Présentation
Distribution
Mitridate, Re di Ponto
Mithridate, roi du Pont
Opera seria en trois actes K. 87
Créé au Teatro Regio Ducal de Milan, le 26 décembre 1770
LIVRET Vittorio Amedeo Cigna-Santi d’après la tragédie Mithridate de Jean Racine dans la traduction italienne de Giuseppe Parini
MUSIQUE Wolfgang Amadeus Mozart
LE CONCERT D’ASTREE
DIRECTION MUSICALE Emmanuelle Haïm
MISE EN SCÈNE Clément Hervieu-Léger, de la Comédie Française
DRAMATURGIE Frédérique Plain
DÉCORS Éric Ruf
COSTUMES Caroline de Vivaise
LUMIÈRES Bertrand Couderc
ASSISTANAT AUX DÉCORS Dominique Schmitt
MITRIDATE Michael Spyres
ASPASIA Patricia Petibon
SIFARE Myrtò Papatanasiu
FARNACE Christophe Dumaux
ISMENE Sabine Devieilhe
MARZIO Cyrille Dubois
ARBATE Jaël Azzaretti
ACTEURS FIGURANTS Agnès Aubé, Claire Boust, Jude Butel, Alexandre Lachaux, Stéphane Lara & Léonie Verhoeven
RÉALISATION DES DÉCORS Ateliers décors de l’Opéra de Dijon
RÉALISATION DES COSTUMES Atelier costumes du Théâtre des Champs-Élysées, Blanche 5 (Paris), Cornejo (Madrid), Retouche 2005 (Paris), Star Mode (Livry-Gargan), Nagai Haruka (Paris)
PRODUCTION Théâtre des Champs-Élysées
COPRODUCTION Opéra de Dijon
Synopsis
ACTE I
Mithridate, infatigable ennemi de Rome, est finalement tombé sous ses coups. Telle est la funeste nouvelle qui réunit à Nymphée ses deux fils. L’aîné, Pharnace, y est arrivé le premier, prompt à venir faire sa cour à la fiancée de son père, Aspasie. Le cadet, Xipharès, lui aussi amoureux de la belle grecque, les rejoint. Aspasie lui demande sa protection contre Pharnace. Xipharès la lui assure, et lui déclare son amour.
Pharnace veut forcer Aspasie à l’épouser sur-le-champ. Mais Xipharès l’en empêche. La querelle entre les deux frères est sur le point de s’envenimer quand arrive Arbate, l’homme de confiance de Mithridate, qui vient les prévenir que leur père n’est pas mort et qu’il arrive à Nymphée. À cette nouvelle, Aspasie, bouleversée, s’enfuit. Pharnace, très inquiet de la réaction probable de Mithridate à ce qu’il ne manquera pas de considérer comme une trahison, propose à Xipharès une alliance contre leur père. Mais Xipharès refuse, tout en assurant à Pharnace qu’il ne dévoilera pas son secret. Pharnace se tourne alors vers son ami Marcius, un romain. Avec l’aide de Rome, il espère usurper le trône de son père.
Le roi arrive enfin, accompagné d’Ismène, la fille du roi des Parthes, ses alliés dans la guerre contre Rome, qui vient épouser Pharnace. Ce dernier accueille avec une grande froideur cette nouvelle, alors qu’il aime Ismène. Resté seul avec Arbate, Mithridate lui apprend que c’est lui-même qui a fait courir le bruit de sa mort, afin de tester ses deux fils qu’il croit amoureux d’Aspasie. Arbate confirme les soupçons du roi au sujet de Pharnace, mais proteste que Xipharès est, lui, resté fidèle à son père. Mithridate, heureux que son fils favori ne l’ait pas trahi, veut s’assurer des sentiments d’Aspasie, et jure vengeance à Pharnace, fils ingrat.
ACTE II
Ismène reproche à Pharnace son inconstance, et lui dit qu’elle va faire appel à Mithridate pour s’en venger. Pharnace lui conseille de se méfier : vu le tempérament de son père, la punition pourrait dépasser de loin la faute. Il s’enfuit avant l’arrivée du roi. Celui-ci déclare à Aspasie qu’il souhaite l’épouser sur l’heure. Aspasie se dit prête à lui obéir. Son manque d’enthousiasme convainc Mithridate que Pharnace l’a séduite et déclenche sa fureur. Il appelle Xipharès pour avoir un témoin de la trahison dont il est l’objet. Resté seul avec Aspasie, Xipharès s’étonne de son amour pour Pharnace, contraignant Aspasie à lui révéler que c’est lui qu’elle aime, et non son frère. S’étant avoué leur flamme, les deux amants décident de ne plus se voir, pour étouffer cet amour interdit qui va à l’encontre de leur devoir.
