Présentation
Distribution
CRÉÉ À l’Opéra comique, le 30 avril 1902
SPECTACLE EN FRANÇAIS
SURTITRÉ EN FRANÇAIS
ENSEMBLE ASSOCIÉ
MUSIQUE Claude Debussy
LIVRET Maurice Maeterlinck
DIRECTION MUSICALE Nicolas Krüger
ORCHESTRE DIJON BOURGOGNE
CHŒUR DE L’OPÉRA DE DIJON
CHEF DE CHANT Nicolas Chesneau
MISE EN SCÈNE Éric Ruf
REPRISE DE LA MISE EN SCÈNE Julien Fišera
ASSISTANAT À LA MISE EN SCÈNE Maxime Contrepois
DÉCORS Éric Ruf
COSTUMES Christian Lacroix
LUMIÈRES Bertrand Couderc
ASSISTANAT AUX DÉCORS Julie Camus
ASSISTANAT AUX LUMIÈRES Julien Chatenet
MÉLISANDE Siobhan Stagg
PELLÉAS Guillaume Andrieux
GOLAUD Laurent Alvaro
ARKEL Vincent le Texier
YNIOLD Sara Gouzy
GENEVIÈVE Yael Raanan Vandor
LE MÉDECIN, LE BERGER Rafael Galaz
FIGURANTES Ruth Nüesch, Sarah Camus, Léa Picot
Opéra de Dijon
Opéra de Rouen
Théâtre des Champs-Élysées
Théâtre du Capitole de Toulouse
Stadttheater Klagenfurt
Synopsis
ACTE I
Dans une forêt.
Le prince Golaud, petit-fils d’Arkel le vieux roi d’Allemonde, chasse dans une forêt alors qu’il est en voyage dans un royaume étranger. Egaré par la fuite d’un sanglier qu’il ne parvient pas à rejoindre, il découvre une jeune fille en pleurs auprès d’une fontaine. D’abord effrayée par son arrivée, elle se rassure peu à peu, mais ne répond à ses questions que par allusions obscures et évitements, ne donnant que son nom : Mélisande. Le froid et la nuit arrivant, elle accepte de suivre Golaud, lui aussi perdu.
Un appartement dans le château d’Allemonde.
Geneviève, mère de Pelléas et Golaud, lit au roi Arkel presque aveugle la lettre envoyée par Golaud à son demi-frère Pelléas. Il y annonce sa rencontre et son mariage avec Mélisande, ainsi que son prochain retour au château. Si Arkel devait accepter ce mariage fait sans son consentement, Pelléas n’aura qu’à faire allumer une lampe au sommet d’une tour du château. Golaud se présentera alors au château. Dans le cas contraire, il continuera sa route. Après s’être étonné avec bienveillance du comportement de son petit-fils, Arkel donne son consentement. Quant Pelléas vient lui annoncer son départ pour une dernière visite à son ami Marcellus mourant, Arkel lui enjoint de rester au château pour veiller sur son propre père, lui-même malade.
Devant le château.
A la tombée du jour, Geneviève accompagne Mélisande pour un tour dans les jardins. Arrive Pelléas qui rencontre ainsi pour la première fois sa belle-sœur. Ensemble, ils regardent repartir le bateau qui a amené Golaud et Mélisande, tandis qu’une tempête s’annonce sur la mer. Au moment de rentrer au château, l’annonce du départ possible de Pelléas le lendemain attriste visiblement Mélisande.
ACTE II
Une fontaine dans le parc, vers midi.
Pelléas a entrainé Mélisande à travers le parc vers une fontaine qui jadis rendait la vue aux aveugles. Alors que Mélisande se penche vers l’eau, ses cheveux se dénouent et plongent dans la fontaine. Un échange plus intime commence entre elle et Pelléas, qui l’interroge sur sa rencontre avec Golaud. Mélisande se met à jouer avec son alliance, qui à midi exactement tombe dans les profondeurs inaccessibles du bassin.
Un appartement dans le château.
Mélisande soigne Golaud qui, à midi exactement, est tombé de cheval. Mélisande éclate soudain en sanglots : elle ne se trouve pas heureuse dans ce château. Alors que Golaud lui prend les mains pour tenter de la consoler et de la raisonner, il remarque l’absence de leur alliance au doigt de sa femme et s’emporte rapidement. Confuse, Mélisande lui ment et lui répond qu’elle a perdu la bague dans une grotte au bord de la mer où elle était partie chercher des coquillages pour Yniold, fils d’un premier lit de Golaud. Ce dernier exige qu’elle aille aussitôt à sa recherche, au besoin avec Pelléas.
