Présentation
Distribution
SPECTACLE EN FRANÇAIS SURTITRÉ
NOUVELLE PRODUCTION DE L’OPÉRA DE DIJON
MUSIQUE Jean-Philippe Rameau
LIVRET Louis de Cahusac
ORCHESTRE ET CHŒUR DU CONCERT D’ASTRÉE
DIRECTION MUSICALE Emmanuelle Haïm
MISE EN SCÈNE Barrie Kosky
ASSISTANAT À LA MISE EN SCÈNE David Merz
DÉCORS ET COSTUMES Katrin Lea Tag
LUMIÈRES Franck Évin
CHORÉGRAPHIE Otto Pichler
ASSISTANT DÉCORS Victor Labarthe d’Arnoux
ALPHISE Hélène Guilmette
SEMIRE, POLYMNIE, CUPIDON, NYMPHE Emmanuelle De Negri
ABARIS Mathias Vidal
BORÉE Christopher Purves
BORILÉE Yoann Dubruque
ADAMAS, APOLLON Edwin Crossley-Mercer
CALISIS Sébastien Droy
CAPITAINE DE LA DANSE Anaëlle Echalier
DANSEURS Yacnoy Abreu Alfonso, Julie Dariosecq, Benjamin Dur, Lazare Huet, Anna Konopska
COPRODUCTION
Opéra de Dijon
Komische Oper Berlin
Synopsis
ACTE I
Une forêt de Bactriane.
Alphise, reine de Bactriane, doit par décret divin épouser un descendant de Borée, dieu des vents. Deux princes, les Boréades Calissis et Borilée, se disputent ce privilège. Alphise confie cependant à sa suivante Sémire n’aimer ni l’un ni l’autre, mais Abaris, orphelin recueillis jadis par Adamas, grand prêtre d’Apollon, qui l’assure d’illustre ascendance. Pour lui, elle est prête à défier la volonté divine, à refuser les deux Boréades, et à renoncer au trône de Bactriane. Arrivent justement les deux frères Calissis et Borilée, qui la pressent de choisir. Une aimable troupe les accompagnent qui offre un divertissement. La Reine en appelle alors au dieu Apollon pour décider de son sort.
ACTE II
Le vestibule du temple d’Apollon, avec au fond l’autel.
Abaris est désespérément amoureux de la reine Alphise, dont il ignore les sentiments à son égard. Adamas, tout en l’observant, se remémore les circonstances dans lesquelles Apollon en personne lui a remis l’enfant, qui doit cependant tout ignorer de sa naissance, s’il n’est par lui-même digne du sang des dieux. Révélant sa présence à Abaris, et après que ce dernier lui ait avoué que son cœur brûle pour Alphise, il l’exhorte à l’action et à vaincre les obstacles qui s’opposent à son désir. Puis, convoquant les prêtres d’Apollon, il les place sous les ordres d’Abaris à qui il confie sa puissance. Arrive Alphise, venu consulter l’oracle du dieu. Elle leur confie un rêve dans lequel la Bactriane lui est apparu détruite par la fureur des vents. Sous le choc de cette vision, Abaris lui découvre ses sentiments pour elle. Alphise lui avoue son trouble et, à demi-mot, son amour. Après une célébration à la gloire d’Apollon et un divertissement dans lequel l’enlèvement de la muse Orithie préfigure la suite des évènements, le dieu Amour, descendu du ciel, déclare son soutien au sentiment d’Alphise - même si « le sang de Borée obtiendra la couronne » - et lui confie une flèche d’or.
ACTE III
Restée seule, Alphise est partagée entre les sombres pressentiments de son rêve et l’espoir apporté par Amour. Au désespoir d’Abaris, qui se sent impuissant face aux Boréades et serait prêt à renoncer sans combattre, elle répond par l’aveu de ses sentiments.
Peuples et Boréades s’assemblent pour entendre enfin la décision prise par la Reine quant à ses noces. Pressée une dernière fois par Adamas, elle annonce renoncer au trône pour épouser Abaris, auquel elle donne la flèche d’or apportée par Amour. Si le peuple approuve le choix de sa Reine, les Boréades sont fous de rage et en appellent à Borée, qui lance tous ses vents à l’assaut du pays et leur fait enlever Alphise.
ACTE IV
Alors que la tempête fait toujours rage et que le peuple gémit de terreur, Borilée triomphe de sa vengeance sur la reine.
Désespéré et abattu par le désastre et la disparition d’Alphise, Abaris est sur le point de se transpercer de la flèche d’or. Adamas lui enjoint de choisir entre vengeance et abandon d’Alphise et lui rappelle que cette arme pourrait servir à tout autre usage. A l’appel à l’aide d’Abaris à Apollon, répond la muse Polymnie qui lui adjoint pour secours Heures, Saisons et Zéphirs.
ACTE V
Au royaume de Borée
Borée, qui retient Alphise captive, ordonne à ses vents de retourner ravager la Bactriane. En vain : un charme retient les vents d’obéir, « la voix d’un mortel [les] force au repos ». A Alphise, il ordonne de choisir l’un de ses fils pour époux, mais celle-ci refuse encore et toujours, même soumise à la torture.
Arrive Abaris, qui d’un éclat de la flèche d’or réduit la puissance de Borée et ses fils à néant et les force à abandonner toute fureur.
Apollon apparaît alors, qui apprend à tous qu’Abaris est son fils, et par sa mère un descendant de Borée. Sans rompre désormais le décret divin, Alphise peut donc l’épouser. Tous fêtent la joie retrouvée, l’amour et le plaisir.
Note d’intention
Lorsque nous avons décidé avec Emmanuelle Haïm de bâtir un cycle Rameau pour l’Opéra de Dijon, le titre Les Boréades s’est rapidement imposé comme un passage obligé pour faire découvrir tout le génie du compositeur dijonnais. Rarement donnée en France, il fallait trouver l’artiste à même de relever le défi que représente la mise en scène de cette grande tragédie lyrique. L’expérience de la production de Castor et Pollux en 2014, qui a vu la présentation pour la première fois en France du travail de Barrie Kosky, a permis la rencontre artistique et humaine entre le directeur de la Komische Oper de Berlin et Emmanuelle Haïm.
Fort de cette rencontre, c’est assez naturellement que nous décidâmes de présenter cet ouvrage aux premières dates communes disponibles entre les deux artistes, cinq ans plus tard, en mars 2019.
Programmer Les Boréades est un défi pour toute maison d’Opéra, de par les moyens artistiques demandés — ballet et chœurs fournis, solistes demandant des moyens vocaux exceptionnels, moyens scéniques propres à représenter tempêtes et vents, comme autant d’espaces de jeu. Nous décidâmes donc d’en faire la pierre angulaire de la saison 2018-2019, dès lors bâtie sur le thème de la liberté. Le deuxième acte ne permet-il pas d’affirmer « C’est la liberté qu’il faut que l’on aime, le bien suprême, c’est la liberté » ? Le mystère qui entoure la création de ce chef-d’œuvre et la vraisemblable censure par les Menus-Plaisirs du Roi — parce que cette œuvre constituait une véritable bombe contestant un à un tous les fondements de la monarchie absolue —, les audaces musicales de Rameau, mais aussi et surtout sa résonance avec les questionnements de notre temps et la certitude que cette production repose sur une relation artistique forte et partagée entre la directrice musicale et le metteur en scène, nous ont convaincu de présenter à nouveau cette œuvre, trop rare hélas sur les scènes lyriques européennes.
Le travail en coproduction avec le Komische Oper de Berlin permet non seulement de monter cet ouvrage à Dijon mais de s’assurer qu’il sera présenté dans un second temps à Berlin et sans doute dans d’autres capitales européennes.
LAURENT JOYEUX
Directeur général et artistique
de l’Opéra de Dijon
Entretiens
Entretien avec Emmanuelle Haïm
Les Boréades sont la dernière œuvre composée par Rameau. Une œuvre dans laquelle il fait montre d’une liberté tout à fait extraordinaire dans la pratique de son art, dans une approche presque expérimentale. Diriez-vous que cette partition s’inscrit en rupture ou dans la continuité de ses œuvres antérieures ?