Mithridate fait part à Arbate, à ses deux fils et à Ismène de son dessein de marcher sur Rome. Xipharès applaudit à ce projet tandis que Pharnace dit que c’est folie, et que loin de combattre Rome il faut conclure une paix avec elle. Marcius est d’ailleurs venu dans ce but. Ayant la preuve de la trahison de son fils, Mithridate le fait emprisonner. Furieux, Pharnace révèle au roi l’amour de Xipharès et Aspasie. Xipharès tente de nier, mais Mithridate fait appeler Aspasie, et lui fait croire qu’il souhaite qu’elle épouse Xipharès. Le roi insiste tant qu’elle cède et lui révèle qu’ils s’aiment. Furieux, il jure de les tuer tous les deux. Restés seuls, Xipharès et Aspasie font le serment de mourir ensemble.
ACTE III
Ismène conseille à Mithridate de faire appel à son coeur, et de préférer la clémence à la colère. Suivant son avis, il offre à nouveau à Aspasie de l’épouser, lui promettant que si elle lui rend son amour, il ne tuera pas Xipharès. Mais la jeune femme lui répond qu’elle préfère mourir, et qu’il doit pardonner à son fils, provoquant à nouveau sa fureur. Arbate les interrompt pour leur annoncer le débarquement de la flotte romaine. Mithridate part alors au combat, bien décidé à faire périr Aspasie et ses fils.
Restée seule, Aspasie se voit apporter une coupe de poison sur l’ordre du roi. Elle s’apprête à boire quand Xipharès, délivré par Ismène, l’arrête. L’ayant sauvée, il part au combat aux côtés de son père. Pharnace, emprisonné dans la tour se lamente sur son sort. Marcius le délivre, mais au moment où il va partir avec les romains, le remord le saisit et il se lance aussi dans la bataille.
Mithridate, blessé, revient du combat avec Xipharès et Arbate. Ils sont vainqueurs, mais trop tard : le roi, se voyant entouré d’ennemis, s’est donné un coup mortel de sa propre main. Mourant, il pardonne à Aspasie et la confie à Xipharès. Pharnace arrive alors accompagné d’Ismène qui narre comment il a incendié la flotte romaine et mérite le pardon de son père. Pardonnant à Pharnace, Mithridate meurt. Les deux couples et Arbate jurent de toujours lutter contre l’hégémonie de Rome.
Note d’intention
Clément Hervieu-Léger, metteur en scène, pensionnaire de la Comédie Française
Milan. Le 26 décembre 1770. La première représentation de Mitridate, Re di Ponto vient de s’achever sur la scène du Teatro Regio Ducale et c’est un garçon de quatorze ans qui s’avance pour saluer, sous les vivats, un public conquis et fasciné. Oui, Mozart n’a que quatorze ans lorsqu’il compose, sur un livret de Cigna-Santi inspiré de racine, cet opera seria destiné aux plus grands chanteurs italiens de son temps. Cette insolente précocité a souvent servi d’unique commentaire au sujet de cet opéra peu représenté et finalement peu connu de Mozart. D’aucuns n’ont voulu y voir qu’un exercice virtuose d’un jeune surdoué faisant ici la preuve de sa parfaite maîtrise du modèle piccinniste. Certes, on ne peut, en écoutant Mithridate, que songer au génie en devenir, retrouvant dans cette succession de vingt-deux airs des élans et des couleurs si propres à l’auteur d’Idoménée ou de Così fan Tutte. Mais on ne peut pourtant pas résumer cette oeuvre à une simple promesse à venir et lui nier, ce faisant, tout intérêt dramaturgique et musical intrinsèque. La forme extrêmement codifiée de l’opera seria, que vient renforcer ici l’absence de choeur et d’ensembles (exception faite du duo de la fin du second acte et du quintette final), a alimenté l’idée fréquemment répandue selon laquelle Mithridate ne vaut que pour le brio et la maestria de certains airs mais n’est au fond qu’un opéra assez convenu, voire ennuyeux. Les oeuvres tragiques font souvent l’objet de ce procès en ennui. Peut-être parce qu’il est plus risqué de s’y abandonner tant elles nous parlent de nous.
