Présentation
Distribution
Pygmalion
MUSIQUE Jean-Philippe Rameau
LIVRET Sylvain Ballot de Sauvot
L’Amour et Psyché
MUSIQUE Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville
LIVRET Claude-Henri de Fusée de Voisenon
CHOEUR ET ORCHESTRE DU CONCERT D’ASTRÉE
DIRECTION MUSICALE Emmanuelle Haïm
MISE EN SCÈNE & CHORÉGRAPHIE Robyn Orlin
DÉCORS Maciej Fiszer
VIDÉOS Eric Perroys
LUMIÈRES Laïs Foulc
COSTUMES Sonia de Sousa
COLLABORATION ARTISTIQUE À LA MISE EN SCÈNE
Marcin Łakomicki
ASSISTANAT AUX DÉCORS Anouk Maugein
ASSISTANAT À LA DIRECTION MUSICALE Atsushi Sakaï
CHEF DE CHANT & CLAVECIN Benoît Hartoin
PYGMALION Reinoud Van Mechelen
CÉPHISE Samantha Louis-Jean
L’AMOUR Armelle Khourdoïan
LA STATUE Magali Léger
VÉNUS Samantha Louis-Jean
PSYCHÉ Magali Léger
AMOUR Armelle Khourdoïan
TISIPHONE Victor Sicard
CHORÉGRAPHIE | DANSEURS Enrico Wey, Wanjiru Kamuyu,
Fana Tshabalala, Albert Khoza, Oupa Sibeko
RÉALISATION DES COSTUMES Opéra de Dijon
RÉALISATION DES DÉCORS Opéra de Dijon
ÉDITEUR DES PARTITIONS Éditions © Copyright Lionel
Sawkins 1997, 2018 ( Pygmalion ) ; Éditions La Sinfonie
d’Orphée / Le Concert d’Astrée, 2018 ( L’Amour et Psyché )
CRÉATEUR DES SURTITRES Richard Neel
COPRODUCTION Opéra de Dijon, Opéra de Lille,
Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Théâtre de Caen
AVEC LE SOUTIEN du Cercle d’entreprises de l’Opéra de Dijon
Synopsis
Pygmalion
Dans son atelier, le sculpteur Pygmalion se lamente. Par peur des sentiments, il a fui l’amour, et le voilà maintenant épris de la statue qu’il a lui-même sculptée. Intervient Céphise, qui aime Pygmalion et lui reproche de masquer son manque de sentiment à son égard et son amour pour une autre derrière cette histoire invraisemblable de passion pour une statue.
Resté seul, Pygmalion se désespère. Au plus fort de son tourment, Amour apparaît et donne vie à la statue qui s’éveille devant le sculpteur médusé et lui annonce n’appartenir qu’à lui.
Amour révèle alors quel était son projet : pour former la plus aimable créature, il lui fallait l’art du plus grand artiste. Pygmalion s’étant surpassé dans son ouvrage, il en obtient maintenant la juste récompense. À l’appel de l’Amour, les Grâces, les Jeux et les Ris apparaissent pour enseigner à la statue les arts de la danse. Enfin, Pygmalion et le Choeur du Peuple célèbrent tous ensemble le triomphe du Dieu « qui n’est occupé qu’à combler nos désirs » : Amour.
L’amour et psyché
Sur ordre de Vénus jalouse de la beauté de Psyché et contrariée par le sentiment que lui porte son fils Amour, la furie Tisiphone entreprend de séparer à jamais les deux amants. Elle attire d’abord Amour aux portes du Palais de l’Inconstance, à charge pour cette dernière et sa suite de le séduire. Pendant que cette première tentative échoue, Tisiphone emporte et dépose Psyché dans un navire au milieu de la tempête. Le navire se brise et Psyché se réfugie sur un rocher. Tisiphone enlève alors Psyché jusqu’aux obscurs enfers et, au milieu des rugissements des créatures qui le peuplent, elle abat sa dernière carte : détruire la beauté de Psyché pour en détourner définitivement Amour.
Amour survient et, malgré les prières de sa bien-aimée, répand la clarté dans l’infernal séjour. Il découvre alors la difformité de Psyché, qui n’en diminue en rien son amour.
Les deux amants se trouvent soudain transportés dans le palais de Vénus, qui touchée de la force de leurs sentiments, renonce à sa vengeance, rend sa beauté à Psyché et annonce que Jupiter lui accorde l’immortalité. Tous célèbrent pour finir le bonheur de l’amour.
Note d’intention
Au fil des métamorphoses
L’heureuse idée d’associer Pygmalion ( Rameau ) et L’Amour et Psyché ( Mondonville ) remonte à la mode des « fragments », très en vogue dans la seconde moitié du xviiie siècle à l’Opéra de Paris. Ce type de spectacle consistait à regrouper, au sein d’une même soirée, deux ou trois actes de compositeurs le plus souvent différents. Les pièces choisies étaient extraites de ballets en plusieurs actes ( comme L’Amour et Psyché tiré des Fêtes de Paphos ), ou avaient été conçus à l’origine comme un ballet en un acte autonome à l’instar de Pygmalion.
Comme pour les ballets, un lien de thème ( le voyage, l’amour, l’inconstance ) ou de registre ( pastoral, comique ) pouvait justifier l’association de telles pièces. Pour L’Amour et Psyché et Pygmalion, c’est à l’évidence le concept de la métamorphose qui légitime leur regroupement, thème largement développé par Ovide et repris à l’envi par les librettistes de l’Ancien Régime.
Après avoir été fréquemment intégré à divers spectacles de fragments de 1751 à 1760 pour Pygmalion et à partir de 1760 pour L’Amour et Psyché, ces deux actes sont associés pour la première fois le 18 mars 1762 avec Le Bal des Fêtes vénitiennes de Campra. À cette occasion, le Mercure de France rappelle le succès constant de Pygmalion et l’ingéniosité sans faille de L’Amour et Psyché. L’expérience est réitérée en janvier puis en mars 1764 et une dernière fois en avril 1772 avec Le Devin du village de Rousseau. La programmation de l’Opéra de Dijon renoue donc avec une tradition que les compositeurs avaient validé de leur vivant.
Pygmalion de rameau, 1748
S’inspirant de la légende de Pygmalion relatée par Ovide dans Les Métamorphoses ( livre x ), Antoine Houdar de La Motte propose en 1700 à Michel de La Barre l’idée d’un ballet intitulé Le Triomphe des arts regroupant cinq entrées : L’Architecture, La Poésie, La Musique, La Peinture et La Sculpture. Marqué par cette oeuvre, qui inspirera déjà en 1739 La Poésie et La Musique des Fêtes d’Hébé, Rameau y revient en 1748 avec Pygmalion calqué sur La Sculpture du Triomphe des arts. Pour remanier le livret d’Houdar de La Motte, mort depuis 1731, Rameau sollicite un amateur, Sylvain Ballot de Sauvot, frère cadet de son notaire ( prénommé malencontreusement aussi Sylvain ) et inconditionnel du compositeur. Ballot de Sauvot ( cadet ) vécut pour un temps à Passy dans la maison de campagne d’Alexandre Le Riche de La Pouplinière ( employeur de Rameau ) ; de fait, il était aisé pour les deux hommes de collaborer. Aux dires du périodique Les Sottises du temps ( 1754, t. 1, p. 13-14 ), Ballot de Sauvot admirait tant le compositeur qu’il se serait battu en duel contre le célèbre soprano italien Gaetano Caffarelli en 1753 alors que celuici attaquait la musique française au cours d’un dîner chez La Pouplinière. Dans son arrangement du texte, Ballot de Sauvot remplace Vénus par l’Amour et la Propétide par le personnage inventé de Céphise, éprise de Pygmalion. Il ne réutilise que quelque vers des scènes 1 et 4 du livret de La Motte et réécrit le reste du texte. Le changement le plus radical tient dans le divertissement final beaucoup plus court que dans l’original et qui évite d’employer les personnages secondaires sans rapport avec l’action qu’avait introduits Houdar de La Motte.
L’argument du poème de Pygmalion développe le thème du sculpteur amoureux de son modèle. Dans son atelier où trône la Statue, Pygmalion accuse l’Amour de l’avoir rendu amoureux de sa propre création. À Céphise, qui souffre de son indifférence, il fait état de sa passion dévorante pour sa sculpture. En désespoir de cause, il implore sa mère Vénus, de le libérer de ses sentiments. Touchée par les plaintes de son fils, Vénus métamorphose la Statue de marbre en femme de chair qui s’anime et avoue son amour pour Pygmalion. Au comble du bonheur, les nouveaux amants suivent le dieu Amour qui les invite à se réjouir avec les Grâces, les Jeux et les Ris dans le divertissement final. Selon le Mercure de France, ce ballet, aurait été commandé par les directeurs de l’Opéra de Paris ( Joseph Guénot de Tré25 fontaine et ses associés ) et composé en moins de huit jours.
L’idée du ballet en un acte autonome avec ouverture prend racine dans l’enceinte du Théâtre des petits appartements de la marquise de Pompadour qui avait accueilli les créations de Zélindor en 1745 et d’Ismène en 1747 ( Rebel et Francoeur ). Pygmalion s’inscrit dans ce tout nouveau courant favorable à l’opéra miniature susceptible d’occuper une courte soirée, notamment à la cour, ou d’être associé à un spectacle de fragments dont le concept moderne se met en place dès 1726 avec Le Ballet sans titre, mais ne connaît un engouement qu’à partir du 10 septembre 1748 avec précisément les Fragments de différents ballets qui intègrent Pygmalion.
Dans la droite lignée de ses recherches, Rameau propose ici une sorte d’ouverture à programme en utilisant dans le deuxième mouvement des notes répétées pour imiter les coups de ciseaux du sculpteur. Dès la première scène, Rameau installe une atmosphère de tragédie dans le monologue de Pygmalion, « Fatal amour ! cruel vainqueur ! ». Les courbes mélodiques de la trame orchestrale cultivent efficacement le sentiment de plainte du héros tant avec les chutes de septièmes réitérées aux flûtes qu’avec les traits descendants des violons. Malgré un rôle réduit au minimum et dénué d’airs, les pages consacrées à Céphise ( présente dans la seule scène 2 ) développent beaucoup d’émotion. À ce propos, dans sa Lettre sur Omphale ( 1752, p. 26 - 27 ), Grimm ne tarit pas d’éloge sur la qualité des dialogues de cette scène :
D’où vient que je ne saurais écouter [ les paroles ] de Céphise et de Pygmalion avec un plaisir extrême ?
C’est que Pygmalion m’intéresse dès que le musicien lui fait dire :
« Céphise, plaignez-moi. » Examinez la vérité et la noblesse du chant de cette scène.
Comme il est touchant, simple et varié ! Quelle expression !
Écoutez ce vers : « N’accusez que les dieux ; j’éprouve leur vengeance. »
Avec quel bonheur il exprime : « J’avais bravé l’amour. »
Non seulement la modulation est dans son caractère, c’est-à-dire, plaintive, non seulement elle m’exprime la force du terme braver, mais elle me peint encore le repentir de Pygmalion.
