Présentation
Distribution
CRÉÉ au Teatro Alla Scala, Milan, le 9 mars 1842
SPECTACLE EN ITALIEN, SURTITRÉ EN FRANÇAIS
MUSIQUE Giuseppe Verdi
LIVRET Temistocle Solera, d’après Nabuchodonosor (1836), drame d’Auguste Anicet-Bourgeois et de Francis Cornu
DIRECTION MUSICALE Roberto Rizzi-Brignoli
ORCHESTRE DIJON BOURGOGNE
CHŒURS OPÉRA DE DIJON & OPÉRA DE LILLE
CHEFS DE CHŒURS Anass Ismat & Yves Parmentier
CHEF DE CHANT Bertille Monseiller & Nicolas Chesneau
MISE EN SCÈNE ET VIDÉO Marie-Ève Signeyrole
ASSISTANAT À LA MISE EN SCÈNE Marc Salmon
DÉCORS Fabien Teigné
COSTUMES Yashi
LUMIÈRES Philippe Berthomé
VIDÉO Baptiste Klein & Marie-Ève Signeyrole
CHORÉGRAPHIE Martin Grandperret
DRAMATURGIE Simon Hatab
NABUCCO Nikoloz Lagvilava
ABIGAILLE Mary Elizabeth Williams
ZACCARIA Sergey Artamonov
ISMAELE Valentyn Dytiuk
FENENA Victoria Yarovaya
ABDALLO Florian Cafiero
ANNA Anne-Cécile Laurent
GRAN SACERDOTE Alessandro Guerzoni
COPRODUCTION
Opéra de Dijon
Opéra de Lille
Synopsis
La première partie se déroule à Jérusalem, les suivantes à Babylone.
PARTIE 1
Nabucco, roi de Babylone, a envahi Jérusalem et assiège le temple à l’intérieur duquel se sont réfugiés les Hébreux. Zaccaria, Grand-Prêtre des Hébreux, exhorte son peuple à ne pas perdre espoir : il retient en otage Fenena, l’une des filles de Nabucco. Le peuple reparti au front, Ismaele, reste seul pour garder Fenena, dont on apprend qu’elle est son amante. Ils sont interrompus par l’irruption d’Abigaille, seconde fille de Nabucco, qui annonce avoir pris le temple. Elle propose à Ismaele de sauver son peuple en échange de son amour. Fidèle à Fenena, Ismaele refuse. À ce moment, les Hébreux battent en retraite. Nabucco fait son entrée. Zaccaria menace de tuer Fenena mais Ismaele retient son bras, privant les Hébreux de leur dernier atout. Le temple de Jérusalem est détruit. Les Hébreux sont déportés à Babylone.
PARTIE 2
À Babylone, les Hébreux ont été privés de leurs droits, emprisonnés ou réduits en esclavage. En l’absence de Nabucco parti en guerre, Fenena assure la régence. Seule, Abigaille révèle son origine véritable : elle n’est pas fille de Nabucco mais fille d’esclave. Elle n’en conçoit que plus de haine envers sa « soeur » Fenena. Abigaille reçoit la visite du Grand-Prêtre de Baal, son conseiller politique. Celui-ci vient l’avertir que l’on a surpris Fenena en train de libérer des esclaves hébreux. Il encourage Abigaille à profiter de cette situation pour renverser sa soeur, s’emparer de la couronne et appliquer une ligne politique plus extrême. Il a déjà manipulé l’opinion publique en répandant la rumeur de la mort de Nabucco et en excitant la haine des Babyloniens envers les Hébreux. Pendant ce temps, par amour pour Ismaele et en signe de protestation contre la politique de son père, Fenena se convertit à la religion hébraïque. Zaccaria est l’artisan de cette conversion. Survient Abigaille qui exige que sa soeur lui cède le pouvoir. Mais c’est à ce moment que Nabucco revient à Babylone. Apprenant la conversion de sa fille, il entre dans une rage démesurée et lui ordonne de reconnaître en lui le seul et unique dieu. Sur ces paroles, il est frappé de folie. Le pouvoir revient à Abigaille.
PARTIE 3
Souffrant désormais de démence, Nabucco est maintenu à l’écart du pouvoir. Abigaille dirige le royaume d’une main de fer avec le soutien des politiques qui ferment les yeux sur ses exactions. Le Grand-Prêtre de Baal convainc Abigaille d’exterminer les Hébreux. Elle manipule Nabucco pour lui faire signer leur arrêt de mort. Nabucco réalise trop tard qu’il vient également de condamner Fenena, qui s’est convertie. Les esclaves hébreux songent à leur misérable sort. Zaccaria les sermonne et prédit la chute de Babylone. Cette scène est peut-être un songe de Nabucco.
PARTIE 4
Fenena va être exécutée. Recouvrant ses esprits, Nabucco implore le dieu des Hébreux de l’aider à sauver sa fille, acceptant en échange de se convertir. Zaccaria a persuadé Fenena de mourir en martyre. Nabucco survient et lève l’ordre d’exécution. Abigaille meurt. L’opéra s’achève sur ces mots ambigus de Zaccaria, adressés à Nabucco revenu au pouvoir : « En servant Jéhovah, tu seras le roi des rois. »
Note d’intention
L’ARBRE DONT ON AVAIT COUPÉ LES BRANCHES
Un tyran qui se prend pour un dieu veut anéantir un peuple. En guise de châtiment, il est frappé de folie. Recouvrant la raison, il décide, pour sauver sa fille, de se convertir à la religion du peuple qu’il voulait anéantir. Il ne faut pas chercher une quelconque vraisemblance historique dans l’opéra de Verdi, composé avant que ne soient entrepris les premiers chantiers archéologiques en Mésopotamie. Nabucco n’était pas fait pour s’adapter au monde et, au fond, on aurait tort de ne pas le prendre pour ce qu’il est : un péplum. Si, à l’époque, les partisans de l’unité italienne - du Risorgimento - ont pu projeter dans la tragédie du peuple hébreu leurs aspirations politiques, c’est d’abord à la faveur d’un chant - « Va, pensiero… » / « Va, pensée… », qui est aussi un appel à libérer l’imagination des avanies de la réalité. Que Nabucco soit un péplum n’interdit pas qu’on puisse en faire une lecture contemporaine. Mais notre réflexion doit alors s’adapter aux dimensions et aux difformités de cette œuvre-monstre. Je n’ai pas « transposé » Nabucco au sens où il serait possible de trouver à la fable un équivalent dans notre monde. Si ce monde nous montre chaque semaine nombre de scènes insoutenables, pour autant, aucun pays, aucune situation géopolitique ne saurait contenir l’intrigue et les péripéties de Nabucco. L’opéra de Verdi appelle nécessairement une dramaturgie éclatée.