Personnellement, je ne parlerais pas de rupture, mais plutôt du regard de quelqu’un qui n’a plus à s’encombrer de l’opinion des uns et des autres. Je suis toujours frappée du nombre de corrections qu’il a faites dans ses œuvres, chaque reprise amenant un remaniement parfois très poussé de ses partitions. Hippolyte et Aricie, Castor & Pollux, Dardanus sont des œuvres qui ont été énormément remaniées, pour ne pas dire réécrites, constamment, et toutes les versions sont passionnantes et excellentes. Si ces remaniements trouvent en partie leur origine dans son obsession de la perfection, peut-être l’opinion de son entourage, du public, des musiciens de son temps y ont contribué. Il était sensible à la critique, au regard que l’on portait sur ses œuvres, aux développements et à l’évolu-tion du genre de la tragédie lyrique ou de l’opéra ballet. On a vraiment le sentiment avec Les Boréades que, cette fois, il ne s’en préoccupe plus. On sent une volonté très claire, très déterminée, et en même temps pleine de sagesse, d’écrire ce qu’il veut et rien d’autre. Il choisit ce livret qui lui convient. Même si le nœud de l’intrigue y est ténu, il lui est suffisant pour donner un ressort dramatique à la pièce. On voit donc quelqu’un qui est détaché des préoccupations, des intrigues, qui est concentré sur son but et ce qu’il veut faire. Et en même temps très innovant, visionnaire, original, et d’une énergie extraordinaire, d’une force vitale invraisemblable. Il conçoit une architecture d’une construction et d’un équilibre parfaits, d’une variété d’effectifs et de couleurs orchestrales époustouflants. L’écriture instrumentale, qui est très exigeante comme souvent chez lui, est à la fois sophistiquée et claire. Pour un homme de cet âge-là, à cette époque-là,conduire une pensée musicale de manière aussi déterminée et innovante, en produisant une œuvre d’une telle exemplarité, témoigne d’une force incroyable.
Quelles sont les spécificités de cette partition ?
Quand on regarde la production de Rameau, on s’aperçoit que chaque œuvre est un cas de figure différent des autres, un cas unique, un aboutissement. Ce sont comme des univers parfaits les uns relativement aux autres, et à vrai dire y compris dans leur différentes versions. Ce qui, dans Les Boréades, m’apparaît immédiatement remarquable, c’est leur grande architecture, leur conduite extraordinaire la relation au texte et à l’histoire. Les chœurs sont exemplaires et extraordinairement aboutis. C’est l’essentiel qui se dit à chaque fois, et dans un mode à chaque fois innovant. Le premier air d’Alphise, par exemple, est entièrement nouveau. La partition regorge d’éléments inhabituels, à commencer par le nombre d’indicationsprécises données à l’interprète comme les changements de tempi, les indications de rubato, de modes de jeu etc. ; l’orchestration y est large, avec la présence des cors ; les mouvements sont extrêmement virtuoses, y compris pour la voix qui se voit attribuer une véritable fusée qui se termine par un contre-ut ; les notes répétées aux instruments et à la voix évoquent le mouvement des océans : tout est instable dans cet air à l’image de l’âme tourmentée d’Alphise. On y entend déjà Berlioz et Debussy.Un autre exemple serait l’air d’Aba-ris « Lieux désolés », écrit de manière très elliptique, avec des lambeaux de phrases interrompues qui dépeignent son désarroi devant le monde dévasté. Dans l’entrée de Polymnie, l’utilisation des dissonances, des retards, des septièmes ou neuvièmes est très moderne, ravélienne. La sophistication rythmique de l’ouverture du cinquième acte qui nous décrit l’impuissance de Borée à commander ses vents nous évoque plutôt Stravinsky qu’un compositeur du xviiie siècle. Tous ces moments sont vraiment inouïs.
On sent une fois de plus qu’il n’y a eu aucune auto-censure de la part de Rameau. Son génie se manifeste à chaque page, et c’est sans doute cela qui différencie Les Boréades des autres œuvres. Mais en même temps, dire cela serait me faire moins aimer les autres, que j’aime pourtant tout autant, chacune pour sa perfection propre… Mais oui, il y a dans Les Boréades quelque chose du chef-d’œuvre absolu, d’un chef-d’œuvre qui s’écrit malgré lui, sans que Rameau cherche à l’écrire. J’imagine que lorsqu’on a 78 ans en 1761 et qu’on mesure le temps qui vous reste, quand on prend la plume pour écrire une œuvre de cette dimension, on ne s’encombre plus de rien. On sait ce qu’on veut, on sait ce qu’on fait, on sait qui on est et on écrit ce qu’on veut faire tel qu’on veut le faire. Le miracle, c’est la vitalité incroyable qui rayonne de cette pièce.
Cela en fait-il une partition difficile ?
Les partitions de Rameau ne sont jamais faciles, et tous les musiciens du Concert d’Astrée sont impatients. C’est une œuvre très riche et extrême instrumentalement parlant. Il y a la présence inhabituelle des clarinettes, qui vont permettre dès l’ouverture des couleurs inédites comme le trio clarinettes, cors et bassons ; les contrastes entre les hanches simples et doubles sont très intéressants ; l’écriture pour les bassons est encore plus virtuose qu’habituellement chez Rameau, très aiguë et souvent divisi ; les flûtes sont omniprésentes, on les trouve dans l’extrême de la tes-siture durant tout l’orage du quatrième acte, mais également descriptives des mouvements de l’horloge aux petites flûtes dans les gavottes pour les Heures et les Zéphirs. La caractérisation de ces mouvements, pleins d’humour et de mécanique, est presque sortie de l’univers d’un Tim Burton. Tout est extraordinairement varié, à chaque page on est impressionné. Il y a aussi dans Les Boréades une dimension plus cosmique, plus large. On quitte le monde des hommes mais aussi celui des dieux, qui nous semblent petits et comme vus de loin.
Ce n’est pas la première fois que vous abordez cette pièce ?
Je l’ai d’abord abordée en tant qu’assistante de Sir Simon Rattle à Salzbourg en 1999, où il montait cet opéra avec les Hermann. Puis je l’ai dirigé à Strasbourg en 2005, et cette occasion a vu la création du Chœur du Concert d’Astrée, qui s’y trouvait associé aux Jeunes Voix du Rhin et à une partie du Chœur de l’Opéra du Rhin. Ces Boréades dijonnaises constituent donc ma troisième production de l’œuvre, et la deuxième en tant que chef. Nous avons ici un ensemble de solistes dont je suis très heureuse. C’est toujours plus simple, bien évidemment, de faire la distribution d’une œuvre qu’on a déjà plusieurs fois abordée. On y a une conscience plus claire et aussi plus intuitive des types de voix et de personnalités musicales que l’on souhaite ou dont on a besoin pour chaque rôle. À Dijon, nous allons aussi utiliser pour la première fois dans cette œuvre un diapason à 400 hz, que je pratique pour Rameau depuis 2009. Ce diapason est le plus plausible historiquement et il est idéal en particulier pour les rôles de hautes-contre solistes ou dans les chœurs. Les voix de dessus sont plus à l’aise, plus compréhensibles, moins sollicitées dans leur registre de passage. C’est aussi un diapason qui sonne très bien à l’orchestre et donne du brillant. Nous avons fait fabriquer des clarinettes à ce diapason spécialement pour l’occasion !
Concernant la partition, quelles sources utilisez-vous ?
Je travaille toujours le plus possible à partir des manuscrits, autant que faire se peut. Pour Les Boréades nous disposons de deux partitions complètes, dont aucune n’est autographe et dont une est une copie plus tardive de la première. Ces manuscrits sont concordants. Le faits que Rameau n’ait pas modifié l’opéra simplifie la tâche de l’in-terprète. Nous avons aussi un ensemble de parties séparées, qui a servi aux répétitions de 1763. On y trouve notamment une partie de contrebasse des partitions d’orchestre, dont je vais utiliser de larges extraits. Elle donne une profondeur orchestrale singulière à la partition, car si elle constitue souvent une simplification de la ligne de basse, elle apporte aussi par moment, comme dans l’entrée du cinquième acte, une vraie amplification. Rameau est ici très précis dans son écriture : les ornements y sont encore plus détaillés que dans ses œuvres précédentes,les ports de voix, pleins et feints, les pincés, les tremblements, jetés, subis ou appuyés y sont clairement indiqués. Il y a beaucoup d’indications de nuances, de mouvements, de modes de jeux. Il n’y a pas d’ambiguïté sur le texte à jouer..