J’ai eu la chance de jouer à plusieurs reprises le théâtre de racine. J’ai incarné Joas, Néron et Oreste. Aucune expérience d’acteur n’a été pour moi plus forte et plus fondatrice que celle-ci. Aussi, quand il m’a été proposé de monter Mithridate, j’ai cherché à savoir quelle place pouvait être donnée, dans l’opéra de Mozart, à la pièce de racine portant le même titre. J’ai voulu comprendre de quelle manière racine pouvait nourrir la musique mozartienne et, inversement, Mozart éclairer le tragique racinien. J’ai décidé d’aborder cette oeuvre par le théâtre, de traquer le théâtre partout où il peut se trouver. Je pense souvent à cette réflexion de Patrice Chéreau au moment où il montait Lulu de Berg : « si tant est que l’opéra soit du théâtre ». Décidons qu’il l’est ou en tout cas qu’il peut l’être. Dès lors, le point de vue sur cet opéra du jeune Mozart change radicalement. Le poids de la forme se dissipe. Les airs da capo ne sont plus de simples figures de style mais trouvent leur valeur dans la nécessité de la répétition. Il s’agit de redire pour mieux faire entendre. Et l’on mesure à quel point le compositeur aussi jeune soit-il, possède si bien les codes de l’opéra seria qu’il est capable de les modifier imperceptiblement pour caractériser chaque personnage. Ainsi les chanteurs deviennent acteurs, portant le texte autant que la musique. Mais à l’opéra, les voix l’emportent sur les « emplois » théâtraux : des femmes jouent des rôles d’homme écrits pour des castrats, le père a le même âge que ses fils. Il faut pourtant raconter l’histoire de manière vraisemblable. Je crois au théâtre. Je crois à ce lieu magique où une femme peut dire « je suis un homme » sans que personne ne s’avise d’en douter. Ce lieu où l’on peut, assis dans son fauteuil, les yeux tournés vers la scène, passer les monts et les mers et traverser les mondes. Ce lieu pluriel où tout peut se raconter pour faire, comme le rappelait Jean-Louis Barrault, « l’expérience de notre commune humanité ». C’est donc le théâtre lui-même que j’ai voulu montrer.
Cependant monter Mozart n’est pas monter racine. Cigna-Santi prend, il est vrai, certaines libertés avec l’argument d’origine. Il crée notamment les personnages d’Ismène et de Marcius et s’affranchit largement de l’unité de lieu chère au grand genre classique. Mais ce n’est pas là, selon moi, la principale différence. Ce qui change, c’est le rapport au temps. Contrairement au théâtre où le metteur en scène est libre de faire durer les silences ou accélérer la parole, à l’opéra le temps lui est donné par la musique. Et si le génie du jeune homme de quatorze ans, saluant à Milan la foule en liesse et se faisant désormais appeler Amadeo « Aimé de dieu », ne résidait pas uniquement dans son extrême habileté musicale, mais dans sa capacité à faire de la musique l’expression du temps ? Pas seulement le temps qui s’écoule. Mais le temps qu’on subit : celui de l’attente, de la peur, du désir. Le temps entre deux battements de coeur. Le temps subjectif de la tragédie, mais une tragédie sans dieu, une histoire entre les hommes seuls. Donner à entendre ce temps-là : voilà le principal enjeu de mise en scène.
À propos de l’œuvre
Mitridate
Julien Garde, docteur en musicologie
« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »
Mitridate
Mitridate (1770) est souvent abordé sous le regard du génie mozartien à venir, comme si nous tentions d’excuser le compositeur âgé alors de quatorze ans de s’être abandonné au genre de l’opera seria. Car s’il est un genre qui fait discussion au XVIIIe siècle, c’est bien celui de l’opéra italien. Si on adule le dramma per musica, on vante les mérites de chanteurs et on se laisse émouvoir par le pathétique et la sensualité de la musique. Mais si au contraire on le méprise, alors on se scandalise de la tyrannie imposée par les chanteurs et de la corruption qui règne sur les théâtres. Les seuls mots du réformateur Algarotti écrits en 1755 suffisent à eux seuls pour se faire une idée de la violence avec laquelle on s’attaque au genre : « une composition languissante, invraisemblable, monstrueuse, grotesque, digne des qualifications odieuses qu’on lui prodigue, et de la critique de ceux qui, persuadés que les plaisirs décents sont nécessaires dans toutes les sociétés policées, n’en découvrent aucun vestige sur ce théâtre. » Lorsque Mozart compose Mitridate, l’opera seria est régi par des codes dramatiques et musicaux mis en place depuis plus d’un demi-siècle déjà et il exerce son pouvoir sur l’ensemble de l’Europe, excepté la France bien sûr. Dans toutes les grandes villes d’Italie, un entrepreneur loue un théâtre pour la période du Carnaval — du 26 décembre au Carême — puis recrute une troupe de cinq à huit chanteurs. Il prendra soin de ne pas engager des artistes déjà entendus lors de précédentes saisons, le public ne le supporterait pas. Un livret est ensuite choisi puis confié au compositeur qui doit faire de son mieux pour satisfaire chacun des membres de la troupe, car ce sont bel et bien les voix de ces chanteurs incroyables que les spectateurs viennent applaudir en priorité. Dans le théâtre, passées les premières représentations, on parle, on se divertit, et on attend avec impatience les moments de brio.