Devant une grotte.
Pelléas accompagne Mélisande dans la grotte où ils savent l’un et l’autre qu’ils ne trouveront pas la bague. Il importe cependant que Mélisande puisse la décrire à Golaud s’il la questionne. Ils aperçoivent alors trois vieux pauvres endormis qui s’y sont réfugiés, peut-être pour fuir la famine qui sévit dans le pays. Pelléas et Mélisande effrayée s’en retournent.
ACTE III
Une des tours du château.
Un chemin de ronde passe sous l’une des fenêtres. La nuit tombe.
Mélisande est à la fenêtre, peignant ses cheveux dénoués et chantant une comptine. Pelléas arrive par le chemin de ronde et demande à lui baiser la main avant son départ. Alors que Mélisande se penche à la fenêtre, ses longs cheveux tombent en cascade et inondent le jeune homme. Pris d’ivresse amoureuse, ce dernier commence à les nouer autour des branches d’un saule. Un bruit de pas les surprend, et tandis que Pélléas tente de dénouer les cheveux, Golaud arrive et les prie de cesser ces enfantillages.
Les souterrains du château.
Golaud entraîne Pelléas dans les souterrains humides et étouffants du château. Il l’emmène auprès d’une eau stagnante et l’invite à plonger son regard dans ses profondeurs obscures où Pelléas manque de tomber.
Une terrasse au sortir des souterrains.
Enfin de retour à l’air libre, Pelléas exalte son sentiment de libération et de retour à la lumière, tandis que Golaud le met en garde sur son attitude avec Mélisande et l’invite à plus de distance, d’autant qu’elle est peut-être enceinte.
Devant le château.
Au pied des fenêtres de la chambre de Mélisande, Golaud passe un moment avec son fils Yniold. Ce dernier passant beaucoup de temps avec Pelléas et Mélisande, il entreprend de lui soutirer insidieusement des informations sur la façon dont ils se comportent l’un vis-à-vis de l’autre. Trop évasives ou incohérentes, les réponses de l’enfant ne lui apprennent rien. De la lumière apparaissant à la fenêtre de Mélisande, il décide de faire monter l’enfant sur ses épaules pour lui faire observer et décrire ce qu’il voit. L’enfant dit apercevoir Pelléas et Mélisande qui « ne font rien » et « ne ferment jamais les yeux », ce qui l’effraye terriblement. Yniold demande à descendre, son père insiste jusqu’à lui faire mal. L’enfant et son père quittent les lieux, sans que ce dernier n’ait toujours rien appris.
ACTE IV
Un appartement dans le château.
Pelléas croise Mélisande et lui apprend que son père est convalescent. Retrouvant son fils et encore dans les brumes de la maladie, ce dernier l’a invité à voyager, ce que sous une impulsion soudaine Pelléas s ‘apprête à faire. Il donne rendez-vous à Mélisande pour le soir même auprès de la fontaine des aveugles, pour un adieu. Il sort.
Entre Arkel, qui se réjouit lui aussi de la bonne nouvelle de voir le père de Pelléas se trouver mieux, ce qui annonce un véritable renouveau et le retour de la joie dans le château. Il espère ainsi que Mélisande, dont il a vu la souffrance, se trouvera elle-aussi plus heureuse. Golaud arrive à son tour, en proie à la jalousie la plus furieuse. Il s’en prend avec violence à Mélisande, la forçant à se mettre à genoux et la traînant par les cheveux. Lorsque Arkel le somme de cesser, il reprend un calme plein de menaces et sort.
Une fontaine dans le parc.
Alors qu’il joue à essayer de soulever une pierre, Yniold voit passer un troupeau de moutons entièrement muets. A sa question sur leur silence, le berger répond « que ce n’est pas le chemin de l’étable. » La nuit tombant, Yniold part rapidement.