Pour cette troisième - ou deuxième en tant que chef - production des Boréades, avez-vous le sentiment que votre approche a changé ?
C’est très agréable de pouvoir revenir à des œuvres, parce qu’à chaque fois on en comprend d’autres choses. On évolue forcément. Moi aussi j’ai changé. J’ai abordé d’autres œuvres qui ont approfondi mon expérience. Et surtout, il est clair qu’à l’opéra, le travail ne se fait jamais seul : il se fait avec un metteur en scène, avec des chanteurs et des musiciens, qui sont des gens de chair et d’os et sont porteurs de leur propre compréhension, de leurs propres émotions, qui apportent leur propre poésie et nous font évoluer en permanence. Nous avons besoin les uns et les autres de l’énergie que chacun apporte. Barrie est un homme qui aime et comprend la musique, ce qui est fondamental pour un metteur en scène d’opéra. Pour moi, après le travail sur Castor & Pollux, il était évident, à voir tant son affinité avec cette musique que son souci de ne pas la déconnecter du monde d’aujourd’hui, sans pour autant la défigurer, qu’il était le metteur en scène idéal pour ces Boréades.
Propos recueillis le 26 février 2019
par Stephen Sazio,
Dramaturge de l’Opéra de Dijon.
Entretien avec Barrie Kosky
Je crois que vous aviez depuis longtemps le désir de monter Les Boréades. Avez-vous un attachement particulier à cet opéra, ou à Rameau ?
Pour moi, il y a trois grands opéras de Rameau que je voulais ou voudrais absolument mettre en scène. J’aime Les Indes galantes, j’aime Hippolyte et Aricie, mais je ne ressens pas un désir irrépressible de les monter. Les trois opéras que j’adore absolument depuis que j’ai découvert la musique de Rameau il y a une dizaine d’années, sont Castor & Pollux, Les Boréades et Platée. Ces sont les trois œuvres avec lesquelles j’ai une véritable et profonde affinité, pour différentes raisons. Castor & Pollux est la plus dramatique des trois, avec cette histoire vraiment fantastique des deux frères, de Jupiter, du voyage aux enfers et finalement les deux garçons devenant des étoiles. C’est une histoire réellement merveilleuse. Platée est je pense le personnage le plus intéressant de tous les opéras de Rameau, et peut-être même de toute la musique baroque. Et Les Boréades est peut-être le plus beau et le plus raffiné des trois. Au centre des Boréades il y a cette histoire très étrange, qui en réalité ressemble à une histoire d’amour mais n’en est pas une, et par laquelle Rameau donne à ces deux personnages d’Alphise et d’Abaris ce spectre incroyable et presque abstrait d’émotions humaines. En un sens, c’est l’œuvre la plus abstraite des trois. On ne va pas dans Les Boréades pour trouver une grande histoire théâtrale et dramatique, elle n’y est tout simplement pas. Il y a des moments dramatiques dans les quatrième et cinquième actes, mais les actes précédents sont des paysages émotionnels. Ces trois pièces sont donc extrêmement différentes et fascinantes. Je suis toujours en colère quand j’entends dire que Rameau n’offre pas la même variété d’émotions que Monteverdi ou Haendel, parce que ce n’est tout simplement pas vrai. Donc, après que nous ayons repris à Dijon le Castor & Pollux que j’avais monté à Londres, et nous nous sommes posés la question de la suite avec Emmanuelle, Les Boréades sont immédiatement tombés dans la conversation, d’autant plus qu’elle souhaitait elle-même les diriger à nouveau.
Quelles ont été vos principales directions de travail dans la préparation de cette mise en scène ?
Les Boréades ne sont pas un opéra qui, comme on dit, se met en scène tout seul. Beaucoup d’opéras sont suffisamment clairs et narratifs dans leur structure pour que vous puissiez les mettre en scène dans une certaine sécurité, en vous reposant sur eux. Mais Rameau ne me semble pas intéressé par la conduite de la dramaturgie à la façon dont, par exemple, un Haendel l’était. Il arrête souvent l’action et l’histoire après une ou deux pages, pour 10 ou 15 minutes de danse ou de chœur. Pour certains metteurs en scène, c’est horrible : que faire de tout ce temps non dramatique ? Dans Castor & Pollux, j’avais utilisé ces moments de danse comme des moments dramatiques, parce qu’ils n’avaient par la même importance structurelle. Mais dans Les Boréades, comme dans Les Indes galantes, on ne peut évacuer la chorégraphie. La première question qui se pose est donc évidemment comment intégrer ces danses à la dramaturgie. Il y a par exemple deux moments dans Les Boréades où les chanteurs disent à Alphise : « Et maintenant, nous vous présen-tons un divertissement ! » Ce qui est vraiment une façon terrible pour le librettiste de justifier les 15 minutes de danses qui suivent ! Pour moi, cela n’était vraiment pas possible de faire assoir tous les protagonistes pour les laisser regarder une chorégraphie.
Il y a selon moi trois niveaux dans cette pièce. Le premier est l’histoire de ces mortels, de la reine Alphise qui doit choisir un époux, et qui aime justement l’homme qu’elle croit ne pas pouvoir être son époux. C’est l’action principale qui avance du début à la fin, mais par à-coups. Au-dessus de cette histoire, il y a le niveau qui correspond aux moments où ces personnages de l’histoire, ces mortels, ces humains, rêvent, et qui est proprement le niveau où Rameau peut entrer dans des pensées assez abstraites : ce sont des moments où la narration s’arrête, mais où les personnages sont encore là. Et le troisième niveau, qui est en vérité le point de départ de ma mise en scène, ce sont les trois dieux : Amour, Apollon et Borée, le dieu du vent du nord. De même qu’on ne peut ignorer la musique de danse, on ne peut ignorer cette présence des dieux dans l’opéra. Ils font partie de la structure du théâtre baroque. Le théâtre baroque s’intéresse à la mythologie grecque et romaine, et le principe de cette mythologie est que nous devons accepter que le monde est contrôlé et manipulé par plusieurs dieux. C’est une idée que j’aime beaucoup. Je suis athée, mais si je devais croire en quelque chose, je me tournerais plus volontiers vers le modèle greco-romain que vers le modèle judéo-chrétien. Penser qu’il y a plusieurs dieux, qui peuvent se disputer, pour expliquer la diversité du monde me semble beaucoup plus sain.
Cela a été pour moi le point de départ : pourquoi ne pas combiner Apollon et Adamas, qui pourrait être Apollon pré-tendant être son grand prêtre, et de la même façon Amour et tous les personnages secondaires soprano de l’opéra, nymphes, suivantes etc. Cela nous permettait de créer un fil pour lire toute cette histoire comme une manipulation et un divertissement des dieux. De telle façon que nous, spectateurs, soyons en train de voir les dieux nous regarder. Cela permettait aussi de faire de tous ces moments qui rompent la narration des évènements contrôlés par les dieux, comme faisant partie de leur manipulation. Une manipulation qui n’est pas un contrôle absolu, mais une sorte de jeu bien plus cruel : intervenir, modifier le cours des choses, puis se reti-rer en coulisses et voir comment les mortels s’en sortent, ce qu’ils deviennent, comment ils s’en dépêtrent. Ce ne sont pas des marionnettistes, et c’est ainsi bien plus intéressant parce que cela implique que les humains agissent et font des choix. Il faut aussi accepter à mon sens que toute la pièce est traversée par les rêves, qu’elle est essentiellement onirique. Il y a des moments très dramatiques aux quatrième et cin-quième actes, mais la musique est la plupart du temps très mélancolique, pleine des sentiments de solitude et de perte. C’est la musique d’un homme de 80 ans, qui mourra l’année suivante. De manière étonnante et merveilleuse, ce n’est pas la musique d’un vieil homme. Mais c’est la musique d’un artiste qui regarde en arrière vers ce qui a été, et vers l’avant, vers ce qui sera et qu’il ne verra pas. L’aspect mortel des choses, la mort est très présente dans cet opéra, même si c’est une histoire d’amour. Mais l’amour et la mort dansent toujours ensemble.