Nous avons d’abord cherché une grammaire scénique contemporaine, apte à faire résonner l’œuvre aujourd’hui : grammaire contemporaine des conflits armés ( les témoignages apocalyptiques filmés au téléphone portable et envoyés aux pays occidentaux lors de la destruction d’Alep), grammaire contemporaine du récit et de l’épopée (comment l’Histoire est-elle écrite en temps réel par les médias ?), grammaire contemporaine des soulèvements et des répressions (le chorégraphe turc Erdem Gunduz qui, mains dans les poches, chemise débraillée, inventait en 2013 une nouvelle forme de contestation en restant des heures immobiles sur la place Taksim pour défier le pouvoir d’Erdogan).
Pour un opéra qui pose la question de l’idolâtrie, il nous semblait nécessaire d’interroger l’image, notre rapport à l’image, notre rapport à la multiplication des images : caméras de surveillance, vidéos-pirates envoyées via Internet par les prédicateurs religieux, déferlement d’images médiatiques qui tournent à vide... Il s’agissait aussi d’interroger notre regard occidental sur ces tragédies lointaines, à travers ces images que nous recevons et qui nous offrent une fenêtre tronquée sur la réalité - un peu comme ces places de côté qui, dans les théâtres à l’italienne, ne nous permettent de voir que la moitié de la scène.
Le théâtre n’a pas le pouvoir de retransmettre en direct des événements qui ont lieu à des milliers de kilomètres. Il peut en revanche mettre à nu, interroger, contredire, décoder ces images qui relèvent de la représentation politique. À un autre niveau, nous avons également voulu interroger ce regard à distance à travers le chœur des dignitaires babyloniens : regard de ceux qui observent la scène de loin, qui profitent des déstabilisations politiques d’une région, qui sont prêts à se compromettre ou à fermer les yeux sur une dictature pour protéger leurs intérêts.
Le personnage de Nabucco apparaît comme une incarnation du mal absolu et de la démesure. Il tient tout entier dans ces mots qui retentissent lors du finale de la deuxième partie : « Je suis Dieu. » Mais au-delà du bien et du mal, nous entendons dans cette phrase une autre affirmation : « Je suis hors d’atteinte. Ma liberté n’a pas de limite et je peux agir sans me soucier de la souffrance que mes actes provoquent. » C’est ainsi que le roi de Babylone croit pouvoir vivre pendant la moitié de l’ouvrage. Mais en se convertissant, Fenena bascule dans le camp des persécutés. Nabucco est alors rattrapé par la souffrance du peuple, auquel il se retrouve connecté malgré lui par sa fille. Il découvre sa propre humanité et cette découverte passe par le dégoût de soi. En un sens, il guérit de l’idolâtrie, comprise comme l’adoration de soi-même.
Dans la Bible, le parcours initiatique de Nabuchodonosor est résumé dans un songe mystérieux : on coupe les branches d’un arbre mais ses racines continuent à se nourrir dans la terre. Le prophète Daniel explique alors au roi qu’il perdra la raison et vivra sept ans parmi les bêtes sauvages avant de retrouver son trône et proclamer la toute-puissance de Dieu. L’opéra fait discrètement mention de ce songe à l’orée de la quatrième partie, lorsque Nabucco se réveille et retrouve ses esprits : « Ne courais-je pas hors d’haleine à travers les forêts comme un fauve traqué ? » Ce songe salvateur a donc eu lieu au même moment que le « Va pensiero… », ce chant étrange qui rompt la continuité dramaturgique de l’œuvre pour nous déplacer sur les rives de l’Euphrate et nous plonger parmi les esclaves. Ce chœur devient l’épicentre de l’ouvrage, le point de convergence des destins individuel et collectif. Dans Nabucco, la question de l’identité est centrale : l’identité détruite, recomposée au grès des déracinements et des crises qui parsèment l’Histoire, l’inquiétude et le repli identitaire… « Comment sommes-nous, d’être en être, devenus d’autres êtres ? Si les identités n’ont pas de date de naissance, alors c’est que l’identité relève en réalité du devenir. »
Ces mots sont de l’écrivain Elias Sanbar, ambassadeur de la Palestine à l’UNESCO, que nous donnons à entendre dans le spectacle. Le peuple hébreu voit son pays ravagé avant d’être déporté dans le royaume de Babylone, provoquant des réactions de rejet, de xénophobie, de haine qui se cristallisent notamment autour du personnage du Grand-Prêtre de Baal. Ce dernier est obsédé par l’idée de l’extermination des Hébreux et n’hésite pas à manipuler l’opinion publique pour parvenir à ses fins. Le peuple hébreu- envahi, déplacé et finalement privé de ses droits - devient un peuple invisible, selon l’expression de Sanbar. Les parcours individuels des personnages transposent sur le plan symbolique cette crise de l’identité collective : Fenena se convertit à la religion du peuple que son père veut exterminer. Abigaille révèle qu’elle n’est pas fille de Nabucco mais fille d’esclave. Quant à Nabucco, l’ironie du sort veut qu’il effectue un trajet parallèle à celui du peuple qu’il a persécuté : après avoir perdu la raison, il se retrouve mis à l’écart, invisible, privé de son identité sociale. Recouvrant ses esprits, il finit par se convertir pour sauver sa fille d’une mort certaine. Au XIXe siècle, cette conversion, la promesse de gouverner en s’appuyant désormais sur le pouvoir religieux, constitue un gage : la religion est censée prémunir le peuple contre toute dérive autoritaire ou obscurantiste du régime. Au XXIe siècle, qui peut encore sérieusement le croire ? Ainsi, le peuple opprimé, privé de ses droits, est dans le même temps travaillé par des forces souterraines : le pouvoir religieux peut s’imposer en profitant des troubles consécutifs à une crise politique, comme nous l’a montré l’Histoire récente. Nabucco nous parle de ces rapports complexes entre politique et religion : le Grand-Prêtre Zaccaria se pose tour à tour en prêcheur, chef de guerre envoyant le peuple au front et prédicateur incitant Fenena à mourir en martyre. C’est à lui que reviennent les derniers mots, adressés à Nabucco : « En servant Jéhovah, tu seras le roi des rois. » Le tyran n’est pas destitué : il revient au pouvoir sous une forme nouvelle : « Alors ils se prosternèrent devant le dragon parce que le dragon avait donné le pouvoir à la bête. » ( Apocalypse, XIII )
Marie-Ève Signeyrole
Metteure en scène & conceptrice vidéo
Propos recueillis par Simon Hatab,
Dramaturge
À propos de l’œuvre
Nabucco, une fiction politique ?