Pelléas arrive, en proie aux sentiments amoureux les plus extrêmes et les plus confus, la crainte de quitter Mélisande et le besoin de partir pour éviter un drame tiraillant son âme. Mélisande arrive et tous deux, dans un murmure, s’avouent leur amour. Au moment où les portes du château se ferment avec un bruit sourd, ils comprennent qu’il n’est plus possible de faire machine arrière et s’embrassent passionnément. Golaud surgit, frappe Pelléas de son épée et poursuit Mélisande qui s’enfuit.
ACTE V
Une chambre dans le château.
Arkel, Golaud et le médecin sont au chevet de Mélisande qui vient d’accoucher. Petri de remord, Golaud, voyant Mélisande sortir de son inconscience, demande à la voir seul à seul. Il tente alors de lui soutirer la vérité : Pelléas et elle ont-ils été coupables ? Mais, apparement inconsciente des récents évènements, Mélisande répond sans vraiment comprendre la question et s’abime peu à peu dans une torpeur balbutiante, laissant Golaud à un doute éternel. On présente alors à Mélisande sa fille, dont elle prend pitié, avant de se rendormir d’un sommeil agité qui est en réalité son agonie. Sur les derniers mots apaisants d’Arkel, elle meurt ainsi, doucement et en silence.
Note d’intention
Le temps à marée basse
Pour interpréter cette pièce, j’ai l’intuition première qu’il faut avant tout consentir à la lenteur, jouer comme L’homme penché de Giacometti, lentement mais avec ténacité et opiniâtreté. C’est très concret, je crois, très incarné aussi mais dans une pulsation lente, dans un rythme ralenti, dans une vieillesse précoce. Je ne sais pas ce qu’est le symbolisme mais il me semble que rien en-dehors de l’histoire, de la stylistique, ne doit être ici « symbolique ».
Le paradoxe doit exister en des matières rudes, rêches, mouillées, très concrètes. La nature dont l’œuvre témoigne à tous moments, dans laquelle elle baigne littéralement, doit être omniprésente et « joue », se reconfigure autour des personnages, les entoure, les heurte, les découpe. La lumière tourne autour d’eux et passe comme des grains bretons. Il y a un « malgré soi », on ne règne sur rien dans ce royaume, on s’habitue, on s’accoutume, on se fait discret. Peuple blanchi qu’on découvre en soulevant un galet sur la grève. Peaux translucides. Les pauvres venant mourir contre les murs, les pieds dans l’eau, à l’image des Bourgeois de Calais épuisés.
Comme en tragédie, il ne faut lors des répétitions faire l’économie d’aucune question, d’aucun mouvement, d’aucune recherche pour finalement accepter une immobilité du corps dans lequel restent pourtant inscrits tous les mouvements de l’âme, la contraction des sentiments et les effleurements du cœur. Les répétitions sont là pour épuiser toute psychologie, tout volontarisme et aboutir à la simple et belle réalité des situations. C’est un théâtre de stupéfaction et d’enfance où les personnages représentent un mystère mais avant tout pour eux-mêmes ; lente maïeutique faite de silences rentrés et de phrases elliptiques. Le corps du chanteur ou de l’acteur doit « parler » quand le texte fait défaut. Corps enfiévré, esprit lentement revenu des limbes d’un sommeil lourd, la difficulté est la même pour les interprètes, il faut densifier chaque parole, chaque pas, chaque geste et les rendre rares. Ce monde n’existe pas et pourtant il faut en définir tous les rites et les rythmes afin qu’il se constitue.
Si je devais choisir un décor naturel et rêvé, ce serait la base de sous-marin de Lorient. Architecture gigantesque découpée en alvéoles, humidité constante, ergonomie étrange dont l’objet premier est oublié et peu compréhensible, jeux de lumière et d’eau en ricochet, ombres permanentes, béton non lissé. Rugosité générale. Je m’en suis beaucoup inspiré pour la scénographie.
Il y a donc de l’eau. Une mare. On pourra y soupçonner une profondeur.
Eau à travers laquelle on finira par marcher comme sur le lac de Tibériade. Elle représentera toutes les fontaines, mares, sources, grottes marines et rivages qui se succèdent dans le livret. L’Eau ou l’élément central autour duquel tout s’organise et finit par se rejoindre comme en un point de fixation et d’obnubilation liquide. Seule surface lisse et réverbérante, miroir inversé du monde, appel incessant à la chute, à la noyade comme celle d’un puits.
