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Wozzeck BERG Opéra

Du 6 au 10 mai 2015

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Présentation

AAffiche Wozzeck

Distribution

Wozzeck
Opéra en 3 actes
Créé au Staatstheater (Unter den Linden) de Berlin, le 14 décembre 1925 

LIVRET Alban Berg d’après Woyzeck de Georg Büchner
MUSIQUE Alban Berg

SWR SINFONIEORCHESTER BADEN-BADEN UND FREIBURG
CHŒUR DE L’OPÉRA DE DIJON
MAÎTRISE DE DIJON

DIRECTION MUSICALE Emilio Pomarico
MISE EN SCÈNE Sandrine Anglade

SCÉNOGRAPHIE Claude Chestier
COSTUMES Pauline Kieffer
LUMIÈRES Caty Olive
MAQUILLAGES | COIFFURES Catherine Saint-Sever
MASQUES Loic Nebreda
PERRUQUES Micki Chomicki
ASSISTANAT À LA MISE EN SCÈNE Sophie Robin
COLLABORATION ARTISTIQUE AUX MOUVEMENTS Pascaline Verrier
ASSISTANAT AUX COSTUMES Camille Pénager
ASSISTANAT À LA DIRECTION MUSICALE Nicolas Chesneau
CHEF DE CHANT Jürgen Kruse
CHEF DE CHOEUR Mihály Menelaos Zeke
CHEF DE LA MAÎTRISE DE DIJON Étienne Meyer
PIANISTE RÉPÉTITEUR Maurizio Prosperi

WOZZECK Boris Grappe
MARIE Allison Oakes
LE TAMBOUR-MAJOR Albert Bonnema
ANDRES Gijs Van der Linden
LE CAPITAINE | LE FOU Michael Gniffke
LE DOCTEUR Damien Pass
MARGRET Manuela Bress
1ER COMPAGNON Arnaud Richard
2E COMPAGNON Thibault Daquin
ENFANT DE MARIE ( par alternance ) Juliette Mouillebouche, Rémi Meyer
ENFANTS DE LA RUE Marion Bigoin, Jeanne Ollat, Clément Boursot & Sacha Medard ( Éleves de la Maîtrise de Dijon )

FIGURANTS Julia Ledl, Noémie Rimbert, Kevin Duforest & Pierre Lhenri

MUSICIENS DE LA TAVERNE
Manon Glaviano ( violon 1 )*
Alexandre Frere ( violon 2 )*
Cédric Marcq ( clarinette )*
Ambre Vuillermoz ( accordéon )*
Marine Bouttier & Rémi Guirimand ( guitares )*
David Partouche ( bombardon )

* Éleves du Pôle d’Enseignement Supérieur de la Musique de Bourgogne

RÉALISATION DES DÉCORS Opéra de Dijon
RÉALISATION DES COSTUMES Opéra de Dijon

PRODUCTION Opéra de Dijon

ACTE I

Wozzeck rase la barbe de son capitaine, un homme irritable, moqueur, et torturé par l’idée du temps qui passe. Il reproche à Wozzeck son enfant illégitime avec Marie, qu’il n’a pas épousée, faute d’argent.

Wozzeck part couper du bois avec Andres. Il est très nerveux. Les angoisses de Wozzeck déforment la réalité, le coucher de soleil se transforme en flammes menaçantes qui montent jusqu’au ciel, le sol se dérobe sous ses pieds... Il s’enfuit en entraînant Andres.

Défilé de la fanfare
Marie est séduite par le Tambour-major. Sa voisine Margret lui reproche d’être une fille facile. Elle se console en berçant son enfant.

Wozzeck arrive, en proie à des hallucinations, regarde à peine son fils, et repart au grand désespoir de Marie qui reste seule.

Chez le Docteur
On apprend que Wozzeck est payé par le Docteur pour être le cobaye d’étranges expériences alimentaires : un régime exclusivement composé de légumes sec, puis de viande de mouton. Il pense ainsi faire une découverte qui le rendra célèbre.

Pendant ce temps, Marie ne résiste pas aux charmes du Tambour-major, et part avec lui.

ACTE II

Wozzeck va voir Marie pour lui donner tout l’argent gagné auprès du Docteur et du Capitaine. Il la surprend à essayer de luxueuses boucles d’oreille qui lui ont certainement été offertes par un autre homme. Il le lui reproche et part. Marie se blâme d’être quelqu’un de mauvais.

On retrouve le Docteur et le Capitaine, l’un courant, l’autre marchant très lentement. Depuis quelques semaines, les patients du Docteur meurent les uns après les autres. Ce dernier prévoit également une mort prochaine du capitaine, ou au mieux une paralysie partielle due à son surpoids. Il se réjouit, car cela lui permettra d’effectuer de nouvelles expériences.

Wozzeck rend visite à Marie. Il l’accuse à nouveau de voir un autre homme. Il s’emporte, et s’apprête à la frapper, mais elle l’en empêche : « plutôt un couteau dans le corps qu’une main levée sur moi », et elle part.

Chants et danses a l’auberge
Marie danse avec le Tambour-major sous les yeux de Wozzeck, qui fulmine de rage. Il préfère quitter l’auberge.

Après être resté longtemps sous le porche, il part dormir à la caserne avec les autres soldats. Tous dorment, sauf Wozzeck, hanté par des visions de sang et de couteau.

Le Tambour-major entre, saoul, et, se vantant d’avoir séduit Marie, frappe Wozzeck. Tous laissent le blessé et se rendorment.

ACTE III

Marie pleure et prie dans sa chambre.

Elle part ensuite avec Wozzeck pour une promenade dans la forêt. Il la regarde et l’embrasse une dernière fois, puis subitement, tire un couteau de sa poche et la poignarde.

Elle meurt.

On retrouve Wozzeck, au cabaret, où il danse avec Margret. Il est comme hors de lui-même. Les gens aperçoivent du sang sur sa main et l’accusent d’être un meurtrier.

Wozzeck part au bord de l’étang. Il est au paroxysme de sa folie. Il revit le meurtre de Marie, hurle, se jette à l’eau, n’y voit que du sang. Il se noie.