Je sais bien que M. Rameau en faisant cette scène n’a songé à rien de tout cela ; et moi aussi vraiment j’aimerais bien mieux l’avoir faite sans y songer, que d’y découvrir toutes les beautés que je sens.
Dans la scène suivante, Rameau exprime par un parcours tonal approprié le chemin émotionnel de son héros. D’abord accablé, enfermé dans sa tristesse et indifférent aux reproches de Céphise, Pygmalion s’exprime en sol mineur dans un récitatif, « Que d’appas ! que d’attraits ! » ( sc. 3 ), d’où émergent, tel un leitmotiv de la souffrance, les chutes de septièmes des flûtes déjà utilisées dans le monologue de la scène 1. Puis Rameau entend exprimer l’espoir naissant d’une fin moins noire que ne le laisse envisager le début du ballet par une modulation dans le ton homonyme de sol majeur, dans l’air de Pygmalion, « Ô Vénus, ô mère des plaisirs », dont il supprime les flûtes associées jusqu’alors au sentiment de souffrance. Enfin, dans la dernière partie de la scène, lancée par une symphonie « tendre et harmonieuse », la tonalité de mi majeur affiche sa lumineuse couleur, tandis que l’Amour vole et traverse le théâtre « un flambeau en main » éclairant la Statue qui s’anime et transporte de joie le héros ( sc. 3 ) :
Quel prodige ! quel dieu par quel intelligence…
Un songe a-t-il surpris mes sens ?
Je ne m’abuse point…Ô divine influence !
Protecteurs des Mortels ! grands dieux ! dieux
bienfaisants !
Pour créer le rôle de la Statue, il fallait une danseuse dotée également de qualités vocales. À cette époque, la toute jeune Puvigné ( fille ), alors âgée de treize ans, menait une carrière exemplaire et avait pu séduire Rameau cinq ans plus tôt en 1743 dans le rôle de la Rose du divertissement final des Fleurs dans L’Ambigu de la Folie ou le Ballet des dindons, parodie de ses Indes galantes qu’il avait dirigée lui-même à l’Opéra Comique. Conscient des limites vocales de sa petite protégée, Rameau réduit les interventions vocales de la Statue à quelques mesures en récitatif avec Pygmalion qui conduisent très vite au divertissement. Celui-ci est lancé par un récitatif accompagné de grande beauté confié à l’Amour, « Du pouvoir de l’Amour ce prodige est l’effet » ( sc. 5 ), qui sert de prélude à l’ariette suivante du même personnage, « Jeux et Ris qui suivez mes traces » où les flûtes et les cordes rivalisent de virtuosité avec la voix au rythme de triolets charmeurs et d’inspiration italienne. Ce morceau introduit à son tour une série de danses pour les Grâces, très courtes et imbriquées les unes dans les autres, destinées à enseigner à la Statue les différents pas de danse ( gavotte, menuet, gavotte, chaconne, loure, passepied, rigaudon ). Au terme de cette farandole chorégraphiée, la sarabande en fa mineur met en valeur la Statue qui vient d’être enseignée par les Grâces. La dernière scène comporte deux interventions virtuoses de Pygmalion. La première tient en un air avec choeur, « L’amour triomphe, annonçons sa victoire » ( sc. 6 ) qui a fait l’objet de plusieurs commentaires de Rameau lui-même, notamment en 1750, dans sa Démonstration du principe de l’harmonie ( p. 28 - 29 ). Il y évoque la difficulté de la proportion entre les voix et l’orchestre, avançant que la proportion harmonique peut être faussée par un mauvais équilibre entre les sujets chantants et l’orchestre, d’autant que le compositeur, écrit-il, n’est pas toujours maître « du choix des sujets dont il a besoin » :
La proportion harmonique donne la plus parfaite harmonie qu’on puisse entendre, son effet est admirable quand on sait la disposer dans l’ordre qu’indique la nature ; mais la difficulté est de savoir y proportionner les voix et les instruments, et c’est de quoi le compositeur n’est pas toujours le maître, dès qu’il ne l’est pas du choix des sujets dont il a besoin. Cependant, après l’avoir employée souvent sans succès, j’ai eu le bonheur de rencontrer à peu près tout ce qu’il fallait dans le choeur de l’acte de Pygmalion, que j’ai donné l’automne de 1748, où Pygmalion chante avec le choeur l’« Amour triomphe ». Et même encore dans la fin de l’ouverture de ce même acte, où il faudrait seulement quelques instruments de plus pour certaines parties.
Sept ans plus tard, dans le Prospectus où l’on propose au public, par voie de souscription un Code de musique pratique ( 1757, p. 7 ), le musicien revient sur ce choeur pour évoquer le pouvoir sémantique des modulations et la capacité de la musique à nouer et dénouer un drame : Rappelons-nous ces mots, « l’Amour triomphe », du choeur de l’acte de Pygmalion, qu’on n’a déjà que trop cité, mais qui vient à propos à la question. Après avoir roulé par différents tons qui règnent sur le régnant, le choeur nous en éloigne encore plus en débutant ensuite par le ton de la quarte : c’est là que, pour lors attentif, l’auditeur souffre en quelque façon : mais Pygmalion ne s’y joint pas plutôt en ramenant ce ton régnant, qu’un enthousiasme involontaire se saisit de tous les coeurs : on leur rend ce qu’ils craignaient d’avoir perdu, dans l’instant même où l’on s’y attend le moins ; voilà le noeud.
La seconde intervention vocale de Pygmalion dans le divertissement consiste en une ariette, « Règne amour, fais briller tes flammes », aux ruptures métriques multiples qui ajoutent à l’intérêt de cette page. Rameau affirme ici la nouvelle fonction dramatique qu’il compte donner au genre de l’ariette en les confiant dorénavant aux protagonistes et non plus aux personnages secondaires. L’oeuvre se termine sur une joyeuse contredanse en ré majeur pour les Grâces, les Jeux et les Ris, de plus en plus fréquemment substituée à la traditionnelle chaconne.
À sa création comme à sa reprise quelques jours plus tard dans les Fragments de différents ballets, la distribution regroupe Pierre Jéliotte dans le rôle titre ( au registre de haute-contre si apprécié par Rameau ), la Romainville en Céphise ( double de la prestigieuse Catherine Lemaure ), Marie-Angélique Coupée en Amour ( spécialisée dans les rôles tendres et légers ) et Mlle Puvigné ( fille ) dans le rôle chanté et dansé de la Statue ( engagée à l’Opéra de Paris dès l’âge de neuf ans ). Pour les danseurs, se démarquent au sein de la troupe quatre solistes masculins : Levoir, Lyonnois, Pietro Sodi ( spécialisé dans les rôles grotesques ) et le maître de ballet Jean-Barthélemy Lany. Les commentateurs, Charles Collé en tête, estimèrent que le livret d’Houdar de La Motte avait été défiguré par Ballot de Sauvot au point de « faire couler à fond dix autres musiciens ». Pourtant, le poète amateur a su resserrer l’action autour de la Statue faisant de la danse elle-même, le véritable sujet de cet acte de ballet. Ce n’est qu’à la reprise de mars 1751 que le succès est unanime au point que même Charles Collé, dans son Journal et Mémoires ( t. 1, p. 299 - 300 ), pourtant ordinairement si négatif, s’enthousiasme :
Le 9 mars [ 1751 ] on remit à l’Opéra l’acte de Pygmalion, à la place de celui de Titon et l’Aurore. Il a écrasé Ismène, et l’acte d’Eglé qu’auparavant on trouvait joli, n’a pas tenu auprès. Pygmalion n’a point été autant applaudi dans sa nouveauté qu’il l’a été à cette reprise ; c’est, à mon avis, un signe certain de la bonté d’un ouvrage.
Ces applaudissements ont comblé de joie le pauvre Rameau, à ce que m’a dit Monticourt, qui vit ce grand artiste quelques jours après ; il était transporté, il pleurait de joie. Il était ivre de l’accueil que lui avait fait le public, il jurait de lui consacrer le reste de sa vie. M. le prévôt des marchands, lui disait-il, ne veut pas faire jouer trois tragédies, deux ballets, et trois actes séparés que j’ai tout prêts ; mais, monsieur, le public trouvera tous ces ouvrages à ma mort, et je travaillerai jusqu’au dernier soupir pour lui marquer ma reconnaissance.
De même Grimm, dans sa Lettre sur Omphale ( 1752, p. 45 - 48 ), laisse s’épancher son admiration : J’avoue que je trouve à chaque représentation de nouveau objets d’admiration dans ces monologues. Quelle régularité dans le dessein, quelle harmonie dans la symphonie, quelle simplicité, quel savoir dans la basse continue, quelle noblesse dans sa marche, quelle expression dans le chant, comme il est touchant et vrai, comme tout cela concourt pour me saisir, pour me transporter hors de moi-même. Pygmalion me fait pleurer [ … ]. Mais mon étonnement est à son comble, quand je pense que l’auteur de Pygmalion est celui du quatrième acte de Zoroastre, que l’auteur de Zoroastre est celui de Platée, et que l’auteur de Platée fait le divertissement de la Rose dans l’acte des Fleurs. [ … ] toujours nouveau, toujours original, toujours saisissant le vrai et le sublime de chaque caractère et dont on peut dire exactement ce que le philosophe que j’ai déjà cité, dit de M. de Voltaire, qu’il n’est jamais ni au-dessus ni en dessous de son sujet.
Par la suite, le succès reste intact aux reprises en fragments ( sans livret connu ) à l’Opéra de Paris : en 1753 où Pygmalion remplace Les Bacchanales des Fêtes grecques et romaines ( Colin de Blamont ) ; en 1760 avec Julien Muguet, puis Jacques-Étienne-Louis Jolly et Mlles Chédeville, puis Durand en Statue ; en 1762 avec Muguet et Marie Allard en Statue ; en 1764 avec M. Dupar ; en 1772 avec Joseph Legros, puis Muguet et Anne-Victoire Dervieux en Statue sur une chorégraphie de Maximilien Gardel ; en 1778 avec Legros et Mlle Cécile en Statue ; et enfin en avril 1781. À la cour, le succès est également au rendez-vous tant en version scénique, à Fontainebleau en 1754 et en 1772, qu’en version de concert, par exemple le samedi 15 février 1752 avec Jéliote, Mlles Matthieu et Canavas dans les rôles principaux. Au concert spirituel, Balbastre contribue à la popularisation de Pygmalion en y interprétant régulièrement l’ouverture à l’orgue. Malgré le succès de ce ballet, il semble qu’une seule parodie ait survécu : L’Origine des marionnettes ( Gaubiés ), pièce donnée à la Comédie-Italienne le 26 septembre 1753.