Comme je l’ai dit, l’histoire en elle-même occupe très peu d’espace durant ces trois heures de spectacle, et il faut donc avec lumières, danses, images et mouvements présenter un monde qui soit Les Boréades. Il faut faire avec une structure qui arrête la narration pour 10 ou 15 minutes, puis la reprend ensuite d’un autre endroit sans remplir le vide narratif qui s’est créé. Plutôt que de se demander comment combler ce vide, je crois qu’il faut au contraire trouver un moyen de célébrer l’abstraction de la pièce et ses paysages émotionnels. J’ai souvent dit que Les Boréades étaient pour moi le Tristan und Isolde du baroque français : une histoire très simple et domestique qui, par le chant, prend les dimensions du cosmos et vous met en rapport avec des questions qui n’ont plus rien ni de simple ni de domestique.
Il y a pourtant des personnages au caractère très fort…
Alphise et Abaris sont deux personnages au caractère et à la personnalité très forts, mais les autres n’en ont pas vraiment, ou du moins Rameau ne nous en donne rien, et il nous faut le créer. De la même façon, on ne sait en vérité rien du passé d’Alphise et Abaris. Ils s’aiment, mais on ne sait rien d’autre : comment se connaissent-ils ? Où se sont-ils vus ? À quelle occasion sont-ils tombés amoureux ? Ils ne se sont visiblement jamais parlé avant le second acte. Il faut accepter la donnée du livret telle qu’elle est, et une fois de plus, l’essentiel n’est pas de chercher à remplir les vides narratifs. Alphise en particulier est très intéressante, comme en réalité tous les personnages féminins de Rameau. Abaris se voit offrir ce qui est peut-être la musique la plus mélancolique écrite pour ténor, notamment parce que Rameau l’a écrite pour un ténor qu’il aimait et admirait beaucoup. Dans les quatrième et cinquième actes, c’est à lui qu’est destinée la plus belle musique, la plus émouvante. Il apparaît d’abord comme un anti-héros, une sorte de binoclard paranoïaque à la Woody Allen, plein d’incertitudes et de manque de confiance. L’exhortation d’Adamas - dans notre version Apollon déguisé - à trouver le courage de traverser cette épreuve me semble très humaine et très crédible. La raison pour laquelle Abaris, dans le quatrième acte, trouve cette force et ce courage n’est pas très claire, mais a-t-elle vraiment besoin de l’être ? Il y a représenté, chez lui, cette idée des Lumières que la nais-sance n’est rien, que seules comptent - exactement comme chez Mozart - l’humilité, la vertu, la fidélité, la confiance, l’amour et la décence. Mais il faut tout de même qu’à la fin il se révèle bien né. Passer outre n’est pas encore possible. C’est évidemment un personnage où se cristallise toute cette pensée de son siècle, qui a vu tant de renversements philosophiques qui nous concernent encore, même si au regard de ce qui se passe aujourd’hui, de la remise en cause de la tolérance comme de la science, on peut parfois se demander si ce xviiie siècle a réellement eu lieu…Mais je ne pense pas que cet opéra soit un opéra politique à proprement parler.
L’élément le plus marquant et visible du décor est cette immense boîte blanche. Quelle signification a-t-elle pour vous ?
C’est juste une boîte magique, une boîte à rêves. L’Amour ouvre cette boîte, et à l’intérieur, il y a des gens, qui sont apparus ou disparus. C’est comme une expérience de labo-ratoire : on ouvre, on regarde et on referme. Ou comme des paupières que l’on ferme et ouvre. Et il faut dire que dans nos vies, l’amour est une expérience, qui met en jeu différentes forces alchimiques, et jamais de la même façon. On ne sait pas dans la réalité qui manipule cette expérience, mais ici c’est le dieu Amour. C’est une esthétique très proche de mon Castor & Pollux, avec la même équipe artistique. Je crois que l’on doit mettre en œuvre un univers visuel très pur et très simple pour Rameau, parce qu’il me semble que c’est ce que réclame sa musique pour se déployer et s’élever. Sa musique m’apparaît comme une vapeur ou une fumée qui a besoin d’un espace où apparaître et disparaître. Il faut un univers poétique qui offre beaucoup de possibilités mais sans être trop spécifique. Tous les opéras de Rameau sont en quelque sorte des œuvres ouvertes, pas complètement achevées, que lui-même n’hésitait pas à revoir et reprendre. Il expérimente sans cesse et ne les considère jamais comme parfaites et achevées. Elles me font penser à ces bustes de Michel-Ange qui sont encore pris dans la pierre dont ils émergent. C’est pour ça qu’elles peuvent impressionner ou effrayer un metteur en scène : il faut y faire son chemin et essayer de s’en faire une structure dramatique et musicale.
L’œuvre a-t-elle pour vous une conclusion ? Quelle pensée voudriez-vous voir dans l’esprit d’un spectateur sortant de cette production ?
L’histoire se termine, comme on l’imagine, par la réunion d’Alphise et Abaris. Normalement, dans n’importe quel opéra baroque, la conclusion est rapide après l’interven-tion du deus ex machina. Ici, Rameau la fait suivre d’un des plus beaux duos de toute la musique baroque française, l’équivalent du deuxième acte de Tristan und Isolde. Puis d’un air encore plus sublime d’Abaris, à qui Rameau offre la conclusion avant une nouvelle série de danses. D’une cer-taine façon l’œuvre se termine en s’éloignant, en s’évaporant doucement peu à peu. Ce que nous avons choisi de montrer, c’est la fin d’un rêve. Abaris et Alphise sont ensemble mais c’est un rêve. A-t-il rêvé son rêve à elle ou a-t-elle rêvé son rêve à lui ? Il disparaît, et elle se retrouve seule comme au début. Je voudrais laisser le public sur cette question : qui a rêvé le rêve de qui ? Etait-ce un rêve des humains rêvant leur amour ? Ou bien un rêve des dieux ? Car les dieux nous envient, c’est pourquoi il sont sans cesse à se jouer de nous. Il sont aussi jaloux de nous que nous d’eux.
Propos recueillis le 26 février 2019
par Stephen Sazio,
Dramaturge de l’Opéra de Dijon.