Le matin, les enfants jouent au soleil. Ils disent à l’enfant de Marie que sa mère est morte. Sur son cheval de bois, l’enfant de Marie les suit. Ils partent voir le corps de Marie.

Sandrine Anglade, metteuse en scène

Quand le monde devient si obscur qu’on y erre à tâtons…

Le 27 août 1824, le barbier Johann Christian Woyzeck, est décapité sur la place publique à Leipzig pour l’assassinat à coups de couteau de sa maîtresse, Johanna Christiane Woost.

Ce drame ouvre les prémisses d’une investigation « psychiatrique » du coupable et interroge la responsabilité de l’ordre social face à un tel crime.

Biologiste, philosophe et agitateur politique, Büchner tire de ce fait-divers un texte théâtral novateur, organisé en une suite de fragments. Il s’y livre à une observation clinique, réaliste et elliptique, d’un personnage faible et fragile broyé par un système d’aliénation de l’homme par l’homme, au coeur d’une misère matérielle et psychologique.

Un siècle plus tard, frappé par la pièce de Büchner qu’il voit en mai 1914, Alban Berg crée l’opéra du même titre, en décembre 1925. Il en fera son oeuvre maîtresse.

À la fois sensuelle et crue, sa musique transcende la pièce de Büchner. Elle pose sur le destin du personnage (recomposé par Berg) un regard sans jugement, plein de compassion et de tendresse. Elle s’empare de la rugosité des mots, de leur côté abrupt, « cette manière de laisser errer et ricocher le langage au ras des choses ».

Elle construit son propre temps : au-delà d’un temps narratif et linéaire s’impose un temps musical et structurel. Le temps de l’oeuvre. Un temps circulaire.

Le temps… La tyrannie du temps semble être le sujet de l’opéra de Berg : Le capitaine veut ralentir le temps, le docteur cherche à le prévoir, le Tambour Major s’évertue à le prendre, et Wozzeck n’en a plus guère. Plus de temps pour la légèreté en tout cas, uniquement le temps du travail auquel se doit un corps abîmé par les expériences de la médecine. Pas de temps pour Wozzeck. Il lui faut gagner de l’argent pour ramener quelques pièces vers le foyer qui n’en est pas un. Un foyer obligé. Marie et Wozzeck réunis, malgré eux, à travers l’enfant, tentent de survivre. L’oeuvre de Berg fascine et émeut, à la fois complexe et directement appréhendable.

Elle appelle un travail en profondeur sur l’intériorité des personnages, les folies et les solitudes de chacun qui se disent dans des corps très différents, de l’immobilité à l’agitation, de la consternation à la compulsion. Faire du théâtre avec la musique. Faire se frotter des registres de jeu : de la farce au drame intérieur. Et puis ne pas trancher entre l’accusation d’une société aliénante et la folie du personnage. C’est ce tout, ces contradictions du monde et de lui-même, qui font Wozzeck et ses fantômes et qui nous touche très loin dans notre humanité.

J’aimerais inscrire cette histoire de violence, ce chemin de déshumanisation dans un seul espace narratif, mouvant. Que le plateau de théâtre devienne le champ de bataille d’un conflit entre le brut et le flou, entre le réel et le fantasmé, comme une vaste digression de la tête de Wozzeck au coeur de laquelle luttent l’ordre et le chaos.

L’envie ici, à travers le dispositif scénographique, est de parvenir à enchâsser le temps de la musique et la destinée d’un homme désadapté du réel. Lier intermèdes musicaux et scènes dans le même souffle organique. Faire se mouvoir l’espace et les êtres à travers le regard vacillant de Wozzeck. Le dispositif jouant sur le plein et le transparent, créant des ombres et déformant le réel à l’envie. Échapper surtout à la scène de genre pour plonger dans la tête de Wozzeck qui « tourne quand on regarde au fond » et où le personnage de Marie résonne comme une figure en creux, obsessionnelle, un fantasme absolu.

Travailler sur des matières propres à iriser la lumière, à créer des anamorphoses. Une plongée lancinante dans le brouillard et la solitude des personnages jusqu’à l’irréparable.

 

Entretiens

Wozzeck est l’histoire violente de la folie d’un homme, victime d’hallucinations qui vont l’amener à commettre l’irréparable. Est-il d’ailleurs vraiment victime ? Quelle est votre vision de ce personnage ?

Wozzeck a été inspiré par un fait divers qui a eu lieu en 1824 : le 27 août, Johann Christian Woyzeck est exécuté sur la place publique pour avoir assassiné sa maîtresse de sept coups de couteau. Ce drame va ouvrir les prémisses d’une investigation « psychiatrique » du coupable, en interrogeant la responsabilité de l’ordre social face à un tel crime. Biologiste, philosophe et agitateur politique, Büchner tire de ce fait-divers un texte théâtral novateur, organisé en une suite de fragments, dont Berg s’inspirera pour son opéra. Il s’y livre à une observation clinique, réaliste et elliptique d’un personnage faible et fragile, broyé par un système d’aliénation de l’homme par l’homme, au coeur d’une misère matérielle et psychologique. Quand Berg finalise l’écriture de sa partition en 1925, la tragédie humaine de la première guerre mondiale est passée par là et trouve des échos encore dans la manière de lire l’oeuvre.

Si je dois représenter aujourd’hui sur un plateau d’opéra cette oeuvre magistrale de Berg, je ne peux pas faire totalement abstraction de sa dimension historique et sociale. Pourtant, je n’ai pas voulu me contraindre à l’intérieur d’un rapport un peu didactique de cause à effet : c’est la société aliénante et elle uniquement qui conduit Wozzeck à sa folie.

Je pense que l’histoire de Wozzeck se construit de contradictions, par strates. C’est un être fragile, qui est coincé dans un carcan social qui l’humilie (le capitaine), le dégrade physiquement (le docteur), et piégé dans une fausse situation maritale (la naissance non désirée de l’enfant avec une femme qu’il ne veut pas épouser). Il se noie dans le travail. Il n’a plus de temps pour la légèreté, pour rêver, pour contempler. Il est totalement « compressé » par la vie. Il n’a plus de vie intime avec Marie parce qu’il a peur, parce qu’il se méfie, et celle-ci devient dès lors son fantasme absolu. Quand la fragilité nous taraude, quand l’étau se resserre si fortement, sans laisser de place pour être soi, nous devenons un autre, cet autre qui peut égorger l’objet de tous ses désirs.