L’amour et psyché ajouté aux fêtes de paphos de mondonville, 1758
L’histoire des Fêtes de Paphos est assez singulière dans la mesure où il s’agit d’une oeuvre composite associant en 1758 à L’Amour et Psyché, deux entrées écrites et créées préalablement : d’une part, Bacchus et Érigone, ballet représenté au Théâtre des petits appartements de la marquise de Pompadour à Versailles en 1748 et 1750 sous le titre Érigone et d’autre part, Vénus et Adonis, ballet héroïque donné au château de Bellevue ( nouveau jouet de la Pompadour ), le 27 avril 1752. En 1758, Mondonville imagine de rassembler ces deux ballets auquel il ajoute L’Amour et Psyché dans un ballet héroïque qu’il intitulé Les Fêtes de Paphos. Pour apporter un semblant de cohérence à ce qui n’est en fait qu’un spectacle de fragments, il compose un prologue qui avertit le public du thème de son oeuvre portant sur les premières amours de Vénus, Bacchus et l’Amour dans l’île de Paphos. Cette genèse particulière explique que les poèmes soient de différents auteurs : Collet pour Vénus et Adonis, Leclerc de La Bruère pour Bacchus et Érigone et Fusée de Voisenon pour L’Amour et Psyché. Pourtant, au moment de la création des Fêtes de Paphos, ruinant les efforts de cohérence du compositeur, le ballet est donné sans le prologue ( dont il ne reste plus trace ) en raison de sa programmation pendant l’été, période où les spectacles de l’Opéra de Paris devaient être plus courts. Si le ballet héroïque des Fêtes de Paphos n’a jamais été reprogrammé à l’Opéra de Paris dans son intégralité, L’Amour et Psyché a connu un succès durable jusqu’en 1777 dans des spectacles de fragments.
Le sujet de L’Amour et Psyché des Fêtes de Paphos s’appuie sur les Métamorphoses d’Ovide et d’Apulée. Il avait déjà inspiré La Fontaine, puis Molière, Philippe Quinault et Corneille pour une des plus célèbres tragédies ballets du règne de Louis xiv ( Psyché, 1671 ), avant d’être repris par Voisenon qui privilégie l’atmosphère sombre et mortifère de la Fable. L’action se déroule près du palais de l’Inconstance. Parce que Vénus estime que la beauté de Psyché surpasse la sienne, elle lui voue une haine irréductible, sorte de préfiguration édifiante du personnage de la reine jalouse de Blancheneige des frères Grimm. Loin d’apaiser le ressentiment de la déesse, Psyché l’attise en déclarant à Tisiphone qu’elle surpasse Vénus par sa capacité à aimer ; preuve en est, elle est éprise de l’Amour même. Tisiphone la met en garde contre l’inconstance de l’Amour, mais celui-ci rassure Psyché en lui promettant une fidélité éternelle. Pour contrer cette tendresse réciproque, Tisiphone entraîne Psyché sur son navire qui chavire au cours d’une tempête. L’Amour essaie vainement de sauver Psyché. Dans l’empire des morts, secondée par des Démons, Tisiphone harcèle Psyché et la métamorphose en être difforme et laid. Une nouvelle fois, l’Amour tente de secourir Psyché et l’extirpe du royaume infernal. Mais terrifiée à l’idée que l’Amour découvre sa laideur, Psyché s’évanouit. Malgré sa beauté perdue, l’Amour jure à sa bien-aimée un amour sincère ; Vénus, enfin attendrie par tant de sacrifice, annule le maléfice de Tisiphone en rendant à Psyché son apparence première et lui accorde, de plus, l’immortalité ( divertissement ).
Cet argument, bien conduit et rempli de revirements, invite à des audaces que Mondonville n’a pas manqué de saisir. Dès la ritournelle introductive, il apporte une densité expressive étonnante et très moderne qui ne faiblit pas. Ainsi le compositeur parvient à bien caractériser musicalement les deux personnages principaux accordant une tendresse lyrique à Psyché et une force malfaisante à Tisiphone, « Je veux faire couler tes larmes » ( sc. 1 ). À la couleur tendue de la première scène s’enchaîne une tout autre ambiance où Psyché expose sa foi envers l’Amour à laquelle répond un choeur pour voix de femmes, « Un si charmant vainqueur » ( sc. 2 ), au registre clair, à la couleur scintillante agrémentée de volutes mélodiques aériennes. Un couple de gavottes légères et délicates ponctue ce moment tendre avant l’arrivée de l’Amour. Venu réconforté Psyché dans ses convictions, l’Amour s’exprime dans un récitatif lyrique, aux confins de l’air, qui s’enchaîne à une courte ariette, « Quand je vole après la beauté » ( sc. 3 ), habillée de triolets à l’orchestre et à la voix apportant la légèreté attendue à cette séquence. La scène 4 impose à nouveau une couleur sombre avec un si mineur servant de support à l’épisode de l’enlèvement de Psyché par Tisiphone sur un vaisseau. Les noires liées par deux aux basses imposent le rythme lent et régulier des flots encore calmes avant que n’éclate la tempête, page descriptive caractéristique ( traits continus de doubles croches aux cordes, régularité de motifs aux violons, flûtes un peu plus mélodiques soutenant un duo divergent entre Psyché, « Juste dieux, prenez ma défense » et Tisiphone, « N’espère rien de leur clémence », sc. 4 ). Cette page descriptive, conventionnelle et manquant de mobilité harmonique, fit pourtant sensation à la deuxième représentation car elle faillit coûter la vie à Sophie Arnoult ( Psyché ) et Nicolas Gélin ( Tisiphone ) ; la machine utilisée sous la conduite de Girault, pourtant régulièrement éprouvée pour les représentations d’Alcyone ( Marais ), ne put retenir le vaisseau balloté par les flots qui sortit des coulisses et se renversa risquant d’écraser Sophie Arnoult. À l’issue de la tempête, alors que Psyché naufragée s’accroche à un rocher, Amour tente de voler à son secours sur un récitatif accompagné très audacieux, « Vents furieux, rentrez dans le silence », entrecoupé de traits rapides, doubles cordes et notes répétées aux cordes, et d’interventions sporadiques de Psyché et Tisiphone, le tout formant une grande séquence intense et originale. L’épisode suivant, situé aux Enfers, est tout aussi remarquable par son articulation autour d’un grand choeur de Démons en voix masculines terrorisant Psyché, « Non, non, n’espère pas que ton tourment finisse » ( sc. 6 ), développé avec des ruptures de carrures qui confortent le sentiment de chaos vécu par l’héroïne et ponctué par la sentence des Démons assénée comme un coup mortel, rapide et cruel :
Pleure, gémis, sois affreuse et sensible,
C’est le tourment le plus horrible
Que l’on ait encore inventé.
La métamorphose de Psyché ne pouvait qu’inspirer Mondonville qui offre à son héroïne un air d’une grande émotion, « J’ai perdu mes attraits et l’amour va paraître », à la fois lyrique et retenu, soutenu par un accompagnement dominé par le son lugubre des bassons et un tissu harmonique très modulant. Psyché retarde autant qu’elle le peut sa sortie des Enfers et s’évanouit lorsqu’Amour, réussissant enfin à la libérer, éclaire le théâtre, révélant la difformité du corps de sa bien-aimée. Accablé de chagrin, mais toujours fidèle à Psyché, Amour verse un baume salvateur sur le malheur de l’héroïne :
Vénus, en détruisant vos charmes,
N’a pas détruit ma sensibilité.
Vos soupirs, vos plaintes, vos larmes,
Vous donnent un pouvoir plus grand que la beauté.
Devant tant d’abnégation, Vénus oublie sa jalousie et, en dea ex machina, rend sa beauté à l’héroïne. Les amants peuvent à nouveau chanter leur bonheur dans un duo inspiré construit sur l’opposition des deux vers qui le forgent, « Après avoir souffert l’orage » ( accompagnement concertant et animé, traitement vocal en imitations ) et « Que le calme a de volupté » ( accompagnement planant, traitement vocal en homorythmie dans une sorte d’euphorie ). L’entrée se termine par un divertissement combinant des danses légères, une ariette très élaborée pour l’Amour avec choeur, « Pour vous l’aimable Aurore fait éclore » ( sc. 8 ) qui renvoie une nouvelle fois à l’aisance extraordinaire de Mondonville pour l’écriture chorale et enfin un ballet-pantomime avec scénario chorégraphique où s’ébattent Flore, Borée et les Zéphyrs qui s’inscrit dans l’émergence du ballet figuré théorisé par Louis de Cahusac à la moitié du xviiie siècle. À sa création en 1758, la distribution de L’Amour et Psyché fait appel à Sophie Arnoult ( Psyché ) et Nicolas Gélin, travesti dans le rôle de Tisiphone, l’une des trois redoutables Érinyes ( ou Euménides ), qui exigeait d’être interprété par un homme puisqu’écrit dans le registre de basse-taille. Les moeurs avaient favorablement évolué car nul commentateur ne relève alors l’incongruité d’un homme travesti en déesse infernale alors même qu’en 1735, à la création des Fleurs des Indes galantes ( Rameau ) le déguisement en femme du prince Tacmas avait fait scandale car jugé avilissant pour un représentant du sexe fort. Si au début de sa carrière Sophie Arnoult doublait Marie Fel et Marie-Jeanne Lemière, elle devient vite la coqueluche de Paris et, grâce à un jeu d’actrice hors pair ( elle avait été formée par la Clairon, grande actrice de la Comédie-Française ), hérite de quasiment tous les rôles tragiques du répertoire et donc de celui de Psyché. Marie- Jeanne Lemière, future épouse d’Henri Larrivée, endosse, quant à elle, le rôle de l’Amour ( encore un travestissement, ici de femme en homme ) enchantant la critique par la magie continuelle de sa voix : « C’est tour à tour un rossignol qui chante, un ruisseau qui murmure, un zéphyr qui folâtre » s’enthousiasment les Mémoires secrets ( 1762, t. 1, p. 17 ). Les acteurs dansants solistes donnent corps aux personnages périphériques de l’argument, notamment Louis-Madeleine Lany dans le rôle de l’Inconstance et Michel-Jean Bandieri de Laval en Démon expressif et terrifiant. À la réouverture de l’Opéra après son incendie d’avril 1763, l’administration propose le 31 janvier 1764 en alternance avec la reprise triomphale de Castor et Pollux ( Rameau ) des fragments associant Les Caractères de la Folie ( Destouches ), Hylas et Zélis ( Bury ), Pygmalion ( Rameau ) et L’Amour et Psyché. La recette atteint la somme très importante de 6 355 livres à la première et encore la même somme en avril suivant après quatorze représentations. En octobre 1769, l’Opéra de Paris propose une nouvelle reprise en ne retenant que Bacchus et Érigone et L’Amour et Psyché ( dans les chorégraphies respectives de Lany et Vestris ) dans des fragments associant La Provençale des Fêtes de Thalie ( Mouret ). Sous cette nouvelle configuration, le spectacle remporte un large succès avec au moins trente-quatre représentations. Sont particulièrement applaudis Sophie Arnoult ainsi que Nicolas Gélin incarnant encore Psyché et Tisiphone, et ce jusqu’à la reprise d’avril 1772, cette fois associé au Devin du village ( Rousseau ) et à nouveau à Pygmalion. Preuve de son succès, L’Amour et Psyché fait l’objet d’une parodie dramatique sous le titre Les Amours de Psyché due à Jean-Baptiste Lourdet de Santerre et donnée à la Comédie-Italienne le 17 juillet 1758. L’influence réciproque des deux compositeurs est depuis longtemps avérée. Mondonville admirait le génie dramatique de Rameau tandis que ce dernier avouait, à propos de ses Pièces de clavecin en concerts publiées en 1741, avoir suivi la voie des Pièces de clavecin avec accompagnement de violon de Mondonville :
Le succès des sonates qui ont paru depuis peu, en pièces de clavecin avec un violon, m’a fait naître le dessein de suivre à peu près le même plan dans les nouvelles pièces de clavecin que je me hasarde aujourd’hui de mettre au jour.