« Addio, prie Dieu pour que l’opéra marche bien. Je suis ton frère, dont les doigts sont fatigués d’écrire. » Nous sommes le 3 novembre 1770 et Mozart commence à peine la composition des airs de Mitridate qui doit être donné moins de deux mois plus tard. Un an auparavant, Wolfgang et son père entament un voyage qui doit permettre au jeune prodige de se familiariser avec l’écriture italienne. Le 24 janvier 1770, ils sont reçus à Milan par le gouverneur général de Lombardie, le compte Karl von Firmian. Le jeune Mozart est alors mis à l’épreuve afin de juger s’il est capable ou non de composer un opéra. Quatre airs lui sont commandés puis exécutés lors d’un concert donné le 12 mars. Douze jours plus tard, Mozart reçoit finalement la commande d’un opéra dont il ignore le livret mais pour lequel la distribution est quasiment arrêtée. Mozart poursuit son périple à Bologne où il rencontre le Padre Martini qui a formé tant de compositeurs. De là il reçoit enfin le livret à la fin du mois de juillet : il s’agit du Mithridate de Racine (1673) dans la transcription de Vittorio Cigna-Santi, elle-même adaptée de la traduction italienne de Giuseppe Parini. Si Mozart commence la composition des récits dès la fin du mois de septembre, il attend d’être de nouveau à Milan et, comme de coutume, de rencontrer les interprètes pour écrire les airs. En un mois et demi, il compose l’ensemble des numéros chantés et souffre les caprices d’un cast de très haut niveau. Le rôle d’Aspasia est tenu par la grande Antonia Bernasconi qui trois ans auparavant a créé non moins que le rôle d’Alceste de Gluck. Convaincue par les talents du jeune prodige, elle refuse de suivre les conseils sournois de son entourage qui lui suggère de remplacer les airs de Mozart par ceux du Mitridate de Gasparin donné à Turin en 1767. Le personnage de Mitridate est chanté par Guglielmo d’Ettore qui, lui, en revanche, va donner du fil à retordre à Mozart. Exigeant autant qu’imbus de sa personne, il remet sans cesse le travail de Wolfgang sur le métier, allant même jusqu’à réclamer cinq versions pour un seul de ses airs. L’oeuvre est créée le 26 décembre 1770 et remporte immédiatement un vif succès. Elle sera exécutée une vingtaine de fois et, Milan, conquise, commandera un nouvel opéra à Mozart pour la saison 1772 - 1773. Ce sera Lucio Silla.
Opera seria et hiérarchie
Après avoir développé faste, machinerie et costumes, après avoir rendu les intrigues de plus en plus complexes, l’opéra italien du début du XVIIIe siècle souhaite revenir aux origines du genre né de l’imitation de la noble et purificatrice tragédie grecque. L’intrigue prend pour modèle la tragédie racinienne, concentre le livret autour d’une seule et unique action exposée en trois actes, limite le nombre de personnages à huit et exclut tout épisode comique. L’héroïsme des grands personnages tragiques devient le centre d’intérêt du dramma per musica dans le but de toucher et purifier le spectateur. Les nobles intentions qui animent la réforme sont cependant très vite détournées afin de contenter le caprice des chanteurs. Au milieu du siècle, Goldoni avoue : « Les trois principaux personnages du drame doivent chanter cinq airs chacun. (…) La seconde actrice, et le second dessus ne peuvent en avoir que trois, et les derniers rôles doivent se contenter d’un ou de deux tout au plus. (…) il faut partager, avec la même précaution, les airs de bravoure, les airs d’action, les airs de demi-caractères, et les menuets, et les rondeaux. Surtout, il faut bien prendre garde de ne pas donner d’airs passionnés, ni d’airs de bravoure, ni des rondeaux aux seconds rôles ; il faut que ces pauvres gens se contentent de ce qu’on leur donne, et il leur est défendu de se faire honneur. » La hiérarchisation des rôles mise en place pour un respect de la tragédie est devenue l’occasion pour les chanteurs de se livrer une guerre sans merci.