Jean-François Lattarico
« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »
Verdi avant Verdi
Lorsque Verdi écrit ses premiers opéras, l’Italie n’est encore qu’une « expression géographique » , selon le mot célèbre de Metternich. Les velléités d’indépendance, qui se sont manifestées lors des soulèvements de 1821 et 1831, ont été tuées dans l’œuf par les souverains légitimes rétablis sur leur trône après le congrès de Vienne de 1815, efficacement appuyés par les Autrichiens qui conservaient une mainmise militaire et dynastique sur une grande partie de la péninsule. Dans un territoire ma-joritairement assez pauvre et agricole, l’opéra demeurait le principal divertissement d’une société provinciale, et les grandes salles, telles que la Scala de Milan, le San Carlo de Naples ou la Pergola de Florence n’étaient que les fleurons d’un maillage d’établissements lyriques extrêmement dense qui s’étendait jusqu’aux plus petites villes. Entre 1820 et 1850 on assiste à un développement exponentiel de l’activité lyrique et au moment où Verdi débute sa carrière, près de 150 théâtres se consacrent à l’opéra, parfois construits, dans les petites bourgades, avec l’aide directe de la population. L’activité des sociétés philarmoniques, l’une des plus célèbres étant celle de Busseto, a également contribué à la diffusion du théâtre musical qui dès lors pénètre profondément dans la vie sociale de la péninsule. L’arrivée de Verdi dans l’univers lyrique impitoyable ne s’est pas faite sans difficultés. Le jeune compo-siteur, qui commença à écrire de nombreuses pièces pour ses « académies vocales et instrumentales » , a dû attendre trois ans avant de voir son premier opus représenté dans un théâtre prestigieux. Et les premières années de sa carrière sont en outre marquées par une série de coups du destin qui vont le marquer durablement. Si son premier opéra, Oberto conte di San Bonifacio, lui ouvre enfin les portes de la prestigieuse Scala de Milan dès 1839 ( Verdi est alors âgé de vingt-six ans ), son second opéra est un échec cuisant.
Peu enclin au genre comique ( il y reviendra pourtant avec son dernier chef-d’œuvre, Falstaff, composé à l’âge vénérable de quatre-vingt ans ), Verdi avait accepté à contrecœur le livret de Un giorno di regno, inspiré d’une pièce française, Le faux Stanislas d’Alexandre Vincent Pineux-Duval, adapté par Felice Romani - ce sera le seul livret de ce célèbre dramaturge composé par Verdi (mais le texte, sous le titre de Il finto Stanislao, fut mis une première fois en musique en 1818 par le compositeur autrichien Adalbert Gyrowetz ). Le fiasco est total et l’opéra ne survivra pas à la première représentation du 5 septembre 1840. Verdi en éprouve une grande amertume, comme si les efforts pour parvenir à percer ( à son âge Donizetti, Bellini ou Rossini étaient déjà des compositeurs affirmés ) avaient été annihilés en l’espace d’une seule soirée : il envisage même de ne plus composer. Le jeune compositeur admettra les faiblesses de sa partition, mais se plaindra également de la mauvaise qualité de l’exécution : "Un giorno di regno" n’a pas plu : la musique était en partie à blâmer, mais la représentation portait aussi sa responsabilité. Tourmenté par les malheurs familiaux que l’échec de mon œuvre n’avait fait qu’amplifier, j’étais convaincu que l’art n’apporterait plus jamais de réconfort et j’ai décidé de ne plus écrire de musique ! » ; or l’exécution, comme la qualité du livret, de la musique, de la gestuelle et de la scénographie, qui définissent le drame musical selon Verdi, doivent concourir de manière égale à la réussite de l’ensemble. À cet échec professionnel (qui marque le début de longs déboires du compositeur avec l’administration de la Scala), s’ajoutent de grands drames familiaux : après la perte de son fils Ilicio au moment de la création d’Oberto, sa fille Virginia décède l’année suivante, puis, au moment des répétitions de son second opéra, c’est son épouse Margherita qui meurt à son tour en juin 1840 d’une encéphalite aiguë. Verdi se réfugie à Busseto, entouré de ses fidèles, avec la ferme intention de tout abandonner et se consacre à la lecture de « mauvais romans ».