Ce n’est que par goût de la polémique stérile que l’opinion du temps a opposé ces deux grands compositeurs au moment de la Querelle des Bouffons en 1754, faisant de Mondonville le champion de la nouvelle musique imprégnée de l’esthétique italienne et de Rameau le garant des valeurs de la musique française. Mais rien n’est aussi tranché ; Mondonville comme Rameau, ancrés dans les mouvances stylistiques de leur époque, ont chacun été à l’écoute des influences étrangères sans ne jamais rien renier de l’âme de la musique française qui, en ce siècle des Lumières, n’en finit pas de se métamorphoser.
Sylvie Bouissou,
Directrice de recherche au CNRS
Entretiens
Entretien avec Robyn Orlin
Pygmalion et L’Amour et Psyché sont deux oeuvres très différentes, conçues par des librettistes et des compositeurs différents. À partir de quel thème commun avez-vous construit votre mise en scène ?
Ce sont deux pièces en effet très différentes, et je les traite d’ailleurs de manière très différentes. Il y a cependant un point commun très fort entre les deux, c’est qu’elles traitent de formes distinctes de l’amour, qui peut prendre des aspects extrêmement variés. L’amour, on le sait, c’est un mot qui peut désigner beaucoup de choses très dissemblables. C’était donc en somme assez facile de leur trouver un lien. Mais il était important pour moi de traiter les deux opéras comme deux opéras, et de ne pas chercher à en faire une seule pièce. C’est pourquoi, même s’ils utilisent tous deux les mêmes éléments de décor dans des configurations différentes et si j’utilise dans chacun de la vidéo en temps réel, ils mettent en oeuvre tous deux des options de mise en scène radicalement distinctes.
Pygmalion parle d’une forme d’amour très narcissique, et aborde le thème de la jalousie avec Céphise. La jalousie est aussi très présente dans L’Amour et Psyché, mais dans une forme différente avec Tisiphone et Vénus. Pygmalion m’offre surtout la possibilité d’aborder la situation de l’artiste. Nous avons, nous artistes d’aujourd’hui, cette tendance à un narcissisme et à un égocentrisme très marqués dans nos créations. Nous sommes tellement impliqués et concentrés sur le processus de création lui-même que nous en venons à oublier à qui les oeuvres s’adressent, et adoptons parfois des comportements problématiques avec ceux qui sont impliqués dans ce processus. C’est ce que j’installe sur le plateau dans Pygmalion : un artiste qui dans son obsession créatrice en vient à traiter ses assistants — souvent de jeunes artistes eux-mêmes — comme des matériaux.
L’Amour et Psyché offre un contrepoint total à cette situation narcissique, puisqu’Amour continue d’aimer Psyché bien qu’elle soit rendue difforme par Tisiphone. Amour se donne totalement à Psyché là où Pygmalion se donne totalement à Pygmalion ! Pour cet opéra, j’ai choisi de raconter l’histoire de manière plus littérale, mais dans un dispositif qui montre en même temps comment, par quels procédés on la raconte. La question la plus importante pour moi, avec ces deux opéras traitant de l’amour dans un contexte esthétique baroque, c’était de savoir comment on peut les rendre pertinents pour nous aujourd’hui, comment nous pouvons les comprendre au xxie siècle.
La façon dont vous montrez l’artiste dans Pygmalion est assez pessimiste. Bien sûr, il y a le narcissisme de la création, qui en est un élément en partie nécessaire. Mais vous abordez aussi la question du business artistique, qui est particulièrement présent aujourd’hui dans le monde des arts plastiques, avec son cortège de marchands d’art, de galeries et de critiques qui font un artiste bancable ou non. Est-ce votre vision de l’art aujourd’hui ?
Je suis en effet un peu cynique sur cette question, parce que je pense qu’aujourd’hui un artiste est pris dans la nécessité et parfois le désir de faire de l’argent. Il est dans la situation de diriger une affaire autant que de faire oeuvre d’artiste. C’est une situation difficile, qui a profondément modifié la nature de notre travail. Un artiste doit être capable de prendre des risques, de faire des erreurs, ce qui aujourd’hui ne lui est plus vraiment possible, parce qu’au regard du milieu et du marché, sa valeur tant artistique que commerciale n’est que celle de sa dernière oeuvre. Cela met une très forte pression sur lui comme sur les personnes avec qui il travaille, ses assistants, ses modèles, et affecte son processus de création et les oeuvres qu’il crée. Il est amené à faire sans cesse des compromis dans son oeuvre. Créer, ce n’est pas quelque chose d’éthéré. Artiste, c’est ce que nous avons choisi de faire pour vivre, et nous luttons sans cesse avec des questions d’intégrité. Les personnes qui sont des créateurs, des inventeurs, des leaders doivent faire avec beaucoup de narcissisme, un narcissisme qui est parfois sain et qui parfois ne l’est pas. Dans cette mise en scène, je travaille sur ce dernier, et sur la façon dont le modèle et la femme sont traités dans le monde de l’art. Les deux opéras présentent les femmes comme des victimes — sauf Vénus, bien sûr, mais est-elle en réalité un homme ou une femme ? —, ils présentent en tout cas les personnages féminins principaux, La Statue et Psyché, comme des victimes, et je ne crois pas qu’aujourd’hui les femmes soient des victimes, ou puissent se réduire à des victimes. Je ne suis pas encore sûre, à ce stade, de comment je vais terminer Pygmalion, car je pense que le personnage de Céphise à lui aussi beaucoup à dire à Pygmalion, comme par exemple qu’on ne peut pas simplement l’utiliser et passer à la suivante. Ces deux opéras traitent de questions très contemporaines : le pouvoir, l’amour, les mauvais traitements, le sexisme.
Vous avez fait le choix dans votre mise en scène de dédoubler en quelque sorte le personnage de la statue : d’un côté le personnage physique, qui est une sorte de muse ou de modèle pour Pygmalion, et de l’autre une oeuvre d’art qui ne cesse d’évoluer et de se modifier au cours du spectacle.
Pour moi le personnage physique, le rôle dit de La Statue, est aussi une sorte de métaphore de l’art de Pygmalion. Elle et l’oeuvre d’art se nourrissent l’une l’autre. Je ne voudrais pas qu’il ait une confusion entre La Statue, le personnage physique, et l’oeuvre d’art. Pour moi, La Statue est le modèle et l’inspiration de Pygmalion, et l’oeuvre d’art, le résultat final du travail de création et d’inspiration de Pygmalion. L’idée littérale d’une statue, d’un objet inanimé qui prend vie, n’a plus le même impact aujourd’hui, à l’ère des robots et des réalités virtuelles. Je voulais éviter cette direction qui me semblait trop facile. J’ai choisi une autre façon de raconter l’histoire : Pygmalion est avec ses assistants, qui sont des jeunes artistes comme souvent dans les ateliers, y compris à l’époque de Rameau. Céphise est l’une d’entre eux, avec laquelle Pygmalion a eu une aventure, et qui réalise que le personnage de La Statue est en train de la supplanter et de devenir la prochaine muse, le prochain modèle. On touche ainsi de manière actuelle et concrète aux questions que pose l’oeuvre : la jalousie et la complicité entre femmes, le rôle des femmes dans le processus de création des artistes — qu’ils soient hommes ou femmes d’ailleurs. Pygmalion pourrait aussi bien être une femme, c’est plus la relation de pouvoir que la question du genre qui entre ici en jeu. Ce que je souhaite montrer, c’est aussi le processus de la création, c’est-à-dire le fait que l’art n’est pas l’objet, le résultat final, mais le processus qui conduit à cet objet, l’intention qui préside à sa création. C’est du moins ce que je crois. La Statue comme Céphise font partie de ce processus, comme le sont les autres assistants. C’est de ce processus que le développement de l’oeuvre d’art sur le plateau rend compte.
Vous utilisez dans les deux opéras la vidéo en temps réel, et de manières très différentes. Est-ce pour vous seulement un moyen de créer des effets visuels ?
Absolument pas. Mes deux dernières créations utilisaient d’ailleurs déjà la vidéo. Je trouve qu’il y a un moyen d’utiliser les caméras de telle façon que loin de détourner l’attention de ce qui se passe sur le plateau, elles permettent au contraire de le mettre en valeur, de façon que la vidéo ne prennent pas le pas sur le théâtre. Mais elle doivent être parfaitement intégrées au processus. Pour Pygmalion, elles sont un outil à la disposition de l’artiste. Il est dans son atelier, en manque d’inspiration, et il trouve un tissu. Il se demande ce qu’il peut faire avec puis trouve une caméra, et ainsi de suite, couche par couche, le processus créateur s’enclenche. On travaille beaucoup comme cela aujourd’hui, et c’est d’ailleurs comme cela que je travaille moi-même. Dans L’Amour et Psyché, nous sommes sur une sorte de plateau de cinéma, et on peut voir en même temps le processus de création des images et les images qui en résultent.
Dans L’Amour et Psyché, vous racontez l’histoire en réalité deux fois en même temps, puisque les rôles sont doublés par des danseurs qui viennent de continents et de cultures différentes.
Ce sont avant tout des danseurs que j’apprécie et avec qui j’aime et j’ai l’habitude de travailler. Mais il est vrai que l’idée d’apporter une forme de diversité multi-culturelle dans une esthétique baroque forcément très européenne me plaisait beaucoup, que ce soit avec les danseurs ou avec les chanteurs. C’est une façon pour moi d’amener le baroque dans notre présent. C’est aussi une façon de donner une saveur différente à l’histoire qui est racontée, une manière de dire que cette histoire arrive à tout le monde et partout. Je ne veux pas en faire un discours politique, mais cela a le mérite de poser la question : pourquoi l’opéra est-il toujours si blanc ?
Il y a un autre code de l’opéra que vous semblez vouloir casser : le rapport à la fosse d’orchestre. Vous essayez sans cesse, notamment grâce à la vidéo, de faire « monter » les musiciens et Emmanuelle Haïm sur scène.