Toutefois, deux éléments seront mouvants pour créer les différents espaces décrits dans le livret, donnant l’impression que les protagonistes ne bougent jamais, le monde s’organisant, s’échouant autour d’eux. Des filets suspendus au-dessus de l’eau – comme ceux de la pêche au carrelet – créant un ciel de plomb en position haute, des sortes d’arbres en position intermédiaire et qui peuvent aller jusqu’à s’échouer dans l’eau. Forêt touffue et difficilement franchissable au début, qui gouttera longtemps dans le bassin avant de repartir vers le haut. Pluie circonscrite donc, grain passager, puis goutte à goutte de stalactite.
Une sorte de conque en demi-cercle comme l’intérieur d’un silo ou d’un réacteur de centrale et qui vient épouser l’arrondi de l’eau. Béton, passerelles, caillebotis métalliques, portes de sas donnant sur des couloirs arrondis à peine entrevus et dorés comme à la feuille. Le royaume imaginaire d’Allemonde est là, caché, entraperçu, à peine découvert. Le tout est imposant, haut, incurvé vers le public et laisse supposer que le niveau de l’eau n’a pas toujours été tel et que les mortes eaux règnent sur ce royaume.
J’aime l’idée d’une marée basse suspendue à son niveau le plus bas, à ces mortes eaux, comme un poumon exténué. J’aime cette impression double des paysages bretons, des petits ports si jolis à marée haute, si cadrés et si bordés mais qui se révèlent tellement angoissants à marée basse, l’eau retirée laissant voir le soubassement des amers, des môles, les aussières gorgées et abandonnées, les algues repues et croupies et l’odeur du remugle marin.
Ce royaume serait envasé, à marée basse. Donc, couleur noire partout, ou vert algueux. Eau noire, sol vaseux et noir, parois de béton suintantes d’humidité et de noires moisissures, filet noirs, tulles environnants – pendrillons – noirs également.
L’été n’est pas là encore et on croirait ce royaume condamné à la nuit éternelle. Les uns et les autres devenant aveugles comme des poissons de profondeur.
La conque et les filets, plus un rideau de tulle, offriraient – du lointain à la face et du plateau au cintre – d’infinies variations d’espaces, intérieurs et extérieurs, landes et vasières. Changements à vue, lents et en musique, les personnages restant en scène et l’espace s’organisant autour d’eux et malgré eux comme une météorologie sans cesse changeante, l’horizon fuyant et se recomposant sans cesse. Il y a dans l’ouvrage le versant marin et le versant sylvestre. Je ne montre que le versant marin, cette dualité étant trop dure à faire coexister.
L’arbre sera les frondaisons de filets, les branches des saules les échelons d’une échelle de coupée, et les moutons une armada de petits bateaux en papier poussés par la goberge d’un enfant hésitant. On évoque la nature, on la convoque mais elle n’est pas là, brûlée depuis longtemps par les sels marins. Souvenirs seulement.
La lumière sera omniprésente ou omniabsente, selon. Ombres portées, jour déclinant, puits de lumière, lointains brumeux de tulles. Elle serait mouvante ou laisserait passer les éléments au travers de ses rais.
Pour les costumes, pas de Moyen-Age et d’épée. Si les éléments de construction sont modernes – béton, métal – le tout est pourtant suffisamment noirci, englué pour permettre les anachronismes. C’est un royaume marin, c’est important, mais d’une dynastie épuisée. Il y a quelque chose de déchu, de mélangé peut-être. Vieux amiraux napoléoniens... Brandebourgs de vieilles armées. Corsaires. Bottes, cuissardes, guêtres, pulls, vareuses, grands châles/ couvertures, grands manteaux... Un côté pêcheur irlandais et la rectitude, la longueur des manteaux, souvenirs de parade et l’aspect domestique, pratique de certains éléments (pulls, casquettes, etc... la famille royale dans ses terres écossaises de Balmoral).
Des hommes barbus et chevelus, j’aime assez cette idée d’un royaume où le cheveu est d’importance, où l’on porte sur sa tête sa richesse. Outre le fait que barbes et longueurs peuvent chez les hommes donner l’impression d’un relâchement, d’une immense fatigue, d’un oubli – et que l’on peut, par les couleurs et les textures des poils et cheveux, déterminer les âges plus facilement –, cette « mode » insulaire justifierait la fascination qu’ont les hommes pour Mélisande. On aime le cheveu dans ce Finistère et celle dont la coiffure est folle en est la reine attendue et naturelle.
