opéra au théâtre San Cassiano depuis 1637, il est donc plausible que cette reprise bolonaise ait été réalisée par la même troupe qui avait créé L’Ulisse à Venise au début de la saison.
L’Ulisse disparaît ensuite des mémoires, jusqu’en 1681. Cette année-là, l’éditeur vénitien Nicolo Pezzana publie un recueil d’épigrammes, de lettres et d’essais intitulé Minerva al Tavolino, rédigé par un érudit dalmate, Cristoforo Ivanovitch (1628 – ca. 1689). Ce livre se conclut par des Memorie Teatrali di Venezia : un catalogue des opéras représentés dans la Sérénissime République entre 1637 et 1681. Dans ce chapitre, Ivanovitch mentionne que le Ritorno d’Ulisse aurait été représenté au Théâtre San Cassiano durant la saison d’hiver 1641. Cette datation, reprise par tous les commentateurs pendant trois siècles, est certes erronée. Mais grâce à Ivanovitch, les premiers historiens des Lumières ( Bonlini et Groppo en Italie, Laborde en France ) puis du XIXe siècle ( Fayolle et Choron, Fétis ) mentionneront cet Ulisse de 1641 parmi les ultimes compositions de Monteverdi. Cependant, ils ne peuvent évoquer sa musique : celle-ci était considérée comme irrémédiablement perdue.
Vers 1870, August Wilhelm Ambros (1816 – 1876) retrouve une copie manuscrite d’Ulisse dans une collection de partitions réunie à la fin du XVIIe siècle pour l’empereur Léopold Ier. La musique est d’emblée attribuée à Monteverdi. Le librettiste demeure inconnu, jusqu’à la découverte, une vingtaine d’années plus tard, d’une copie manuscrite du livret à Venise.
La présence de cette partition à Vienne a beaucoup intrigué les musicologues. Dans son édition monumentale des oeuvres de Monteverdi, Gian Francesco Malipiero a avancé l’hypothèse suivante : « En 1641, régnait à Vienne l’Empereur Ferdinand III et l’Impératrice Eléonore, fille du Duc Gonzague de Mantoue, à qui Monteverdi dédia l’édition de 1641 de sa Selva Morale e Spirituale. Il est donc probable que Monteverdi ait envoyé aussi à la fille de son ancien protecteur une copie de son Ritorno d’Ulisse, dans l’espoir de le voir peut être représenté à Vienne ».
Les relations entre Monteverdi et la maison impériale étaient depuis longtemps fort étroites : L’Orfeo aurait été représenté à Salzbourg en 1615, le Ballo delle Ingrate, créé à Mantoue en 1608, est repris à Vienne en 1628. Le mariage, en 1622, de l’Empereur Ferdinand II de Habsbourg (1578 – 1637) avec Eleonora Gonzaga, fille du premier protecteur de Monteverdi, scelle plus fortement encore les liens du compositeur avec la cour viennoise. En 1638, le musicien dédie son Huitième Livre de Madrigaux au nouvel Empereur, Ferdinand III (1608 – 1657). L’ultime dédicace de la Selva morale, en 1640, à la veuve de Ferdinand II, confirme une dernière fois la faveur particulière du compositeur auprès de la cour de Vienne.