Oui. Je ne voulais pas que la scène s’arrête à la fosse d’orchestre. Quand on va à l’opéra, on voit bien que le chef et l’orchestre sont aussi importants dans la construction et l’existence du spectacle que ce qui se passe sur scène. J’essaie de faire en sorte de les inclure, que scène et fosse ne soit pas deux mondes parallèles mais un seul.
Autant les scènes dansées de Pygmalion sont très intégrées à l’action, autant dans L’Amour et Psyché la grande scène dansée finale n’entretient qu’un lien métaphorique avec l’action qui a précédé et qu’elle semble résumer. Comment traitez-vous ce final ?
J’ai en effet le sentiment qu’un tel résumé n’est pas très interessant, même si la musique est magnifique. J’ai choisi d’en faire une sorte d’épilogue sur les différentes formes d’amour et les possibilités qu’elles offrent, un hommage à l’amour fait par les corps, par les danseurs, une sorte de question lancée aux spectateurs : qu’est-ce que l’amour pour vous ?
Dans L’Amour et Psyché, Tisiphone, qui est un personnage féminin, est chantée par une basse et Amour, qui est un personnage masculin, par une soprano. Ce sont des codes habituels dans l’opéra baroque, mais pour nous aujourd’hui, cela pose évidemment la question du genre. Est-ce un thème que vous avez souhaité traiter et comment ?
En réalité, j’essaie de ne pas en faire toute une histoire, et de présenter la chose de manière naturelle et allant de soi. De la même façon que les origines des danseurs et des chanteurs me permettent d’ouvrir l’oeuvre à une diversité culturelle, ces deux rôles me permettent de l’ouvrir à une diversité de genre. Une façon de dire : « C’est comme cela que nous sommes aujourd’hui, quel est le problème ? » Tisiphone est un homme habillé en femme, mais pas du tout efféminé, parce que c’est comme cela que Victor le sentait, notamment par rapport à sa voix. Fana, son double danseur, au contraire joue plus volontiers un caractère plus camp parce que cela l’amusait et l’intéressait. Je leur ai laissé le choix de leur personnage tel qu’ils le sentaient. Je ne voulais rien imposer, parce que c’est à chacun de définir son propre genre en fonction de son ressenti et de ce qu’il est. Imposer un genre, c’est bien ce que remettent en question les gender studies.
Propos recueillis par Stephen Sazio,
Dramaturge de l’Opéra de Dijon
Entretien avec Emmanuelle Haïm
Lorsqu’il s’est agi de trouver une oeuvre qui pouvait s’associer de manière pertinente au Pygmalion de Rameau, comment avez-vous procédé et qu’est-ce qui a guidé votre choix ?
Évidemment, la première question que je me suis posée a été : « De quoi parle Pygmalion ? Quelle est sa problématique, pour moi comme pour Robyn ? » Nous nous étions déjà rencontrées plusieurs fois toutes les deux, et nous avions longuement discuté de l’oeuvre, des thèmes qu’elle abordait et de ce que nous voulions en faire. Voulait-elle axer son travail sur la question de l’artiste, de son processus créateur, de son narcissisme ? Sur celle de la danse ? C’est à travers la danse en effet que La Statue prend finalement vie, et nous aurions très bien pu choisir d’en faire le thème principal de cette production. C’est en explorant ces thèmes et en approfondissant la lecture que nous avions de l’oeuvre que nous avons commencé à discuter des possibilités d’association avec une autre partition. Nous avons ainsi d’abord songé à choisir un autre acte ou entrée de ballet comme l’Anacréon de Rameau, qui met en scène un poète, ou a réduire une tragédie lyrique comme cela se pratiquait aussi à l’époque. Nous avons eu aussi l’idée d’aller puiser dans d’autres Pygmalion, comme dans celui de De la Barre, que Rameau connaissait et qui a servi de base à son livret. Ou encore de faire précéder Pygmalion d’une partie construite autour d’airs de cour du xviie siècle qui auraient traité des différents types d’amour. Progressivement, un des thèmes s’est donc plus ou moins imposé, celui de l’amour, qui apparait dans Pygmalion surtout sous la forme du narcissisme du créateur, mais nous ouvrait des perspectives passionnantes en termes de dramaturgie. J’ai donc commencé à chercher du côté du mythe de Narcisse et des oeuvres qui s’en inspirent, de là je suis passée à Psyché. J’ai alors pensé à L’Amour et Psyché de Mondonville, sans doute parce qu’il se trouvait à la croisée de tous ces chemins possibles. D’un point de vue strictement pratique, c’était aussi une oeuvre qui nous permettait non seulement de rester dans un effectif et un style proche de Pygmalion — une dizaine d’années séparent la création des deux partitions — mais également de profiter de la présence du choeur. Ce dernier a un rôle essentiel dans Pygmalion, mais très court, et nous étions un peu frustrées de ne pas plus l’utiliser. L’Amour et Psyché offrait aussi la possibilité de tisser un fil intéressant entre les personnages : les deux jalouses que sont Céphise et Vénus, Amour qui traverse les deux oeuvres, La Statue et Psyché qui pouvaient être mises en parallèle, et Tisiphone elle-même pourrait presque passer pour une transformation monstrueuse de Pygmalion : Pygmalion crée la beauté idéale et Tisiphone la défigure. Les tessitures, à l’exception de ce dernier cas bien sûr, collaient parfaitement d’un personnage à l’autre. Les thèmes se répondaient également très bien : après la musique très solaire et lumineuse de Rameau, Mondonville nous entraîne dans des parages plus sombres et agités, avec une vision plus destructrice de l’amour avant que tout se résolve dans la dernière scène. L’amour dquAmour porte à Psyché offre un contraste parfait avec celui de Pygmalion, puisque la difformité imposée à Psyché n’attaque en rien ses sentiments pour elle, alors que Pygmalion est d’abord amoureux d’une apparence. J’étais par ailleurs ravie de pouvoir jouer à nouveau Mondonville, que j’adore, et dont l’écriture extrêmement virtuose, notamment pour les violons, apportait une perspective de travail passionnante avec l’orchestre.
Aviez-vous noté à ce moment-là que les deux oeuvres, dans les décennies qui ont suivies leurs créations, ont très souvent été associées dans des reprises à l’Académie Royale de Musique ?
Pas du tout ! Je l’ai découvert plus tard. Cela m’a évidemment conforté dans ce choix et dans l’idée que nous avions suivi la bonne démarche. Plus le travail avance, et plus cette association me paraît totalement évidente.
Parmi les nombreux actes de ballet écrits par Rameau, Pygmalion fait l’objet d’un intérêt particulier, à l’époque comme aujourd’hui. Est-ce un hasard ou bien représente-t-il un certain aboutissement chez le compositeur ?
C’est en effet une partition magnifique, un vrai bijou, un chef-d’oeuvre d’équilibre. Tous les airs sont remarquables, avec des ariettes à l’italienne, les caractères de la danse y sont superbement traités, les passages plus descriptifs comme l’éveil à la vie de La Statue sont particulièrement évocateurs et réussis, l’ouverture à programme est magistrale… On a ici affaire au plus grand de l’art de Rameau, concentré en trois quarts d’heure. Je comprends parfaitement l’engouement du public de l’époque comme du public d’aujourd’hui. L’équilibre entre le livret et la partition est lui aussi parfait. Dans les autres actes de ballet du compositeur, on trouve parfois des livrets qui sont un peu faibles, ou qui du moins se font volontairement elliptiques pour laisser la prépondérance à la musique. Dans une période comme la nôtre, où en réalité représenter Rameau n’est pas si courant, il n’est pas étonnant que l’on se porte en priorité sur les oeuvres les plus représentatives, comme entre autres Pygmalion.
Dans ses tragédies lyriques et ses oeuvres de grand format, Rameau pense sa musique, ses harmonies, et sa dramaturgie dans une architecture de grande échelle, sur plusieurs actes et sur plusieurs heures. La concentration de Pygmalion l’amène-t-elle à suivre une logique différente par rapport à ces derniers ?
Oui et non. Bien entendu, suivant les registres auxquels appartiennent les oeuvres, tragédies, comédies, actes de ballets, etc., il y a des codes et des modes de structuration différents. La forme même des genres d’oeuvres impose des logiques différentes. Par définition, la danse est plus présente dans un acte de ballet, par exemple. Tout au long de son oeuvre, le style de Rameau évolue : les récitatifs tendent à disparaître pour devenir des récits avec orchestre, le continuo s’efface, les airs et ariettes se font plus nombreux, plus vocalisants, plus italianisants. Ce qui est inédit dans Pygmalion, c’est la façon dont les danses, lorsque les Grâces les enseignent à La Statue, se fondent, se transforment les unes dans les autres, et surtout ces harmonies et cette orchestration très solaires, aux flûtes éthérées, qui annoncent déjà l’orchestre de Debussy et Ravel. Cette clarté, cette luminosité, sont peut-être ce qui me frappe le plus dans cette oeuvre. Il y a dans l’écriture de Rameau cette incroyable capacité à coller de manière totale à la dramaturgie de son livret, y compris dans sa tonalité et sa couleur générale : le foisonnement et le débordement d’énergie de Dardanus, la couleur sombre de Castor & Pollux, le caractère tourmenté et dramatique d’Hippolyte et Aricie, la fantaisie des Indes Galantes… À chaque fois, le caractère de sa musique est d’une pertinence dramatique absolue. C’est un des aspects les plus remarquables de son génie. Il se renouvelle sans cesse, et toujours en adéquation totale avec le sujet. Il y a chez lui une vitalité artistique extraordinaire, qu’il conservera jusqu’à la fin. La variété de son inspiration, son art de trouver des situations orchestrales inédites semblent sans limite. Chaque problème trouve une solution différente. Mon plaisir, c’est de parcourir ainsi avec le plus d’exhaustivité possible son univers inépuisable.
Rameau, par son génie et sa capacité d’invention, de renouvellement, fait saillie dans son siècle. Qu’en est-il de Mondonville ? Est-il un simple représentant de la musique de son siècle ?
L’un et l’autre sont pour moi des cas exceptionnels ! Il y a dans l’écriture de Mondonville quelque chose de méridional et surtout de très expérimental. Il va souvent aux limites de l’instrument. Dans toute son oeuvre on trouve une sorte de laboratoire de l’écriture instrumentale qui est absolument passionnant. Dans L’Amour et Psyché, le livret est déjà assez extraordinaire. Il semble écrit pour une sorte de Steven Spielberg : on passe en quelques mesures d’un rocher perdu au milieu de l’océan au sombre séjour des enfers ! Chaque scène nous emmène dans un lieu différent. Cet imaginaire très puissant se retrouve dans la musique. Elle a presque quelque chose d’expressionniste. C’est une musique très originale, comme par exemple dans les choeurs féminins écrits à l’unisson ou dans les notes répétées du choeur final. Ce sont des choses très inhabituelles qui donnent un caractère délicieux, qui pour moi évoque une musique du sud. L’écriture pour les violons est aussi très virtuose. Les violonistes du Concert d’Astrée sont sur le pied de guerre ! Enfin, il y a la question des altos. La partition n’en fait pas mention. On a donc deux hypothèses : soit Mondonville n’en voulait pas, ce qui serait totalement inhabituel et à vrai dire bien dans sa manière ; soit ils ne font que doubler les basses, à la manière napolitaine, et ne sont donc pas indiqués. À l’heure où l’on discute, je ne suis pas encore arrêtée sur mon choix. Mais l’idée de la première hypothèse me tente beaucoup !