Pourriez-vous nous parler de votre travail préparatoire, et de tout ce qui a pu vous influencer, vous inspirer ?

J’ai lu beaucoup de témoignages de schizophrènes sur leur maladie. J’ai également beaucoup visionné de films, de Ken Loach à David Lynch, de la misère sociale à la déformation perceptive.

Le projet s’est élaboré autour de la notion de perception, de flottement ou torsion du réel. Comme si, au coeur de la misère, le cerveau en désordre de Wozzeck contaminait et obstruait peu à peu l’espace. Sans rien lâcher sur l’enjeu social, s’est imposée ainsi très vite l’envie d’inscrire cette histoire de violence, de déshumanisation, dans un seul espace narratif, mouvant. Faire que le plateau, vaste champ d’ordures, devienne le champ de bataille entre le brut et le flou, entre le réel et le fantasmé, comme une digression de la tête de Wozzeck.

En tant que metteure en scène, quel est votre rapport à la musique — ici à la musique moderne, atonale, surprenante peut-être pour certains — jusqu’à quel point est-elle liée à votre travail de mise en scène ?

Il me semble toujours important à l’opéra que la mise en scène soit en « adéquation » totale avec la musique, c’est à dire qu’elle puisse rendre compte de la structure même de la musique.

La musique de Berg est certes très construite, pourtant elle est directement abordable, et emplie d’humanité. Sa musique arrive à raconter l’homme... C’est assez fascinant.

À l’Opéra, la musique écrit le temps et organise l’espace. C’est ce que nous avons essayé de rendre tangible. La dramaturgie de l’espace (la façon dont le dispositif évolue dans l’espace) est profondément musicale dans mon projet. Elle raconte cette organisation extrêmement élaborée du temps qui sous-tend la partition de Berg. Elle vient rythmée les scènes et proposer, comme le fait la musique, des changements de perspectives ou de perceptions.

Propos recueillis par le service dramaturgie de l’Opéra de Dijon

À propos de l’œuvre

Alain Féron, musicologue

« Tout droit de reproduction interdit sans autorisation »


Le cas Woyzeck

Le 2 juin 1821, Johann Christian Woyzeck, coiffeur de son état, assassinait sa maîtresse. Arrêté alors qu’il errait dans les rues, désorienté, encore en proie à la démence qui l’avait conduit à cette extrémité, il bénéficia d’un défenseur qui déclara qu’ayant agi en pleine confusion mentale, on devait le juger comme irresponsable de son acte. Le conseiller de la Cour de Saxe (Johann Christian August Clarus) chargé de l’enquête médicale ne fut pas de cet avis. Le tribunal s’appuiera cependant sur son rapport pour condamner l’accusé Woyzeck à la mort par l’épée. Sentence qui fut exécutée le 27 août 1824 sur la place publique de Leipzig.

En transformant Woyzeck[1] en soldat obligé de subir la tyrannie de son supérieur et le cynisme d’un médecin se servant de lui comme cobaye, en mettant en lumière la souffrance émotionnelle de Woyzeck engendrée par l’infidélité de sa maîtresse et par les perpétuelles brimades et humiliations de son entourage, en s’attardant sur les manifestations de son psychisme perturbé, en remplaçant l’arrestation, le procès et la sentence du Woyzeck de Leipzig par son suicide, le jeune dramaturge Georg Büchner[2] écrivit une satire sociale féroce doublée d’une charge politique qui ne l’était pas moins.

Ce Woyzeck là, déshérité d’entre les déshérités, deviendra sous la plume de ce dramaturge la figure symbolique d’une classe sociale abandonnée par la politique d’un Empire se désagrégeant peu à peu dans sa volonté morbide de rester au pouvoir à tout prix.

Aussi, le soldat Woyzeck nous est-il dépeint comme un être humain broyé par une société tyrannique, manipulé par tous, véritable jouet de la seule vie qu’on lui laisse la liberté d’avoir et qui ne lui offrira qu’une seule issue : la révolte dans la folie meurtrière.

Ce geste désespéré, connecté avec l’insupportable lucidité de cette prise de conscience qu’entraîne la souffrance d’être sans cesse renié, relégué, condamné à la solitude de l’incompréhension, du mépris, de l’inexistence qu’entretient la mise à l’écart toujours renouvelée, ce geste « désespérant » donc, se voit suivi de la seule tentative possible qui lui est laissée pour renouer un tant soit peu avec son identité, avec la vie qui lui est refusée ( de par sa condition même ) : le suicide… comme échappatoire et comme victoire finale sur la vie que la société lui a imposée.

Büchner sacralisa ainsi « l’affaire Woyzeck » en conférant à son protagoniste principal l’aura de l’universalité. En nous rendant témoins privilégiés de sa vie, en nous faisant partager l’enfer d’ici-bas vécu par Woyzeck, Büchner nous permet de nous sentir frère de sang de cet homme… « humain, trop humain ».

Les avatars d’un manuscrit

Laissé inachevé à la mort précoce de l’écrivain, le manuscrit de Woyzeck se présentait alors sous la forme d’une suite de scènes courtes et éparses, qu’aucun ordre logique ne liait suffisamment (à priori) pour établir une version « fiable ».

C’est d’ailleurs cet éclatement même de la pièce de théâtre - faisant se succéder abruptement les scènes comme autant de flashes de la vie de Woyzeck - qui délimitera la modernité dramaturgique de Büchner et induira la force de son regard d’analyste, attentif autant à la peinture réaliste du monde qu’à la dimension psychologique des personnages qui lui sert à l’illustrer.

La puissance de contestation de ce texte, sa violence de dénonciation viennent cependant de cette mise en exergue de la complexité du « vivant » que transcende cette construction théâtrale en fragments.

Woyzeck sera créé en 1913, et Alban Berg s’appuiera sur la version de Hausenstein[3] ( comptant 25 scènes ) pour établir le livret de son opéra. Mais, au-delà de la critique politico-sociale, le compositeur de la troisième École de Vienne s’intéressera surtout à rendre « audible » la face cachée de Wozzeck (son esprit, son inconscient, sa psyché) afin de les mettre à portée de notre compréhension, afin d’établir les liens de compassion qui nous introduisent dans l’intimité de sa pensée et de son être.