Les mystères du libretto

L’émergence d’un nouveau public dans les premiers théâtres lyriques vénitiens a imposé aux poètes de reconsidérer la nature, la forme et le style des livrets d’opéra. Les fables mythologiques, inspirées par l’humanisme renaissant et prisées dans les cours princières pour leurs vertus édifiantes, font place à de vastes fresques historiques ou épiques, plus spectaculaires et divertissantes. Dans Ulisse et Poppea, les personnages sont nombreux ; plusieurs intrigues se croisent, mêlant questions d’amour et de pouvoir. De même, les sentiments vils et sublimes se côtoient, tandis que le ton poétique mêle le tragique et le comique, voire le satirique.
Il Ritorno d’Ulisse demeure, à maints égards, énigmatique. Tout d’abord, la partition conservée à Vienne et les différents états connus du libretto présentent de troublantes différences. Une douzaine de sources nous sont parvenues pour ce seul livret. La plus importante est un manuscrit autographe, accompagné d’une Lettera del Autore, conservés au Museo Correr de Venise (segnatura 564). - Le librettiste a organisé son poème en cinq actes. Or, la partition le divise en trois. - De plus, le prologue du livret n’a aucun rapport avec celui proposé par la partition : Badoaro faisait originellement intervenir trois figures allégoriques : le Destin, la Prudence et le Courage. La partition, quant à elle, oppose la Fragilité humaine aux trois vicissitudes majeures de l’existence : le Temps implacable, la Fortune aveugle et l’Amour tyran. - Outre de multiples changements de paroles, certaines scènes importantes ont disparu dans la copie viennoise, en particulier la majeure partie des choeurs : ceux des Néréides et des Sirènes (I / 4), des Naïades (I / 9), des Ombres des Procéens (III / 2) et le choeur final des habitant d’Ithaque. Un document précieux, conservé à la Biblioteca Marciana de Venise (Dramm. 909. 3), rend ces divergences plus troublantes encore. Il révèle comment Monteverdi, lorsqu’il compose la musique de l’opéra Le Nozze d’Enea con Lavinia, intervient activement auprès de son librettiste au moment de l’élaboration du livret. Dans la préface de cet Argomento et Scenario delle Nozze d’Enea in Lavinia [sic], longtemps attribuée à Badoaro (mais plus vraisemblablement rédigée par Michelangelo Torcigliani), le poète explique que le musicien lui a conseillé de diviser son oeuvre en cinq actes plutôt qu’en trois : à l’inverse, donc, de ce que propose la partition d’Ulisse. De même, il précise qu’il a dû retailler luimême son livret, avant sa mise en musique, afin de « donner un plus grand relief aux affetti » : « J’ai négligé les idées et les maximes sans rapport avec le sujet, et me suis surtout appliqué à la peinture des sentiments, comme le veut Monteverdi auquel, pour être agréable, j’ai changé et retranché beaucoup de choses que j’avais mises d’abord. »
Les aménagements a posteriori du livret dans la partition d’Ulisse sont-ils le fait du compositeur ? La préface des Nozze d’Enea remet en cause une telle idée. Les variantes de la copie viennoise semblent plutôt le fait d’un remaniement posthume, mis en oeuvre pour une hypothétique reprise de l’oeuvre : celle de Bologne avec Manelli ? Celle jamais concrétisée à Vienne ? Le mystère demeure entier.

Fidélité homérique et libertés vénitiennes

Le livret de Giacomo Badoaro, quoique riche en épisodes bigarrés, n’a pas tout oublié de l’idéal humaniste qui prévalait dans L’Orfeo. Badoaro est resté aussi fidèle à son modèle homérique que Pénélope l’a été à son époux. Le librettiste a concentré son sujet, ne retenant de L’Odyssée que ses chants XII à XXII. De plus, certains de ses dialogues sont presque textuellement empruntés à Homère : la scène de l’éveil d’Ulysse sur les rives d’Ithaque, la rencontre du héros avec Minerve, la querelle des Olympiens, la colère de Neptune...
Le librettiste a cependant modifié quelques détails pour permettre des économies de personnages, rendre l’action plus concise et surtout pour la rendre plus conforme aux moeurs modernes. La plus importante de ces modifications concerne les prétendants de Pénélope. Selon Homère, ils étaient trente et un, tous issus de l’aristocratie féodale des quatre îles du royaume d’Ulysse. Badoaro n’en retient que trois, qui s’attribuent le titre de roi dès leur apparition : Antinoo, Pisandro et Anfinomo. Une ambiguïté s’installe avec le personnage d’Eurimaco. Dans l’Odyssée, Homère caractérise
Eurymaque en ces termes :
« [il est] le meilleur des prétendants de Pénélope, le peuple l’honore déjà comme un dieu. Il est si désireux de devenir l’époux de Pénélope et d’avoir la royauté d’Ulysse ! » (Chant xv, vers 518). Or, dans son livret, Badoaro ne le présente pas clairement comme un prétendant, mais seulement comme l’amant de la servante Melantho. Eurymaque ne participe à aucun ensemble des prétendants (ceux-ci ne chantent qu’en trio), ni même à la scène de l’arc (il n’est pas invité à participer à la joute). Enfin, son destin tragique n’est pas évoqué : Homère le faisait périr sous les flèches d’Ulysse, avec les autres prétendants.
De même, le sort de sa maîtresse, Melantho, est édulcoré par le librettiste. Dans L’Odyssée, Ulysse la fait jeter à la mer, cousue dans un sac, pour avoir trahi sa confiance en prenant le parti des Phocéens. Or, dans l’opéra, elle ne semble ni inquiétée, ni même menacée de disgrâce, puisqu’elle dialogue encore librement avec Pénélope à l’acte III.
Enfin, la longue scène finale de la « reconnaissance » prend une importance et revêt une violence de ton que le poème d’Homère n’envisageait guère. Ainsi, dans l’Odyssée c’est Pénélope qui, par un stratagème astucieux, pousse Ulysse à lui décrire le lit monumental qu’il avait construit de ses propres mains. Dans l’opéra, c’est Ulysse qui, pour mettre un terme aux véhémentes dénégations de Pénélope, évoque la couverture du lit matrimonial qu’elle avait brodée à l’effigie de Diane, et que lui seul peut avoir vu. Les doutes de Pénélope étaient sous-entendus par Homère. Dans l’opéra, ils forment l’ultime noeud du drame. La reconnaissance de l’époux, opérant une parfaite libération cathartique, devient le véritable dénouement de la tragédie de Pénélope et du retour d’Ulysse.