Il y a donc là deux compositeurs à la personnalité musicale très marquée. En dehors des questions de style communes à leur époque et à son esthétique, cela vous pose-t-il des problème d’interprétation ?
De l’un à l’autre, bien sûr, les questions stylistiques qui se posent ne sont pas tout à fait les mêmes. Les bases de leur langage musical leur sont pour autant communes, ce sont celles de leur temps. Et ces bases, de même que celles du siècle précédent, les musiciens d’Astrée comme moi-même, le choeur comme les solistes, nous les pratiquons, les étudions, les jouons depuis des années. Elles nous sont donc devenues naturelles. Lorsque vous parlez couramment une langue étrangère, vous en saisissez de manière naturelle les nuances et les idiomatismes. Un certain nombre de questions ne se posent donc plus. Ce que je cherche personnellement, c’est de m’approcher au plus près de la vérité d’une oeuvre, quelle qu’elle soit. Cette vérité est forcément la mienne, celle que je perçois de ces oeuvres, et je la recherche avec la plus grande honnêteté possible. Pour autant, cette recherche n’est jamais détachée des interprètes qui sont avec moi, chanteurs comme musiciens. Elle se construit au point où nous nous rencontrons, elle ne peut pas se construire seule. Un tempo de courante, on sait ce que c’est. Mais d’une époque à l’autre, d’un compositeur à l’autre, d’une oeuvre à l’autre chez un même compositeur, il varie. C’est dans le travail préparatoire, puis dans le travail de répétition que peu à peu, ce tempo devient une évidence. Non seulement du point de vue musical, mais aussi du point de vue scénique. Le sens que donne le metteur en scène à un passage participe aussi de cette construction. On essaie d’arriver à une forme de certitude intérieure, avec le but que se dégage l’esprit de l’oeuvre et du compositeur. Nous ne cherchons à faire acte de pure restitution, ce qui serait illusoire. Qu’on le veuille ou non, on imprime sa propre marque sonore, ses propres partis-pris, ses choix, il serait vain de le nier. Mais cela se fait en se mettant face à l’oeuvre et en essayant de la traverser avec une énergie et une recherche commune.
Propos recueillis par Stephen Sazio,
Dramaturge de l’Opéra de Dijon
À propos de l’œuvre
Au fil des métamorphoses
Sylvie Bouissou, Directrice de recherche au CNRS
« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »
L’heureuse idée d’associer Pygmalion ( Rameau ) et L’Amour et Psyché ( Mondonville ) remonte à la mode des « fragments », très en vogue dans la seconde moitié du xviiie siècle à l’Opéra de Paris. Ce type de spectacle consistait à regrouper, au sein d’une même soirée, deux ou trois actes de compositeurs le plus souvent différents. Les pièces choisies étaient extraites de ballets en plusieurs actes ( comme L’Amour et Psyché tiré des Fêtes de Paphos ), ou avaient été conçus à l’origine comme un ballet en un acte autonome à l’instar de Pygmalion.
Comme pour les ballets, un lien de thème ( le voyage, l’amour, l’inconstance ) ou de registre ( pastoral, comique ) pouvait justifier l’association de telles pièces. Pour L’Amour et Psyché et Pygmalion, c’est à l’évidence le concept de la métamorphose qui légitime leur regroupement, thème largement développé par Ovide et repris à l’envi par les librettistes de l’Ancien Régime.
Après avoir été fréquemment intégré à divers spectacles de fragments de 1751 à 1760 pour Pygmalion et à partir de 1760 pour L’Amour et Psyché, ces deux actes sont associés pour la première fois le 18 mars 1762 avec Le Bal des Fêtes vénitiennes de Campra. À cette occasion, le Mercure de France rappelle le succès constant de Pygmalion et l’ingéniosité sans faille de L’Amour et Psyché. L’expérience est réitérée en janvier puis en mars 1764 et une dernière fois en avril 1772 avec Le Devin du village de Rousseau. La programmation de l’Opéra de Dijon renoue donc avec une tradition que les compositeurs avaient validé de leur vivant.
Pygmalion de Rameau, 1748
S’inspirant de la légende de Pygmalion relatée par Ovide dans Les Métamorphoses ( livre x ), Antoine Houdar de La Motte propose en 1700 à Michel de La Barre l’idée d’un ballet intitulé Le Triomphe des arts regroupant cinq entrées : L’Architecture, La Poésie, La Musique, La Peinture et La Sculpture. Marqué par cette œuvre, qui inspirera déjà en 1739 La Poésie et La Musique des Fêtes d’Hébé, Rameau y revient en 1748 avec Pygmalion calqué sur La Sculpture du Triomphe des arts. Pour remanier le livret d’Houdar de La Motte, mort depuis 1731, Rameau sollicite un amateur, Sylvain Ballot de Sauvot, frère cadet de son notaire ( prénommé malencontreusement aussi Sylvain ) et inconditionnel du compositeur. Ballot de Sauvot ( cadet ) vécut pour un temps à Passy dans la maison de campagne d’Alexandre Le Riche de La Pouplinière ( employeur de Rameau ) ; de fait, il était aisé pour les deux hommes de collaborer. Aux dires du périodique Les Sottises du temps ( 1754, t. 1, p. 13-14 ), Ballot de Sauvot admirait tant le compositeur qu’il se serait battu en duel contre le célèbre soprano italien Gaetano Caffarelli en 1753 alors que celui-ci attaquait la musique française au cours d’un dîner chez La Pouplinière. Dans son arrangement du texte, Ballot de Sauvot remplace Vénus par l’Amour et la Propétide par le personnage inventé de Céphise, éprise de Pygmalion. Il ne réutilise que quelque vers des scènes 1 et 4 du livret de La Motte et réécrit le reste du texte. Le changement le plus radical tient dans le divertissement final beaucoup plus court que dans l’original et qui évite d’employer les personnages secondaires sans rapport avec l’action qu’avait introduits Houdar de La Motte.
L’argument du poème de Pygmalion développe le thème du sculpteur amoureux de son modèle. Dans son atelier où trône la Statue, Pygmalion accuse l’Amour de l’avoir rendu amoureux de sa propre création. À Céphise, qui souffre de son indifférence, il fait état de sa passion dévorante pour sa sculpture. En désespoir de cause, il implore sa mère Vénus, de le libérer de ses sentiments. Touchée par les plaintes de son fils, Vénus métamorphose la Statue de marbre en femme de chair qui s’anime et avoue son amour pour Pygmalion. Au comble du bonheur, les nouveaux amants suivent le dieu Amour qui les invite à se réjouir avec les Grâces, les Jeux et les Ris dans le divertissement final.
Selon le Mercure de France, ce ballet, aurait été commandé par les directeurs de l’Opéra de Paris ( Joseph Guénot de Tréfontaine et ses associés ) et composé en moins de huit jours. L’idée du ballet en un acte autonome avec ouverture prend racine dans l’enceinte du Théâtre des petits appartements de la marquise de Pompadour qui avait accueilli les créations de Zélindor en 1745 et d’Ismène en 1747 ( Rebel et Francœur ). Pygmalion s’inscrit dans ce tout nouveau courant favorable à l’opéra miniature susceptible d’occuper une courte soirée, notamment à la cour, ou d’être associé à un spectacle de fragments dont le concept moderne se met en place dès 1726 avec Le Ballet sans titre, mais ne connaît un engouement qu’à partir du 10 septembre 1748 avec précisément les Fragments de différents ballets qui intègrent Pygmalion.
Dans la droite lignée de ses recherches, Rameau propose ici une sorte d’ouverture à programme en utilisant dans le deuxième mouvement des notes répétées pour imiter les coups de ciseaux du sculpteur. Dès la première scène, Rameau installe une atmosphère de tragédie dans le monologue de Pygmalion, « Fatal amour ! cruel vainqueur ! ». Les courbes mélodiques de la trame orchestrale cultivent efficacement le sentiment de plainte du héros tant avec les chutes de septièmes réitérées aux flûtes qu’avec les traits descendants des violons. Malgré un rôle réduit au minimum et dénué d’airs, les pages consacrées à Céphise ( présente dans la seule scène 2 ) développent beaucoup d’émotion. À ce propos, dans sa Lettre sur Omphale ( 1752, p. 26 - 27 ), Grimm ne tarit pas d’éloge sur la qualité des dialogues de cette scène :
D’où vient que je ne saurais écouter [ les paroles ] de Céphise et de Pygmalion avec un plaisir extrême ? C’est que Pygmalion m’intéresse dès que le musicien lui fait dire :
« Céphise, plaignez-moi. »
Examinez la vérité et la noblesse du chant de cette scène. Comme il est touchant, simple et varié ! Quelle expression ! Écoutez ce vers :
« N’accusez que les dieux ; j’éprouve leur vengeance. »
Avec quel bonheur il exprime :
« J’avais bravé l’amour. »
Non seulement la modulation est dans son caractère, c’est-à-dire, plaintive, non seulement elle m’exprime la force du terme braver, mais elle me peint encore le repentir de Pygmalion.
Je sais bien que M. Rameau en faisant cette scène n’a songé à rien de tout cela ; et moi aussi vraiment j’aimerais bien mieux l’avoir faite sans y songer, que d’y découvrir toutes les beautés que je sens.
Dans la scène suivante, Rameau exprime par un parcours tonal approprié le chemin émotionnel de son héros. D’abord accablé, enfermé dans sa triset indifférent aux reproches de Céphise, Pygmalion s’exprime en sol mineur dans un récitatif, « Que d’appas ! que d’attraits ! » ( sc. 3 ), d’où émergent, tel un leitmotiv de la souffrance, les chutes de septièmes des flûtes déjà utilisées dans le monologue de la scène 1. Puis Rameau entend exprimer l’espoir naissant d’une fin moins noire que ne le laisse envisager le début du ballet par une modulation dans le ton homonyme de sol majeur, dans l’air de Pygmalion, « Ô Vénus, ô mère des plaisirs », dont il supprime les flûtes associées jusqu’alors au sentiment de souffrance. Enfin, dans la dernière partie de la scène, lancée par une symphonie « tendre et harmonieuse », la tonalité de mi majeur affiche sa lumineuse couleur, tandis que l’Amour vole et traverse le théâtre « un flambeau en main » éclairant la Statue qui s’anime et transporte de joie le héros ( sc. 3 ) :
Quel prodige ! quel dieu par quel intelligence…
Un songe a-t-il surpris mes sens ?
Je ne m’abuse point…Ô divine influence !
Protecteurs des Mortels ! grands dieux ! dieux bienfaisants !