En réalité c’est précisément l’impresario de la Scala - à l’époque la figure la plus importante du monde de l’opéra -, Bartolomeo Merelli, qui incite Verdi à se remettre à composer. Il lui confie un livret manuscrit écrit par Temistocle Solera (qui lui avait fourni le livret de son premier opéra ) pour Otto Nicolaï, Nabuccodonosor. Le compositeur allemand le refusa de façon méprisante, lui préférant celui de Il Proscritto, originairement prévu pour Verdi. Mais Il Proscritto subit le même sort désastreux qu’Un giorno di regno et mit fin à la carrière italienne de Nicolai, quand celle de Verdi commença véri-tablement.
Le programme de la saison scaligère prévoyait pourtant des œuvres importantes, comme Maria di Padilla de Donizetti, ou encore la Saffo de Pacini, mais globalement la saison ne s’annonçait pas très rentable financièrement et Merelli espérait rentrer dans ses frais grâce au nouvel opéra de Verdi. Si la partition fut prête dès l’automne 1841, l’opéra ne fut représenté que le 9 mars 1842 à la Scala de Milan, la notoriété encore toute relative du compositeur n’ayant pas permis de faire pression auprès du puissant impresario pour anticiper la programmation. Nabucco connaît cependant un triomphe sans précédent, et entre le 13 août et décembre de la même année, le public scaligère a pu entendre l’opéra plus de soixante fois, repris ensuite à Venise la saison suivante, à Plaisance durant le printemps 1843, ainsi qu’à Vienne, Parme, Bologne, Turin, Vérone, Cagliari, Florence, Livourne, mais aussi à l’étran-ger, à Barcelone, Porto, Berlin, Marseille, Copenhague, Londres, Budapest, Constantinople ou encore New-York, en l’espace de seulement quatre ans.
Généalogie d’un phénomène
Il est rare qu’un opéra passe à la postérité non pas grâce à un air, mais à un chœur. La composante chorale, on le sait, est essentielle chez Verdi, en particulier dans les opéras de jeunesse, ceux qui déroulent une intrigue directement ou symboliquement politique. Le sujet s’y prête particulièrement, mais l’opéra de Verdi s’inscrit en réalité dans une longue tradition qui remonte au XVIIe siècle, celle de l’opéra sacré, à la lisière de l’oratorio. En 1683, le compositeur Calabrais Michelangelo Falvetti donne à Messine l’oratorio Il Nabucco, premier drame sacré sur le sujet, l’histoire de la captivité du peuple hébreux sous le règne de Nabuchodonosor II, roi de Babylone entre 605 et 562 av. J. C. En 1704, c’est un opéra de Reinhard Keiser, Nebukadnezar, qui est représenté à Hambourg au Théâtre du Marché aux Oies, sur un livret de Christian Hunhold. Près de cent quarante ans plus tard, le drame de Solera s’inspire à son tour d’un passage de l’Ancien Testament. Mais l’hypotexte direct du librettiste est un drame français, en quatre actes et en prose, de Francis Cornue et Anicet-Bourgeois, représenté au Théâtre de l’Ambigu en octobre 1836. La pièce, qui connut également une traduction italienne et jouissait d’une certaine renommée dans la péninsule, fut adaptée sous la forme d’un ballet historique en cinq parties à la Scala à l’automne 1838, dirigé par Antonio Cortesi, ce qui permit à Merelli de réemployer les décors pour l’opéra de Verdi, réduisant considérablement les frais élevés de production. La plupart des personnages du drame lyrique verdien sont repris de la pièce française, et l’intrigue suit encore plus précisément celle du ballet, mais les différences avec la source française sont parfois notables, comme l’amour non partagé d’Abigaille pour Ismaele, pure invention de Solera. Le drame, écrit dans un style qui rappelle celui de Scribe, a une structure en quatre actes, mais il s’agit plus précisément de quatre « parties », comme l’indique le sous-titre de l’œuvre, structure qui rappelle davantage encore le schéma du tableau, de la fresque, propre aux œuvres de jeunesse du compositeur. C’était là une pratique courante à l’époque : le librettiste Salvatore Cammarano, qui écrira quatre livrets pour Verdi, utilisera presque exclusivement ce schéma qui anticipe également celui du Grand Opéra (même si Nabucco n’en est pas un formellement, puisque le livret n’est pas écrit en français, bien que s’inspirant d’une pièce française). Mais le drame sacré, à l’époque où Verdi compose son premier chef-d’œuvre, n’est pas une nouveauté absolue. Nabucco s’inscrit aussi dans le sillon tracé par Rossini, jusque dans l’arrière-plan politique du drame. La dette envers son Mosè in Egitto est immense. On peut même dire que l’opéra de Rossini, représenté à Naples en 1818, puis traduit en français (Moïse et Pharaon) sous la forme d’un Grand Opéra en 1827 et avec l’ajout d’un quatrième acte, en constitue une sorte de modèle.