Pour ce faire, Berg se servira de la musique afin de prolonger autant le sens du texte que la force des mots ou la pertinence des situations dramatiques. Et c’est dans la tension que confère la musique au texte (au travers d’une rigueur formelle sans concessions et d’un luxe de détails dans les techniques qu’il met ici en jeu au travers de son écriture musicale) que Berg parviendra à nous rendre sensible le chaos régnant dans l’esprit de Wozzeck.

Vienne au tournant du XXe siècle

Ceci ne signifie cependant nullement que le Wozzeck de Berg n’accueille point la dimension de charge critique que contient ce texte de Büchner dans son appréhension de l’époque qui l’a vu s’écrire, puis, retravaillé par cet élève de Schoenberg près d’un siècle plus tard ! 

En effet, au moment où Berg découvrait la pièce de Büchner ( en 1914, à Vienne ), ce texte restait, toujours, en prise avec la décadence de la société autrichienne d’alors : qui envisageait encore l’amour et le mariage telle la prostitution, adorait toujours le veau d’or qu’est l’argent, écrasait continument les tentatives de contestation et pensait l’absolutisme de son régime politique aux frontières du néant vers lequel il allait pousser bientôt l’Europe et le monde entier ( la Première Guerre Mondiale agira comme un révélateur - au sens photographique - de ce constat politique et social tout en marquant la fin historique de la dynastie des Habsbourg ).

En ce sens, Vienne fut un creuset singulier. La révolution de 1848 y fut vécue conceptuellement (elle fut bourgeoise). Elle permit pourtant aux nationalismes (Hongrie, Bohême) d’éclore. Vînt la constitutionnalisation entreprise par l’empereur François-Joseph (en 1861) qui entraîna à sa suite le développement de ces nationalismes. Conséquence ? Le parlement devint un bâtiment hanté de fantômes.

1873 : krach mondial ( Vienne en fut l’épicentre[4] )… L’Empire se fractionnait, se diluait et l’empereur devint peu à peu une figure symbolique rattachée tout au plus au culte de la personnalité qui remplaçait bien piètrement l’effectivité d’un véritable pouvoir politique. Laissant la société autrichienne à elle-même, cette dernière continuait cependant de survivre au travers de la hiérarchisation sur laquelle l’Empire l’avait constituée. En haut de l’échelle sociale ? Les aristocrates. Venaient ensuite les bourgeois (banquiers, industriels, commerçants) puis la « petite bourgeoisie » (petits commerçants, intellectuels) et, en dernier, le peuple, les sans-grades, les pauvres, les oubliés, les « damnés de la terre » …

Cette société, en proie à une corruption généralisée (que dénonce Schnitzler dans La Ronde), était marquée par les stigmates de la maladie qui devait l’emporter avec la Première Guerre.

Une fois celle-ci terminée, l’Empire, enterré, laissait place au vide. À l’intérieur de ce dernier toutes formes de dissolutions proliférèrent : dissolution du « moi », de la sexualité, de la forme, de la politique, du militaire, du social. Et, pendant que la fourmi allemande reconstruisait ses ruines, la cigale viennoise dansait au son des valses de Strauss. La futilité, la frivolité côtoyaient l’hypocrisie des mœurs faisant le lit de nouveaux partis politiques qui, diffusant la pensée antisémite, annonçait déjà le futur national- socialisme. Ce vide n’était autre que le reflet grossissant de cette société agonisante… Dieu n’était-il pas déjà mort ? Les valeurs éthiques et religieuses s’absentant, les structures sociales se gangrénaient d’autant puisqu’elles ne s’appuyaient désormais sur aucune réalité politique. Ce vide, la création viennoise allait s’en emparer et construire, sur un présent déserté, la vision d’un nouvel avenir[5] où les pressentiments d’une catastrophe encore inaperçue ( mais, inévitable ) allaient venir s’inscrire ( la montée du nazisme et son aboutissement : la Seconde Guerre Mondiale ).

Ainsi, alors que la société viennoise mettait en pratique l’oubli du présent et le refus de l’avenir, certains artistes et penseurs viennois refondaient-ils l’ontologie, le désir de liberté, le goût de la fraternité, l’éthique, prenaient d’assaut l’inconscient et nos rêves, envisageaient de remplacer les langages artistiques épuisés par de nouveaux, conscients de l’Histoire et de ses nécessités créatrices.

Face à la muséographie, à l’art pictural décoratif, à la superficialité littéraire, à la spirale évidée de la valse et à l’inanité de la musique de divertissement, des artistes comme Klimt, Schiele, Kokoschka, Kraus, Freud, Schnitzler, Roth, Sweig, Broch, Musil, Schoenberg, Berg, Webern, Krenek firent… « sécession », et jetèrent, dans le prolongement éthique de l’absence laissée par Goethe, Holderlin, Kleist, Gerstl, Kafka, Mahler, Wolf, etc., les fondements d’une pensée artistique qui généra la modernité créatrice de notre XXe siècle.

Si la culture fut, pour une fois, première avant le politique ce fut bien en ce moment particulier de l’Histoire, à Vienne.

Le psychisme dévoilé

Dans le même temps, un certain Freud (que Berg rencontra) s’attaquait à l’inconscient et à ses secrets refoulés les plus intimes, donnant aux générations qui l’avaient précédé une clé de compréhension aux interrogations qu’elles avaient formulées (alors que régnait le Positivisme) sur les mystères du psychisme, du mental et du spirituel.

Dans le même temps, un certain Karl Kraus (dont Berg fut l’intime) participait activement à cet écroulement prédit en dénonçant sans désarmer les injustices et les aberrations du système politique, social et moral de son pays.

Sensible aux préoccupations de son époque, ce ne sera donc plus Wozzeck seul que Berg mettra alors en scène, mais bel et bien le couple Marie-Wozzeck : en tant qu’êtres humiliés, rejetés, niés dans leur identité, tout autant victimes de l’oppression sexuelle imposée par la société que de leur appartenance au prolétariat.