Pour créer le rôle de la Statue, il fallait une danseuse dotée également de qualités vocales. À cette époque, la toute jeune Puvigné ( fille ), alors âgée de treize ans, menait une carrière exemplaire et avait pu séduire Rameau cinq ans plus tôt en 1743 dans le rôle de la Rose du divertissement final des Fleurs dans L’Ambigu de la Folie ou le Ballet des dindons, parodie de ses Indes galantes qu’il avait dirigée lui-même à l’Opéra Comique. Conscient des limites vocales de sa petite protégée, Rameau réduit les interventions vocales de la Statue à quelques mesures en récitatif avec Pygmalion quiconduisent très vite au divertissement. Celui-ci est lancé par un récitatif accompagné de grande beauté confié à l’Amour, « Du pouvoir de l’Amour ce prodige est l’effet » ( sc. 5 ), qui sert de prélude à l’ariette suivante du même personnage, « Jeux et Ris qui suivez mes traces » où les flûtes et les cordes rivalisent de virtuosité avec la voix au rythme de triolets charmeurs et d’inspiration italienne. Ce morceau introduit à son tour une série de danses pour les Grâces, très courtes et imbriquées les unes dans les autres, destinées à enseigner à la Statue les différents pas de danse ( gavotte, menuet, gavotte, chaconne, loure, passepied, rigaudon ). Au terme de cette farandole chorégraphiée, la sarabande en fa mineur met en valeur la Statue qui vient d’être enseignée par les Grâces. La dernière scène comporte deux interventions virtuoses de Pygmalion. La première tient en un air avec chœur, « L’amour triomphe, annonçons sa victoire » ( sc. 6 ) qui a fait l’objet de plusieurs commentaires de Rameau lui-même, notamment en 1750, dans sa Démonstration du principe de l’harmonie ( p. 28 - 29 ). Il y évoque la difficulté de la proportion entre les voix et l’orchestre, avançant que la proportion harmonique peut être faussée par un mauvais équilibre entre les sujets chantants et l’orchestre, d’autant que le compositeur, écrit-il, n’est pas toujours maître « du choix des sujets dont il a besoin » :
La proportion harmonique donne la plus parfaite harmonie qu’on puisse entendre, son effet est admirable quand on sait la disposer dans l’ordre qu’indique la nature ; mais la difficulté est de savoir y proportionner les voix et les instruments, et c’est de quoi le compositeur n’est pas toujours le maître, dès qu’il ne l’est pas du choix des sujets dont il a besoin. Cependant, après l’avoir employée souvent sans succès, j’ai eu le bonheur de rencontrer à peu près tout ce qu’il fallait dans le chœur de l’acte de Pygmalion, que j’ai donné l’automne de 1748, où Pygmalion chante avec le chœur l’« Amour triomphe ». Et même encore dans la fin de l’ouverture de ce même acte, où il faudrait seulement quelques instruments de plus pour certaines parties.
Sept ans plus tard, dans le Prospectus où l’on propose au public, par voie de souscription un Code de musique pratique ( 1757, p. 7 ), le musicien revient sur ce chœur pour évoquer le pouvoir sémantique des modulations et la capacité de la musique à nouer et dénouer un drame :
Rappelons-nous ces mots, « l’Amour triomphe », du chœur de l’acte de Pygmalion, qu’on n’a déjà que trop cité, mais qui vient à propos à la question. Après avoir roulé par différents tons qui règnent sur le régnant, le chœur nous en éloigne encore plus en débutant ensuite par le ton de la quarte : c’est là que, pour lors attentif, l’auditeur souffre en quelque façon : mais Pygmalion ne s’y joint pas plutôt en ramenant ce ton régnant, qu’un enthousiasme involontaire se saisit de tous les cœurs : on leur rend ce qu’ils craignaient d’avoir perdu, dans l’instant même où l’on s’y attend le moins ; voilà le nœud.
La seconde intervention vocale de Pygmalion dans le divertissement consiste en une ariette, « Règne amour, fais briller tes flammes », aux ruptures métriques multiples qui ajoutent à l’intérêt de cette page. Rameau affirme ici la nouvelle fonction dramatique qu’il compte donner au genre de l’ariette en les confiant dorénavant aux protagonistes et non plus aux personnages secondaires. L’œuvre se termine sur une joyeuse contredanse en ré majeur pour les Grâces, les Jeux et les Ris, de plus en plus fréquemment substituée à la traditionnelle chaconne.
À sa création comme à sa reprise quelques jours plus tard dans les Fragments de différents ballets, la distribution regroupe Pierre Jéliotte dans le rôle titre ( au registre de haute-contre si apprécié par Rameau ), la Romainville en Céphise ( double de la prestigieuse Catherine Lemaure ), Marie-Angélique Coupée en Amour ( spécialisée dans les rôles tendres et légers ) et Mlle Puvigné ( fille ) dans le rôle chanté et dansé de la Statue ( engagée à l’Opéra de Paris dès l’âge de neuf ans ). Pour les danseurs, se démarquent au sein de la troupe quatre solistes masculins : Levoir, Lyonnois, Pietro Sodi ( spécialisé dans les rôles grotesques ) et le maître de ballet Jean-Barthélemy Lany.
Les commentateurs, Charles Collé en tête, estimèrent que le livret d’Houdar de La Motte avait été défiguré par Ballot de Sauvot au point de « faire couler à fond dix autres musiciens ». Pourtant, le poète amateur a su resserrer l’action autour de la Statue faisant de la danse elle-même, le véritable sujet de cet acte de ballet. Ce n’est qu’à la reprise de mars 1751 que le succès est unanime au point que même Charles Collé, dans son Journal et Mémoires ( t. 1, p. 299 - 300 ), pourtant ordinairement si négatif, s’enthousiasme :
Le 9 mars [ 1751 ] on remit à l’Opéra l’acte de Pygmalion, à la place de celui de Titon et l’Aurore.
Il a écrasé Ismène, et l’acte d’Eglé qu’auparavant on trouvait joli, n’a pas tenu auprès. Pygmalion n’a point été autant applaudi dans sa nouveauté qu’il l’a été à cette reprise ; c’est, à mon avis, un signe certain de la bonté d’un ouvrage.
Ces applaudissements ont comblé de joie le pauvre Rameau, à ce que m’a dit Monticourt, qui vit ce grand artiste quelques jours après ; il était transporté, il pleurait de joie. Il était ivre de l’accueil que lui avait fait le public, il jurait de lui consacrer le reste de sa vie. M. le prévôt des marchands, lui disait-il, ne veut pas faire jouer trois tragédies, deux ballets, et trois actes séparés que j’ai tout prêts ; mais, monsieur, le public trouvera tous ces ouvrages à ma mort, et je travaillerai jusqu’au dernier soupir pour lui marquer ma reconnaissance.
De même Grimm, dans sa Lettre sur Omphale ( 1752, p. 45 - 48 ), laisse s’épancher son admiration :
J’avoue que je trouve à chaque représentation de nouveau objets d’admiration dans ces monologues. Quelle régularité dans le dessein, quelle harmonie dans la symphonie, quelle simplicité, quel savoir dans la basse continue, quelle noblesse dans sa marche, quelle expression dans le chant, comme il est touchant et vrai, comme tout cela concourt pour me saisir, pour me transporter hors de moi-même. Pygmalion me fait pleurer [ … ]. Mais mon étonnement est à son comble, quand je pense que l’auteur de Pygmalion est celui du quatrième acte de Zoroastre, que l’auteur de Zoroastre est celui de Platée, et que l’auteur de Platée fait le divertissement de la Rose dans l’acte des Fleurs. [ … ] toujours nouveau, toujours original, toujours saisissant le vrai et le sublime de chaque caractère et dont on peut dire exactement ce que le philosophe que j’ai déjà cité, dit de M. de Voltaire, qu’il n’est jamais ni au-dessus ni en dessous de son sujet.
Par la suite, le succès reste intact aux reprises en fragments ( sans livret connu ) à l’Opéra de Paris : en 1753 où Pygmalion remplace Les Bacchanales des Fêtes grecques et romaines ( Colin de Blamont ) ; en 1760 avec Julien Muguet, puis Jacques-Étienne-Louis Jolly et Mlles Chédeville, puis Durand en Statue ; en 1762 avec Muguet et Marie Allard en Statue ; en 1764 avec M. Dupar ; en 1772 avec Joseph Legros, puis Muguet et Anne-Victoire Dervieux en Statue sur une chorégraphie de Maximilien Gardel ; en 1778 avec Legros et Mlle Cécile en Statue ; et enfin en avril 1781. À la cour, le succès est également au rendez-vous tant en version scénique, à Fontainebleau en 1754 et en 1772, qu’en version de concert, par exemple le samedi 15 février 1752 avec Jéliote, Mlles Matthieu et Canavas dans les rôles principaux.
Au concert spirituel, Balbastre contribue à la popularisation de Pygmalion en y interprétant régulièrement l’ouverture à l’orgue. Malgré le succès de ce ballet, il semble qu’une seule parodie ait survécu : L’Origine des marionnettes ( Gaubiés ), pièce donnée à la Comédie-Italienne le 26 septembre 1753.
L’amour et Psyché ajouté aux fêtes de paphos de mondonville, 1758
L’histoire des Fêtes de Paphos est assez singulière dans la mesure où il s’agit d’une œuvre composite associant en 1758 à L’Amour et Psyché, deux entrées écrites et créées préalablement : d’une part, Bacchus et Érigone, ballet représenté au Théâtre des petits appartements de la marquise de Pompadour à Versailles en 1748 et 1750 sous le titre Érigone et d’autre part, Vénus et Adonis, ballet héroïque donné au château de Bellevue ( nouveau jouet de la Pompadour ), le 27 avril 1752. En 1758, Mondonville imagine de rassembler ces deux ballets auquel il ajoute L’Amour et Psyché dans un ballet héroïque qu’il intitulé Les Fêtes de Paphos. Pour apporter un semblant de cohérence à ce qui n’est en fait qu’un spectacle de fragments, il compose un prologue qui avertit le public du thème de son œuvre portant sur les premières amours de Vénus, Bacchus et l’Amour dans l’île de Paphos. Cette genèse particulière explique que les poèmes soient de différents auteurs : Collet pour Vénus et Adonis, Leclerc de La Bruère pour Bacchus et Érigone et Fusée de Voisenon pour L’Amour et Psyché. Pourtant, au moment de la création des Fêtes de Paphos, ruinant les efforts de cohérence du compositeur, le ballet est donné sans le prologue ( dont il ne reste plus trace ) en raison de sa programmation pendant l’été, période où les spectacles de l’Opéra de Paris devaient être plus courts. Si le ballet héroïque des Fêtes de Paphos n’a jamais été reprogrammé à l’Opéra de Paris dans son intégralité, L’Amour et Psyché a connu un succès durable jusqu’en 1777 dans des spectacles de fragments.