Mitridate respecte scrupuleusement les codes de l’opera seria car Mozart sait parfaitement, même à quatorze ans, que les enfreindre serait commettre, comme l’écrit si bien Goldoni, « un crime de lèse-dramaturgie ». Mitridate contient vingt-deux numéros vocaux dont un duo, répartis inégalement sur les trois actes afin de presser l’action au fur et à mesure que le dénouement approche. Si l’acte I contient neuf airs, l’acte II se contente de sept airs et d’un duo, et l’acte III se limite à six interventions solistes. Mitridate bénéficie du plus grand nombre d’airs, cinq, et entre sur scène en bon dernier, laissant le soin aux autres personnages de chauffer la salle. À l’autre bout de la chaîne, les deux personnages subalternes, Arbate, le gouverneur, et Marzio, le tribun romain, n’ont qu’un seul air chacun. Bien que convaincantes, leurs apparitions sont accompagnées d’un orchestre réduit à minima. Sans émettre la moindre indication sur leurs sentiments, les deux personnages déroulent de façon un peu convenue des considérations morales. L’organisation des airs dans le drame répond elle aussi à des codes précis. Par exemple, les premiers airs ont la charge de donner des indications sur la place que chacun des personnages occupe dans la tragédie. Celui de Sifare (« Soffre il mio cor », n° 2) est à cet égard convaincant, présentant de façon impeccable et, il faut bien le reconnaître, un peu terne, la fonction de prince loyal confiée au fils de Mitridate. Construit à partir d’un vernis un peu surfait quoique séduisant, l’air s’intéresse moins au personnage de Sifare qu’à sa position de futur vainqueur de l’opéra.
Superbe aria da capo
Charles de Brosses, érudit dijonnais du milieu du XVIIIe siècle, revient de son voyage d’Italie charmé par le dramma per musica : « Les italiens n’ont regardé le drame que comme une manière de rendre, au moyen du chant, l’action plus forte et plus intéressante qu’elle ne le serait par le simple récit. » L’opera seria repose, jusque tard dans le siècle, sur l’alternance entre le récit et l’aria. Le récit fait avancer l’action au moyen d’une écriture simple, rapide et efficace. La ligne vocale tend à se rapprocher de la parole et l’accompagnement se limite à la basse continue, tenue par le clavecin et le violoncelle. L’aria met en scène la passion ressentie par un des personnages à un moment précis en déployant toutes les possibilités de l’orchestre et de la voix. Elle fonctionne à partir de codes musicaux afin que le public reconnaisse la passion exprimée dès l’introduction orchestrale, et elle s’organise autour d’une forme que l’on nomme aria da capo. La première section de cette forme tripartite brosse le sentiment du personnage avant de laisser la place à une deuxième partie qui approfondit ou nuance la première. La première section est ensuite reprise en laissant la liberté et le soin à l’interprète d’intégrer des éléments d’improvisation.
À l’époque de Mitridate, l’aria da capo a laissé la place à l’aria avec semi da capo. Les arie devenant de plus en plus longues à partir des années 1750, les compositeurs ont peu à peu limité la reprise de la première partie. Quoiqu’il en soit, les qualités dramatiques et musicales inhérentes à la forme d’origine demeurent inchangées, et Mozart le prouve dès le premier air de l’opéra (« Al destin, che la minaccia », n° 1). Aspasia, bien que promise à Mitridate, est éprise du fils de celui-ci, Sifare. Mozart profite d’une forme fondée sur l’opposition et la complémentarité — les deux grandes sections de l’aria da capo — pour mettre en lumière les souffrances d’Aspasia partagée entre devoir et désir. Vertigineuses autant que stupéfiantes, les prouesses vocales de l’air, exigées par le dramma per musica, parviennent à rendre compte de l’ampleur du dilemme auquel est confrontée la tendre épouse. Le dernier air de l’acte I concède lui aussi à l’aria da capo mais de façon cette fois-ci moins réussie. Le numéro vocal qui conclut le premier ou le second acte offre traditionnellement un moment de pure démonstration vocale. Mitridate, chargé de clore l’acte I, octroie au public une aria véhémente et virile. Hélas, l’impétuosité de l’air teinte la situation d’un enthousiasme quasi grotesque, rappelant l’air un peu trop vaillant du tendre Pylade à la fin de l’acte III d’Iphigénie en Tauride de Gluck créée neuf ans plus tard.