Mazzini, auteur d’une Philosophie de la musique dont on reparlera plus loin, en fait un éloge appuyé, et il reçut plus globalement l’assentiment des patriotes-carbonari, comme Silvio Pellico qui en fit un compte-rendu enthousiaste dans son opuscule Dei doveri degli uomini (1834), qui connut une très large diffusion, et dans lequel il souligne l’héroïque mission de Moïse qui « soulève un peuple très avili, qui le sauve de l’opprobre de l’idolâtrie et de l’esclavage ». Le thème du peuple opprimé, la présence massive et active des chœurs - déjà présents dans d’autres opéras français de Rossini comme Le siège de Corinthe ou l’ultime Guillaume Tell - influenceront en partie la dramaturgie du Nabucco. Le héros rossinien a la même stature prophétique que le personnage de Zaccaria, il est interprété par une basse, et tous deux réconfortent leur peuple (Moïse contre les Égyptiens de Pharaon) en les incitant à avoir confiance dans la puissance de l’Éternel. Il est fort probable que Verdi ait eu connaissance de l’opéra de Rossini qui, au moment où il débuta sa carrière, était l’un des modèles qu’il voulait imiter. Dans une lettre à la Comtesse Morosini, datée de l’été 1842, Verdi écrit en effet : « Quand je pense que Rossini représente la célébrité mondiale incarnée, je pourrais me tuer et tuer tous les imbéciles avec moi ! Oh ! quelle grande chose que d’être Rossini. »
De même, le langage de Verdi, qui semble pourtant bien affirmé dans ce troisième opus, s’ins-crit encore dans le contexte opératique de ses contemporains. Par exemple, le quintette du deuxième finale « S’appressan gli istanti » fait songer au sextuor du deuxième finale de Maria Stuarda de Do-nizetti (représenté à la Scala en 1835), tandis que d’autres passages (la mélodie de « anch’io dischiuso un giorno » d’Abigaille à l’acte II) oscillent entre Bellini et Donizetti. Et si certains défauts, comme une orchestration parfois « fracassante », la présence trop marquante des marches d’harmonie ou les mo-dulations brutales, rapprochent Nabucco des « opéras laids » (Massimo Mila) de jeunesse, les raisons de l’extraordinaire succès de l’œuvre sont à trouver aussi bien dans la forme de synthèse qu’elle incarne, dans le sujet biblique allégorique et dans sa traduction politique (nous sommes à six ans des révolu-tions de 1848, et l’Italie a déjà connu deux vagues d’insurrections en 1821 et 1831).
De l’histoire à la fable
On sait peu de choses du long règne de Nabuchodonosor II, à la tête de l’immense empire babylonien entre 605 et 562 av. J.-C. C’est un roi guerrier et conquérant, comme l’indiquent les nom-breuses mentions militaires sur les inscriptions retrouvées dans les ruines de l’ancienne Babylone.
Le royaume, parce qu’il était neuf (le roi succède à son père Nabopolassar, fondateur de la dynastie), devait être aussitôt consolidé. Il met en déroute le Pharaon et dévaste toute la région syrio-palestinienne avec la conquête de Jérusalem en 596, date de la première déportation des Juifs - deux autres suivront en 586 en 580. Le récit est repris dans le Livre de Jérémie : « Alors, dans la neuvième année de son règne, le dixième mois et le dixième jour du mois, Nabuchodonosor, roi de Babylone, marcha avec toute son armée contre Jérusalem. [ … ] L’armée chaldéenne se mit à la poursuite du roi, et elle atteignit Sédécias dans la plaine de Jéricho, alors que son armée s’était débandée en l’abandonnant. On fit le roi prisonnier et on l’emmena au roi de Babylone à Ribla dans le district de Hamat, et celui-ci prononça sa sentence. » C’est dans ce contexte historique, très rapidement esquissé, que Solera et Verdi ont élaboré leur drame, mais avec de grandes libertés prises avec la vérité historique. Les personnages d’Abigaille et Fenena, respectivement la fille adoptive et la fille légitime du roi de Babylone, sont de pures inventions du librettiste, même si la première semble avoir été inspirée par la reine Sémiramis, souveraine impétueuse des Assyriens qui, avec son fils Ninus, était à la tête d’un empire aussi vaste que celui de Nabuchodonosor ( elle inspira à son tour de nombreux opéras aux XVIIe et XVIIIe siècles et, en 1823, un célèbre opéra seria à Rossini ) ; de même que le traître Ismaele n’apparaît guère dans les sources bibliques, ainsi que Zaccaria. Et la folie du roi, d’une grande force dramatique n’est pas non plus mentionnée par les historiens, tout comme le massacre des Hébreux, qui ne concerne en réalité que l’exécution de quelques meneurs. Même l’esclavage semble un fait contestable. Mais la conversion du roi est sans doute l’invention la plus spectaculaire. On sait que ces libertés sont légion quand un dramaturge s’empare d’une source antérieure : elles servent à l’efficacité de l’intrigue, et visent, déjà, à une certaine unité et cohérence, l’un des concepts-clé du drame verdien. Visible non seulement dans la récurrence de certaines tonalités que dans le souffle épique qui anime l’entièreté de la partition.
Le principe dramaturgique de concision qui sera exploité dans la plupart des opéras patriotiques, fonctionne ici déjà à plein, qui vise à plonger le spectateur dans une sorte de logique infernale - la peur du tyran évoquée dès le chœur initial, jusqu’à l’acmé de l’action symbolisée par le forfait du tyran - sans aucun temps mort. Le public est d’ailleurs guidé dans le déroulement de l’intrigue par les différentes parties qui structurent la narration, dont les titres sont empruntés au livre de Jérémie : « Jérusalem », « L’impie », « La prophétie », « L’idole brisée », qui sont autant de chapitres d’une dramaturgie vouée au triomphe du collectif populaire (ce que confirme par ailleurs l’habitude prise de supprimer la scène finale de la mort d’Abigaille et de terminer en conséquence sur le chœur « Immenso Jehovah / Chi non ti sente ? ».
Le résumé succinct de l’intrigue témoigne de la concision voulue par le compositeur et son librettiste : le roi Nabucco, après s’être emparé de Jérusalem, conduit les Hébreux captifs à Babylone et repart à la guerre en laissant la gouvernance à sa fille légitime Fenena, éprise du noble Hébreux Ismaele, et pour cela prête à se convertir à sa religion et à libérer son peuple. Mais la seconde fille du roi, Abigaille, prend le pouvoir, aidée par les prêtres de Baal, en faisant croire à la mort du souverain. Quand celui-ci revient et découvre la situation, il se proclame Dieu et subit la foudre divine pour avoir rejeté les deux religions, puis sombre dans la folie, alors qu’Abigaille veut faire condamner tous les Hébreux. Entretemps, le pontife Zaccaria redonne espoir à son peuple en prédisant la chute de Babylone. Prisonnier d’Abigaille, Nabucco craint pour sa fille Fenena ; il prie alors le dieu d’Israël de lui rendre la raison et brise les idoles, empêchant ainsi l’exécution du peuple juif. Devinant sa fin proche, Abigaille s’est empoisonnée après avoir demandé pardon à sa sœur.