Le sujet de L’Amour et Psyché des Fêtes de Paphos s’appuie sur les Métamorphoses d’Ovide et d’Apulée. Il avait déjà inspiré La Fontaine, puis Molière, Philippe Quinault et Corneille pour une des plus célèbres tragédies ballets du règne de Louis xiv ( Psyché, 1671 ), avant d’être repris par Voisenon qui privilégie l’atmosphère sombre et mortifère de la Fable.
L’action se déroule près du palais de l’Inconstance. Parce que Vénus estime que la beauté de Psyché surpasse la sienne, elle lui voue une haine irréductible, sorte de préfiguration édifiante du personnage de la reine jalouse de Blanche-neige des frères Grimm. Loin d’apaiser le ressentiment de la déesse, Psyché l’attise en déclarant à Tisiphone qu’elle surpasse Vénus par sa capacité à aimer ; preuve en est, elle est éprise de l’Amour même. Tisiphone la met en garde contre l’inconstance de l’Amour, mais celui-ci rassure Psyché en lui promettant une fidélité éternelle. Pour contrer cette tendresse réciproque, Tisiphone entraîne Psyché sur son navire qui chavire au cours d’une tempête. L’Amour essaie vainement de sauver Psyché. Dans l’empire des morts, secondée par des Démons, Tisiphone harcèle Psyché et la métamorphose en être difforme et laid. Une nouvelle fois, l’Amour tente de secourir Psyché et l’extirpe du royaume infernal. Mais terrifiée à l’idée que l’Amour découvre sa laideur, Psyché s’évanouit. Malgré sa beauté perdue, l’Amour jure à sa bien-aimée un amour sincère ; Vénus, enfin attendrie par tant de sacrifice, annule le maléfice de Tisiphone en rendant à Psyché son apparence première et lui accorde, de plus, l’immortalité ( divertissement ).
Cet argument, bien conduit et rempli de revirements, invite à des audaces que Mondonville n’a pas manqué de saisir. Dès la ritournelle introductive, il apporte une densité expressive étonnante et très moderne qui ne faiblit pas. Ainsi le compositeur parvient à bien caractériser musicalement les deux personnages principaux accordant une tendresse lyrique à Psyché et une force malfaisante à Tisiphone, « Je veux faire couler tes larmes » ( sc. 1 ). À la couleur tendue de la première scène s’enchaîne une tout autre ambiance où Psyché expose sa foi envers l’Amour à laquelle répond un chœur pour voix de femmes, « Un si charmant vainqueur » ( sc. 2 ), au registre clair, à la couleur scintillante agrémentée de volutes mélodiques aériennes. Un couple de gavottes légères et délicates ponctue ce moment tendre avant l’arrivée de l’Amour. Venu réconforté Psyché dans ses convictions, l’Amour s’exprime dans un récitatif lyrique, aux confins de l’air, qui s’enchaîne à une courte ariette, « Quand je vole après la beauté » ( sc. 3 ), habillée de triolets à l’orchestre et à la voix apportant la légèreté attendue à cette séquence. La scène 4 impose à nouveau une couleur sombre avec un si mineur servant de support à l’épisode de l’enlèvement de Psyché par Tisiphone sur un vaisseau.
Les noires liées par deux aux basses imposent le rythme lent et régulier des flots encore calmes avant que n’éclate la tempête, page descriptive caractéristique ( traits continus de doubles croches aux cordes, régularité de motifs aux violons, flûtes un peu plus mélodiques soutenant un duo divergent entre Psyché, « Juste dieux, prenez ma défense » et Tisiphone, « N’espère rien de leur clémence », sc. 4 ). Cette page descriptive, conventionnelle et manquant de mobilité harmonique, fit pourtant sensation à la deuxième représentation car elle faillit coûter la vie à Sophie Arnoult ( Psyché ) et Nicolas Gélin ( Tisiphone ) ; la machine utilisée sous la conduite de Girault, pourtant régulièrement éprouvée pour les représentations d’Alcyone ( Marais ), ne put retenir le vaisseau balloté par les flots qui sortit des coulisses et se renversa risquant d’écraser Sophie Arnoult.
À l’issue de la tempête, alors que Psyché naufragée s’accroche à un rocher, Amour tente de voler à son secours sur un récitatif accompagné très audacieux, « Vents furieux, rentrez dans le silence », entrecoupé de traits rapides, doubles cordes et notes répétées aux cordes, et d’interventions sporadiques de Psyché et Tisiphone, le tout formant une grande séquence intense et originale. L’épisode suivant, situé aux Enfers, est tout aussi remarquable par son articulation autour d’un grand chœur de Démons en voix masculines terrorisant Psyché, « Non, non, n’espère pas que ton tourment finisse » ( sc. 6 ), développé avec des ruptures de carrures qui confortent le sentiment de chaos vécu par l’héroïne et ponctué par la sentence des Démons assénée comme un coup mortel, rapide et cruel :
Pleure, gémis, sois affreuse et sensible,
C’est le tourment le plus horrible
Que l’on ait encore inventé.
La métamorphose de Psyché ne pouvait qu’inspirer Mondonville qui offre à son héroïne un air d’une grande émotion, « J’ai perdu mes attraits et l’amour va paraître », à la fois lyrique et retenu, soutenu par un accompagnement dominé par le son lugubre des bassons et un tissu harmonique très modulant. Psyché retarde autant qu’elle le peut sa sortie des Enfers et s’évanouit lorsqu’Amour, réussissant enfin à la libérer, éclaire le théâtre, révélant la difformité du corps de sa bien-aimée. Accablé de chagrin, mais toujours fidèle à Psyché, Amour verse un baume salvateur sur le malheur de l’héroïne :
Vénus, en détruisant vos charmes,
N’a pas détruit ma sensibilité.
Vos soupirs, vos plaintes, vos larmes,
Vous donnent un pouvoir plus grand que la beauté.
Devant tant d’abnégation, Vénus oublie sa jalousie et, en dea ex machina, rend sa beauté à l’héroïne. Les amants peuvent à nouveau chanter leur bonheur dans un duo inspiré construit sur l’opposition des deux vers qui le forgent, « Après avoir souffert l’orage » ( accompagnement concertant et animé, traitement vocal en imitations ) et « Que le calme a de volupté » ( accompagnement planant, traitement vocal en homorythmie dans une sorte d’euphorie ). L’entrée se termine par un divertissement combinant des danses légères, une ariette très élaborée pour l’Amour avec chœur, « Pour vous l’aimable Aurore fait éclore » ( sc. 8 ) qui renvoie une nouvelle fois à l’aisance extraordinaire de Mondonville pour l’écriture chorale et enfin un ballet-pantomime avec scénario chorégraphique où s’ébattent Flore, Borée et les Zéphyrs qui s’inscrit dans l’émergence du ballet figuré théorisé par Louis de Cahusac à la moitié du xviiie siècle.
À sa création en 1758, la distribution de L’Amour et Psyché fait appel à Sophie Arnoult ( Psyché ) et Nicolas Gélin, travesti dans le rôle de Tisiphone, l’une des trois redoutables Érinyes ( ou Euménides ), qui exigeait d’être interprété par un homme puisqu’écrit dans le registre de basse-taille. Les mœurs avaient favorablement évolué car nul commentateur ne relève alors l’incongruité d’un homme travesti en déesse infernale alors même qu’en 1735, à la création des Fleurs des Indes galantes ( Rameau ) le déguisement en femme du prince Tacmas avait fait scandale car jugé avilissant pour un représentant du sexe fort. Si au début de sa carrière Sophie Arnoult doublait Marie Fel et Marie-Jeanne Lemière, elle devient vite la coqueluche de Paris et, grâce à un jeu d’actrice hors pair ( elle avait été formée par la Clairon, grande actrice de la Comédie-Française ), hérite de quasiment tous les rôles tragiques du répertoire et donc de celui de Psyché. Marie-Jeanne Lemière, future épouse d’Henri Larrivée, endosse, quant à elle, le rôle de l’Amour ( encore un travestissement, ici de femme en homme ) enchantant la critique par la magie continuelle de sa voix : « C’est tour à tour un rossignol qui chante, un ruisseau qui murmure, un zéphyr qui folâtre » s’enthousiasment les Mémoires secrets ( 1762, t. 1, p. 17 ). Les acteurs dansants solistes donnent corps aux personnages périphériques de l’argument, notamment Louis-Madeleine Lany dans le rôle de l’Inconstance et Michel-Jean Bandieri de Laval en Démon expressif et terrifiant.
À la réouverture de l’Opéra après son incendie d’avril 1763, l’administration propose le 31 janvier 1764 en alternance avec la reprise triomphale de Castor et Pollux ( Rameau ) des fragments associant Les Caractères de la Folie ( Destouches ), Hylas et Zélis ( Bury ), Pygmalion ( Rameau ) et L’Amour et Psyché. La recette atteint la somme très importante de 6 355 livres à la première et encore la même somme en avril suivant après quatorze représentations. En octobre 1769, l’Opéra de Paris propose une nouvelle reprise en ne retenant que Bacchus et Érigone et L’Amour et Psyché ( dans les chorégraphies respectives de Lany et Vestris ) dans des fragments associant La Provençale des Fêtes de Thalie ( Mouret ). Sous cette nouvelle configuration, le spectacle remporte un large succès avec au moins trente-quatre représentations. Sont particulièrement applaudis Sophie Arnoult ainsi que Nicolas Gélin incarnant encore Psyché et Tisiphone, et ce jusqu’à la reprise d’avril 1772, cette fois associé au Devin du village ( Rousseau ) et à nouveau à Pygmalion. Preuve de son succès, L’Amour et Psyché fait l’objet d’une parodie dramatique sous le titre Les Amours de Psyché due à Jean-Baptiste Lourdet de Santerre et donnée à la Comédie-Italienne le 17 juillet 1758.
L’influence réciproque des deux compositeurs est depuis longtemps avérée. Mondonville admirait le génie dramatique de Rameau tandis que ce dernier avouait, à propos de ses Pièces de clavecin en concerts publiées en 1741, avoir suivi la voie des Pièces de clavecin avec accompagnement de violon de Mondonville :
Le succès des sonates qui ont paru depuis peu, en pièces de clavecin avec un violon, m’a fait naître le dessein de suivre à peu près le même plan dans les nouvelles pièces de clavecin que je me hasarde aujourd’hui de mettre au jour.
Ce n’est que par goût de la polémique stérile que l’opinion du temps a opposé ces deux grands compositeurs au moment de la Querelle des Bouffons en 1754, faisant de Mondonville le champion de la nouvelle musique imprégnée de l’esthétique italienne et de Rameau le garant des valeurs de la musique française. Mais rien n’est aussi tranché ; Mondonville comme Rameau, ancrés dans les mouvances stylistiques de leur époque, ont chacun été à l’écoute des influences étrangères sans ne jamais rien renier de l’âme de la musique française qui, en ce siècle des Lumières, n’en finit pas de se métamorphoser.
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Pygmalion : Reinoud van Mechelen (Pygmalion), Le Concert d’Astrée, Emmanuelle Haïm
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Extrait de L’Amour & Psyché à l’Opéra de Dijon