De fait, en Autriche, cette classe sociale qui finira par réunir en son sein tous les « laissés-pour-compte » du capitalisme triomphant en sa toute jeunesse, va en définitive désigner la fracture dont souffrait cette société et devenir paradoxalement le lieu symbolique qui engloutira dans son trou noir les efforts désespérés entrepris par un Empire Austro-Hongrois aux seules fins de survivre. De ce trou noir sortira, plus tard, un Adolf Hitler… Mais nous n’en sommes pas encore là.

Tout ceci expliquant cela, Berg se démarquera donc de Büchner qui nous laissait méditer des faits bruts en envisageant, par exemple, le désir du Tambour Major et celui de Marie comme un attribut de l’animalité des Hommes où la Femme ne peut qu’être contrainte.

Berg, quant à lui, insérera la Femme que Marie incarne dans la même dynamique tragique qui déterminera le destin de Wozzeck. Et, en redonnant une âme à ces deux personnages, Berg leur permettait, par là-même, de reconquérir leur humanité.

Si Berg nous offre certes à « entendre » un monde en décomposition, encore faut-il souligner qu’il dépasse ici la critique politico-sociale pour atteindre l’humanité la plus profonde de ses personnages. Et la musique d’entrer magistralement dans les circonvolutions du psychisme de Marie et de Wozzeck, de nous dévoiler des strates de signifiants que seul l’au-delà des mots peut exprimer.

Aussi Berg montre-t-il, par et dans sa musique : la solitude de Marie, son obéissance aux codes de la société, le mépris dont elle est (elle aussi) l’objet, la dénégation de sa dignité par un Tambour Major qui ne fait que prendre la part de chair que lui accorde sa position dans la hiérarchisation sociale ainsi que son statut de mâle.

Aussi Berg montre-t-il, par et dans sa musique : sa croyance de « bonne catholique » tout en mettant l’accent sur son sentiment de culpabilité, car, lorsque Marie transgressera l’interdit majeur touchant à sa condition féminine elle en acceptera, aussi, tout naturellement, le châtiment qui sanctionne le tabou brisé : la mort. Tout cela, Berg nous le fait toucher du doigt, nous l’explique par la seule force de son écriture musicale. Fiat lux ! Le génie de Berg est bel et bien de parvenir à dépasser le texte de son livret en symbolique et en précision…

Cette double prédestination du couple agit donc chez Berg en complémentarité. L’un est nécessaire à l’autre pour prendre valeur d’exemplarité. La solitude de l’un permet de percevoir et d’appréhender celle de l’autre.

Ici, la musique de Berg, au-delà du texte Buchnérien, au-delà du sens qu’il véhicule « en soi », met donc en place des fils d’Ariane qui nous guident au sein de la psychologie des personnages. Et Berg d’établir un réseau de signifiants musicaux chargés d’éclairer notre compréhension intime du drame qui se joue. Dans les blancs de Büchner, dans les articulations de son texte, entre ses lignes mêmes, Berg donne ainsi une corporalité (chargée d’une signification extra littéraire) qui touche à l’intériorisation des relations entre les actes, les actions et les pensées des protagonistes. Son écriture thématique, en parfaite adéquation avec le substrat du drame, propose à la fois à notre entendement une mise à nu des personnages et une mise en abîme de la dramaturgie. Ainsi, en se servant du seul pouvoir de la musique Berg, nous fait-il pénétrer à l’intérieur de la tête de Marie et de celle de Wozzeck, et, mieux que cela : au-delà (puisqu’il parvient alors à nous faire percevoir ce qu’ils ne peuvent pas même exprimer par les mots, à savoir, leur dimension métaphysique).

Le dramatisme du sujet porté par Büchner se démultiplie ainsi dans la figure de Marie, assassinée dans la violence de l’Eros qui la réunit finalement à Wozzeck. Ce déport de sens entrepris par Berg mène l’opéra sur le terrain du tragique tout autant que du mythe !

Berg adaptateur et dramaturge du Woyzeck de Büchner

Le compositeur ne se contenta pas de ce que lui offrait la pièce de Büchner, puisque, tout en restant d’une exemplaire fidélité à l’esprit de ce texte, il l’adaptera. Berg tranchera donc (gardant quinze scènes réparties en trois actes dont chacun en comporte cinq).

Enlevant ici, déplaçant là, il raccourcit et élague toujours dans la volonté de resserrer l’action, de lui conférer une efficacité maximale au sein de la forme et du genre opéra. C’est donc à un véritable travail de dramaturge que Berg soumet le texte originel. D’ailleurs, pour ce compositeur, dramaturgie et composition ne faisaient qu’un. C’est donc en pensant musique que Berg retravailla le texte de Büchner afin d’en créer un véritable livret. En effet, à ses yeux[6], la musique se doit d’être mise, avant tout, au service du texte et des formes qu’il prend en raison de sa dramaturgie propre. Ces remaniements, Berg les effectuera en outre en respectant la règle théâtrale de la tragédie aristotélicienne (exposition / péripétie / catastrophe).

Mais ceci n’est cependant pas encore suffisant au regard des exigences de ce créateur. Il faut encore qu’il dégage une unité proprement musicale dont l’existence, en parallèle avec l’action et sa forme dramatique, se désigne comme spécifiquement musicale. Je veux dire par là que la musique doit signifier le drame mais, qu’en plus, elle doit signifier sa dramaturgie à l’intérieur même de son discours propre (la musique se devant d’être en parfaite et constante osmose avec le drame qui se déroule).

Deux plans se dégagent alors : l’un qui investit la macroforme (à savoir, la structure en quinze scènes répartie en trois actes), l’autre, les détails singuliers de la micro-forme (il s’agit là, à proprement parler, de l’écriture musicale en action, avec ses outils propres mis au service de l’unité interne auquel doit parvenir le langage musical employé : ici, l’atonalisme).

De l’architectonie de Wozzeck

Pour commencer, arrêtons-nous sur la macro-forme. Cette dernière induira donc l’utilisation de formes de musiques pures (Acte I), dont certaines héritées de la tradition symphonique (Acte II) mais, tout autant, des formes nouvelles, inventées (Acte III), car, nécessitées par la dramaturgie. Ces formes représentent et signifient pleinement le drame (musicalement parlant) tout en détenant un rôle dynamique, équivalent et complémentaire à celui de la structure théâtrale au sein de l’action !