Les énigmes d’une partition

Le manuscrit de Vienne recèle bien d’autres énigmes. Tout d’abord, il abonde en erreurs de copie manifestes : la partie d’alto du trio des Prétendants et alternativement attribuée à Anfinomo ou à Pisandro ; le rôle d’Eumée est en certains endroits écrit en clef d’ut première (de soprano), alors qu’il s’agit d’un ténor (devant être écrit en clef d’ut quatrième). Les tessitures des voix sont souvent surprenantes. Certaines sopranos (Pénélope et Melantho en particulier) exploitent fréquemment un registre grave aux limites du contralto. De même, le rôle de Neptune, une basse profonde, revêt un ambitus de plus de deux octaves qu’il parcourt entière- ment dès sa première intervention, ponctuant sa première cadence par un impressionnant Do abyssal. Ces tessitures graves doivent être tempérées par le fait que le diapason vénitien était à l’époque plus élevé (en général de plus d’un demi-ton) que l’actuel (La = 440Hz). De plus, la partition présente parfois des indications de transposition (alla seconda, alla quarta alta...) qui ne sont pas sans troubler plus encore la question des tessitures.
Les musicologues et interprètes modernes se sont également interrogés sur la présence d’altérations accidentelles particulièrement dissonantes, en particulier dans les lamenti de Pénélope. Ainsi, Gian Francesco Malipiero, dans son édition monumentale, n’hésite pas à considérer certaines d’entre elles comme l’ajout apocryphe de « quelque professeur, zélé ou sourd » (« qualche professore zelante o sordo »). Elles sont pourtant d’une puissance expressive extraordinaire, véritables « figures de style » au service d’un pathétisme hors norme.
Parmi les lacunes les plus troublantes du manuscrit, il faut relever l’absence du Ballo du deuxième acte : il est pourtant annoncé par les Prétendants dans un ensemble tout en vocalises enthousiastes (trio : Lieta, lieta). Durant le Seicento, il était d’usage de laisser le Signor Ballarino (le maître de ballet, ou chorégraphe) proposer les musiques qui conviennent aux danses choisies pour le spectacle. Aujourd’hui, les interprètes modernes se voient obligés d’assumer ce rôle de Ballarino, et d’introduire eux-mêmes une nouvelle composition au coeur de l’opéra. Heureusement, Monteverdi a produit de nombreux Balli et Balletti au cours de sa carrière, en particulier durant sa période mantouane : le recueil de Scherzi musicali (publié en 1607) comprend ainsi plusieurs musiques qui peuvent convenir à cet emploi.

Quel orchestre pour Ulisse ?

La question de l’accompagnement instrumental est plus épineuse encore. Comme pour la plupart des opéras vénitiens, l’essentiel de la partition est noté sur deux portées : une pour le chant, et l’autre pour la basse continue. La constitution du groupe de continuo (avec quelles basses ? quels instruments polyphoniques ? clavecins, orgues, harpes, luths ?) et son emploi (comment répartir ces instruments en fonction des personnages ou des situations dramatiques ?) demeurent, aujourd’hui encore, le fait des interprètes.
Il en va de même pour instrumentation des sinfonie et ritornelli. Dans Ulisse, leur nomenclature paraît identique à celle de l’Orfeo : une écriture, caractéristique, de banda de violons à cinq parties, avec deux dessus, un alto, un ténor de violon, et une basse de violon doublant la basse continue. Si la partition de L’Orfeo proposait, pour la plupart des épisodes orchestraux, une riche instrumentation mêlant vents et cordes en abondance, celle d’Ulisse ne présente aucune indication explicite en ce sens. Les usages des théâtres vénitiens du Seicento sont néanmoins bien connus. En 1963, le musicologue anglais Denis Arnold a mis à jour un document éloquent : les livres de compte de Marco Faustini, impresario au Teatro San Cassiano entre 1650 et 1665. On y découvre que l’ensemble instrumental alors engagé était très réduit, pour des raisons d’économie. Les cordes, en nombre variable, sont toujours solistes. Aucun instrument à vent n’était engagé. Le continuo ne présente que des instruments à clavier (deux ou trois) et des théorbes (généralement deux). Toutefois, ces effectifs minimalistes n’étaient pas toujours de mise. Les cours princières pouvaient reprendre ces opéras vénitiens avec des effectifs beaucoup plus nombreux, comme en témoignent les exécutions somptueuses de Giasone et Serse de Cavalli à Paris en 1646 et 1660, ou encore les fastes incroyables du Pomo d’Oro de Cesti à Vienne en 1666.