J’aime aussi l’or qui resterait de vieilles gloires (un peu comme les découvertes des portes et fenêtres de la conque à la Klimt – brillances et fleurs en or). Les ors académiques sur le manteau à-demi enfilé d’un autre. Les cols en astrakan, les capuches en fortes toiles ou grosse laine... Peut-être est-il possible de mélanger, de s’inspirer des deux univers : vieux ors et vieux pêcheurs.
Eric Ruf
Metteur en scène
Entretiens
Entretien avec Nicolas Krüger
Un art de l’écoute
Entretien avec Nicolas Krüger, Directeur musical
Pelléas et Mélisande est une oeuvre qui peut parfois paraître comme une sorte d’OVNI musical, sans réel antécédent, sans oeuvre contemporaine similaire, sans véritable postérité. Une sorte d’opéra hors-sol, apparu comme par miracle. Est-ce un point de vue que vous partagez, ou bien vous semble-t-il que Pelléas s’inscrit dans une certaine filiation musicale ?
C’est une question qui appelle une réponse double, un peu schizophrène : les deux à la fois. Il faut se souvenir que Debussy écrit en réalité Pelléas entre 1892 et 1895, et non aux abords de la création en 1902. Ce qui veut dire que dès cette époque, dix ans auparavant, son langage musical avait déjà atteint cette extraordinaire maturité. et cette personnalité. unique. Il y a là comme une sorte de fulgurance, et l’on a en effet du mal à trouver des antécédents à cette soudaine apparition.
Il y a bien sûr ce que l’on sait de l’influence de Wagner, et notamment de Parsifal, et dans une moindre mesure de Moussorgsky, sur la maturation du langage de Debussy. Et il y a aussi une influence que l’on ne cite pas souvent : ceux qu’il nomme " les primitifs" à. savoir Palestrina, Tomás Luis de Victoria, et selon moi aussi Monteverdi, dont on trouve une trace très forte dans ce passage permanent du récitatif au lyrisme qui caractérise le chant dans Pelléas. Il parle dans ses écrits de sa fréquentation des concerts d’oeuvres de Palestrina, en notant d’ailleurs qu’il est de tous les musiciens de Paris le seul à s’y rendre ! Que cette musique n’intéresse visiblement pas ses collègues ! Il y trouve un art de l’arabesque musicale, de "l’harmonie mélodique", des mélismes, qu’il ne cesse de louer dans ses écrits, et qui constituent pour lui les fondamentaux de la musique.
Autant d’éléments qui vont devenir le propre de son style et qui vont traverser Pelléas. Il y a donc chez lui une réinvention complète du rôle de l’harmonie, usant volontairement d’accords ambigus pour rompre la rigidité tonale, mais en même temps un héritage, qui n’est d’ailleurs pas du tout celui qui occupe les compositeurs autour de lui, qu’il est allé chercher dans une musique beaucoup plus ancienne pour laquelle il s’est passionné.
Concernant l’influence de Wagner, on connaît cette anecdote de Romain Rolland emmenant Richard Strauss à une représentation de Pelléas. Agacé, le musicien allemand avait fini par lui lancer. "Mais c’est tout Parsifal !".…
Il le dit et c’est vrai, surtout des interludes que Debussy écrivit en urgence au moment des répétitions pour pallier à des problèmes de changements de décor. En vérité, c’est quelque chose de très frappant et très signifiant ! Quand Debussy commence à écrire Pelléas en 1892, il s’attaque à la scène 4 de l’acte IV, le dernier duo d’amour avant la mort, et la couche sur le papier. Puis il détruit tout et se met à la recherche de quelque chose de plus proche du langage qu’il souhaitait pour Pelléas et Mélisande : il trouvait dans cette première ébauche encore trop "le fantôme du vieux Klingsor", alias Wagner. Ce que cet épisode signifie, c’est que Debussy a besoin de temps pour élaborer son propre langage si novateur. Si ce temps lui manque, l’influence de Wagner réapparaît dans sa musique sans doute parce qu’il en est complètement imbibé depuis ses années d’études et de passion wagnérienne. Ce qui a dû fortement déstabiliser Strauss, qui aimait Wagner et n’aimait pas Pelléas, c’est justement tout ce que Debussy a chassé de Wagner pour inventer quelque chose de nouveau.