L’aria da capo se montre convaincante quand il s’agit de peindre la psychologie des personnages. Le couple Farnace / Ismène en récolte tout particulièrement les fruits. Farnace tient le rôle du lâche, or, Charles de Brosses remarque avec justesse que les personnages fourbes et vils manquent toujours de noblesse dans les opéras italiens. Mais dans les mains de Mozart, Farnace se définit comme un personnage complexe pour lequel l’opposition au père tient moins de la ruse que de l’émancipation. Le premier air qui lui est confié (« Venga pur, minacci e frema », n° 6) évite avec soin la caricature du traître. Il faut préciser que l’aria occupe une place stratégique dans l’acte I. elle sert de transition entre le premier tableau, intime et refermé sur le couple Aspasia / Sifare, et la scène publique, ouverte sur l’arrivée de Mitridate. Quoiqu’il en soit, Mozart convoque tout le sérieux et la noblesse de la forme de l’aria avec semi da capo pour une aria des plus abouties. Les motifs de l’air sont concis et directs, et les prouesses vocales sont soigneusement évitées comme pour proposer une peinture la plus authentique possible. En refusant l’agilité vocale à Farnace, Mozart s’inscrit ici dans la veine des réformateurs des années 1750 - 1760 qui, partout en Europe, se dressent contre la dictature des chanteurs, plaidant pour une musique plus proche de l’action. C’est ainsi que les Traetta et autres Jommelli optent pour ces mêmes mélodies dynamiques et vaillantes quand il s’agit de mettre en scène de tels airs de colère.
En tant que personnage secondaire, Ismène se doit d’être plus discrète. Mozart profite alors de la nécessité de lui écrire des airs simples et convenus pour soutenir le caractère humble de l’amante bafouée mais fidèle. Les trois airs d’Ismène joignent l’élégance à une musique quelque peu galante au profit d’une expression toujours juste. L’aria de l’acte II ose même le genre totalement désuet de l’aria di paragone dans lequel une comparaison avec la nature sert le discours du personnage (« So quanto a te dispiace », n° 15). Pour tenter de calmer la fureur de Mitridate trahi par son fils Farnace, Ismène compare l’éloignement du fils avec le rejet d’un arbre qui grandirait loin de la souche d’origine. La ligne vocale fraiche et délicieusement optimiste ne peut rêver de meilleure forme que celle, régulière et attendue, de l’aria avec semi da capo. L’aria di paragone, qui représente pour Isabelle Moindrot « un idéal de la maîtrise des passions, du recul et de la raison », ne pouvait être confiée à nul autre personnage qu’Ismène. Dès lors, la hiérarchisation des rôles retrouve tout son sens.
Vers de nouvelles formes
Si Mozart utilise les forces de l’aria da capo, il s’inscrit également dans les réflexions engagées à l’époque sur le renouvellement des formes de l’aria. Cela passe tout d’abord par la transformation de l’aria da capo elle-même, et plus précisément par la refonte de sa troisième section. Mozart semble préférer à la simple répétition de la première partie, une réexposition, soit une reprise modifiée. Dramatiquement, ce principe est particulièrement judicieux, car il permet de mettre en scène l’évolution de la réflexion du sentiment ressenti par le personnage. Lorsqu’Aspasia apprend que Mitridate revient vivant et victorieux de ses campagnes militaires, elle sombre, terrassée, dans la culpabilité, et s’engage dans une aria concise et tourmentée (« Nen sel mi palpita », n° 4). La ligne vocale, heurtée, est soutenue par un orchestre qui ne parvient pas à se stabiliser. Le retour de la première partie ne peut avoir lieu sans aménager de profondes transformations tant le sentiment de confusion est présent. Enfin, la ritournelle introductive qui prend soin d’installer le caractère de l’air, est réduite à la simple scansion de quatre accords tendus. Ce procédé n’est du reste pas une innovation de Mozart. Déjà en 1755 Algarotti s’en fait le porte-parole : « Dans les airs de colère, est-il bien naturel qu’un homme agité de cette passion attende les bras croisés que la ritournelle soit finie pour donner l’essor aux accès qui bouillonnent dans son coeur ? ». Mozart ampute de nouveau la ritournelle d’introduction à deux reprises après l’air d’Aspasia, lorsque Farnace assène Ismène de reproches au début de l’acte II (« Va, l’error moi palesa », n° 11), et lorsque Mitridate cède à la colère en découvrant les sentiments que sifare éprouvent à l’égard d’Aspasia à la fin de l’acte II (« Già di pietà mi spoglio », n° 17). Dans les deux cas, le père et le fils ne sont plus en mesure de se contenir ni de se maîtriser, et ils détruisent jusqu’aux outils musicaux mis à leur disposition.
La forme tripartite qui rappelle encore au moins de loin l’aria da capo cède à trois reprises devant une structure en quatre sections. Il s’agit du deuxième air de Sifare (« Parto. Nel gran cimento », n° 5), du premier air de Mitridate à l’acte II (« Tu, che fedel mi sei », n° 12) et de l’air d’Aspasia accompagné par les flûtes (« Nel grave tormento », n° 14). Les trois airs ont en commun l’expression du dilemme, expression mise en forme par l’alternance de sections lentes et de parties rapides.