Une galerie de portraits musicaux

Le Ritorno d’Ulisse aurait mérité d’être plutôt intitulé Penelope, tant l’épouse d’Ulysse en paraît être le personnage principal. Elle se singularise par rapport aux autres personnages féminins, par son registre et sa tessiture : c’est une soprano grave (presque une contralto) dont l’ambitus n’excède pas la onzième. La plupart de ses interventions sont de purs récitatifs dramatiques d’une rare intensité expressive. Son lamento introductif est parsemé de dissonances saisissantes, toujours justifiées par la conduite indépendante des voix : leur intense pathétisme est à rapprocher des figuralismes douloureux du lamento conclusif du Ballo delle Ingrate (1608), ou encore du premier trio du Lamento della Ninfa (Huitième Livre, 1638). Cette caractérisation poignante reste attachée au personnage jusqu’à la scène finale de la reconnaissance d’Ulysse. Le temps de la douleur, et donc de la dissonance, est révolu. Le chant de Pénélope se métamorphose : il revêt, dès lors, un caractère rayonnant, voire jubilatoire, en particulier dans son ultime aria (l’une des rares pages vocales accompagnée d’instruments dans le manuscrit) : « Illustratevi o Cieli ».
Le style brillant que Minerve arbore pour affirmer sa divinité (« Io vidi per vendetta », acte I) relève, quant à lui, du stile concitato : un « style agité », propice aux expressions guerrières, que Monteverdi avait inventé en 1624 dans le Combattimento di Tancredi e Clorinda. Les interventions de la déesse revêtent également une profusion de figures ornementales empruntées au cantar passaggiato (« O coraggioso Ulisse », acte II) : une écriture virtuose héritée de la Renaissance que Monteverdi a mené à son apogée, à travers ses madrigaux (« Mentre vaga angioletta »), ses motets (« Duo Serafim »), et ses opéras (aria d’Orfeo, « Possente spirto », acte III).
Ulysse est incarné par un ténor grave, d’expression vaillante, dont le mode d’expression privilégié mêle le récitatif dramatique et l’air strophique. Ses arie sont souvent virtuoses et parfois ornés de ritournelles instrumentales (« O fortunato Ulisse », acte I). Cette typologie vocale, typiquement montéverdienne, est très proche de celle d’Orfeo et des parties de ténors solistes des Septième et Huitième Livres de Madrigaux. Il est frappant de constater que tous les rôles masculins d’Ulisse sont confiés à des voix naturelles : Ulysse, Télémaque, Eumée et Eurymaque sont ainsi des ténors. L’attachement manifeste de Monteverdi à une caractérisation vocale vraisemblable pour ses personnages héroïques tranche singulièrement avec la mode vénitienne des années 1640 – 45 : celleci privilégiait plutôt les voix de castrat, tant soprano qu’alto, pour les rôles principaux. Dans L’Incoronazione di Poppea, Monteverdi sacrifiera à cette mode en confiant le rôle de l’Empereur Néron à un castrat soprano plutôt qu’à un ténor. La scène sans doute la plus étonnante de l’opéra revient à un personnage secondaire : Iro, le glouton, parasite de la cour passé à la solde des prétendants. Ce rôle de ténor tragicomique se révèle d’une complexité dramatique et musicale aussi paradoxale que profonde. Son Lamento parodique, qui ouvre l’acte III (« O Dolor, o Martir »), est un véritable microcosme de l’oeuvre toute entière. Dans ce monologue, alternant couplets contrastés et refrains interrogatifs, Iro s’approprie la caractérisation musicale des autres personnages pour mieux tourner le drame en dérision. Le pathétisme de Pénélope, l’héroïsme d’Ulysse, l’enthousiasme de Télémaque, la vaillance de Minerve et l’ironie d’Eumée sont tour à tour convoqués pour signifier la vanité de l’existence et l’absurdité de sa fin. Dans cette scène extraordinaire, où le comique le dispute au tragique, le grotesque au sublime, l’invention théâtrale de Badoaro et le génie musical de Monteverdi transparaissent tout entier. Entre rires et larmes, ivresse de vie et détresse existentielle, le suicide d’Iro érige à lui seul Il Ritorno d’Ulisse in Patria au rang des plus éblouissants chefs-d’oeuvre de toute l’histoire de l’opéra.

Médias

Photos du spectacle

Crédit photos : ©Gilles Abegg - Opéra de Dijon

Maquette

Crédit photo : ©Julia Hansen, scénographe