Le vernis politique recouvre ici une intrigue opératique somme toute assez conventionnelle, notamment à travers la figure du couple amoureux (Fenena / Ismaele), tandis que les deux figures incarnant le pouvoir y échappent, l’un par une trajectoire moins monolithique qu’à l’accoutumée, grâce à une paternité double, l’une positive et l’autre négative, et surtout grâce à la scène de la folie qui lui permet de passer de la rigueur tyrannique à la pitié et la piété, la seconde (le rôle fut créé par Giusep-pina Strepponi, future épouse de Verdi), soprano dramatique typique (on retrouvera ce registre avec l’Odabella d’Attila quatre ans plus tard), qui incarne une sorte de volonté de puissance frustrée par un amour non partagé avec Ismaele et la conséquente jalousie envers Fenena. On pourra trouver la catas-trophe, c’est- à-dire la résolution, un peu hâtive, mais elle a surtout pour fonction - toujours dans cette optique de concision dramatique - de révéler le parcours de rédemption du protagoniste qui soumet in fine toute considération politique au sentiment filial et à une forme de transcendance dont l’objectif est de montrer que le pouvoir est d’autant plus noble qu’il se conforme à la mission du vrai serviteur de Dieu : « En servant Jéhovah, / Tu seras le roi des rois », dit Zaccaria à la toute fin de l’opéra.
Nabucco, une synthèse de l’art verdien
Le troisième opéra de Verdi est déjà pleinement verdien en ce qu’il concentre la plupart des thèmes du compositeur. Le rapport père / fille, la dialectique entre un peuple opprimé (les Juifs) par une autre civilisation oppressive (les Babyloniens), l’amour entre deux jeunes ennemis (Ismaele, neveu du roi de Jérusalem, et Fenena), qui permet de racheter les sentiments de haine raciale et religieuse qui traversent le drame, et surtout le rôle essentiel du chœur qui n’avait jamais atteint une telle am-pleur dans les deux précédents opéras et est considéré comme un personnage à part entière et non plus comme un élément adventice du drame. Verdi affine d’ailleurs l’usage rossinien des chœurs en fonction de leur statut (soldats, prêtres, gens du peuple, courtisans…), et si le principe est hérité de la seconde réforme de l’opéra, dans les années 1760, réalisée par Gluck et Calzabigi, qui voulaient re-trouver la grandeur tragique du théâtre grec, Verdi y imprime sa propre marque, marquée du sceau de l’allégorie politique. L’ouverture énergique, composée a posteriori, est une section de type pot-pourri (au lieu de la forme sonate plus classique) qui regroupe des thèmes que l’on retrouvera plus tard dans l’opéra, en particulier les deux thèmes choraux principaux, celui de « Il maledetto » au second acte, et celui du « Va pensiero » au troisième acte, traités cependant sur le mode ABA.
L’opéra débute ensuite par un triple chœur des esclaves, des Lévites et des Vierges chantant leur déploration (« Gli arredi festivi »), déployant successivement les sentiments de terreur, de déploration, de résignation, d’imploration et enfin le désir de vengeance. Le principe de concision est, on le voit, déjà à l’œuvre dans ce chœur initial. Aussitôt après émerge la figure centrale de Zaccaria, émanation du peuple hébreux qu’il réconforte en voyant un signe du destin la « prise » de la fille du roi Fenena. Toute cette première « partie » est d’ailleurs marquée par la confrontation entre les individualités et le collec-tif symbolisé par le chœur, partie nerveuse et énergique, jusqu’à la fin au moment où Nabucco a investi le temple et Ismaele sauvé Fenena.
La seconde partie est marquée par la grande scène d’Abigaille, dans les appartements du pa-lais de Babylone : la « fille » du roi a réussi à se procurer les documents qui attestent son identité de fille d’esclave et n’en éprouve que plus de haine aussi bien à l’égard de sa « sœur » que de son « père ». Son intervention est une synthèse du chant belcantiste et de la fureur dramatique qui adopte généra-lement d’autres procédés musicaux. Après la brève intervention du Grand Prêtre de Baal, la prière de Zaccaria constitue l’autre point du second acte. Superbe cantilène accompagnée de six vio- loncelles obligés (peut-être un souvenir du premier mouvement de l’ouverture de Guillaume Tell avec ces cinq violoncelles) durant laquelle il célèbre la conversion de Fenena (« Tu sul labbro dei veggenti »), faisant ainsi cesser la rancœur des Hébreux à l’égard d’Ismaele. L’arrivée impromptue de Nabucco compromet les plans d’Abigaille qui voulait s’emparer du pouvoir, mais le refus du roi de se soumettre aux deux religions en se proclamant Dieu, en recto tono selon une progression dramatique ascendante, provoque la foudre divine qui s’abat sur lui et le jette dans les tourments de la folie, ce qui permet à Abigaille de récupérer la couronne royale. La troisième partie, celle de la prophétie à laquelle Verdi tenait tant au point de l’imposer à son librettiste, débute, une fois n’est pas coutume, même si de manière furtive, par un chœur des Babyloniens (« È l’Assiria una regina »), marqué par une tonalité « courtisane » et le caractère staccato, détaché, de l’accompagnement orchestral, qui tranche avec les autres interventions chorales, beaucoup plus véhémentes. Il constitue un prélude contrasté à l’intervention du Grand- Prêtre demandant l’exécution des « fils impies de Juda ». Abigaille fait signer l’acte de condamnation à Nabucco dans un dialogue énergique et syllabique dans la forme, une confrontation qui tourne à nouveau à l’avantage d’Abigaille qui déchire le document prouvant son humble identité ; dialogue qui sert de transition avec le second