Pour finir de répondre à la question précédente, Pelléas est à la fois un OVNI complet, et à la fois comme l’opéra des opéras, parce qu’il prend d’une certaine façon en charge tous les héritages, ceux de la musique ancienne et ceux de la musique alors la plus récente. On a dans cette partition huit siècles de musique, comme une histoire de la musique occidentale. On l’a même dans les huit premières mesures ! L’exposition du premier thème, c’est de l’organum du XIIIe siècle, à la source du sentiment de détente et de tension en musique : l’unisson, puis la quinte et la tierce ( dissonante au xiiie siècle ) puis sa résolution avec le retour de l’unisson. Et quelques mesures plus loin, il nous présente le même motif avec cette fois des accords de septième, c’est-à-dire la musique la plus moderne à l’époque. En quelques mesures se construit un pont entre le plain-chant et la fin du xixe siècle.
Trois ans avant la composition de Pelléas, Debussy assiste avec beaucoup d’intérêt aux concerts de gamelan et de musique javanaise . l’exposition universelle de 1889. Ces musiques exotiques, extra-européennes, en trouve-t-on aussi la trace dans Pelléas ?
L’utilisation des modes dans Pelléas est sans doute tout autant liée à la musique ancienne qu’à ces musiques extra-européennes découvertes à cette occasion. Je ne dirais pas qu’on entend exactement du gamelan dans Pelléas, mais ce qui est certain, c’est que Debussy y cherche une autre vie rythmique, une autre pulsation intérieure que celle de la musique qui a marqué tout le xixe siècle. C’est une pulsation d’une très grande richesse, qui estompe une barre de mesure trop contraignante. Debussy écrivait : "Je me persuade de plus en plus que la musique n’est pas par son essence une achose qui puisse se couler dans une forme traditionnelle. Elle est de couleur et de temps rythmé". C’est une conviction qui lui vient sans doute de ces découvertes-là. Et ce moule, ces formes traditionnelles, ces carrures restent d’une certaine façon toujours prégnantes de nos jours. Sa tentative reste unique et au sens propre extraordinaire encore aujourd’hui.
Cette pulsation singuli.re et unique pose-t-elle des probl.mes inhabituels au chef d’orchestre ?
Diriger une telle oeuvre demande un art particulier, dans le sens où souvent, il faut organiser le discours musical pardelà les barres de mesure. Dans cette partition, les barres de mesure ne sont plus que de l’ordre de la convention graphique, pratiques comme point de repère pour permettre à chaque musicien de savoir où il doit jouer et pour que tous jouent ensemble. Mais au fond, l’art ultime, c’est de laisser apparaître le mouvement permanent et ductile qui anime cette oeuvre de l’intérieur, et de ne jamais figer ce mouvement dans une carrure pré-établie. Debussy évoquait comme idéal que sa musique ne parut pas avoir été notée. Dans Pelléas, et c’est un phénomène particulièrement fascinant, le mouvement rythmique est toujours intimement lié aux mouvements des sentiments intérieurs des personnages, qui eux-mêmes évoluent. Il n’y a quasiment jamais trois ou quatre mesures de suite au même tempo. Pour Debussy, la musique n’est pas l’expression d’un sentiment, elle est le sentiment lui-même, et pour cela en permanente mutation. C’est une matière vraiment passionnante à travailler pour un chef d’orchestre.
On a longtemps eu une lecture wagnérienne de cette partition, notamment en y repérant un certain nombre de leitmotive qui articulent son déroulement… Ne forment-ils pas, eux, une structure ?
Ces motifs qui s’apparentent à des leitmotive, Debussy en fait un usage tout différent. Ils ont un caractère génèrique qui permet toutes les mutations ; il ne contraignent jamais la musique mais au contraire la laissent évoluer avec souplesse. Ils sont infiniment plus discrets et souvent plus intégrés dans la trame musicale que les leitmotive wagnériens.
Au moment de la création de cette production au Théâtre des Champs-Élysées, vous avez mené avec Louis Langrée un grand travail de recherche sur la partition. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Bien avant cette production, Louis avait fait un travail formidable sur la partition et ses différents états. Jeune encore, il avait pu aller à Royaumont étudier en détail la partition avec tous les changements apportés par Debussy au long des répétitions, puis bien après la création, jusqu’en 1912.