En dehors du domaine de l’aria, il faut prêter attention à trois autres structures musicales, à savoir le récit accompagné, le duo et la cavatine. Mozart marque un intérêt pour le temps de l’action et c’est bien dans le récit et non dans l’air qu’il se situe. S’il faut reconnaître que les récits secs, accompagnés par la basse continue sont remarquables d’invention, il faut également s’intéresser aux six récits accompagnés soutenus par l’orchestre et offerts à Mitridate, Aspasie, Sifare et Farnace. Et même si ces récits accompagnés demeurent encore un peu scolaires par l’utilisation de formules apprises, ils n’en restent pas moins expressifs.
« À peine a-t-on deux ou trois duos dans tout un opéra, et quasi jamais de trio. Les duos sont consacrés au genre tendre et touchant, aux situations les plus pathétiques de la pièce ; ils sont d’une beauté merveilleuse, et produisent un extrême attendrissement. » La rareté des duos s’explique par le fait que l’opera seria demeure le lieu privilégié de la passion individuelle, mais également parce que les chanteurs restent peu enclins à partager la scène avec un concurrent. À la fin de l’acte II, la tragique touche à son comble. Mitridate découvre les sentiments qu’Aspasia et Sifare partagent l’un pour l’autre. Submergé de douleur, il les promet à une mort certaine. Les deux amants, désespérés, s’abandonnent à de touchants adieux. La situation des « plus pathétiques » pour reprendre les termes de Charles de Brosses donne naissance à l’unique duo de l’opéra. Bien qu’isolé, le duo n’en reste pas moins un moment clé du drame. Judicieusement placé au centre de l’action, il fusionne les langages délicieusement italiens d’Aspasia et de Sifare.
Il faut s’arrêter enfin sur la cavatine, véritable forme miracle de l’opéra. La cavatine définit une section où le récitatif, soudain trop intense, accède pour quelques instants à la richesse musicale de l’aria. Mozart fait appel à cette forme pour la première fois au moment où Mitridate, tendre et magnanime, entre sur scène (« Se di lauri il crine adornao », n° 8) : « L’air sur lequel Mitridate fait son entrée dépasse de loin l’exercice d’un simple métier : le héros vaincu foule le sol natal, en proie à une émotion intense ; ce premier air empêche, à lui seul, de voir en lui un monstre théâtral » (Alfred Einstein). La ligne vocale, large et détendue, laisse apparaître un Mitridate solaire et touchant, et la profusion d’idées musicales, impossible dans le cadre d’une aria, lui confère une place en marge des autres personnages. Dès lors, il ne détient plus son pouvoir parce qu’il est un tyran, mais parce qu’il est d’une plus grande sagesse que les autres. Le personnage de Mitridate, tout autant que celui de Farnace, se révèle surprenant. Et que dire de la cavatine d’Aspasia au troisième acte (« Pallid’ombre, che scorgete », n° 21), lorsque l’épouse tente de mettre fin à ses jours ? D’une simplicité absolue, la cavatine émerge de nulle part. L’orchestre ose à peine se manifester, réduit à rebattre faiblement des accords pour soutenir la ligne vocale lente et asphyxiée de la reine. La décoration vocale italienne qui accompagnait la voix d’Aspasia depuis le début de l’opéra a totalement disparu. Un langage d’une authenticité bouleversante donne enfin accès aux tréfonds de son âme. Là encore les réformateurs de l’opéra ne sont pas loin. Rappelons-nous que la créatrice d’Aspasia interprète le rôle d’Alceste de Gluck à vienne trois ans auparavant. Andrea Bernasconi joue une reine qui se livre aux enfers pour sauver la vie de son époux avant d’incarner une autre reine prête à sacrifier ses jours pour sauver l’honneur de l’homme qu’elle aime.
Opera seria et dialogue
Pour le XXe siècle, l’opera seria demeure une joute vocale dénuée de sens dramatique. il est évident que le genre, corrompu par bien des aspects, nécessitait d’être repensé par les réformateurs de la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais il n’en reste pas moins que la succession des passions exposées à travers les airs correspondait à une pensée du drame baroque : « Dans l’opera seria, le souffle du drame, qui tire toute sa force de l’expressivité vocale, résulte en définitive de la diversité des airs. » Isabelle Moindrot explique que le drame est à appréhender comme une «constellation» dans laquelle les airs sont «autant de petites cellules s’attirant et se repoussant, gravitant autour de l’action dramatique d’ensemble.» une aria est certes à envisager comme l’expression de la passion individuelle du personnage, mais elle est également une réponse à une aria qui la précède et un appel à l’air qui va suivre.