À propos de l’œuvre
L’oubli forcé des Boréades de Rameau
Sylvie Bouissou, Directrice de recherche au CNRS
« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »
Fallait-il que le message du livret des Boréades fût à ce point subversif, fallait-il que les détracteurs de Rameau aient réussi à construire l’image d’un compositeur « qui radote », fallait-il que d’Alembert ait convaincu l’opinion des égare-ments théoriques du compositeur pour que les répétitions des Boréades, commencées en avril 1763, fussent définitive-ment arrêtées. Comment expliquer le paradoxe de cet oubli forcé, face aux multiples hommages rendus au compositeur particulièrement en 1763 et 1764, tant à la cour qu’à l’Opéra de Paris. L’oubli forcé des Boréades n’a pas été le résultat d’un concours malheureux de circonstances, mais bien l’éviction volontaire de la création d’une œuvre trop dérangeante. L’oubli forcé des Boréades eut au moins un avantage ; celui d’épargner à la dernière œuvre de Rameau les jugements malveillants et les incompréhensions du public qui l’auraient conduit inévitablement à édulcorer son texte. Après tout, peut-être valait-il mieux que la tragédie des Boréades fût oubliée pendant plus de deux siècles.1
Le contexte historique
À presque soixante-dix ans, Rameau ne montre absolument aucune marque de fatigue pas plus qu’un manque d’inspiration ; en témoignent ses nombreux écrits théoriques et polémiques, les remaniements quasi systématiques de ses opéras, tout autant qu’une floraison d’œuvres nouvelles : en 1751 Linus, Acante et Céphise et La Guirlande, en 1753 Les Sybarites, Daphnis et Églé et Lisis et Délie, en 1754 Anacréon et La Naissance d’Osiris, en 1757 un nouvel Anacréon, en 1760 Les Paladins et en 1763 Les Boréades. Son énergie défie le raisonnable et le temps ne semble pas avoir de prise sur lui. Ce temps, si précieux surtout à son âge, Rameau le préserve au point de renvoyer l’image d’un génie solitaire, absorbé par ses pensées et rétif à la volatilité des salons, assurément peu courtisan dans une société immergée sous les conventions :
Le vide qu’il trouvait dans la société la lui faisait négliger. Il se promenait seul la plus grande partie du jour ; souvent ne pensant à rien, il paraissait enfoncé dans les médiations les plus profondes [ … ]. Il faisait peu sa cour, et n’avait de relations avec les grands que lorsqu’ils [ lui ] étaient nécessaires.2
Dans le calme de son cabinet, il travaille comme un acharné sur deux domaines qui représentent les passions de sa vie, la théorie musicale et l’opéra. Côté théorie, après avoir reçu en novembre 1749 les honneurs de l’Académie royale des sciences pour son Mémoire où l’on propose les fondements d’un système de musique théorique et pratique, Rameau publie l’année suivante sa Démonstration du principe de l’harmonie, avouant dans sa préface ( p. v ) l’importance que revêt pour lui la réflexion théorique :
L’ouvrage que je donne aujourd’hui est le résultat de mes méditations sur la partie scientifique d’un art dont je me suis occupé toute ma vie.
Dans cet ouvrage, Rameau défend une nouvelle thèse arguant (avec audace et presqu’inconscience) que la musique serait une sorte de modèle pour les sciences et les arts, thèse évidemment contestée par la sphère scientifique internationale et appréhendée avec suspicion par l’opinion publique comme l’atteste ce compte rendu du chroniqueur du Mercure de France (1761, avril, t. 1, p. 1036) :
Nous ne prétendons pas rendre ici toute la doctrine de M. Rameau ; il faudrait avoir la tête harmonique comme lui, et le coup d’œil assez pénétrant pour voir aussi, comme lui, toutes les sciences et tous les arts dans la musique.
Peu à peu, il se convainc que la perfection intrinsèque de la musique est telle qu’elle aurait présidé à la création de l’univers. Discrédité par la plupart de ses contemporains, Rameau s’engage alors dans un combat acharné pour défendre ses positions et se laisse happer dans un abîme de controverses conduites tant avec Rousseau, qu’avec des personnalités scientifiques de haute volée comme Estève, Euler et surtout d’Alembert qui symbolise à lui seul l’Encyclopédie. Contre cette même Encyclopédie, dont les articles sur la musique ont été confiés à Rousseau, Rameau part en guerre en publiant ses Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie (1755) et la Suite des Erreurs (1756). Ce que Nancy Diguerher-Mentelin appelle dans sa thèse le « soulèvement de Rameau »3 relève assurément d’une volonté de corriger à la fois les erreurs techniques de Rousseau et sa mauvaise foi, mais stigmatise également son aversion à l’endroit du philosophe et sa rancœur à l’égard de Diderot et d’Alembert pour avoir considéré Rousseau - dont le « défaut d’oreille » exaspère Rameau - comme l’autorité musicale du temps. Côté musique, après 1755, l’Opéra de Paris programme essentiellement des reprises de ses œuvres dont certaines sont si remaniées qu’elles constituent des secondes versions ( comme Castor et Pollux ou Zoroastre ). Pour les nouvelles œuvres, il faut citer un second Anacréon, rattaché aux Surprises de l’amour dans une version réécrite en 1757, Les Paladins en 1760, incompris du public et à propos des-quels ce sourd de Charles Collé n’entend que « radotage »4, et Les Boréades qui font hélas écho à la vision de d’Alembert qui, en 1763, dénonçait la pugnacité des adversaires de Rameau :
Tous les petits moyens que l’ignorance et l’envie savent si bien mettre en usage contre ce qui leur nuit ou leur déplaît sont employés pour perdre ce dangereux novateur.5
Pour conclure sur le contexte historique, il faut insister sur le fait que la dernière décennie de la vie de Rameau s’inscrit dans une période culturelle marquée par la naissance de l’esthétique « classique » érigée comme le contre-pied de ce que nous avons coutume d’appeler « musique baroque ». En 1755, soit à une époque où les relations de d’Alembert et Rameau commencent sérieusement à s’altérer, le mathématicien résume bien la mutation esthétique qui s’opère en rendant hommage au musicien tout en annonçant la fin d’une époque, en l’occurrence, la sienne :
Les Français n’ont eu jusqu’ici que deux écoles de musique, parce qu’ils n’ont eu que deux styles ; celui de Lully, et celui du célèbre M. Rameau. On sait la révolution que la musique de ce dernier artiste a causée en France ; révolution qui peut-être n’a fait qu’en préparer une autre : car on ne peut se dissimuler l’effet que la musique italienne a commencé à produire sur nous.6
Pourtant, depuis 1745, Rameau est compositeur de la Chambre du Roi et, à ce titre, est largement mis à contribution pour illustrer tous les événements politiques d’importance : mariage princier, victoires de guerre ou célébration de paix. Déjà en 1748, il avait été sollicité pour composer Naïs destiné à célébrer le traité d’Aix-la-Chapelle, signé le 18 octobre 1748, qui mettait fin à la Guerre de succession d’Autriche. La paix ratifiée en février 1763 de la Guerre de Sept ans ne pouvait que conduire à une nouvelle commande passée au compositeur de sa Majesté.
Les Boréades, un opéra pour la paix
De fait, plusieurs documents d’archives confirment que l’œuvre était programmée pour les festivités du Théâtre de Choisy, nouvellement restauré, dans le but évident de célébrer la paix de 1763. Qui d’autre, mieux que Rameau, compositeur officiel de sa Majesté, aurait pu assurer une telle responsabilité ? Pour autant, il serait naïf d’imaginer que Rameau ait pu écrire Les Boréades en moins de trois mois. L’œuvre était achevée au moins depuis 1759, voire même avant, et attendait une occasion exceptionnelle pour être créée. Tout occupé à la création des Paladins, probablement affecté par la mort de Cahusac (décédé en 1759 après son aliénation à Charenton), Rameau dut donner les derniers coups de plume à sa tragédie au printemps 1763 en vue de sa programmation. Comme de coutume, d’autres compositeurs, officiellement attachés à la Musique du Roi, furent également sollicités, tel Benjamin de Laborde, élève de Rameau, qui reçut la commande d’Ismène et Isménias. Pour assurer l’exécution des Boréades, Jean Durand, copiste en chef de l’Opéra de Paris, achève en avril 1763 la mise au net de l’autographe de Rameau et supervise la préparation du matériel d’exécution. La première répétition a lieu à Paris le lundi 25 avril 1763, dans le magasin de l’Opéra rue Saint-Nicaise, quelques jours après l’incendie le 6 avril de la salle de l’Opéra ; la seconde à Versailles, deux jours plus tard, le mercredi 27 avril. Les chanteurs et chanteuses de la troupe de l’Opéra de Paris ( Sophie Arnould, Pierre Jéliote, Nicolas Gélin, Henri Larrivée ), et les doublures de Jéliote ( Jean-Pierre Pillot, Julien Muguet ) sont présents aux côtés de Rameau ( pour qui on a commandé un carrosse ), de Rebel et Francœur ( directeurs de l’Opéra de Paris ) et des premiers pupitres de l’orchestre. Les choristes de la Musique du Roi se déplacent pour la répétition parisienne rejoignant les choristes de l’Opéra de Paris. Il est encore trop tôt pour solliciter les danseurs. Pourtant, en juin 1763, il n’y eut pas de création des Boréades à la cour. Ni les grèves réitérées des artistes dont se plaint Papillon de La Ferté ( l’intendant des Menus-Plaisirs ) ni la difficulté technique de l’œuvre n’auraient pu suffire à « déprogrammer » une œuvre du compositeur du Roi. Comme pour excuser l’inexplicable, Decroix ( qui consacra sa vie à réunir les œuvres de Rameau ), dans l’avertissement de la copie de sauvegarde des Boréades qu’il fait réaliser, affirme l’existence d’une programmation parisienne :
L’Académie royale de musique en allait faire la répétition, lorsque l’auteur mourut en septembre 1764. La représentation n’eut pas lieu. Le poème et la musique n’ont point été gravés ni imprimés. L’auteur du poème n’est pas connu.