chœur, célèbre, des esclaves Hébreux (« Va pensiero »), exprimant le sentiment douloureux de l’exil, avec son allure simple, son rythme dactylique (une syllabe longue suivi de deux brèves), ses courbures généreuses et ondoyantes, qui s’imprime facilement dans les mémoires par une adéquation étroite entre le texte et sa traduction musicale qui induit une parfaite intelligibili-té. L’intervention suivante de Zaccaria, dans une tonalité particulièrement sombre, constitue le point culminant de l’acte et l’illustration du titre : il y prophétise la chute de Babylone (dans une première version, Solera avait prévu un duo entre Fenena et Ismaele, plus conforme aux conventions sentimen-tales des finales d’acte), marquée par une autre trouvaille orchestrale (après l’accompagnement des six violoncelles) : un accord de cuivres avec bassons par mesure, répété en triolets, à l’effet saisissant. Le contenu dramatique de la prophétie n’est pas entravé par la musique, grave, solennelle, qui assure efficacement une parfaite réception du message, malgré un fa# redoutable pour ce type de voix, mar-quant la prédilection de Verdi pour le registre grave ; les derniers vers, puissants («Nulle pierre ne dira à l’étranger / Où se dressait la fière Babylone !») provoquent l’intervention incitative du chœur qui y voit un potentiel triomphe (« Oh quel feu embrase ce vieillard ! [ … ] / Oui, brisons nos chaînes indignes »). La quatrième partie (« L’idole brisée »), après un bref prélude regroupant les principaux thèmes des deux premiers actes, présente un Nabucco emprisonné, exalté entre rêve et folie, dans un tableau sonore d’une grande force dramatique qui déploie simultanément en contre-point le récit déchirant d’un roi déchu et la marche funèbre, à l’extérieur, de l’exécution annoncée de Fenena. Celle-ci extirpe le roi de sa torpeur et le ramène à la prise de conscience de sa condition de prisonnier. L’unité dramatique chère à Verdi, est assurée, outre par la reprise de leitmotive pré-wagnériens, par un effet de miroir : le songe de Nabucco est symétrique de la prophétie de Zaccaria.
Le roi est désormais touché par la grâce et investi même par un rayonnement moral (« Dieu vé-ritable, tout-puissant, / Je saurai t’adorer pour toujours ! »). Dans les jardins suspendus de Babylone, la marche funèbre, jouée par les vents, est l’occasion d’une émouvante interven- tion dans le style canta-bile de Fenena qui s’agenouille devant Zaccaria ( « Le firmament s’ouvre devant moi ! / Mon esprit aspire au Seigneur… » ), et répond, là encore par un effet de miroir, indice supplémentaire d’unité drama-tique, à l’invo- cation initiale de Nabucco. Accompagnée par les arpèges des alti, la prière fut modulée dans une tessiture moins grave lors de la reprise de l’œuvre à la Scala en août 1843. Le finale du dernier acte montre une nouvelle intervention impromp- tue de Nabucco et de ses hommes, dans le but de détruire l’idole qui tombe et se brise en réalité d’elle-même. Le roi s’adresse dès lors aux Hébreux et tous, choristes et solistes, chantent les louanges de Jéhovah ( chœur final : « Immense Jéhovah, / Qui ne t’écoute pas ? » ), a cappella, comme pour symboliser les âmes nues chantant dans un climat de ferveur et de dépouillement. Mais l’apothéose de ce dernier chœur est suivie d’une ultime scène ( souvent coupée du vivant de Verdi ) montrant la fin tragique d’Abigaille qui se donne la mort par empoison-nement. En mourant, elle en vient à rési- piscence en recommandant Fenena et Ismaele à Nabucco. L’accompagnement traduit la faiblesse de cette femme jadis impétueuse : son intervention est doublée par la douceur du cor anglais ( marquée « andante moderato » sur la partition ), puis par les violon-celles, les pizzicati d’une contrebasse et les accords de harpe, bien que l’ambitus vocal assez large du personnage semble en contradiction avec sa situation de « mourante », marquée par le discours haché de son pro- pos, avant l’ultime résolution moralisante de Zaccaria en recto tono, et la cadence parfaite de l’orchestre en mi majeur.
Philosophie et politique
La composante politique du drame de Solera et Verdi est assez transparente : il s’agit d’ailleurs du premier opéra authentiquement politique et patriotique du composi- teur. Les drames suivants ( I Lombardi alla prima crociata et Ernani, à travers respectivement les chœurs « O Signor dal tetto natio !et « Si ridesta il Leon di Castiglia » ) le seront davantage encore, par les thèmes et la structure drama-turgique qui accorde une place de choix aux grandes masses chorales. Ce nouveau modèle opératique, en partie, on l’a dit, hérité de la seconde réforme de l’opéra et des compositeurs italiens du premier tiers du XIXe siècle, trouve notamment son fondement théorique dans un traité du patriote Giuseppe Mazzini, La philosophie de la musique, rédigé entre novembre et décembre 1835 et publié l’année suivante à Paris, dans un contexte de ferveur patriotique intense, après les insurrections de 1821 et 1831, qui, pour la première fois, avait fait émerger chez les Italiens une prise de conscience politique et un réel sentiment d’unité nationale. Dans cet ouvrage fondamental - une série de considérations nou- velles sur l’état de l’opéra italien - Mazzini fait d’abord le constat que l’opéra est en crise et qu’il faut le régénérer, le débarrasser de sa gangue hédoniste. Exit la virtuosité gra- tuite et la prolifération des arias interminables qui brisent la cohérence dramatique de l’intrigue. L’art doit être politiquement engagé et l’opéra repensé de fond en comble dans une optique de réorientation sociale.