Il ne cesse d’y faire des modifications, tant et si bien que la partition est elle-même en mouvement permanent. Il y a par exemple deux mesures dans le cinquième acte avec six orchestrations différentes et alternatives compos.es par Debussy, qui semble avoir ici plus hésité qu’ailleurs. Il y a plusieurs passages comme celui-là, où l’on ne peut dire qu’il y a une version définitive, mais simplement plusieurs options possibles qui toutes correspondent à une volonté de Debussy.
Cette recherche permanente rejoint certains de ses propos dans sa correspondance, dans lesquels il se dit sans cesse chercher à ne pas mentir en musique, à écrire avec la plus grande sincérité, sans travestir. Ce qui explique qu’il n’orchestre absolument pas comme ses contemporains, chez qui l’orchestration est très rutilante, avec beaucoup de doublures.
L’orchestre de Pelléas n’est pas du tout pléthorique. Il y a deux harpes, mais elles ne jouent vraiment ensemble qu’une douzaine de mesures dans la partition. On trouve tubas et trombones, mais pour des interventions parcimonieuses, rares et dosées. Et tout le reste de la partition est écrit, au cor anglais près, pour un orchestre mozartien.
Debussy disait d’ailleurs que pour parler un langage authentique, il n’y a pas besoin d’un orchestre plus grand que celui de Mozart. Il y a ainsi une économie du timbre dans Pelléas d’une précision et d’une sureté remarquables. Chaque timbre est choisi pour son expression et sa couleur propre, et souvent sans mélange. C’est une orchestration dans laquelle chaque timbre exprime sa voix. Et à l’opposé, le plus souvent, lorsqu’il associe deux timbres, ce n’est pas dans l’idée de les fusionner, comme souvent chez Wagner ou Strauss, mais dans le but précis d’en créer un troisième inouï. C’est un phénomène qu’on trouve déjà dans le Prélude à l’après-midi d’un faune, que l’on retrouvera dans La Mer, et qui est vraiment le propre de Debussy.
Dans la prosodie et la ligne de chant de Pelléas, avec ses ambitus restreints, la fluidité de son récitatif toujours appuyé sur une harmonie complexe, on a parfois le sentiment d’une résurgence de la tragédie lyrique française.
Debussy trouvait la tragédie lyrique de Gluck beaucoup trop coulée dans un moule. Mais il avait un grand amour pour Rameau, à une époque où ce dernier était peu étudié et encore moins joué. L’article que Debussy lui consacre est d’une dizaine d’années postérieur à la création de Pelléas. Mais il y a sans doute chez l’un et l’autre la recherche d’un naturel dans l’expression qui ne peut que provoquer des convergences.
Chez Debussy, cela prend la forme d’un passage incessant d’une sorte de récitatif parlando à des envolées aussi lyriques que fulgurantes. Le rôle de Pelléas lui-même est de plus en plus lyrique, passant de lignes qui se déplacent sur une quarte à des lignes qui se déploient sur plus d’une octave. Il y a là encore à la fois un héritage et la recherche de formules nouvelles. Et un rejet de l’esthétique de l’expression des sentiments du xixe siècle pour revenir aux sentiments eux-mêmes. Lorsque Jean-Jacques Rousseau parle du récitatif idéal, il étaye exactement les recherches et les visions de Debussy.
Une des caractéristiques étonnante de cette partition est également son usage des silences.
" Le silence : peut-être le seul moyen de faire valoir l’émotion d’une phrase " écrivait-il. L’aveu de l’amour entre Pelléas et Mélisande se fait dans le silence orchestral, et c’est d’ailleurs l’un des rares endroits où il indique : "librement". Dans ma direction musicale, j’essaie de donner aux silences toute leur mesure, toute leur densité. Comme il le dit lui-même, par moment il n’y a pas besoin de musique, et il faut savoir l’enlever, pour qu’elle puisse renaître au moment où elle devient nécessaire. Debussy cherche sans cesse à enlever ce qui est inutile, pour ne conserver que ce qui est essentiel à l’émotion. Janaček sera bientôt dans une démarche identique. Cette oeuvre demande ces silences, ces attentes, ces suspends, qui ne sont pas moins importants que les notes composées.