Mais rien ne confirme ses propos. Peut-on sérieusement imaginer que l’administration de l’Opéra de Paris aurait manqué l’occasion de créer post-mortem la dernière œuvre de Rameau ? Il faut chercher dans le registre des non-dits une explication à cette situation très inhabituelle, et convoquer la censure royale, chargée de filtrer toute ébauche de contestation du système politico-social ou de dérogation aux convenances. Plus que jamais depuis l’effroyable affaire en 1757 de l’attentat de Damiens - tenaillé, amputé du poing et écartelé vif pour sa tentative de régicide contre Louis XV - tout texte suspecté d’altérer l’autorité royale était aussitôt muselé ; le livret des Boréades ne fut d’ailleurs jamais imprimé. S’il est avéré que la censure avait déjà frappé d’interdit Samson au seul prétexte que Dalila y arborait davantage le profil d’une « putain » que celui d’une héroïne d’histoire sacrée, l’hypothèse d’une censure des Boréades, à la lumière d’une lecture analytique du livret, semble aujourd’hui d’une troublante évidence.
Un livret censurable
On ignore les circonstances du rapprochement de Rameau et Cahusac, mais il fut étonnamment fusionnel. Les deux hommes collaborent dès 1745 et Cahusac devient le librettiste favori de Rameau. Avec le fiel qui le caractérise, Collé, dans son Journal et Mémoires ( t. 2, p. 375 ) explique cette idylle par le fait que Cahusac n’avait, selon lui, aucune colonne vertébrale et se serait plié avec la plus indécente soumission au caractère peu flexible de Rameau :
Tous ceux qui ont travaillé avec lui [ comprendre Rameau ] étaient obligés d’étrangler leurs sujets, de manquer leurs poèmes, de les défigurer, afin de lui amener des divertissements ; il ne voulait que cela. Il brusquait les auteurs à un point qu’un galant homme ne pouvait pas soutenir de travailler une seconde fois avec lui ; il n’y a que le Cahusac qui y ait tenu ; il en avait fait une espèce de valet de chambre parolier ; la bassesse d’âme de ce dernier l’avait plié à tout ce qu’il avait voulu.
Pourtant, à étudier les positions de Cahusac, on perçoit la nature de la collaboration entre lui et Rameau non pas comme l’histoire d’une domination, mais comme le fruit d’un échange gourmand et d’une ambition de réformes qui transparaît à travers certains passages du Traité historique de la danse ancienne et moderne ( t. 3, p. 100-101 ) :
Il n’y a pas dix ans que la danse a osé produire quelques figures différentes de celles que Lulli avait approuvées, et j’ai vu fronder, comme des nouveautés pernicieuses, les premières actions qu’on a voulu y introduire. Sur un Théâtre créé par le génie, pour mettre dans un exercice continuel la prodigieuse fécondité des arts, on n’a chanté, on n’a dansé, on n’a entendu, on n’a vu constamment que les mêmes choses et de la même manière, pendant le long espace de plus de soixante ans. Les acteurs, les danseurs, l’orchestre, le décorateur, le machiniste ont crié au schisme, et presque à l’impiété, lorsqu’il s’est trouvé par hasard quel qu’esprit assez hardi pour tenter d’agrandir et d’étendre le cercle étroit dans lequel une sorte de superstition les tenait renfermés.
Ce discours avant-gardiste et audacieux, publié en 1754, mais défendu sans doute depuis bien des années, a dû séduire l’esprit rebelle de Rameau, tout autant que la dimension théorique et pratique du personnage. Et ce n’est certes pas la mauvaise réputation que certains littéraires cultivaient à l’endroit de Cahusac qui entama la détermination de Rameau à construire avec lui de nouveaux projets. Peu lui importe que son nom soit banni avec haine de certaines petites sociétés d’esprit où, affirme Joseph de La Porte dans son Voyage au séjour des ombres, ( t. 2, p. 162 ), il n’est « pas seulement permis de prononcer son nom ». Son talent et son rapprochement de Rameau, écrit encore La Porte ( p. 163 ), en exaspéraient plus d’un et pourraient être à l’origine d’une jalousie indéfectible :
Je prévis dès ce moment [ comprendre son premier opéra ], qu’on ne lui pardonnerait ni son talent ni sa philosophie.
Les thèmes du livret
Tiré de la mythologie gréco-romaine, le sujet s’inspire des amours difficiles de la nymphe Orithye ( fille du Roi athénien Érechtée ) et de Borée ( dieu du vent du Nord ) ; il convoque aussi un cadre féérique. Empêché d’épouser Orithye, Borée l’enlève et la viole. De leur union, naissent deux fils Boréades, Zétès et Calaïs ( Borilée et Calisis dans l’opéra ). Pour incarner le personnage de la reine Alphise, éprise d’Abaris, Cahusac fait peut-être référence à la nymphe de Diane que Virgile évoque sous le nom d’Opsis dans Les Géorgiques. De son côté, Abaris emprunte à l’évidence ce héros scythe ou hyperboréen, grand prêtre d’Apollon, qui aurait parcouru la Grèce avec une flèche magique pour y répandre des oracles divinatoires.
Bien que resté anonyme, il est admis que le livret est bien de Cahusac. Déjà en 1776, Decroix révèle sans ambiguïté que les paroles des Boréades « sont de feu M. de Cahusac7 ». L’analyse du texte et des thèmes abordés sont bien dans la manière du poète : la justification dramatique des divertissements, l’utilisation du merveilleux avec la flèche enchantée, la machinerie spectaculaire et surtout les thèmes chers au librettiste - l’exotisme avec la Bactriane ( ancien Afghanistan ) comme lieu d’action ( qui était déjà celui de Zoroastre ) et la femme martyre, objet de désir et victime du pouvoir despotique. De même, l’adhésion de Cahusac à la franc-maçonnerie ( il était secrétaire du comte de Clermont, grand maître de la Loge du Grand Orient ) transparaît à travers le voyage initiatique d’Abaris, évoluant du statut d’anti-héros défaitiste et poltron à celui de héros vainqueur, magnanime et éclairé. Le parallèle avec la métamorphose de Zoroastre, autre héros de Cahusac passant du statut d’ignorant indécis à celui de salvateur de l’univers à l’issue de son voyage initiatique, est à ce titre édifiant. Il y a tout lieu de croire que l’aspect subversif du texte de Cahusac entraîna sa déprogrammation au profit d’Ismène et Isménias ( Laborde ) ; sans doute aussi que la proximité de la publication du sulfureux Traité sur la tolérance de Voltaire en cette même année 1763 empêchait le pouvoir d’accepter qu’un livret d’opéra attise encore le climat contestataire. Dans la société de l’époque, il valait mieux suggérer ou sous-entendre que déclarer ouvertement. Aussi, en raillant l’obscurantisme, en dénonçant l’intolérance dans les pas de Voltaire ou Diderot, - Alphise n’est-elle pas torturée car elle s’oppose au pouvoir en place ? -, en défendant des valeurs libertaires et progressistes, le texte de Cahusac s’exposait à la censure royale.