Pour s’en convaincre, voici le synopsis réalisé par Etienne Barilier à qui nous l’empruntons.

ACTE I : « Exposition » / Forme musicale : cinq pièces de « caractère »

Scène 1 : Wozzeck et le Capitaine.

Forme musicale = Suite en onze parties

Dans la chambre du capitaine, au petit matin. Wozzeck rase son supérieur, qui lui tient de discours sur le temps et l’éternité, et lui reproche son immoralité : il est père mais non mari. Wozzeck, d’abord totalement soumis, finit par répliquer : il n’est pas facile d’être vertueux lorsqu’on est pauvre. Le capitaine détourne la conversation.

Scène 2 : Wozzeck et Andrès.

Forme musicale = Rhapsodie sur trois accords

En pleine campagne, le soir, Wozzeck et son camarade Andres coupent du bois dans les taillis. Pressentiments sinistres de Wozzeck qui voit le soleil comme une tête coupée. Andres essaie de le calmer et le presse de rentrer.

Scène 3 : Wozzeck et Marie.

Forme musicale = Musique militaire puis, Berceuse

De la fenêtre de sa chambre, Marie admire le passage martial du viril Tambour-major. Elle se fait insulter par une voisine. Elle ferme la fenêtre, va vers son enfant, le berce. Wozzeck arrive, lui dit ses sombres visions, et s’en va sans même regarder son enfant. Angoisse de Marie.

Scène 4 : Wozzeck et le Docteur.

Forme musicale = Passacaille (thème et 21 variations)

Wozzeck est littéralement agressé par le Docteur auquel il raconte ses visions. Aussi obsédé que lui, le médecin diagnostique triomphalement une « aberratio mentalis partialis », une idée fixe. Wozzeck ne l’entend pas, et pense à Marie.

Scène 5 : Marie et le Tambour-major.

Forme musicale = Andante affetuoso (quasi rondo)

Passe le Tambour-major. Marie dit son admiration. Le coq lui rend ses compliments, en termes vulgaires, puis se saisit d’elle.

ACTE II : « Péripétie » / Forme musicale : Symphonie en 5 mouvements

Scène 1 : Marie et l’enfant ; puis Wozzeck.

Forme musicale = Mouvement en forme-sonate

Marie admire les boucles d’oreilles que lui a données le Tambour- major. Elle ne s’occupe guère de son fils. Entre un Wozzeck soupçonneux, mais qui n’insiste pas. Il remet sa solde à Marie, qui reste seule, à nouveau angoissée et pleine de remords.

Scène 2 : Wozzeck, le Capitaine, le Docteur.

Forme musicale = Invention et Fugue

Le Docteur rencontre le Capitaine dans la rue. Il l’effraie en lui prédisant sa mort prochaine. Arrive Wozzeck. Les deux individus font alors alliance pour l’humilier par d’immondes allusions au Tambour-major et à Marie. Wozzeck s’enfuit.

Scène 3 : Marie et Wozzeck.

Forme musicale = Largo pour orchestre de chambre

Wozzeck arrive chez lui. Il accuse Marie. « Je ne peux pas interdire la rue aux gens », rétorque-t-elle. Il la menace. « Plutôt un couteau dans le corps que ta main sur moi ». Wozzeck s’en va. L’image et l’idée du couteau ne le quitteront plus.

Scène 4 : Marie, le Tambour-major, Wozzeck, foule.

Forme musicale = Scherzo avec trois trios et reprises (deux orchestres)

Dans le jardin d’une auberge, tard le soir. Musique et danse. Wozzeck survient, voit Marie danser avec le Tambour-major. Haine de Wozzeck. Au milieu des chansons à boire et des cris d’ivrognes, un fou s’approche de l’homme humilié et lui dit qu’il « voit le sang ».

Scène 5 : Wozzeck, le Tambour-major, soldats.

Forme musicale = Introduction et Rondo marziale

La nuit, dans la chambrée de la caserne, Wozzeck ne peut dormir. Arrive le Tambour-major, saoul, bombant le torse et se vantant de ses exploits. Wozzeck le provoque. Bagarre. Wozzeck est terrassé. On comprend que maintenant il est déterminé à tuer.

ACTE III : « Catastrophe » / Forme musicale : Six Inventions

Scène 1 : Marie et l’enfant.

Forme musicale = Invention sur un Thème

Marie lit dans la Bible le récit de Jésus et de la femme adultère. Elle raconte à l’enfant une histoire d’orphelin, qui préfigure le destin du petit être. La « pécheresse » prie Dieu de lui pardonner.

Scène 2 : Marie, Wozzeck.

Forme musicale = Invention sur une Note

Près d’un étang, la nuit. Wozzeck a conduit Marie dans cet endroit sinistre. Elle a peur. Il lui dit son amour et sa haine. La lune est rouge. Wozzeck enfonce son couteau dans la gorge de celle qu’il aime.

Scène 3 : Wozzeck, Margret, foule.

Forme musicale = Invention sur un Rythme

Une taverne, la nuit. Fêtards, prostituées, dont Margret. Wozzeck l’attire a lui. Elle voit une tache de sang sur sa main. Soudain conscient de son crime, il s’enfuit.

Scène 4 : Wozzeck puis le Capitaine et le Docteur.

Forme musicale = Invention sur un Accord de six sons

Près de l’étang. Wozzeck cherche l’arme de son crime. Affolé par la lune, obsédé par l’idée de laver son sang, il se jette dans l’eau et se noie. Le Capitaine et le Docteur qui passaient par là, entendent, et détalent, terrifiés.

Scène 5 : le fils de Marie, d’autres enfants.

Forme musicale = Invention sur un Mouvement Perpétuel

Des enfants font une ronde. Arrivent d’autres gamins, qui annoncent la découverte du cadavre de Marie. Le fils de la morte, qui jouait sur son cheval de bois, continue à se balancer, puis se décide à rejoindre les autres. La scène reste vide.