Le dialogue mis en place entre les airs d’Aspasia et ceux de Sifare en propose un bel exemple. Dans le premier tableau de l’acte I, cinq airs forment une symétrie. Aspasia et Sifare assurent les deux premiers airs avant de laisser la parole à Arbate. Les deux amants apparaissent à nouveau et prennent en charge les deux derniers airs de la symétrie. Cette stratégie qui met en place des couples d’air associe de façon affective les deux amants tout en dessinant déjà les particularités du couple tant le langage de Sifare est redevable de celui d’Aspasia. Le fonctionnement par couple d’airs réapparaît lors de l’acte II au moment où les deux amants sont écrasés par leur culpabilité. Cette fois-ci, c’est Sifare qui engage le dialogue, et les deux airs communiquent non plus à travers le langage vocal, mais au moyen de l’instrumentation. L’air de Sifare (« Lungi da te, moi bene », n° 13) est le seul moment de l’opéra à bénéficier d’un soliste instrumental, à savoir un cor. L’air d’Aspasia (« Nel grave tormento », n° 14) répond en colorant à son tour l’orchestration. Aux cordes et hautbois habituels, elle ajoute la teinte chaude et tendre des flûtes. Depuis l’acte I, le couple Aspasia / Sifare met en place une écriture de la rencontre jusqu’à fusionner à travers le duo de la fin de l’acte II.
La progression dramatique des airs du personnage de Mitridate dans l’acte ii est quant à elle un peu décevante. L’état de colère dans lequel la trahison de ses fils le plonge ne parvient pas à se renouveler. Dès le début de l’acte II l’affect plafonne et ne trouve d’issue que dans un langage sans cesse véhément. Sans vouloir excuser le jeune Mozart il faut reconnaître qu’il ne devait certainement pas être simple de travailler avec le créateur du rôle, l’expérimenté et exigent Guglielmo d’Ettore.
Dans la façon dont interagissent les airs entre eux il faut à nouveau souligner la présence d’Ismène et d’Arbate, personnages secondaires, qui, par leurs interventions mineures, calment la surenchère des affects et offre régulièrement au drame un nouveau souffle.
Passion et vertu
La plus grande des qualités de l’opera seria se trouve peut-être dans sa capacité à mettre en scène une certaine idée de la vertu. Les personnages, issus de la noblesse, agissent en fonction du rang qu’ils occupent. Dès lors, de nombreux conflits naissent entre leurs désirs et les attentes extérieures auxquelles ils sont soumis. De cet abandon de soi-même, de l’acceptation d’un destin qui leur échappe et de cette faculté à sortir victorieux de ces conflits internes germe une manifestation sublime de la vertu. Or, existe-t-il un autre genre plus à même de peindre ce sentiment que celui de l’opera seria ? existe-t-il un autre genre dans lequel les désirs de l’interprète sont autant pris en compte que ceux provenant des besoins dramatiques de telle sorte qu’il se joue une dualité permanente entre le chanteur et le personnage, dualité qui se fait la représentation parfaite du conflit qui oppose les désirs du personnage aux fonctions que ce même personnage doit occuper ? Ainsi, lorsqu’Algarotti explique que la « mélodie est comme la vertu, qui consiste dans un point de perfection hors duquel le trop et le trop peu viennent s’échouer », nous pouvons penser que la justesse du drame dépend elle aussi d’un équilibre parfait entre personnage et interprète. La virtuosité qui semble si gratuite quelque fois prend alors tout son sens. Par l’idée de performance qu’elle suggère, elle fait apparaître l’interprète devant le personnage et offre du même coup à ce personnage une profondeur et une existence charnelle. Dans son traité de chant écrit en 1776, Mancini explique que la virtuosité doit avant tout révéler l’expression de l’air. Or, l’italianisme éblouissant des airs d’Aspasia et de Sifare, et les dessins mélodiques sidérants des airs de Mitridate ne sont-ils pas avant toute chose le vecteur des sentiments que ces personnages ressentent, que ce soit le dilemme pour Aspasie, le désir de rester loyal pour Sifare ou le balancement entre mansuétude et colère pour Mitridate ?
La plus belle incarnation de la vertu prend forme dans le dernier et sublime air de Farnace, air dans lequel le vil fils se repend (« Già dagli occhi il velo è tolto », n° 24). En faisant le choix de mettre en scène ce moment crucial à travers la forme de l’aria avec semi da capo et en utilisant les moyens de la tradition italienne, Mozart se fait le défenseur et l’héritier d’un genre qui a enflammé l’Europe entière pendant plus d’un siècle.