Car si quelques scènes précises, celle de la grotte ou la sortie des souterrains, laissent affleurer une esthétique qu’on pourrait qualifier d’impressionniste, Pelléas est avant tout une oeuvre symboliste, où le sens et la musique se concentrent, se raréfient, se réduisent jusqu’à la "chair nue de l’émotion", jusqu’à leur substantifique moelle. Si la couleur y est importante, on pourrait cependant très bien écrire la musique de Pelléas à quatre voix en quatuor à cordes sans rien perdre de l’essentiel. Cette partition est d’une rigueur de contrepoint exceptionnelle. Une approche où ne compterait que la surface ferait irrémédiablement fausse route. C’est une oeuvre de concentration plus que de dilution. Une des notions les plus importantes dans l’esthétique de Debussy est celle très symboliste du mystère.
La pièce de Maeterlinck, elliptique et allusive, constituait alors le livret idéal ?
Il a trouvé avec le Pelléas de Maeterlinck les mots pour faire sa musique. Mais quel est l’auteur que Debussy a voulu mettre en musique toute sa vie ? Edgar Poe. Il songe à La Chute de la maison Usher avant Pelléas, et lorsqu’il meurt, c’est avec cet opéra encore sur sa table de travail. Et cet opéra, il n’arrivera jamais à le composer, selon moi parce qu’il n’arrive tout simplement pas à en faire un livret satisfaisant. Avec Pelléas, pièce de théâtre, le livret est déjà là. Il n’est question que de quelques coupes, de la scène à la réplique. Avec Usher, une nouvelle, la mise en livret était éminemment plus problématique. Et je suis par ailleurs convaincu qu’il a mis dans Pelléas une partie de ce qu’aurait été, dans son essence, la musique manquante pour Usher. Cette maison qui s’effondre, cette atmosphère sombre, humide et fuligineuse de Usher, ce personnage féminin maladif et mystérieux : c’est Allemonde ! C’est Mélisande ! Et du reste Maeterlinck lui-même admettait une grande influence de Poe. Il est fort probable que Debussy ait trouvé dans Pelléas une façon de Poe.
De ce point de vue-là, la mise en scène d’Éric Ruf, sombre dans ses couleurs et dans ses atmosphères, apparait comme particulièrement en phase avec cet univers proche de Poe !
Absolument ! Avec ces merveilleuses lumières de Bertrand Couderc, qui savent aussi — c’est un point sur lequel nous avions, Louis et moi à Paris, particulièrement insisté — rendre compte de ces percées soudaines de lumières qui ponctuent la partition d’une manière . la fois essentielle et poétique.
Un autre projet autour de Poe a occup. Debussy pendant des ann.es, dans un tout autre registre…
C’est pour moi un regret encore bien plus profond que pour la Maison Usher : qu’il n’ait pas pu mener à bien Le Diable dans le beffroi ! Nous aurions eu alors dans son oeuvre dramatique un aspect qui manque cruellement, alors qu’il est présent dans son oeuvre purement instrumentale : celui de l’humour, de l’esprit, de la joie. Tout un univers qui faisait intimement partie de lui-même.
Je voudrais terminer sur une anecdote qui me semble particulièrement éclairante et juste. On sait que quelques temps après la mort de Debussy, Alfred Cortot a joué quelques pièces de Children’s corner. la fille du compositeur, Chouchou, qui malheureusement ne lui survivrait que peu. À la fin, le grand pianiste demande à la jeune fille qui devait avoir 12 ou 13 ans, si son jeu ressemblait à celui de son père. "Papa écoutait davantage" répondit-elle. Je crois que tout l’art de Debussy tenait exactement à cela : écouter. Pelléas, c’est l’art d’écouter, y compris pour le public, à qui il demande une écoute extrême, ce qui rend cette oeuvre très peu populaire. Et quand on parvient à écouter — ce qui n’est pas vraiment un art de notre temps — on s’aperçoit du miracle de cette musique. "Comme on est seul ici… on n’entend rien — Oui, il y a toujours un silence extraordinaire. On entendrait dormir l’eau." Tout Debussy est là, en deux mesures. Il écrit l’écoute. Et les silences de la partition ne sont en réalité rien d’autre : une invitation à aiguiser son écoute.
Propos recueillis le 14 octobre 2019 par Stephen Sazio, Dramaturge de l’Op.ra de Dijon.
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