Le livret des Boréades, face à la censure
Comme bien d’autres livrets, celui des Boréades ne se limite pas à raconter une histoire d’amour contrariée, mais s’érige comme un vecteur d’idéaux. Dans Les Boréades, il sont centrés sur une doctrine libertaire que résume le cri d’insurrection de la nymphe Orithie : « Le bien suprême, c’est la liberté ! » ( II, 6 ). Cette doctrine est développée à travers trois thèmes. Le premier, incarné par Alphise, revendique le droit d’aimer librement ; la jeune femme préfère abdiquer que de se soumettre aux obligations politiques, attitude inconvenante en regard des règles diplomatiques de la royauté. Le second, représenté par Abaris, est celui de l’anti-héros en proie au doute et à la faiblesse, prêt à se tuer plutôt qu’à combattre, acte invalidé par l’Église farouchement hostile au suicide. Bien que de naissance inconnue, il parvient à s’élever par ses seuls mérites ( ou presque car la flèche magique l’aide un peu ) au statut de héros et de Roi. Le troisième, le plus sulfureux, dénonce l’abus de pouvoir déployé à travers la tyrannie des princes Boréades et de Borée à l’égard d’Alphise, suppliciée publiquement comme une femme du petit peuple en raison de son insoumission. La position de Cahusac, réfractaire à la monarchie à la fran-çaise, qui peut paraître paradoxale au vu de ses relations avec la cour, s’était néanmoins déjà exprimée dans sa deuxième tragédie, Le comte de Warwick, favorable à la monarchie anglicane dont la première version avait été censurée, pour finalement être retirée de l’affiche au bout d’une seule représentation. En dépit de la mythologie, qu’on oublie presque tant le rôle d’Apollon est réduit, en dépit du merveilleux, discrètement utilisé comme pour uniquement s’acquitter des conventions du genre lyrique, il se dégage des Boréades une morale décapante qui remet en cause les acquis et les privilèges des droits du sang, une philosophie insufflée par le siècle des Lumières attachée à défendre le droit et la liberté de l’individu et dénonçant l’intolérance, l’injustice et la torture. Les censeurs ne s’y trompèrent pas. La dimension contestataire du livret ne pouvait être présentée en l’état au Roi et à la cour, surtout pour une occasion officielle comme celle de la célébration de la paix. On imagine la déception de Rameau, revivant sans doute les désillusions de Samson. Sur un livret de Voltaire, cette tragédie biblique avait été censurée une première fois en 1734, puis à nouveau en 1736 dans une seconde version pourtant aménagée. Mais, Cahusac étant mort et compte tenu du calendrier serré, il était difficile pour le musicien d’édulcorer son texte, tant est qu’il ait voulu se soumettre à l’exercice.
Une prouesse musicale
Au vu de l’âge de Rameau et de son catalogue, on aurait pu s’attendre à ce qu’il s’auto-emprunte quelques pièces, comme il l’avait déjà fait pour certaines œuvres. Mais, Rameau, intarissable, se borne à utiliser un air tiré de La Naissance d’Osiris ( 1754 ) et une loure incomplète extraite des Paladins. L’ouverture en trois mouvements ( Allegro, Menuet, Allegro ) - conçue sur le modèle de la symphonie italienne - présente l’originalité d’un troisième mouvement qui sert de prélude au drame. Construit sur un motif cynégétique à 6/8 et en fa majeur, il s’enchaîne sans rupture au récitatif d’Alphise, « Suivez la chasse, allez » ( I, 1 ), sur lequel se greffent des appels de cors faisant écho à l’ouverture. L’œuvre suit une dramaturgie musicale en arche dont les deux versants forment un manichéisme opposant le Bien ( jusqu’à la moitié de l’acte III ) au Mal ( de la seconde moitié de l’acte III à la fin ). Ainsi, durant l’acte I, les princes Boréades s’expriment à travers des airs tendres et sereins comme celui de Calisis, « Cette troupe aimable et légère » ( I, 4 ), tandis que les danses sont conçues dans le même esprit. Seule l’ariette de Sémire, confidente d’Alphise, « Un horizon serein, le doux calme des airs » ( I, 4 ), laisse entrevoir le malaise qui s’installe par ce vers, « Et sous les nœuds de fleurs, je ne vois que des fers ». De structure tripartite ( ABA ), cette ariette fait figure de morceau de bravoure. La partie A, orchestrée pour flûtes, cors, bassons et cordes, permet à la voix d’exprimer toute sa puissance avec force vocalises placées sur « gronde » ou avec des notes répétées très efficaces sur « soulève les mers ». Après ce premier acte qui plante un décor faussement serein, Rameau s’attache à peindre musicalement les personnalités d’Abaris, d’Adamas et d’Alphise. Abaris se voit confier un monologue, « Charmes trop dangereux, malheureuse tendresse » ( II, 1 ), dont la forme ouverte laisse une impression d’instabilité et croque un héros tendre, troublé et même faible, soutenu par une écriture musicale d’une grande délicatesse. À l’opposé, l’air d’Adamas, « Lorsque la lumière féconde » ( II, 2 ), généreusement orchestré, favorise des lignes vocales planantes et ascendantes qui confèrent au grand Prêtre une sorte de plénitude rassurante. La figure d’Alphise rompt avec cette atmosphère. Dans une grande séquence concertante, « Ministres saints, le trouble, l’épouvante » ( II, 3 ), la Reine relate un songe dans lequel elle voit s’exécuter les menaces de Borée, exprimées par une réitération de motifs courts et abrupts. Rameau varie le discours d’Alphise en incorporant à sa ligne mélodique disloquée et athématique, différentes interventions d’Abaris et d’Adamas en récitatifs. Ces ruptures constantes dynamisent le discours sans en altérer l’unité qui est assurée par l’exploitation de deux courts motifs répartis dans les différents pupitres de l’orchestre. La musique suit le texte à la lettre et lorsque la Reine, terrifiée, confesse à Abaris et Adamas ce que Borée lui a dit dans ce songe, « Je te suivrai jusqu’aux Enfers », Rameau propose des valeurs inexorablement lentes et descendantes pour en symboliser l’abîme. Le divertissement qui s’enchaîne annonce par ses danses, ses chœurs et ses airs, l’arrivée pacifique d’Apollon. Pour autant, une fois encore, l’atmosphère se crispe lorsque Borilée propose que soient relatées les amours de Borée et d’Orithye. Tandis qu’une Nymphe entonne un air de facture simple, « C’est la liberté qu’il faut que l’on aime | Le bien suprême, c’est la liberté » ( II, 6 ), le discours musical tend à persuader la Reine qu’elle doit se plier aux règles Boréades si elle ne veut pas subir le sort d’Orithye, enlevée et violée par Borée. Les nombreux chœurs décoratifs, dans lesquels Rameau est si à l’aise, apportent ici une qualité musicale d’exception et invitent la Reine à se laisser convaincre par les propos des princes Boréades. Pourtant l’Amour apparaît à la place d’Apollon et relance l’action en déclarant à la Reine qu’il approuve son penchant pour Abaris. Partant, il lui offre une flèche magique de laquelle Alphise doit tout espérer.
L’acte III est celui des révélations et s’inscrit comme la clé de voûte de l’œuvre. Il est lancé par un monologue d’Alphise, de structure bipartite, dans lequel, une fois de plus, sont exposés les sentiments contraires de la jeune femme : « Songe affreux, image cruelle » pour la partie sombre et lente en sol mineur, et « Vole, triomphe doux espoir » pour la partie gaie avec vocalises en sol majeur. Tandis que les amants s’avouent leur amour mutuel, le peuple bactrien les interrompt pour célébrer la future union d’Alphise avec un prince. Chœurs brillants, airs et danses s’enchaînent jusqu’à l’ariette trépidante avec chœur de Calisis, « Jouissons, jouissons de nos beaux ans » ( III, 3 ).