Reste que cette construction formelle ne saurait assurer à elle seule que l’unité des scènes entre elles et non pas la cohésion et l’unité musicale requise par ces trois actes. En effet, les formes auxquelles Berg fit appel ici lui permirent avant tout de résoudre la problématique de la « grande forme » subordonnée au langage atonal[7].

Si la solution envisagée par ce compositeur accordait ainsi la justesse dramatique et la cohérence dramaturgique (qui s’y trouvent effectivement confortés), il manque encore les solutions proprement musicales qui assureront l’unité et la variété au travers des outils techniques pratiqués par l’écriture atonale en ses spécificités.

Bref aperçu sur l’écriture

Désignons l’emploi, chez Berg, de ce que Jouve nomme les « prophéties musicales ». En d’autres mots : Berg emploie ici le leitmotiv wagnérien en le confiant à des cellules rythmiques, intervalliques ou à des suites d’accords. Il crée ainsi des rapports musicaux qu’il attache soit à certaines situations, soit à des personnages. Il les appelle des « motifs reminiscents » et les utilise pour atteindre à « l’essentielle unité » (selon ses propres mots). Précisons alors que son usage du leitmotiv le porte bien loin de l’emploi-catalogue qu’en faisait Wagner ! Et Berg d’user de cette technique pour mettre à portée de main la psyché des personnages, pour la transmuter en formes à part entière !

Quelques exemples : dans sa conférence de 1929, Berg met l’accent sur l’épisode de Naturlaut (frayeur de Wozzeck devant la Nature inanimée) de la deuxième scène, tout en rattachant cette séquence harmonique à la dernière scène du deuxième acte où les ronflements des soldats se mêlent aux grognements de Wozzeck endormi (l’épisode harmonique précédent se transforme alors en un choral à bouche fermée).

Berg se sert entre autre du leitmotiv pour fondre les scènes les unes dans les autres avec un art consommé de la transition (Adorno qui consacrera un livre à son maître lui donnera comme sous-titre : « Le maître de la transition infime »).

Citons encore l’emploi de la note si (apparaissant déjà dans la deuxième scène de l’acte I) et qui prendra un ascendant de plus en plus grand au sein de l’opéra jusqu’à l’invention qui lui est consacrée lors du meurtre de Marie (cette note étant liée à Marie et à son destin).

Ou bien encore, l’usage que Berg fait d’une tierce mineure comme symbole du « couteau », et que l’on trouve entre autre dans la scène réunissant Marie et le Tambour-major afin de nous faire savoir que le désir d’amour assouvi porte en lui l’annonce prémonitoire de la mort de Marie qui lui est conséquent. D’ailleurs, en ce souci de cohésion, Berg va jusqu’à utiliser en l’accord de six sons qui lui servira pour la mort de Wozzeck : et le si, et la tierce mineure auxquels il ajoute deux autres motifs que nous n’avons pas aborder ici : la seconde mineure (qui symbolise le « sang ») et l’intervalle de quinte (qui est celui de la « mort » même).

Mais il faudrait fouiller plus profondément dans cette partition qui regorge encore et encore d’exemples musicaux significatifs de ce travail de cohésion agencé avec la précision d’un horloger par Berg : entre la musique et le texte, entre la musique et la dramaturgie. Il me faudrait dire et prouver aussi que le langage musical est convoqué uniquement dans une optique de pure nécessité dramatique, et puis, parler de la façon dont sont pensés les interludes, du rôle qu’il donne à la tonalité, de celui qu’il confie à l’orchestre, de ses trouvailles, de ses textures sonores, des tutti orchestraux uniquement convoqués par lui aux articulations principales de l’oeuvre, de l’emploi de la couleur pour assurer, d’une autre façon encore, la cohérence musicale… Bref, une analyse de cet opéra débordant largement le cadre de cet article, je vous renvoie, chers lecteurs, à la bibliographie où vous trouverez les ouvrages utiles à la satisfaction de votre légitime curiosité.

En guise de conclusion provisoire

L’art, pour Berg (mais tout autant pour Webern, Schoenberg et Adorno) s’incarna assurément dans le langage. C’est-à-dire à travers l’écriture qu’il induit et qui relève dans sa singularité technique : d’une grammaire, d’un vocabulaire et d’une syntaxe purement et spécifiquement musicale.

Seul le langage, pour ceux-là, était capable de parvenir à l’identification de l’art à la vie (car il est la vie transcrite). Et c’est pourquoi leurs oeuvres se défendront toujours de tout ce qui peut corrompre une véritable activité créatrice et la détourner à la fois de la conscience historique et de la responsabilité incombant à chaque créateur d’être en adéquation et « en vérité » avec l’état d’évolution du langage artistique qu’il pratique et avec lequel il s’exprime. Cette éthique est plus qu’une attitude devant le réel, c’est une réalité vivante-en-actes.

N’oublions pas qu’au même moment où l’Empire Austro- Hongrois se dissolvait dans la Première Guerre Mondiale, les arts, à Vienne, se donnaient comme but d’apporter une réponse à la valeur du « moi » qui s’écroulait alors dans le même temps. Le sujet avait en effet perdu son identité ainsi que la forme qui le construisait comme reconnaissable en tant que tel. Il fallut donc du courage pour assumer cette situation nouvelle et de la rigueur et de l’honnêteté et de l’invention créatrice pour la dépasser en trouvant un moyen d’expression adapté à la nouvelle donne ( ce sera dans un premier temps la liberté de l’atonalisme[8] , puis, un peu plus tard, l’adoption du sérialisme dodécaphonique ).

Redonner au langage son évidence, sa logique historique, sa justesse avec le réel dont il est le reflet, telle fut à mon sens la tache musicale que se partagèrent Schoenberg, Berg et Webern. Ce tout en restant constamment à l’écoute de leurs sensibilités et de leurs imaginaires propres.

Tel fut en définitive le défi du Wozzeck de Berg et telle fut sa réussite incontestable !