Le thème fondamental de la philosophie de Mazzini est le lien et le conflit qui unit l’individu et le collectif. C’est précisément ce thème qui structurera quelques années plus tard les opéras de Verdi, dont Nabucco constitue le modèle inaugural. Le conflit est entre l’individualisme excessif, qui a été l’un des traits distinctifs d’un Romantisme alors finissant, et une ère collective qui doit encore advenir. Comme plus tard Schopenhauer et surtout Wagner, dont il anticipe le principe dramaturgique du leit-motiv, Mazzini établit un lien étroit entre la musique et le monde, en tentant de l’arracher à une abs-traction contre-productive. Il critique le manque d’unité, la prépondérance de la mélodie, symbole du « je », dans un genre hybride, lieu d’une certaine fragmentation, d’une certaine dispersion. Dans son esprit, l’opéra ressemble à la galerie d’un musée où l’on accroche des tableaux qui n’ont pas forcément de liens entre eux. Surtout, il conjugue des préoccupations esthétiques ( comment réfléchir à un genre par nature hybride ) et politiques ( comment l’opéra, genre populaire, peut-il se faire l’écho d’une prise de conscience patriotique collective ? ). La place importante accordée à l’orchestre, acteur éminent du drame, s’associe avec un retour à l’idéal de la tragédie grecque sous une forme opératique : la polis, la cité, se réfléchissant dans un spectacle social produisant ainsi une forme de régénération morale.
Pour ce faire il faut dépasser les moments qui ont marqué l’histoire du genre : après le moment floren-tin ( l’opéra des origines, aristocratique ), le moment parisien ( l’opéra des bourgeois destinés à des mé-lomanes spécialisés ), il faut atteindre un nouveau moment qui accorde au peuple une place éminente. Dans cette optique, le chœur joue un rôle essentiel : c’est une entité à part entière qu’il qualifie « d’in-dividualité collective » : « Or pourquoi le chœur, individualité collective, ne recevrait-il pas comme ce peuple dont il est l’interprète naturel, une vie propre, indépendante, spontanée ? Ne pour- rait-il constituer, en face du ou des protagonistes, cet élé- ment de contraste interne qui est essentiel à tout ouvrage scénique, et donner plus souvent, avec les grands ensembles vocaux, par la succession, l’entre-lacs des mélodies, de plu- sieurs phrases musicales, entrecoupées, combinées, harmonisées les unes avec les autres comme des interrogations et des réponses, l’image de cette multiplicité de sensations, d’opinions, de sentiments, de désirs dont frémit d’ordinaire les foules ? » Si Mazzini voyait en Donizetti le compositeur qui mettrait en pratique ses préceptes, Verdi est ce-lui qui a le mieux appliqué à la lettre les recommandations du philosophe. La question de l’unité du drame et le principe de concision, idéalement réalisé dans les deux premières parties de Nabucco ; la présence du peuple, à travers les nombreuses interventions chorales qui appellent une lecture allégo-rique et politique de la situation que connaît la péninsule à l’aube de son unité. L’opposition Hébreux / Babyloniens est analogique de celle entre les Italiens oppressés et les Autrichiens oppresseurs, et il est significatif que lors de la première de l’opéra, le chœur du troisième acte fut immédiatement bissé ; l’escamotage partiel de la composante sentimentale se traduit par la substitution du duo entre Fenena et Ismaele pour le finale du troisième acte par la prophétie de Zaccaria, dramatiquement plus forte et politiquement plus signifiante, de même qu’Abigaille, pourtant éprise du jeune Hébreu, a vite fait de se concentrer sur sa soif de pouvoir, oubliant ainsi ses velléités sentimentales. Plus globalement, l’attention traditionnellement portée à l’opéra sur le couple amoureux est déplacée vers le « couple » politique Nabucco / Zaccaria, de même que, conséquemment, le conflit amour / devoir s’efface devant la question du pouvoir, de ses limites et de sa légitimité. Les ambitions politiques que ces deux per- sonnages incarnent structurent le drame et annoncent les futurs conflits qui opposent Leone et Attila, Simon Boc- canegra et Fiesco ou Philippe II et l’Inquisiteur. Et ce sera l’un des fils rouges de ses opéras patriotiques, si l’on songe aux figures plus politiques qu’amoureuses de Jeanne d’Arc ou d’Odabella. Mazzini évoque également la question morale et une forme de sacré ( « Il manque à la musique ita-lienne le principe qui sanctifie toute entreprise, la pensée morale qui ébranle les forces de l’intellect, le baptême d’une mission » ). L’atmosphère religieuse qui parcourt le drame doit être pris en considé-ration au même titre que la lecture plus strictement politique du drame : en d’autres termes, le sujet biblique ne doit pas être réduit à son analogie strictement politique. Et l’on sait l’importance de cette dimension messianique chez les patriotes italiens, qui trouve une traduction dans une lecture égale-ment littérale de l’intrigue : le roi Nabucco apparaît in fine comme l’instrument de Dieu, tout comme le sera, quelques années plus tard Attila dans l’opéra épo- nyme, également écrit par Solera. Dans l’opéra, la figure de Zaccaria incarne idéalement les deux mouvements sacré et directif que doit assu-mer tout homme destiné à libérer son peuple opprimé à qui il promet une toute proche régénération. Régénération du peuple et de l’opéra qui se rejoignent ainsi dans l’unité du drame retrouvé.
Jean-François Lattarico,
Professeur à l’Université de Lyon 3 Jean Moulin
Médias
Vidéos
Interview de Roberto Rizzi-Brignoli, direction musicale de Nabucco à l’Opéra de Dijon
Interview de Marie-Ève Signeyrole, mise en scène et conception vidéo de Nabucco à l’Opéra de Dijon
Interview de Mary Elizabeth Williams, dans le rôle de Abigaille - Nabucco à l’Opéra de Dijon
Timelapse du montage du décor de l’opéra Nabucco à l’Opéra de Dijon