Alors même que chacun s’attend à ce que la Reine désigne le prince de son choix, celle-ci abdique, préférant renoncer au pouvoir pour choisir librement Abaris. Sur le plan dramaturgique, tout bascule alors vers la violence : violence de Calisis outragé, hystérie de Borilée indigné qui exhortent tous deux Borée à les venger dans un duo au discours très accidenté qui se superpose à celui des Bactriens, quant à eux favorables au choix de leur Reine. Cette opposition de sentiments cultive un malaise profond par une écriture disloquée qui renvoie au chaos de la situation. Rameau enchaîne cet épisode à un Orage, tonnerre et tremblement de terre qui constitue assurément la catastrophe naturelle la plus longue de l’histoire de l’opéra baroque ( si on exclut celle de Linus, ont il ne reste que la partie de premier violon ). Cette large séquence, prodigieu-sement inventive, combine l’orchestre déchaîné au chœur terrifié, « Quels feux ! quels terribles éclats » ( III, 4 ), entre-coupé de phrases désarticulées d’Abaris et d’Alphise jusqu’à l’enlèvement de cette dernière par Borée. Ainsi le tragique destin d’Orithye se reproduit-il. Selon un schéma totalement inédit, l’acte IV se soude à l’acte III par une Suite des vents qui continue l’Orage, ton-nerre et tremblement de terre, page symphonique qui sert à la fois d’entracte et de prélude au chœur des Bactriens suivant, « Nuit redoutable ! jour affreux ! » ( IV, 1 ). Le syllabisme soudain de ce chœur est renforcé par l’orchestre dont l’accompagnement crée une agitation à grand renfort de traits-fusées partant dans tous les sens et de notes martelées. Ce climat apocalyptique perdure encore sur près de soixante-dix mesures sur lesquelles s’entrechoquent les interjections des princes Boréades fous de rage et les cris de désespoir des Bactriens terminant a cappella leur chœur « Nous périssons tous ! ». Loin de se révolter contre l’abus de pouvoir de Borée, qui lui a ravi pourtant sa bien-aimée, Aba-ris crie son malheur, occasion pour Rameau de composer l’un de ses plus beaux airs, « Lieux dé-solés, les tendres soins de Flore » ( IV, 2 ). Cet air de lamentation est construit sur une symbolique de mort et de plainte, concrétisée par une basse à courbe descendante ( parfois chromatique ) et par l’uti-lisation obsessionnelle d’une seconde et d’une quinte jouées aux violons et flûtes, accrochées çà et là sur une trame sonore « amélodique » et aussitôt absorbées par un silence pesant. Alors qu’Abaris veut se percer le sein de la flèche enchantée, Adamas empêche son geste funeste et l’encou-rage à réagir. Vient alors le long divertissement, dans ce qui apparaît comme étant l’initiation maçonnique du héros tant il en ressort transformé. Amorcé par l’extraordinaire entrée de Polymnie qui atteint une sorte de magie indicible, le temps s’y écoule, aux sons de la Gavotte pour les Heures et les Zéphyrs et d’un Air pour les Saisons et les Zéphyrs, tandis qu’Abaris traverse les airs, les mers, les terres et les mers porté par des chœurs contrapuntiques généreux. À l’issue de son périple ( et donc du divertissement ), Abaris se révèle confiant et désireux de mettre son pouvoir au service « du bonheur des humains » pour « changer leurs destins ». Dans une ariette enfin vindicative, « Fuyez, reprenez vos chaînes » ( IV, 4 ), il pousse même l’audace jusqu’à haranguer les Vents souterrains de Borée en leur ordonnant de rentrer dans « leurs antres profonds ». Sa métamorphose accomplie, il chante une ariette à la fois brillante et tendre où s’exprime sa détermination à sauver sa bien-aimée, « Je vole amour, je vole où tu m’appelles » ( IV, 4 ).
L’acte V s’ouvre sur un air ingénieux de Borée avec chœur, « Obéissez, quittez vos cavernes obscures » ( V, 1 ), dont l’écriture, par ses traits disloqués et sa trame orchestrale « trouée » de multiples silences, symbolise la perte de pouvoir de Borée auquel les Vents souterrains n’obéissent plus. Tandis que la Reine résiste aux ordres de Borée, celui-ci envoie ses Suivants la supplicier sur un rythme endiablé en 6/8 qui évoque une ronde infernale où s’entremêlent des danses alertes, le chœur syllabique « Qu’elle gémisse | Quelle périsse ! » et le lyrisme d’Alphise qui s’obstine à tenir tête à Borée, « Vous m’avez arrachée au plus cher des amants ! » ( V, 2 ). L’arrivée d’Abaris interrompt les tourments de la Reine et fournit à Rameau l’occasion d’un trio de voix d’hommes pour Borée, Borilée et Calisis soutenu par un chœur masculin, « Tu causes ses maux et nos peines » ( V, 4 ). Abaris brandit sa flèche et lance une réplique qui dut gêner les censeurs à l’heure où Louis XV avait perdu son surnom de Louis le Bien-aimé, « Vous voulez être craints, pouvez-vous être aimés ? ». Tout concourt ensuite à infléchir l’histoire vers une fin heureuse : le descente d’Apollon révélant qu’Abaris est son fils, la magnanimité d’Abaris pardonnant aux bourreaux, le changement de décor en un lieu paisible, les danses légères, le duo pour Abaris et Alphise, « Que ces moments sont doux ! Quel transport ! l’heureux jour ! » et encore l’ariette d’Abaris « Que l’amour embellit la vie » jusqu’aux deux contredanses vives conclusives ( encore une configuration inédite ) dont les formes en rondeau avec reprise de la première contredanse créent un tourbillon enivrant, populaire et d’une gaieté insolente, presqu’en décalage avec le mysticisme de l’œuvre.
Tel un alchimiste, Rameau sait parfaitement jouer avec nos émotions ; il a ce pouvoir inexplicable de nous bouleverser en nous plongeant dans la plus profonde tristesse pour nous entraîner vers une lumineuse sérénité à la page suivante. On serait presque tenté d’accorder quelque crédit à la déclaration sincère de Châteaulyon :
Je connais des gens à qui un opéra de M. Rameau a valu les conseils des Molins et des Vernages [ médecins célèbres de l’époque ] ; ils étaient fort malades en entrant, ils en sortaient guéris.8
Fallait-il qu’il soit rebelle, indiscipliné, anticonformisme, peu dévot, hostile aux obligations sociales, impatient, insoumis, volontaire et par dessus tout, musicien, pour être capable de faire naître une anecdote sur sa mort, capable de nous faire sourire :
Rameau était au lit de la mort. Différents prêtres de St-Eustache n’ayant pu le déterminer à se confesser, le curé vint lui-même. Il pérore le moribond, qui, fati-gué de l’entendre, s’écrie avec une sorte de fureur : que me chantez-vous là, monsieur le curé ! Vous avez la voix fausse ! 9
Sylvie Bouissou,
Directrice de recherche au CNRS
1. Sylvie Bouissou, Jean-Philippe Rameau, Les Boréades ou la tragédie oubliée, Paris, Méridiens Klincksieck, 1992.
2. Gautier-Dagoty, Galerie française ou Portraits des hommes et des femmes célèbres qui ont paru en France, Paris, Hérissant le fils, 1770, p. 8-10.
3. Nancy Diguerher-Mentelin, Rameau, du cas à la singularité. Germinations, éclosion, ramification d’une intellectualité musicale au temps des Lumières, EHESS, 2011.
4. Collé, Journal et mémoires, H. Bonhomme ( éd. ), Paris, Didot, 1868, t. 2, p. 211.
5. D’Alembert, Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie, Amsterdam, Zacharie, Châtelain et fils, 1763, t. 4, p. 387.
6. D’Alembert, art. « École », dans Encyclopédie, 1755, t. 5, p. 335.
7. Jacques-Joseph-Marie Decroix, L’Ami des arts, Amsterdam, Paris, Marchands de Nouveautés, p. 154.
8. D’Aquin de Châteaulyon, Siècle littéraire de Louis XV, Paris, Duchesne, 1753, t. 1, p. 25.
9. Sallentin, L’improvisateur français, Paris, Goujon, 1804, t. 9, p. 219.
Médias
Vidéos
Interview de Emmanuelle Haïm (direction musicale), Les Boréades à l’Opéra de Dijon
Interview de Barrie Kosky (mise en scène), Les Boréades à l’Opéra de Dijon
Interview de Hélène Guilmette, Alphise dans Les Boréades à l’Opéra de Dijon
Interview de Mathias Vidal, Abaris dans Les Boréades à l’Opéra de Dijon
Timelapse du montage du décor de l’opéra Les Boréades à l’Opéra de Dijon