[1] J’ai pris le parti orthographique d’écrire Woyzeck comme le fit Büchner (avec un y et un seul z) lorsque je fais référence à cet écrivain, et d’écrire Wozzeck (avec deux z et sans y) comme le fit Berg lorsque je fais référence à l’opéra de ce compositeur.
[2] Georg Büchner, né en 1813, meurt en 1837, à l’âge de vingt-trois ans. Proche des révolutionnaires des années 1830, il était entré en clandestinité pour défendre ses convictions républicaines fortement marquées par les idées les plus radicales de la Révolution française, notamment la Société des Droits de l’Homme et du Citoyen. Bien que de cette organisation - instaurée après la révolution de juillet 1830 - prôna les actions violentes, Büchner, désapprouvait ces dernières qu’il trouvait suicidaires. Son terrain d’action fut sa plume avec laquelle il s’adressa à la conscience du peuple au travers de ses virulentes critiques de la misère sociale. Rédacteur du « Messager hessois » (qui s’adressait aux paysans), il échappa de justesse (suite à une dénonciation) à la répression organisée par le pouvoir en place. Exilé politique à Strasbourg, il y écrit une nouvelle sur Jacob Michael Lenz qui décrit les troubles psychiques et les souffrances du jeune poète. Ce texte, laissant de côté l’idéalisme allemand, fondera sa littérature caractérisée par la volonté réaliste de dépeindre l’Homme dans toute sa complexité. Le 3 septembre 1836, il est reçu docteur à l’université de Zurich. Dans les mois qui suivent, il travaille sur Woyzeck ainsi que sur une seconde version de Léonce et Léna. Fin janvier 1837, il contracte le typhus. Il décède le 19 février, laissant son drame Woyzeck inachevé.
[3] On a longtemps cru, sur la foi des propos de Berg lui-même, qu’il avait travaillé sur la version de Franzos en 27 scènes.
[4] Le 12 février 1873, l’argent-métal est démonétisé par le congrès américain. Les cours mondiaux de l’argent-métal chutent, alors que plusieurs États européens l’employaient encore comme base monétaire. La crise bancaire de 1873 démarra le vendredi 9 mai à la Bourse de Vienne en réagissant à la faillite de centaines de banques autrichiennes qui se trouvaient dans l’incapacité de récupérer leurs créances hypothécaires sur l’immobilier. Ce krach déclenchera une récession rapide. La dépression économique durera jusqu’au milieu des années 1890.
[5] « Comme la monarchie autrichienne avait depuis des siècles abdiqué ses ambitions politiques et n’avait remporté aucun succès éclatant sur les champs de batailles, l’orgueil patriotique avait tourné en volonté impérieuse de conquérir la suprématie artistique » Stefan Sweig in Le monde d’hier.
[6] Berg s’est expliqué de sa démarche dans plusieurs textes dont celui intitulé par lui « Les formes musicales dans mon opéra Wozzeck (1923 - 1924) » ainsi que dans une conférence sur cette oeuvre datée de 1929.
[7] À l’époque où Berg entreprend Wozzeck, l’École de Vienne (avec Schoenberg à sa tête) vient tout juste de franchir le pas hors la tonalité (le nouveau langage investit se dénomma : atonalisme). Il s’agissait alors de prouver que la composition « en ce style » comme aurait dit Berg était capable d’investir les petites formes et de supporter un texte ou une action dramatique avec une cohésion et une force de l’unité musicale équivalentes à celles que la tonalité avait fait naître. L’étape suivante était, bien entendu, de confronter ce nouveau langage au sein d’oeuvres de grande envergure. Wozzeck fut le premier essai de cette école en ce sens… et ce fut un coup de maître !
[8] L’atonalisme naquit du constat que les piliers fondant le langage tonal étaient de plus en plus attaqués par un chromatisme envahissant qui remettait en question, à la fois, la suprématie hiérarchique (au sein de la gamme des sept sons diatoniques) des intervalles que sont le premier degré (la tonique) et le cinquième degré (la dominante), la pertinence de la cadence, et enfin les règles de la modulation qui, devenue incessante rendait alors une tonalité principale caduque. Ainsi, puisque la tonalité était sans cesse remise en question par l’usage de plus en plus extensif et exclusif des douze sons chromatiques, ceux-ci devaient donc s’envisager comme égaux. Conséquence ? Exit la tonalité. Et à partir de ce moment-là les compositeurs durent créer, pour chaque œuvre, la cohérence intervallique nécessaire aux champs harmoniques déployés. Ainsi le travail thématique sortit de sa sphère « mélodie- thème » pour conquérir le domaine de l’infiniment petit que représente les cellules (quelles se fondent sur un intervalle, un rythme ou un accord). Avec ce nouveau matériau l’écriture musicale se devait alors d’assurer l’unité du langage, sa cohésion, sa structure. Si donc la tonalité avait travaillé avec des « rambardes » (les règles qui la constituaient) … L’atonalisme était une aventure « sans filet », car son langage ne s’encombrait d’aucune règle (chacun devant édicté ses propres contraintes pour parvenir à « faire œuvre »). On comprend peut-être des lors mieux pourquoi les compositeurs qui franchirent ce Rubicon eurent besoin de revisiter les structures formelles classiques (celles érigées par la tonalité… pour elle, devrais-je ajouter) afin d’aiguiser les armes de leur tout nouveau matériau thématique. Quant au système sériel, il édicta de nouvelles règles (principalement contrapuntiques et de non répétition des douze sons chromatiques) afin de redonner des contraintes et des outils aptes à remplacer ceux de la tonalité dans le nouveau contexte dodécaphonique. De nouveaux des rambardes étaient érigées (les règles sérielles), et qui allèrent, elles aussi, être malmenées jusqu’à ce que cette logique de dépassement et de remise en cause constante (qui est le propre de toute création) porte ce langage a son point ultime d’épuisement. Etc… Ainsi va l’évolution de notre monde et celui des arts.

Médias

Wozzeck : Allison Oakes (Marie), SWR Sinfonieorchester Baden Baden und Freiburg, Emilio Pomarico

Wozzeck à l’Opéra de Dijon

Opéra de Dijon : Les coulisses de Wozzeck de Berg

Photos du spectacle

Crédit photos : ©Gilles Abegg - Opéra de Dijon

Photos des répétitions

Crédit photos : ©Gilles Abegg - Opéra de Dijon

Croquis de costumes

Crédit croquis : ©Pauline Kieffer - Costumière

Photos de maquette

Crédit photos : ©Gilles Abegg - Opéra de Dijon